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Introduction

Au cours des dernières années, les programmes spécialisés en DI et TSA des Centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS) et Centres intégrés universitaires de santé et de services sociaux (CIUSSS) québécois ont commencé à intégrer progressivement les technologies numériques (tablette électronique, téléphone intelligent, etc.) dans la pratique clinique. Ce changement technologique fait suite aux nombreuses pressions exercées sur les organisations du réseau de la santé et des services sociaux (demandes des usagers et des familles, campagnes publicitaires, politiques gouvernementales) et la publication de données de recherche démontrant les bénéfices associés à l’utilisation des technologies auprès des personnes présentant une DI ou un TSA (Lussier-Desrochers, 2017). Toutefois, le virage technologique se révèle être plus complexe que prévu, en raison des nombreux changements qu’il exige au sein des organisations. Les expériences récentes montrent que le déploiement des technologies dans le secteur des services sociaux constitue une innovation technologique et sociale très exigeante pour les organisations et leurs acteurs (Godin-Tremblay et Lussier-Desrochers, 2017; Lussier- Desrochers et Caouette, 2013). La prise en compte de la perspective des acteurs s’est donc révélée nécessaire afin de décrire l’expérience d’adaptation organisationnelle lors du déploiement de l’intervention technoclinique dans les programmes spécialisés en DI et TSA québécois.

Problématique et cadre de recherche

Depuis quelques années, les technologies sont omniprésentes dans notre quotidien. La société se transforme et différents services basculent vers le numérique. D’ailleurs, en 2019 au Québec, 93 % des adultes possèderaient une connexion Internet à la maison et 77 % auraient un téléphone intelligent (Bourget et Couturier, 2020). Les Québécois sont de plus en plus connectés, les enfants comme les ainés, et utilisent l’Internet pour le divertissement, pour consulter l’actualité, voire même avoir accès à des services de santé (Bourget et al., 2019; Bourget et Spiropoulos, 2019). Sur le plan professionnel, on assiste à une hausse importante du télétravail, et ce, partout à travers le monde (Ipsos, 2011). Cela est d’autant plus vrai en 2020, alors que la pandémie mondiale de la maladie à coronavirus (COVID) force les autorités à encourager la distanciation physique (Éditeur officiel du Québec, 2020). Des mesures de travail plus flexibles telles que le télétravail occasionnel ou permanent sont ainsi valorisées (Kark et al., 2020).

Le virage numérique étant présent dans l’ensemble des sphères de la société, il influence la vie de tous les citoyens, dont les personnes présentant une DI ou un TSA. Pour ce groupe de la population, les données sont malheureusement moins reluisantes en termes d’accessibilité et d’utilisation. Effectivement, les personnes en situation de handicap seraient plus touchées par la pauvreté que leurs pairs sans incapacité (Cloutier, et al., 2018; Office des personnes handicapées du Québec [OPHQ], 2013). Qui plus est, les personnes présentant une DI ou un TSA auraient à dépenser plus d’argent pour leurs soins personnels, le soutien à la nutrition et l’habitation (Dumais et al., 2015). Ce faisant, on constate un risque de privation matérielle plus important au sein de ce groupe de citoyens (Crespo, 2015). À cela s’ajoutent d’autres enjeux liés à l’utilisation des technologies tels que le besoin d’habiletés sensorimotrices, techniques et cognitives (Lussier-Desrochers et al., 2017; Lussier-Desrochers et al., 2016). Toutefois, la littérature scientifique des dernières années tend à démontrer que les technologies utilisées comme moyen d’intervention auprès des personnes présentant une DI ou un TSA sont fort pertinentes. Elles peuvent entre autres être utilisées comme : a) outils de suppléance à la communication (McEwen, 2014; Schlosser et al., 2017; b) pour le développement des habiletés sociales (Beauminger-Zviely et al., 2013; White et al., 2018); c) la gestion du temps (Carlile et al., 2013; Giles et Markham, 2017); d) la réalisation de tâches (Bereznak et al., 2012; Lachapelle et al., 2013); et e) les déplacements dans la communauté (Davies et al., 2010; Price et al., 2018), etc.

Les technologies viennent donc inévitablement influencer la prestation des services destinés à ces personnes : elles viennent influencer le niveau de participation sociale et peuvent être utilisées comme moyen pour favoriser l’adaptation psychosociale. D’ailleurs, dans son livre destiné à soutenir les membres du personnel du secteur des services sociaux, Lussier-Desrochers (2017) mentionne que les professionnels et intervenants représentent des acteurs essentiels pour soutenir ce groupe de population, car ils « peuvent intervenir sur les plans individuels et environnementaux afin de favoriser une adaptation optimale des individus aux exigences de l’ère du numérique. » (p. 2).

Transformation des services cliniques

Les organisations du réseau de la santé et des services sociaux se retrouvent inévitablement impliquées dans ce virage numérique. Effectivement, les Centres de réadaptation en déficience intellectuelle et en troubles envahissants du développement (CRDITED) – désormais CISSS et CIUSSS – ont la mission d’offrir des services d’adaptation, de réadaptation et d’intégration sociale aux personnes présentant une DI ou un TSA, afin de permettre un développement optimal de leurs capacités, de leur autonomie et leur participation sociale (Ministère de la Santé et des Services sociaux [MSSS], 2006)[1]. Toutefois, bien que l’intégration de cette nouvelle pratique semble simple à implanter, il en est tout autrement dans la réalité. Le déploiement du technoclinique nécessite l’adoption d’une vision multidimensionnelle, compte tenu qu’il affecte tous les secteurs de l’organisation. Le modèle d'accompagnement produit-public-structure (MAP2S) a d’ailleurs été développé afin de démontrer la nécessité de prendre en compte trois dimensions essentielles, soit les secteurs clinique, technologique et de la gestion (Lussier-Desrochers et al., 2013).

Étudier le changement ou l’innovation organisationnelle

Le changement et l’innovation sont deux phénomènes qui ont tendance à se chevaucher (Osborne et Brown, 2005). Il est fréquent qu’ils soient confondus, bien qu’ils réfèrent à des réalités différentes. Le changement représente une évolution ou une modification progressive des pratiques organisationnelles par exemple (Collerette et al., 1997). Il survient lorsqu’un besoin de transformation est ressenti, qui se traduit par l’engagement dans un processus de modification d’un état jugé insatisfaisant, vers un état plus efficace, amélioré (Battistrelli et Odoardi, 2018). L’innovation, quant à elle, passe davantage vers une démarche de création. La définition de l’innovation la plus répandue est celle présentée dans le Manuel d’Oslo selon lequel :

Une innovation désigne un produit ou un processus (ou une combinaison des deux) nouveau ou amélioré qui diffère sensiblement des produits ou processus précédents d’une unité et a été mis à la disposition d’utilisateurs potentiels (produit) ou mis en oeuvre par l’unité (processus).

Organisation de coopération et de développement économiques [OCDE] et Eurostat, 2019, p. 20

Étudier le changement ou l’innovation organisationnelle représente un sujet d’intérêt important dans le secteur de la recherche en gestion. Toutefois, il semble que la littérature scientifique sur ce sujet présente quelques manquements (Lauzier et al., 2018). Effectivement, peu d’écrits rapportent des informations relatives aux types de changement, les raisons du changement, les stratégies de déploiement utilisées et les éléments du contexte organisationnel. Ce sont des notions pertinentes qui permettraient d’offrir des paramètres par rapport aux processus d’implantation des changements réalisés, les éléments contextuels et l’évolution du changement (Lauzier et al., 2018). Pour bien comprendre le changement ou l’innovation, il convient de s’intéresser plus en profondeur aux variables qui viennent influencer le processus de changement et à leur caractère dynamique. Cela peut se traduire par le fait de lier le contexte et les actions, et ce, au moyen d’une analyse temporelle (Pettigrew et al., 2001).

Pour ce faire, il est inévitable de prendre en compte la perspective des acteurs qui vivent le changement. Les recherches actuelles tendent à présenter la trajectoire de changement comme un processus imprévisible, qui est modulé selon l’évolution des perceptions des acteurs (Rondeau et Lemieux, 2018). De plus, tel que le mentionnent Battistrelli et Odoardi (2018) bien que plusieurs organisations puissent subir des changements simultanément, l’un des points majeurs qui les rallient est la perspective des acteurs en interaction au sein de leur environnement. L’implication d’un modèle d’évaluation ayant pour cible la personne en difficulté d’adaptation pourrait ainsi être pertinente dans ce contexte.

Le modèle d’évaluation psychoéducative, de même que le concept d’adaptation nous apprennent que l’atteinte d’un état d’équilibre est variable à travers le temps (Ordre des psychoéducateurs et psychoéducatrices du Québec [OPPQ], 2014). En effet, étant donné qu’il est question d’interactions entre des facteurs personnels et environnementaux, ceux-ci sont susceptibles de changer à même un processus de changement déjà enclenché. Cela est aussi vrai pour l’être humain que pour une organisation, dont le changement est décrit comme ayant un caractère évolutif (Weick et Quinn, 1999).

La trajectoire du déploiement de l’intervention technoclinique a donc été observée à travers le temps dans plusieurs organisations afin de recueillir des informations auprès des acteurs de même que leurs perceptions subjectives par rapport à leur réalité vécue. Cette démarche permet de réaliser une évaluation des capacités adaptatives du réseau et ses acteurs face à une innovation.

Méthode

Le déploiement d’une innovation au sein d’une organisation ne représentant pas un processus de transfert linéaire de la recherche vers la pratique, mais plutôt interactif (Sebilotte, 2001), une méthode qualitative a été priorisée. Un travail réflexif, dont les tenants et aboutissants ont été publiés dans la Revue francophone de la déficience intellectuelle (RFDI) a permis de documenter la pertinence de la recherche qualitative en soutien à l’innovation (Godin-Tremblay et Lussier-Desrochers, 2018). Une innovation représente effectivement une réalité qui est complexe à étudier avec une vision externe. Rhéaume (2012) souligne d’ailleurs qu’il est nécessaire de solliciter la connaissance scientifique, la connaissance pratique et la connaissance expérientielle. Savoie-Zajc (2007), quant à elle, ajoute qu’un chercheur qualitatif doit solliciter « l’acteur social compétent ».

Une méthode de recherche collaborative a été adoptée afin de valoriser un rapport égalitaire entre le secteur de la recherche et de la pratique (Morrissette, 2013). Ce type de démarche permet de coconstruire les savoirs avec les cliniciens simultanément à l’implantation du technoclinique comme nouveau moyen d’intervention (Desgagné, 2007). Qui plus est, la recherche a été menée selon une démarche itérative afin de permettre des allers-retours entre la recherche et la pratique.

Objectifs

Le but de l’étude est de décrire le processus d’adaptation organisationnelle lors du déploiement de l’intervention technoclinique dans certains programmes-services en DI- TSA québécois tel que vécu par les acteurs clés. Deux objectifs, dont découlent deux phases de recherche, sont alors poursuivis:

  1. Décrire les facteurs impliqués lors de l’émergence du technoclinique au sein de CRDITED du Québec.

  2. Décrire la trajectoire de déploiement de l’intervention technoclinique au sein de programmes-services en DI-TSA de CISSS et CIUSSS du Québec.

La recherche a été menée en deux phases. La première se situe lors de l’arrivée des technologies en intervention dans le secteur de la DI et du TSA. Celle-ci est brièvement décrite dans la section suivante, de même que les résultats qui ont mené à la deuxième phase de la recherche.

L’émergence de l’innovation

Entre 2012 et 2015, les CRDITED ont entamé un virage afin d’implanter les technologies en intervention clinique. À l’époque, le professeur Lussier-Desrochers accompagnait les organisations dans leur déploiement, via les activités du Centre de partage d’expertise en intervention technoclinique (CPEITC).

Afin de décrire les facteurs impliqués lors de l’émergence du technoclinique, 88 participants répartis dans huit CRDITED québécois ont été sollicités via une méthode d’échantillonnage par choix raisonné (Fortin et Gagnon, 2016). Les participants recrutés sont des acteurs clés, qui occupent des fonctions représentant les dimensions du MAP2S : secteur clinique, technologique et de la gestion (Lussier-Desrochers et al., 2013). Un échantillon hétérogène a ainsi été formé dans chacune des organisations afin d’illustrer la diversité des points de vue et l’étendue du phénomène.

Une entrevue individuelle semi-dirigée a été réalisée avec chacun des participants. Les entretiens, d’une durée moyenne de 30 à 60 minutes ont été réalisés en face-à-face dans les bureaux des participants ou par téléphone, selon les disponibilités et la distance physique (parfois des centaines de kilomètres) des participants et de l’intervieweuse. Deux thèmes étaient abordés. Dans un premier temps, chaque acteur-clé était questionné sur ses perceptions des avantages et défis du processus d’implantation des technologies pour : a) la clientèle; b) les intervenants; c) l’organisation; et d) lui-même. Dans un second temps, les participants devaient se positionner quant à leur rôle dans le processus d’implantation des technologies. Ainsi, des informations telles que les impacts des technologies sur leurs tâches, les attentes envers l’organisation et les collègues, les personnes à solliciter et l’implication possible ont été recueillies. Le corpus des données a fait l’objet d’une analyse thématique, c’est-à-dire que le corpus de données a été classifié selon des thèmes liés à la problématique de la recherche (Paillé et Mucchielli, 2013). La démarche de thématisation en continu a été employée.

Les résultats de cette consultation illustrent que le déploiement des technologiques au sein de CRDITED amènent différents enjeux sur le plan clinique (évaluation des besoins, connaissances des intervenants, risque de dépendance à l’outil, etc.), technologique (choix et gestion des appareils, achat des applications, etc.) et de la gestion (encadrement de la pratique, budget, formation, etc.). Il ne s’agit pas d’un changement ordinaire, mais plutôt d’une innovation, dont la trajectoire est inconnue. Qui plus est, au terme de cette première phase de recherche, la structure du réseau telle qu’elle est connue depuis le début des années 2000 (St-Pierre, 2008) est complètement modifiée avec la mise en place de la Loi modifiant l’organisation et la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux notamment par l’abolition des agences régionales, le 1er avril 2015 (Éditeur officiel du Québec, 2015).

Décrire les trajectoires de l’innovation

La deuxième phase de la recherche consiste à décrire la trajectoire de déploiement de l’intervention technoclinique au sein de programmes-services en DI-TSA de CISSS et CIUSSS du Québec. Pour ce faire, trois organisations ayant participé à la première phase de la recherche et dont les niveaux de déploiement étaient variés ont été sollicitées. Les stades de déploiement définis étaient les suivants : a) en émergence : peu ou pas de démarches effectuées sur le plan technoclinique; b) en appropriation : certaines initiatives en place (un.e gestionnaire technoclinique, comité technoclinique, acteur.s-clé identifié.s, technologies disponibles); et c) en consolidation : le déploiement technoclinique est bien implanté (les cliniciens utilisent les technologies et les porteurs technocliniques sont connus).

Les trois programmes-services en DI-TSA ayant accepté de participer à la recherche sont le CI(U)SSS-A, le CI(U)SSS-B et le CI(U)SSS-C. Par souci de confidentialité, la région de provenance de même que la désignation régionale d’institut universitaire ne sont pas indiquées. L’étude de cas multiples a été privilégiée afin de permettre une compréhension plus approfondie du phénomène dans son contexte (Chmiliar, 2010; Gillham, 2000), selon trois niveaux de déploiement distincts. De façon similaire à la phase précédente, le recrutement des participants a été réalisé via un échantillonnage intentionnel à variations maximales (Fortin et Gagnon, 2016). Concrètement, cinq à huit personnes impliquées dans le déploiement de l’intervention technoclinique à l’intérieur de l’organisation, dont au moins un représentant dans chacune des trois dimensions du MAP2S devait être recruté. Au final, ce sont 19 participants qui ont collaboré à la recherche (voir Tableau 1).

Outil de recherche et analyse des données

Le groupe de discussion focalisée a été choisi comme outil de recherche afin de permettre les échanges et les discussions concernant l’expérience des participants par rapport au technoclinique (Desrosiers et Larivière, 2014).

Un canevas d’entrevue non dirigé a été développé sous la forme d’une matrice pour accompagner le changement (Lussier-Desrochers et al., 2015; Osborne et Brown, 2005). La matrice a été construite afin que les participants puissent décrire la trajectoire du déploiement de l’intervention technoclinique en trois temps : 1) rétrospectif (émergence de l’intervention technoclinique et période avant après la Loi 10); 2) actuel; et 3) prospectif. Cette trajectoire était décrite selon les trois dimensions du MAP2S.

Tableau 1

Répartition des participants ayant contribué aux groupes de discussion focalisée (n = 19)

Répartition des participants ayant contribué aux groupes de discussion focalisée (n = 19)

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Les données recueillies ont fait l’objet d’une analyse thématique réalisée avec l’aide du logiciel NVivo. La démarche de thématisation en continu a été employée (Paillé et Mucchielli, 2013). Des catégories de base pour l’analyse ont été retenues afin de favoriser une bonne description de la trajectoire. Il s’agit des éléments conceptuels suivants : a) trajectoire/temps (portraits rétrospectif, actuel et prospectif), permettant de situer le déploiement de ce changement dans le temps; b) le MAP2S (clinique, technologique et gestion), ce modèle étant de plus en plus connu des milieux; et c) propos pouvant démontrer qu’il s’agit d’une innovation (déséquilibre, sources de résistance, etc.), considérant le regard psychoéducatif de la recherche. Puis, une modélisation de la trajectoire de déploiement technoclinique de chaque organisation participante a été réalisée afin d’illustrer le processus à travers les années. Enfin, les participants ont été sollicités afin de valider les résultats de l’analyse de leur groupe de discussion respectif.

La modélisation des trajectoires

La modélisation de la trajectoire de chacune des organisations comprend deux axes. L’axe vertical représente le niveau de déploiement technoclinique qui varie du stade émergent au stage en consolidation. L’axe horizontal, quant à lui, représente le temps. Il débute autour des années 2010 à 2012 selon le moment d’arrivée des technologies dans l’organisation (première période à laquelle les participants font référence), jusqu’en 2018, période où la collecte des données s’est réalisée. Évidemment, il s’agit d’une flèche continue étant donné que le déploiement technoclinique devrait se poursuivre dans le temps. Puis, quatre périodes charnières ont été sélectionnées pour illustrer la trajectoire de déploiement. Il s’agit : a) du début du déploiement; b) avant la mise en place de la Loi 10; c) après la mise en place de la Loi 10; et d) la période « actuelle », c’est-à-dire, celle qui correspond au moment où se sont déroulés les groupes de discussion focalisée.

Pour chacune des périodes illustrées, le modèle MAP2S est utilisé. Ainsi, les dimensions clinique, technologique et de gestion sont illustrées à chaque moment. La proximité ou la distance entre chacune d’elles démontre le niveau d’arrimage à ce moment. Au centre de ces trois dimensions se retrouvent ou sont absents le conseiller technoclinique (illustré par un point) et le comité technoclinique (encerclant le conseiller technoclinique et illustré par un rond pointillé). Pour ajouter des précisions et compte tenu du rôle central qu’ils occupent, la trajectoire du conseiller technoclinique et la trajectoire du comité technoclinique se retrouvent dans la modélisation. Illustrée par une flèche, chaque trajectoire démontre une présence continue (ligne continue), discontinue (ligne pointillée) ou interrompue (ligne coupée).

Résultats

Considérant que le processus de déploiement d’une innovation représente une trajectoire inconnue et pouvant être parsemé d’embuches, il semblait fort pertinent de visiter les milieux quelques années après le début du processus afin de connaitre leur parcours. Les portraits synthèses de la trajectoire du CI(U)SSS-A, du CI(U)SSS-B et du CI(U)SSS-C sont présentés ci-dessous.

Trajectoire de déploiement de l’innovation d’une organisation au stade émergent

Les membres de l’organisation du CI(U)SSS-A semblent avoir vécu deux innovations pratiquement simultanément : a) l’émergence de l’utilisation des technologies (tablettes électroniques, téléphones intelligents, etc.) en intervention clinique auprès des personnes présentant une DI ou un TSA; et b) la mise en place de la Loi 10 modifiant l’organisation et la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux notamment par l’abolition des agences régionales. La trajectoire de déploiement de l’organisation illustrée à la Figure 1 démontre les différentes ruptures vécues.

L’utilisation des technologies en intervention clinique suscite l’intérêt d’un noyau d’acteurs clés depuis de nombreuses années dans cette région dont le déploiement était peu avancé. Le CRDITED – désormais CI(U)SSS-A – a pu bénéficier de l’implication importante d’un gestionnaire technoclinique (no 1) afin de susciter l’engouement. Avec un premier projet avec des iPod en 2010 pouvant être considérés en avance sur le déploiement général au sein du réseau (environ en 2013), il a pu rallier quelques acteurs clés.

Figure 1

Trajectoire de déploiement d’une organisation au stade émergent (CI[U]SSS-A)

Trajectoire de déploiement d’une organisation au stade émergent (CI[U]SSS-A)

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Ainsi, un professionnel clinique ayant un intérêt important pour les technologies, puis un second professionnel clinique qui s’est joint à lui se sont donné le mandat d’offrir du soutien technoclinique à leurs collègues. Depuis toutes ces années, le rôle de conseiller n’a pas fait l’objet d’une assignation de poste dans cette organisation. Ces deux professionnels assumant ainsi cette fonction en surplus de leurs tâches quotidiennes.

C’est seulement en 2015 que le comité technoclinique a pu concrétiser l’achat d’iPad afin de faire la promotion de l’intervention technoclinique sur son territoire. Puis, suite à cet investissement et à la programmation initiale des appareils est survenue la mise en place de la Loi 10, semblant ainsi avoir freiné toutes les actions formelles qui étaient mises en place. Une rupture dans la dimension gestion, qui était stable depuis plusieurs années, est même survenue suite au départ du gestionnaire technoclinique (no 1). Un fort désir de préserver les acquis se fait toutefois sentir chez les participants. Ce sentiment peut s’expliquer par le fait que les acteurs ont travaillé pendant plusieurs années sur leur projet technoclinique organisationnel et que la mise en place de la Loi 10 est venue freiner leur démarche :

On reste proactifs, malgré la grosseur de la machine qui pourrait facilement nous avaler et que tout se perde d’un coup.

Participant clinique 3

Lorsqu’ils font une rétroaction, les répondants considèrent que leur déploiement technoclinique a poursuivi ses avancées. En effet, considérant les importants mouvements de personnel découlant de la réorganisation, des pertes auraient pu être subies selon eux, en termes de connaissances et de matériel. Cela s’explique entre autres, par le fait que ces acteurs « tiennent ça à bout de bras », en faisant du bénévolat, ce qui ne rend pas l’existence du comité technoclinique exigeante en termes de ressources humaines pour le CI(U)SSS-A. Dans un avenir rapproché, les participants s’entendent pour dire que le comité devra bénéficier d’une reconnaissance de la part de l’organisation et de l’appui de la bonne direction :

Est-ce que c’est à la direction DI-TSA de nous supporter dans une affaire de même ou bien c’est à la DSM [direction des services multidisciplinaires] ou la DSI [direction des services informatiques] ?

Participant gestion

Un désir fort d’avancer se fait sentir et de même que le besoin de développer autre chose. De ce fait, les participants mentionnent qu’ils sont rendus à partager davantage les connaissances, à réaliser des rencontres multidisciplinaires, et ce, afin de développer de nouvelles connaissances sur l’intervention technoclinique.

Trajectoire de déploiement de l’innovation d’une organisation au stade d’appropriation

Les membres de l’organisation du CI(U)SSS-B semblent avoir vécu trois innovations importantes en quelques années : 1) la création du CRDITED issu de la fusion de centres de réadaptation (réorganisations); 2) l’émergence de l’utilisation des technologies (tablettes électroniques, téléphones intelligents, etc.) en intervention clinique auprès des personnes présentant une DI ou un TSA; et 3) la mise en place de la Loi 10 modifiant l’organisation et la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux notamment par l’abolition des agences régionales. La trajectoire de déploiement technoclinique de l’organisation illustrée à la Figure 2 démontre les différentes ruptures vécues.

Le déploiement technoclinique a initialement été porté par le secteur de la recherche. Le gestionnaire technoclinique (no 1) a collaboré étroitement avec le CPEITC pour la mise en place d’un comité technoclinique et d’un laboratoire d’expérimentation. Puis, suite à un changement de tâches et à la mise en place de la Loi 10, l’assignation du dossier technoclinique a été confiée à la direction des services multidisciplinaires (DSM) en raison de l’intérêt pour le soutien à la pratique professionnelle (gestionnaire technoclinique no 2). Cette affiliation serait plus avantageuse en raison de son rapprochement avec la pratique clinique. Les participants croient tout de même qu’il serait pertinent de s’intéresser au modèle de déploiement des autres organisations de la province afin de savoir de quel secteur proviennent les porteurs technocliniques.

En ce qui a trait aux conseillers technocliniques, il semble le CI(U)SSS-B puisse bénéficier d’une certaine stabilité concernant les personnes occupant cette fonction. En effet, bien qu’un départ soit survenu avec le responsable du matériel clinique ayant fait la transition vers le laboratoire (no 1), une personne du secteur clinique est présente depuis plusieurs années afin d’assumer un rôle-conseil auprès de ses collègues et la continuité du laboratoire (no 2). Elle a également pu bénéficier, au fil des ans, de l’aide de collègues qui avaient également un intérêt marqué pour les technologies.

Figure 2

Trajectoire de déploiement d’une organisation au stade d’appropriation (CI[U]SSS-B)

Trajectoire de déploiement d’une organisation au stade d’appropriation (CI[U]SSS-B)

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Globalement, la mise en place de la Loi 10 semble toutefois représenter un changement de trop pour les membres du CI(U)SSS-B. En effet, bien qu’ils puissent heureusement bénéficier de la présence d’un représentant du service informatique, un atout important dans ce contexte, plusieurs enjeux semblent être vécus par les cliniciens et gestionnaires :

Mon bureau vient de déménager, mon équipe n'est plus là, il y en a quatre qui sont partis en maladie, deux en retrait prématuré, deux qui ont démissionné parce qu'ils ont préféré choisir une autre place, la réalité c’est ça là […] Dans mon équipe à moi, on doit avoir actuellement 10 postes d'éducateurs pas remplacés, 150 dossiers pas assignés, pis on a une liste d'attente de 600.

Participant clinique 2

Ça c’est la réalité terrain. Nous à la [direction] il faut qu’on harmonise les mesures de contrôle, le code blanc… Lui [Participant technologique], il faut qu’il fasse le transfert de l’hôpital [nom du secteur], parce qu’il n’y avait pas d’informatique là […] Tout ça là, ça explique bien que ce n’est pas notre priorité. On essaie un petit peu d’avancer ça, on sait qu’un jour ça va nous arriver dans face, donc on avance doucement. Ce n’est pas qu’on n’y croit pas, on y croit, c’est pour ça qu’on continue.

Participant gestion 1

L’accès aux locaux et au réseau Wi-Fi, de même que la stabilité des équipes d’intervenants représentaient des préoccupations importantes au moment de l’entrevue de groupe. Certains participants soulevaient même qu’encore en 2018, certains collègues étaient toujours en processus d’adaptation face à la première transformation vécue, soit la fusion d’établissements en 2011.

Pour la suite du déploiement, les membres du comité technoclinique souhaitaient poursuivre les arrimages avec le secteur de la déficience physique et poursuivre leur déploiement via des projets pilotes. Ainsi, il était souhaité qu’une mise à jour complète des iPad soit réalisée et qu’une communauté de pratique soit mise en place. En ce sens, il était convoité que cette formule soit plus adaptée afin de développer les connaissances technocliniques des intervenants et d’optimiser l’utilisation des iPad en intervention.

Trajectoire de déploiement de l’innovation d’une organisation au stade de consolidation

Les membres de l’organisation du CI(U)SSS-C semblent avoir vécu deux innovations importantes en quelques années : 1) l’émergence de l’utilisation des technologies (tablettes électroniques, téléphones intelligents, etc.) en intervention clinique auprès des personnes présentant une DI ou un TSA et 2) la mise en place de la Loi 10 modifiant l’organisation et la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux notamment par l’abolition des agences régionales. La trajectoire de déploiement technoclinique illustrée à la Figure 3 démontre les différentes ruptures vécues.

En 2013, lors de l’émergence de l’intervention technoclinique, ce milieu s’est mobilisé rapidement. Cette nouvelle pratique allait bouleverser le milieu sur plusieurs plans : l’ensemble des membres du personnel, les codes et procédures, le matériel informatique, les objectifs et moyens d’intervention, etc. Ainsi, tel que le recommande le MAP2S, des membres des dimensions clinique, technologique et de la gestion se sont rassemblés afin de former un comité technoclinique permettant de piloter le déploiement de cette pratique. La désignation d’un mandat de recherche, de même qu’un fort appui de la direction envers le projet semblent avoir contribué à l’investissement important en termes de ressources humaines et financières dans cette nouvelle pratique qui a fait l’objet d’un projet pilote formel. C’est ainsi que le CRDITED de l’époque s’est inscrit comme l’une des organisations les plus avancées sur le plan technoclinique à l’échelle provinciale. Au cours de cette période est toutefois survenue une rupture dans la trajectoire du poste de conseiller technoclinique. En 2014, aucune personne n’a occupé ce poste pendant près de 6 mois.

Lorsque [conseiller technoclinique (no 2)] est parti en attendant, et quand [conseiller technoclinique no 3] est arrivé, je me rappelle qu’il y a eu un frein, une craque où est-ce que là il y avait plein d’affaires qu’il fallait retrouver, qu’on ne savait plus où c’était, qu’il fallait ramener. Je me rappelle cette fissure-là dans l’intervention où justement, on cherchait les affaires, les procédures n’étaient plus claires.

Participant clinique 3

Depuis son arrivée, le conseiller technoclinique (no 3) assure une certaine stabilité sur le plan technoclinique. Il a dû s’absenter un an en 2016-2017, avant de revenir en poste et de voir son mandat augmenter (temps plein).

Puis, lorsqu’est survenue la mise en place de la Loi 10 en 2015, les changements importants du réseau de la santé et des services sociaux ont amené des perturbations pour le projet technoclinique de l’organisation. Il semble que les sphères clinique, technologique et gestion se sont éloignées les unes des autres et que des pertes ont été subies. L’une des pertes importantes mentionnées est celle de l’accès direct à un membre du service informatique qui représente un allié incontournable dans ce contexte. Les acteurs pallient autrement en formant des pivots-techno.

Il n’y a pas eu d’avancée. Oui les pivots technos c’est une belle avancée, mais une fois qu’ils ont été mis en place, il y a plein de projets qui étaient supposés sortir, pleins de possibilités, mais ça ne s’actualise pas. On accuse un retard par rapport au projet initial, de ce qu’on veut, de ce qu’on veut encore, à cause de tous les changements qui se passent.

Participant clinique 3

Au moment des entrevues en 2018, les dimensions cliniques et de gestion travaillaient de concert. Un gestionnaire rappelait d’ailleurs que le technoclinique fait partie de la vision organisationnelle depuis plusieurs années. Ainsi, le conseiller technoclinique assurait la communication entre les différents partis et pilotait le comité avec les pivots-techno en collaboration avec le gestionnaire technoclinique. À court terme, les participants mentionnaient qu’il y avait un désir d’impliquer à nouveau un membre du personnel informatique (dont les rôles sont désormais régionaux) afin de les soutenir avec les appareils. D’ailleurs, un renouvèlement de la flotte d’appareils est également souhaité.

Figure 3

Trajectoire de déploiement d’une organisation au stade de consolidation (CI(U)SSS-C)

Trajectoire de déploiement d’une organisation au stade de consolidation (CI(U)SSS-C)

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Discussion

L’introduction des technologies s’est faite progressivement dans les organisations offrant des services spécialisés aux personnes présentant une DI ou un TSA. Les propos recueillis auprès des participants montrent que ce sont les personnes et les familles qui ont fait pression pour intégrer ce nouveau moyen d’intervention. Celui-ci étant fort attrayant pour la clientèle et suffisamment accessible pour que les personnes l’expérimentent d’elles-mêmes, les cliniciens et les CRDITED n’ont pas eu d’autre choix que de s’y intéresser. Tel que le rapporte le modèle MAP2S, cela a évidemment eu des retombées pour le public (dimension clinique), le produit (dimension technologique) et la structure (dimension gestion).

Pour favoriser son intégration et son appropriation dans les organisations, plusieurs actions peuvent être posées par les décideurs, qui se doivent de faire preuve de leadership pour rallier l’ensemble des parties prenantes autour du projet (McShane et Benabou, 2018; Rollin et Vincent, 2007). Parmi celles-ci, soulignons le fait que de nouvelles fonctions ont dû être attitrées à des personnes soit celles de conseiller technoclinique et de membres d’un comité technoclinique. Ces acteurs clés sont essentiels afin de traduire et de transmettre les enjeux et besoins de chaque partie prenante. Nombreux sont les enjeux rencontrés : les cliniciens mentionnent ne pas avoir les compétences suffisantes pour adhérer à cette nouvelle pratique, l’accès au matériel est difficile, la façon d’encadrer cette pratique questionne les gestionnaires, la sécurité et la confidentialité des données peuvent être comprises, etc. Qui plus est, les technologies connaissent une croissance fulgurante dans la société et s’imposent fortement dans les CRDITED de l’époque. Bref, on semble plutôt assister à un changement de l’ordre de l’innovation, compte tenu de la rupture avec ce qui était déjà établi dans ce secteur d’activités (Dagenais et al., 2005). On assiste au déploiement d’une innovation qui combine à la fois un produit et un processus nouveaux et améliorés (OCDE et Eurostat, 2019). Certains facteurs réfèrent effectivement à l’innovation de produit, étant donné qu’il s’agit de l’introduction d’un nouveau service, soit l’intervention technoclinique. D’autres éléments tiennent davantage de l’innovation dans les processus d’affaires (OCDE et Eurostat, 2019), considérant que l’offre de services, les budgets et même la vision organisationnelle doivent être révisés. Pour les personnes présentant une DI ou un TSA, l’intervention technoclinique représente une innovation sociale (Rollin et Vincent, 2007), compte tenu que l’usage des technologies s’inscrit dans une visée d’adaptation ou de réadaptation et donc, en réponse à un besoin (Lussier-Desrochers, 2016). Elles représentent un moyen novateur pour contribuer à la réduction de la situation de handicap de ces personnes.

Le fait que le déploiement de l’innovation technoclinique amène des changements importants et des sources de déséquilibre dans plusieurs sphères de l’innovation justifie le besoin d’identifier un pilote du changement. C’est à travers au moins un gestionnaire technoclinique et un conseiller technoclinique (Lussier-Desrochers et al., 2017) qu’un suivi rigoureux du déploiement et des besoins et enjeux de chacun que les organisations peuvent articuler leur déploiement. Ces acteurs clés possèdent du leadership et occupent une position centrale. À leurs côtés, un comité technoclinique permettant de rassembler des représentants de tous les secteurs concernés (clinique – technologique – gestion) peut être formé afin de piloter le changement. Progressivement, différentes stratégies sont aussi employées afin de faire avancer l’innovation, dont celle de mandater des intervenants pivots, en soutien au conseiller technoclinique. Ceux-ci ont le mandat de poursuivre la mission de contamination positive (polénisation) du personnel en continuant le développement des connaissances, l’offre de soutien, etc. (Conseil de la science et de la technologie [CST], 2000).

Les trois modélisations de trajectoire réalisées permettent de voir que la mise en place de la Loi 10 a perturbé de façon considérable l’innovation technoclinique. Cette dernière étant une innovation en soit pour le Réseau, elle a fait régresser ou stagner le déploiement des trois CI(U)SSS consultés. Déployer deux innovations de façon simultanée n’est évidemment pas recommandé, les acteurs impliqués se retrouvant déjà dans une situation de déséquilibre importante (Arcand, 2007). Qui plus est, il est essentiel de mentionner que le technoclinique ne représente évidemment pas une activité unique au sein des services spécialisés en DI-TSA. Tel que le rappellent Battistrelli et Odoardi (2018), les organisations peuvent également subir d’autres changements simultanément (implantation d’un nouveau programme d’intervention, changements administratifs, la restructuration des équipes, etc.).

Enfin, un autre élément commun aux trois organisations est la présence de porteurs. Qu’ils aient des rôles formels ou informels en ce qui concerne le déploiement technoclinique, les participants soulignent que chacune des organisations bénéficie de la présence de personnes motivées pour former les membres du personnel, expérimenter des applications mobiles, optimiser l’utilisation du matériel disponible, encadrer et documenter les démarches réalisées, etc. Ces porteurs s’impliquent activement à implanter cette pratique innovante au sein des services spécialisés en DI et en TSA et à ce qu’elle soit adoptée par tous les acteurs, même ceux qui possèdent un profil d’innovateur plutôt retardataire (Rogers, 2003).

Recommandations

Les retombées de la recherche permettent d’émettre certaines recommandations pour les cliniciens, les membres du personnel technologique, les organisations et les gestionnaires du réseau de la santé et des services sociaux ou même autres secteurs (milieu scolaire, organismes communautaires, etc.)

Pour les cliniciens

Les membres du personnel clinique: intervenants, psychoéducateurs, orthophonistes, ergothérapeutes, travailleurs sociaux et autres, représentent assurément le groupe le plus concerné par le virage numérique qui affecte leur clientèle. Ceux-ci doivent demeurer curieux et faire preuve d’ouverture face aux nouvelles réalités qui influencent la vie des personnes en situation de handicap. Devant le déploiement d’une innovation telle que l’intervention technoclinique, il est essentiel de laisser des traces des démarches réalisées dans la pratique. Effectivement, les perceptions et partages d’expériences des acteurs qui sont au premier rang pour vivre et contribuer au déploiement sont essentiels pour les porteurs de l’innovation, gestionnaires, chercheurs, décideurs, etc. L’esprit d’équipe et le soutien des pairs représentent également des facteurs de réussite importants dans un contexte où des résistances et sources de déséquilibre peuvent survenir. La mise en commun des expertises et connaissances par rapport à l’innovation peut ainsi favoriser l’adoption de celle-ci par les différentes parties prenantes. Enfin, il faut garder en tête que ce type de démarche est réalisé́ dans l’optique de favoriser la participation sociale des personnes, qu’elles souhaitent être incluses dans la société́ numérique. Les cliniciens ont un rôle à jouer dans la réduction de la situation de handicap.

Pour le secteur technologique

Le virage numérique de la société amène à concevoir que des innovations telles que le technoclinique vont survenir de plus en plus fréquemment dans les organisations, quel que soit leur secteur d’activités. Les personnes oeuvrant pour les services informatiques devront alors être à l’écoute de la réalité́ des autres quarts d’emplois concernés. Par exemple en ce qui a trait au technoclinique, il s’agit de s’intéresser aux utilisations possibles de la technologie dans le cadre de leurs fonctions (évaluation des apprentissages avec l’aide d’un questionnaire numérique, utilisation de la géolocalisation pour les déplacements dans la communauté, rédaction de notes évolutives, etc.). Cela permet de mieux comprendre la nature des besoins technologiques, tels que le format de l’appareil, le besoin d’un réseau cellulaire ou Wi-Fi et autres. D’un autre côté, les technologies appartiennent à un domaine dont les connaissances techniques peuvent être abstraites pour plusieurs. La communication des enjeux techniques aux cliniciens et gestionnaires est recommandée afin que favoriser leur compréhension et l’ajustement des exigences selon la réalité.

Pour les organisations et les gestionnaires

Pour les gestionnaires et décideurs d’une organisation qui souhaitent implanter une innovation telle que l’intervention technoclinique, il est recommandé́ d’identifier dès le départ, des porteurs du projet, tels que le conseiller et le gestionnaire technoclinique. Les retombées de la présente recherche permettent de constater que ces acteurs jouent un rôle central tout au long du processus, en étant des traducteurs des besoins et enjeux rencontrés par chacune des parties prenantes et en assumant un leadership permettant de rallier le plus grand nombre de personnes possible autour d’une cible commune. Ces personnes doivent agir en toute légitimité́, c’est-à-dire qu’il est recommandé́ que l’assignation du titre de porteur doit être formelle. Ces personnes doivent avoir du temps alloué à l’exécution de leurs tâches, être formées et avoir accès à des ressources pour les soutenir, telles que le comité technoclinique par exemple. Il faut ainsi utiliser les forces en présence au sein de l’organisation et miser sur les acteurs motivés, car c’est à travers eux que se concrétisera le changement.

Il est également nécessaire que le technoclinique (ou toute autre innovation) soit intégré́ à la vision organisationnelle. Le déploiement d’une nouveauté́ de cette ampleur exige du temps et des ressources, c’est pourquoi sa reconnaissance au sein de l’organisation doit être présente. Cela implique également de réfléchir et indiquer le budget alloué à l’innovation. Qu’il s’agisse de sommes importantes ou moins importantes, cela représente une forme d’engagement concrète sur le plan organisationnel et permet de projeter l’innovation dans les années à venir. Cette démarche doit se transmettre au sein des canaux de communication de l’organisation. La présentation de l’évolution du déploiement, des enjeux, défis et succès rencontrés, démontre de la transparence envers les membres du personnel et peut favoriser encore une fois, le ralliement autour d’une cible commune.

La mise en place de la Loi 10 représente un exemple clair que des évènements externes peuvent grandement bouleverser une innovation en cours de déploiement. En ce sens, il est recommandé́ de faire preuve de souplesse et de se permettre de réajuster les objectifs selon le contexte organisationnel, social ou politique qui fluctue à travers les années. De nouvelles sources de résistances peuvent survenir chez les acteurs, c’est pourquoi il est essentiel d’être sensible à leur réalité́ et se permettre de ralentir le déploiement de l’innovation, le cas échéant.

Enfin, le déploiement d’une innovation représente une trajectoire qui est inconnue. Il est recommandé au fil des actions posées, d’évaluer sa pratique. Cela permet de documenter la pratique, de tenir compte du contexte (interne et externe), d’apprendre de ses erreurs, etc. L’arrimage du déploiement d’une innovation avec un projet de recherche collaboratif peut avoir des retombées pertinentes en ce sens. L’engagement dans un projet de recherche peut offrir l’opportunité de prendre un temps d’arrêt et de créer un espace réflexif pour les porteurs de l’innovation. Ceux-ci collaborent avec le chercheur afin d’en arriver à une coproduction de connaissances par rapport à l’innovation en cours de déploiement.

Limites de la recherche

Bien que la recherche présente des contributions fort intéressantes, certaines limites ont tout de même pu être identifiées. Parmi celles-ci, notons d’abord qu’il convient de nuancer l’ampleur que prend la place de l’intervention technoclinique au sein des programmes-services en DI-TSA. Cette nouvelle pratique représentait la centration de la recherche, mais rappelons que parallèlement à celle-ci, d’autres programmes d’intervention poursuivent leur fonctionnement normal sans que l’intervention technoclinique vienne perturber les activités (p. ex., en intervention comportementale intensive ou avec la clientèle présentant un trouble grave du comportement).

Ensuite, une limite est présente dans la démarche de recrutement et de collecte des données de la deuxième phase de la recherche. Effectivement, considérant des changements majeurs apportés aux services informatiques des CISSS et CIUSSS du Québec suite à la mise en place de la Loi 10, dont une centralisation des services, un milieu n’a pas été en mesure de recruter un représentant de la dimension technologique. De ce fait, les informations concernant la dimension technologique du CI(U)SSS-C viennent de sources secondaires, c’est-à-dire, qu’elles ont été transmises selon les connaissances des participants du secteur clinique et de la gestion.

Enfin, des biais de subjectivité et de désirabilité sociale se doivent d’être soulignés. D’une part, plusieurs participants connaissaient l’intervieweuse en raison de son implication dans le long terme dans divers projets technocliniques les impliquant. Certains peuvent ainsi, consciemment ou inconsciemment, avoir tenu pour acquis que certaines informations étaient connues et qu’il n’était pas nécessaire de les mentionner. D’autre part, sur le plan de la désirabilité sociale, le fait que certaines informations aient été filtrées doit être pris en considération. Considérant qu’il est question d’une organisation et d’acteurs en situation de déséquilibre important, il est possible que des participants aient nuancé certains propos pouvant démontrer une certaine vulnérabilité.

Conclusion

La réalisation d’une recherche longitudinale simultanément au processus de déploiement d’une innovation représente un aspect fort novateur. Rares sont les innovations qui peuvent bénéficier d’une démarche de recherche rigoureuse et systématique dès leur émergence, et ce, pendant plusieurs années. La démarche a permis aux acteurs d’implanter et de coconstruire des connaissances par rapport au technoclinique. L’époque actuelle soumet les organisations à de constants changements afin de s’adapter aux réalités de la société. Outre ces changements qui requièrent une attention importante, ce sont les humains à la base de ceux-ci qui doivent être considérés. Le développement des connaissances réalisé dans le cadre de la recherche a permis de pousser la réflexion quant à la contribution que peut avoir la psychoéducation sur le plan organisationnel et dans un contexte de changement.

Au-delà des enjeux rencontrés par les organisations, il faut aussi se rapporter à la situation des personnes. Les technologies représentent un investissement financier important pour elles et exigent le développement de nouvelles habiletés. Des questions demeurent en suspens quant aux solutions qui seront offertes à elles pour s’assurer collectivement qu’elles participent activement à la société numérique. L’écart d’accessibilité et la croissance du numérique démontrent que des engagements concrets devront être pris sur le plan social, organisationnel et politique pour s’assurer que les personnes en situation de handicap aient accès aux technologies nécessaires à leur inclusion et à leur participation sociale.