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Les changements dans le travail soulèvent bien des questions quant à l’émergence d’un nouveau modèle productif et ses effets sur les salariés. Même si les chercheurs sont de plus en plus unanimes à reconnaître l’émergence d’un nouveau paradigme productif, ils admettent que celui-ci conserve d’importantes affinités avec le taylorisme. Dans bien des cas, mais avec des méthodes nouvelles, les objectifs demeurent les mêmes : la réduction des coûts, la chasse aux temps morts et le contrôle sur le procès de travail. À ces objectifs traditionnels, les nouveaux modèles cherchent à intégrer la flexibilité du travail et la participation des salariés. Selon Jean-Pierre Durand, le modèle qui réussit cet arrimage est celui à flux tendu. La thèse défendue est la généralisation des principes de ce modèle à l’ensemble des industries et des secteurs d’activités. Le paradoxe que l’auteur veut expliquer se trouve entre l’incessante rationalisation du travail et l’implication accrue des salariés.

Deux questions inspirent cet ouvrage : (1) Comment les entreprises ont-elles réorganisées la gestion du travail et les politiques de mobilisation afin de satisfaire aux exigences du modèle à flux tendu ? (2) Pour quelles raisons les salariés acceptent-ils des exigences plus élevées de performance ? Le paradoxe est le suivant: les conditions de travail se dégradent et les salariés retirent plus de satisfaction de leur travail. Durand propose de comprendre ce paradoxe en recourant au concept d’implication contrainte selon lequel, dans le système de production à flux tendu, les salariés n’ont pas d’autre choix que de s’impliquer selon les attentes de l’employeur.

D’abord, les entreprises utilisent des techniques de gestion des ressources humaines dans une approche qui individualise la relation salariale. L’auteur regroupe ces pratiques sous le modèle de la compétence qui inculque aux salariés la discipline requise dans un système de production à flux tendu (chap. 3). La mobilisation du personnel s’appuie également sur un régime de segmentation du travail qui nourrit l’espoir d’un emploi permanent chez les uns et les craintes de sombrer dans la précarité chez les autres (chap. 5). Pour rendre compte de cette réalité, Durand utilise la notion de fluidité qui désigne les conditions de passage d’un statut d’emploi à un autre. Pour les uns, le risque d’expulsion vers la périphérie sert de levier à la conformité aux attentes de l’employeur, alors que pour les autres, c’est l’espoir d’obtenir un poste permanent dans l’entreprise qui est la source de motivation.

La seconde question traite des fondements du consentement des travailleurs aux exigences de la production à flux tendu. La réponse se trouve, selon Durand, dans l’organisation du procès de travail (chap. 7). Puisque la production à flux tendu organise le travail en groupe et qu’il y a plusieurs incertitudes quant à son fonctionnement, les salariés peuvent conquérir des espaces d’autonomie collective et négocier des compromis avec le personnel d’encadrement. De même, le travail y est plus intéressant que dans une organisation tayloriste puisqu’on fait appel à la participation des salariés.

Les trois premiers chapitres présentent les éléments du système de production à flux tendu et du régime de mobilisation des personnes au travail. L’auteur met en valeur deux cohérences entre les composantes du système. La première se trouve dans le procès de travail où le groupe a pour fonction la mise en oeuvre des outils techniques de rationalisation du travail (Kaizen, qualité totale, SMED, TPT) et le contrôle social sur les salariés (chap. 1 et 2). La seconde cohérence est entre l’objectif de rationalisation permanente et la mobilisation des salariés. Elle est possible grâce aux techniques de gestion des ressources humaines que l’on retrouve dans le modèle de la compétence (chap. 3). Ici, la compétence réfère à l’attitude et au comportement du salarié et à sa disponibilité envers l’entreprise. Les entreprises parviennent ainsi à individualiser la relation salariale en portant l’évaluation sur les comportements plutôt que sur les résultats du travail.

L’auteur s’emploie ensuite à démontrer la généralisation de cette combinatoire productive à travers l’étude de quatre situations de travail (chap. 4) : (1) la conception, (2) les activités des aéroports, (3) les caissières de la grande distribution et (4) la restauration rapide. La lecture de ces différentes situations renforce la thèse de l’auteur et laisse peu de doute quant à l’utilité du modèle d’analyse qu’il propose. Le chapitre 5 tisse les liens entre les exigences de la production à flux tendu et la segmentation des marchés du travail. L’originalité réside dans l’étude des liens entre les différents segments du marché du travail et le régime de mobilisation des salariés. D’ailleurs, Durand démontre comment la mobilité entre les segments offre un substitut au marché interne traditionnel et un terrain propice au consentement des salariés.

Le chapitre 6 rend compte des transformations du travail qui sont induites par la tertiarisation de l’économie. C’est l’occasion de construire une cartographie des emplois et des fonctions afin de déceler les déterminants microsociaux de l’autonomie dans le travail. Deux dimensions sont retenues par l’auteur : la proximité du flux de production et la nature de l’information à traiter. L’autonomie dans le travail est plus grande pour ceux qui travaillent en amont du flux ou qui traitent des informations complexes et difficilement codifiables. Mais, même ceux qui subissent les pressions du flux trouvent des sources de contentement au travail. À travers la conquête d’espaces d’autonomie collective, le procès de travail génère le consentement des salariés à des exigences de performance plus élevées (chap. 7). En même temps, les directions d’entreprise ouvrent de nouveaux canaux de communication avec leurs salariés. Ces deux phénomènes, le premier ancré dans les incertitudes du procès de travail et l’autre dans les politiques de mobilisation, contribuent à stimuler l’implication au travail.

Durand élargit ensuite l’analyse vers le syndicalisme et la mondialisation (chap. 8). L’analyse, bien que fondée principalement sur la situation française, pourrait également s’adresser aux syndicats d’ici. Dans l’entreprise, les syndicats doivent développer l’expertise requise afin d’intervenir dans les stratégies des entreprises et dans le développement des pratiques associées à la production à flux tendu. À l’extérieur de l’entreprise, l’auteur propose de pallier la faiblesse de l’action syndicale internationale par un rapprochement avec les mouvements alter mondialistes. En agissant sur ces deux fronts, le syndicalisme pourrait ainsi conserver son rôle de défense et de promotion des intérêts professionnels des salariés, tout en opérant un déplacement de ses activités politiques sur le même terrain que le capital international.

En somme, ce livre offre un cadre conceptuel fort utile à toutes les personnes qui s’intéressent aux liens entre les innovations sur les lieux de travail et les transformations des relations du travail dans le contexte de la mondialisation néolibérale. Au contraire des chercheurs qui postulent que les contours d’un nouveau modèle productif ne font qu’émerger, Durand prend une position claire en faveur de l’existence d’un modèle d’organisation à flux tendu. Cela lui permet d’établir des liens solides entre les politiques concurrentielles des firmes, les changements sur le marché du travail et la mise en oeuvre de nouvelles pratiques d’organisation du travail et de mobilisation du personnel. L’effort d’intégration des divers éléments constitutifs de l’entreprise et des politiques de mobilisation des personnes est assez bien réussi. La lecture de cet ouvrage peut être cependant particulièrement exigeante. Chaque chapitre introduit des concepts nouveaux qui seront mis à contribution dans ledit chapitre. L’effort d’intégration à la problématique de fond, le consentement dans un univers de production à flux tendu, est très bien réussi.