Corps de l’article

Cet ouvrage collectif s’inscrit d’emblée dans une vision de gauche qui s’intéresse davantage « au monde qui se fait qu’à celui qui se défait ». Dans cette perspective, l’économie sociale est appréhendée comme une issue possible à la crise en cours dans la mesure où elle est porteuse d’innovations. L’approche développée par les auteurs tente, en rejetant le dualisme entre l’étatisation et la privatisation, de porter un nouveau regard sur l’économie sociale et le soutien à domicile.

Yves Vaillancourt et Christian Jetté posent les fondements théoriques de cette nouvelle approche (Chapitre 1) en affirmant que l’économie sociale constituerait un antidote à la privatisation et un dépassement des limites du providentialisme. Les différentes expériences étudiées reposent sur le concept de soutien communautaire (community care) dont les auteurs soulignent le caractère citoyen. Il s’agit d’une citoyenneté active dans la mesure où la personne qui bénéficie de l’aide à domicile est un sujet plutôt qu’un objet des politiques sociales. L’économie sociale est définie notamment par un processus de décision démocratique impliquant les usagers et les travailleurs. Cette particularité s’inscrit dans la perspective du principe du multistakeholder. Le soutien communautaire repose avant tout sur la multiplicité des porteurs d’intérêts. Ces expériences permettent donc de dépasser le providentialisme en permettant aux usagers d’avoir un rôle actif dans la gestion et l’évaluation de l’offre des services sanitaires.

C’est à la fin des années 1990 que le Québec reconnaît les limites du providentialisme et de l’hospitalo-centrisme. Les pouvoirs publics décident, comme le soulignent Yves Vaillancourt et Christian Jetté (Chapitre 2) de prendre le virage du soutien à domicile. Les années 2000 marquent le début de l’expérimentation de l’institutionnalisation des entreprises de l’économie sociale. L’ouvrage propose d’analyser le processus pour les entreprises d’économie sociale en aide domestique (EESAD). Il prend appui sur une double collecte de données selon François Aubry, Christian Jetté et Jacques Fournier (Chapitre 3). Le premier objectif est de donner une image quantitative assez précise du secteur. Le second est d’étudier de manière détaillée l’activité de treize structures de huit régions du Québec en s’appuyant sur une grille d’analyse.

Christian Jetté et Benoît Lévesque soulignent à juste titre qu’une société démocratique ne peut pas faire l’économie d’un débat concernant sa politique de santé (Chapitre 4). L’expérience des EESAD repose sur la participation des usagers aux conseils d’administration, mais également à différents comités de travail. L’intérêt du multistakeholder est, à ce sujet, intéressant dans la mesure où il favorise la création de la confiance. Cette logique s’est manifestée au Québec, selon les auteurs, par l’émergence de structures de représentation des usagers, mais également des salariés des coopératives. Elle favorise le rapport de consommation au détriment du rapport salarial. La multiplicité des intérêts des EESAD la distingue des établissements publics qui, au cours de la période faste du providentialisme, se sont structurés autour de la primauté du rapport salarial.

Les chapitres suivants décrivent assez bien les innovations sociales apportées par les EESAD. La participation des employées et la modification des rapports de travail est soulignée par Yvan Comeau et François Aubry (Chapitre 5). L’aide domestique est un secteur d’insertion et de réinsertion professionnelle. Il emploie majoritairement des femmes (91 % des salariés) dont près de 67 % n’ont jamais terminé leurs études secondaires. L’organisation du travail se caractérise essentiellement par la mise en place de comités spécifiques où usagers et salariés se penchent sur les questions particulières liées au travail. Il faut toutefois reconnaître, comme le soulignent Christine Corbeil, Francine Descarries et Marie Malavoy (Chapitre 6), que le manque de reconnaissance sociale du métier rend difficile le recrutement. La combinaison d’une logique du don et d’une logique marchande du rapport salarial favorise la division sexuelle du travail. Le développement des EESAD n’a été possible, selon Carol Saucier et Marie Legaré (Chapitre 7) que par l’implication d’acteurs locaux.

En conclusion, l’institutionnalisation des EESAD doit être appréhendée, selon Yves Vaillancourt, François Aubry, Christian Jetté comme l’articulation de trois mouvements de régulation. La mise en concurrence de ces structures selon la technique du quasi-marché s’inscrit clairement dans la perspective d’une régulation néolibérale. Cette institutionnalisation peut également être analysée comme la persistance d’une régulation providentialiste dans la mesure où les EESAD sont un complément des organismes publics. Mais, il s’agit surtout d’une régulation démocratique et solidaire puisque la relation entre l’État et ces structures est partenariale.

Cet ouvrage, en refusant la simple opposition entre l’État et le marché, propose d’ouvrir une voie alternative et examine une solution constituant évidemment une issue à la crise en cours. La médecine communautaire mérite en effet qu’on s’y intéresse dans la mesure où elle repose sur une intervention croissante des malades, et plus généralement des citoyens, dans la gestion de la prise en charge de la maladie. C’est en cela qu’il faut y voir le développement d’un modèle de démocratie sanitaire. Celle-ci ne pourra s’affirmer que par des espaces de proximité, par des instances de concertation qui permettront la diffusion de nouvelles thérapeutiques. En France, l’essor de la pandémie du sida a favorisé une prise de parole des malades autour d’associations. Celles-ci se sont d’ailleurs regroupées au sein du Collectif interassociatif sur la santé (CISS) pour renforcer leur poids dans le débat.

Néanmoins, en refusant l’opposition entre l’État et le marché, les auteurs évacuent trop rapidement le problème principal. En effet, le modèle d’État-providence, tel qu’il s’est développé jusque dans les années 1970 ne correspond plus à la réalité économique et sociale. Mais, faut-il pour autant choisir une régulation marchande ne répondant pas aux besoins sociaux de la population ? Cette question reste pourtant centrale dans la mesure où ces vingt dernières années ont été marquées par la mise en oeuvre de politiques libérales dans le secteur de la santé. Même en s’intéressant plus au modèle qui se fait plutôt qu’à celui qui se défait, on ne peut faire fi de la prédominance de l’ordre marchand et de ses conséquences sur la déstructuration de la société.

D’autre part, une question fondamentale n’a pas été abordée : la place de l’État dans l’économie sociale ? Le projet de l’économie solidaire propose une alternative à la logique concurrentielle (marché) et à la logique de redistribution. Mais la redistribution classique par la protection sociale doit-elle pour autant disparaître ? La démocratisation de certaines pratiques sociales ne doit pas se traduire par une absence de l’État qui reviendrait à une privatisation. Ainsi, la réforme du système de protection sociale nécessitera-t-elle une redéfinition du rôle de l’État. Les pouvoirs publics doivent en effet aider au développement de l’économie sociale tout en apprenant à travailler avec elle. L’État doit donc garder un rôle dans la définition de la politique de santé. Malgré ces quelques critiques, cet ouvrage permettra d’alimenter le débat sur la réforme des politiques sociales.