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Un faisceau d’observations récentes tend à montrer que l’emploi prend une importance croissante dans la négociation collective en Europe.

  • Premièrement ont émergé dans les pays européens, tout au long des années 1990, de très nombreuses négociations portant sur l’emploi, entre les organisations syndicales et patronales, et selon les cas, l’État. De telles négociations ont eu lieu au moins au niveau national ou sectoriel en Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, Finlande, France, Irlande, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Portugal, Suède, bref dans tous les États membres de l’Union européenne à l’exception de la Grèce et du Royaume-Uni (Spineux, Leonard et Walthery 2002, Zagelmeyer 2000). Ces négociations y ont adopté des formes institutionnelles différentes, mais elles signalent un trait commun : l’emploi se trouve en Europe au centre de très nombreuses négociations depuis quelques années.

  • Deuxièmement s’est implantée au niveau européen depuis 1997 ce que l’on appelle « la stratégie européenne pour l’emploi », qui fixe pour les États membres un objectif de plein emploi pour 2010. Cette stratégie européenne contraint les gouvernements nationaux à établir chaque année un plan d’action pour l’emploi, en principe en concertation avec les interlocuteurs sociaux, appelant ainsi à une participation des organisations patronales et syndicales à l’élaboration et à la mise en oeuvre des politiques d’emploi. Cet appel à l’implication des interlocuteurs sociaux dans les politiques du marché du travail a été réaffirmé dans la nouvelle version de la stratégie européenne approuvée le 22 juillet 2003 par le Conseil.

  • Troisièmement, et plus généralement, de nombreux auteurs ont affirmé que l’emploi acquiert actuellement une place croissante dans la négociation collective, à la place ou à côté de thèmes plus traditionnels tels que les salaires ou les conditions de travail (voir par exemple Bélanger et Thuderoz 1998 ; Freyssinet et Seifert 1999), tandis que d’autres montrent que les changements en cours dans le marché du travail en Europe s’appuient significativement sur la négociation collective, à l’exception notoire du cas britannique (Dølvik 2001 ; Samek Lodovici 2000).

Il est difficile d’évaluer précisément l’ampleur exacte du phénomène, puisque la plupart des pays européens ne disposent pas de statistiques détaillées et actualisées sur les objets de la négociation collective aux différents niveaux où elle est susceptible de se dérouler, — interprofessionnel, branche, région, entreprise, établissement. Cependant, là où de telles statistiques sont disponibles, comme en France ou en Espagne, l’importance croissante de l’emploi dans les accords collectifs apparaît clairement (Spineux et al. 2001 ; Spineux, Leonard et Walthery 2002).

À une échelle géographique plus restreinte, il y a eu en Belgique, du 19 septembre au 10 octobre 2003, une conférence pour l’emploi qui a rassemblé le gouvernement fédéral, les gouvernements régionaux et les interlocuteurs sociaux en vue de déterminer les conditions politiques, sociales et fiscales favorables à la création de deux cent mille emplois en quatre ans, en vue de l’objectif européen de 70 % de taux d’emploi en 2010. Il faut noter ici que, dans le même temps, le groupe automobile Ford annonçait la suppression de trois mille emplois dans son usine belge de Genk, soit un tiers des effectifs. Les deux événements, interpellant fortement les interlocuteurs sociaux, montrent bien les difficultés auxquelles sont confrontés les acteurs nationaux en matière d’emploi aujourd’hui. Et ces difficultés ne sont pas le propre de la Belgique, notamment parce que, même s’il y a des pays où le taux de chômage a significativement diminué au cours des dernières années, l’écart entre la situation actuelle et l’objectif européen pour 2010 reste majeur.

Que l’on considère le niveau européen, ou plusieurs États membres de l’Union européenne, ou encore les processus à l’oeuvre au sein d’un pays particulier, un constat s’impose donc : les organisations patronales et syndicales sont amenées, de plus en plus fréquemment, à intervenir conjointement pour construire des solutions pour l’emploi, en un mot à négocier l’emploi.

Parmi toutes les questions que les négociations sur l’emploi soulèvent, il en est une qui reste relativement peu traitée dans la littérature, et qui porte sur la capacité du dialogue social à réguler l’emploi : quel peut être le rôle de la négociation collective dans la régulation du marché du travail en Europe aujourd’hui ? Cette question est au coeur de processus tels que la conférence pour l’emploi en Belgique, mais elle est plus généralement posée par l’importance croissante que prend la thématique de l’emploi dans la négociation collective, de même que par la participation aux politiques du marché du travail qui est demandée aux interlocuteurs sociaux par le biais de la stratégie européenne pour l’emploi.

Cet article aborde cette question du rôle de la négociation collective dans la régulation de l’emploi en se centrant sur la nature des processus de négociation impliqués. Il tente de montrer que les négociations sur l’emploi présentent des caractéristiques originales, produisent des règles d’un genre particulier, et représentent, également, une reconstruction du jeu lui-même de la négociation collective.

Pour cela, il apporte tout d’abord quelques éléments de contexte sur l’emploi en Europe et précise ce que l’on entend par négociations sur l’emploi ainsi que les principaux apports théoriques qui en fondent ici l’analyse. Il examine ensuite les caractéristiques des négociations sur l’emploi en Europe, en passant en revue les enjeux, les acteurs et le rôle des institutions. Enfin, il propose à titre de conclusion une réflexion sur le rôle de la négociation collective dans les mutations actuelles du marché du travail. L’ensemble s’appuie sur plusieurs sources de données empiriques qui se complètent et se recoupent : des observations collectées dans les quinze États membres actuels de l’Union européenne, annuellement, de 1997 à 2002 (Spineux et al. 2001 ; Spineux, Leonard et Walthery 2002) ; les études menées à l’initiative de la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail sur les « pactes pour l’emploi et la compétitivité » (Freyssinet et Seifert 1999 ; Sisson et al. 1999 ; Zagelmeyer 2000) ; enfin diverses analyses nationales ou comparatives (en particulier, Dølvik 2001 ; Lallement 1999 ; Rhodes 2001).

Dans le but de mettre en évidence la nature des négociations sur l’emploi, le développement proposé ici prend peu en compte les particularités nationales pour, au contraire, insister sur ce que les divers processus ont en commun à travers les différents pays et leurs contextes institutionnels. Cela permet de souligner, au-delà des spécificités institutionnelles nationales, que l’emploi présente un enjeu crucial pour les relations industrielles aujourd’hui en Europe.

Emploi, négociation, régulation

L’emploi, problème européen

L’emploi et le chômage sont des problèmes endémiques de l’Union européenne, placés au-devant de la scène depuis le livre blanc sur la croissance, la compétitivité et l’emploi publié par la Commission en 1993 (CEC 1993). Les situations nationales au sein de l’Union diffèrent fortement, avec des pays qui connaissent pratiquement le plein emploi, comme l’Autriche, le Danemark, l’Irlande, le Luxembourg et les Pays-Bas, et d’autres où un taux de chômage élevé persiste, comme l’Espagne, la Grèce, l’Italie ou la Finlande. Cependant, la situation en Europe dans son ensemble reste préoccupante, avec de faibles taux d’emploi, mesurés par le pourcentage de personnes ayant un emploi par rapport à la population totale entre 15 et 64 ans, et des taux de chômage élevés. Même si la situation s’est légèrement améliorée depuis le milieu des années 1990, elle reste défavorable lorsqu’on la compare à celle des États-Unis et du Japon, les deux pays de référence traditionnels dans ce domaine. Les taux d’emploi restent en 2002 significativement inférieurs en Europe, avec 64,3 %, pour 68,2 % au Japon et 71,9 % aux États-Unis, tandis que le taux de chômage se maintient à 7,7 % en 2002 pour l’Europe des quinze, contre 5,8 % aux États-Unis et 5,4 % au Japon (CEC 2003). L’entrée des dix nouveaux adhérents à l’Union européenne au 1er mai 2004 ne peut d’ailleurs qu’accentuer le problème, dès lors que les nouveaux entrants présentent en moyenne un taux de chômage de 14,8 %, pour un taux d’emploi moyen de 55,9 % (CEC 2003).

Aussi bien dans l’Europe des quinze que chez les nouveaux adhérents, les jeunes sont particulièrement fragilisés face au chômage, avec des taux de chômage qui sont dans cette population deux fois supérieurs à celui de l’ensemble de la population active : les données les plus récentes montrent ainsi que le taux de chômage des jeunes dépasse 15 % dans l’Union européenne, pour atteindre 20 % ou plus en Espagne, Finlande, France et Grèce ; il atteint près de 32 % chez les nouveaux adhérents, avec un triste record de 42 % en Pologne (CEC 2003).

Ce « mal européen » n’est donc pas seulement endémique, mais il touche aussi de plein fouet, et fragilise, les jeunes entrants sur le marché du travail, posant un problème de fond à la fois économique et social.

Cette situation persistante a donné lieu à la mise en oeuvre de la stratégie européenne pour l’emploi, officiellement décidée au Sommet de Luxembourg en novembre 1997 et redéfinie, après évaluation, en 2003. Sans entrer dans le détail, il faut noter que les autorités européennes ont précisé les objectifs au cours des dernières années, sous la forme de cibles quantifiées : il s’agit notamment d’atteindre en moyenne dans l’Union européenne, en 2010, un taux d’emploi global de 70 %, un taux d’emploi des femmes de 60 %, et un taux d’emploi des travailleurs âgés de 50 %. Des résultats intermédiaires sont attendus, et seront évalués, en 2005 (Conseil européen 2003). La « nouvelle stratégie européenne pour l’emploi » formulée en 2003 comprend en outre un nombre réduit de lignes directrices, qui sont davantage qu’auparavant axées sur des résultats, et sont organisées en trois parties : des objectifs généraux fixés en fonction des objectifs dits « de Lisbonne », à savoir plein emploi, qualité et productivité au travail, cohésion sociale et insertion ; dix priorités clés, préconisant par exemple la mise en oeuvre de « mesures actives et préventives en faveur des chômeurs et des inactifs » ; enfin, un ensemble de recommandations pour améliorer la mise en oeuvre et la gouvernance du processus (CEC 2003).

Il faut aussi souligner que la stratégie européenne fait appel à une participation active des interlocuteurs sociaux à la préparation et à la mise en oeuvre des plans d’action nationaux pour l’emploi que doit effectuer chaque gouvernement national depuis 1997.

L’emploi, définition

Dans ce contexte européen, la notion d’emploi est largement utilisée, notamment en tant que champ d’intervention de la négociation collective : il s’y passe des « négociations sur l’emploi », des « conférences pour l’emploi » s’y déroulent, des « pactes pour l’emploi » sont construits entre État et interlocuteurs sociaux, tandis que l’emploi est la notion centrale de la stratégie européenne pour l’emploi.

Pourtant, cette notion ne correspond guère aux catégories traditionnellement utilisées, tout au moins en sciences sociales, pour traiter du marché du travail. D’autres concepts y sont plus fréquents, tels que chômage, insertion professionnelle, offre et demande de travail, relations d’emploi. L’emploi, en tant que tel, y est peu présent. Plus généralement, comme l’ont souligné Maruani (1990) et Lallement (1996, 1999), les analyses de l’emploi ont traditionnellement été cantonnées à l’expertise économique, tandis que la sociologie s’intéressait au travail, jusqu’au début des années 1990 lorsqu’elle s’est progressivement ouverte à ce thème.

Or, s’il existe des « plans nationaux pour l’emploi », des « politiques d’emploi », des « pactes pour l’emploi », c’est bien que la notion d’emploi, comme telle, revêt une pertinence pour les acteurs sociaux. Si cela fait sens pour les acteurs sociaux, il faut s’interroger sur les implications de l’émergence de cette catégorie, sur la manière dont elle est construite, sur la façon dont les acteurs s’en emparent et la traduisent dans des actions concrètes. Comment, alors, la définir ? Dans l’usage qui en est fait par les acteurs politiques et sociaux, il ne s’agit pas tant d’un terme univoque que d’un « mot-valise » qui recouvre une diversité de dimensions : politiques actives de lutte contre le chômage, insertion, flexibilité, égalité des chances, formation continue, employabilité, etc.

Pour mieux cerner la notion d’emploi, nous retiendrons ici la définition qu’en donne Maruani : « l’ensemble des modalités d’accès et de retrait du marché du travail ainsi que la traduction de l’activité laborieuse en termes de statuts sociaux » (Maruani 1990 : 42). Cette définition permet de considérer que l’emploi recouvre à la fois des volumes, — nombre de postes de travail, taux d’emploi, taux de chômage —, mais aussi des flux, — insertion professionnelle, entrées et sorties du marché du travail, mobilité géographique et fonctionnelle.

Négociation de l’emploi et régulation du marché du travail

Dans cette perspective, la négociation sur l’emploi consiste à définir collectivement des règles qui visent à organiser ces volumes et ces flux, avec pour objectif général d’augmenter ou préserver l’emploi, de contenir ou réduire le chômage.

Comme toute négociation, il s’agit bien d’une activité de régulation conjointe, qui produit des règles s’appliquant aux négociateurs mais aussi à leurs mandants, et selon les cas à des tiers. L’une des analyses les plus approfondies qui existent sur cette activité de régulation est celle de Reynaud (1989), pour qui la création et la reproduction de règles constituent le fait social par excellence. La notion de régulation n’a pas ici le même sens que dans l’école des économistes de la régulation. Elle n’est pas un régime ou un effet de système, mais bien le produit contingent et évolutif de l’action des acteurs, comme le souligne Jobert : « La régulation a ici un sens actif qui vise la formation des règles et leur usage social. Il ne se confond pas avec le sens structurel qui est utilisé par les économistes de l’école de la régulation […] lorsqu’ils mettent en relation, au niveau macro-économique, la dynamique de l’accumulation du capital avec l’ensemble des formes institutionnelles qui la soutiennent et la régulent » (Jobert 2000 : 21).

Cette conception de la régulation comme processus social de production et de transformation des règles repose sur le postulat selon lequel il n’y a pas unicité de la société, mais bien pluralité et opposition des acteurs sociaux. En conséquence, les faits sociaux ne peuvent s’analyser qu’en partant des acteurs, de leurs stratégies, de leurs objectifs, de leurs relations de pouvoir, et plaçant au centre les règles du jeu social. Régulation et règles ne vont pas l’une sans l’autre, dès lors que les acteurs produisent ou sélectionnent eux-mêmes les règles en fonction desquelles ils organisent leur action, et que les règles sont constamment susceptibles d’être mises en cause, modifiées, renégociées. La notion de règle chez Reynaud est dès lors définie de façon large, non pas comme contrainte réglementaire, mais bien comme code de conduite, un guide qui oriente l’action.

Si l’on s’intéresse au rôle de la négociation dans la régulation du marché du travail, cette perspective a plusieurs implications. Premièrement, la régulation n’est pas le seul fait de l’État, elle est produite par tous les acteurs. Deuxièmement, si l’on effectue des comparaisons internationales, on ne peut conclure à la prééminence d’une régulation globale qui serait stable et propre à un pays donné, mais bien, au contraire, au jeu de régulations partielles qui se croisent, s’opposent, coexistent dans un contexte national donné (Lallement 1999). Troisièmement, la négociation porte sur les règles du jeu et non seulement sur les règles à l’intérieur du jeu lui-même : toute négociation est susceptible de remettre en jeu les clauses ou objets sur lesquels portent les discussions, mais aussi les règles mêmes qui organisent cette négociation. Enfin, le marché du travail lui-même peut s’analyser comme un ensemble de régulations produites par les acteurs, employeurs et travailleurs mais aussi organisations patronales et syndicales : « Les règles qui organisent le marché du travail sont tout autant des cadres qui orientent les stratégies des acteurs du marché du travail que le produit, plus ou moins stabilisé, des interactions entre ces derniers. Qu’elles forment ou non système, ces règles sont au fondement de régulations multiples qui, en s’agrégeant et en s’échelonnant du niveau de l’atelier au niveau sociétal, contribuent directement au (dys)fonctionnement du marché du travail » (Lallement 1996 : 98). Dans cette optique, le marché du travail n’est pas, bien évidemment, le produit d’une quelconque « main invisible » ou d’un équilibre spontané entre forces abstraites, mais bien le résultat d’un ensemble de règles sociales produites et reproduites par une multiplicité d’acteurs, parmi lesquels interviennent les organisations représentatives d’employeurs et de travailleurs.

Examiner la négociation sur l’emploi consiste alors à tenter de comprendre, à la fois, quelles sont les règles que les acteurs arrivent à produire conjointement, mais aussi comment s’organise le jeu lui-même.

Enjeux, acteurs, institutions

Que négocie-t-on ? Des objets multiples

Si les salaires et les conditions de travail sont les thèmes traditionnels de la négociation, on trouve dans les négociations sur l’emploi une large gamme de sujets négociés, le plus souvent par « paquets » (Sisson et al. 1999) : mesures en faveur de l’insertion des jeunes travailleurs ; plans de retraite anticipée ou progressive ; gestion des restructurations et des plans sociaux ; clauses diverses sur le temps de travail aussi bien en volume qu’en flexibilité ; mesures en faveur de la formation professionnelle ou plans de formation ciblés sur certaines catégories de travailleurs ou demandeurs d’emploi ; flexibilité du travail sous diverses formes ; en matière de coût du travail, modération salariale, primes ou incitants à l’embauche ; et, enfin, mais très rarement, engagements sur un nombre de postes de travail (Spineux et al. 2001 ; Spineux, Leonard et Walthery 2002).

Pour classer ces mesures, il est utile de reprendre les catégories proposées par Dølvik (2001) pour inventorier les démarches destinées à accroître l’emploi dans les services en Europe, en les élargissant à l’ensemble du marché. Elles peuvent en effet se regrouper selon leurs objectifs :

  • stimuler la productivité, par exemple par le biais d’une réduction du coût du travail, elle-même assurée par la modération salariale ;

  • encourager la demande de travail, au moyen d’une redistribution des revenus en faveur d’objectifs sociaux ou de groupes particuliers, notamment sous la forme de « chèques-services » ;

  • augmenter la demande en subsidiant les employeurs, par des formules telles que des primes à l’embauche de chômeurs ;

  • accroître l’offre de travail, par exemple en réduisant le salaire de remplacement ou les allocations de chômage pour inciter les demandeurs d’emploi à rechercher plus activement du travail ;

  • enfin, favoriser l’adaptabilité des marchés du travail, notamment par le biais d’une renégociation des conditions d’emploi, prévoyant par exemple une flexibilité du temps de travail, en vue de favoriser une certaine redistribution des postes de travail.

Se trouve ainsi derrière la préoccupation générale pour l’emploi une diversité d’objectifs qui peuvent prendre des colorations très différentes selon qu’ils touchent à l’offre ou la demande de travail, selon qu’ils visent à encourager la création d’emploi ou à décourager le chômage. Une autre manière de classer ces mesures consiste à les différencier selon qu’elles sont de nature passive ou défensive, destinées à protéger les salariés contre les risques du chômage, ou actives, ou encore offensives, visant à créer de l’emploi et à inciter les chômeurs à s’investir dans la recherche de travail. Elles peuvent alors se répartir en fonction de ces deux axes (voir graphique 1).

Graphique 1

Mesures négociées pour l’emploi

Mesures négociées pour l’emploi

-> Voir la liste des figures

Les mesures de modération salariale et de flexibilité peuvent être utilisées comme outil « défensif » ou « offensif », selon les cas, pour protéger l’emploi existant ou au contraire pour favoriser la création de nouveaux postes de travail. De même, la flexibilité peut être tournée vers l’offre de travail, lorsqu’elle vise à favoriser l’accès de certaines catégories de personnes au marché du travail, par exemple au moyen du temps partiel ou du travail flexible, de même qu’elle peut avant tout être axée vers la demande, conduite par des préoccupations de souplesse dans l’entreprise, ou de réactivité à la clientèle, par exemple.

Au cours des dix dernières années, la modération salariale a fait l’objet de « pactes sociaux » dans tous les pays de la zone euro, avec pour but de préserver la compétitivité des économies nationales alors que celles-ci ne peuvent plus jouer sur les leviers de la déflation du fait du pacte de stabilité (Pochet 1998). La modération salariale a également été acceptée par les interlocuteurs sociaux et promue par les gouvernements comme un moyen de favoriser l’emploi. Dans le cas belge, par exemple, cela s’est traduit en particulier dans la loi du 26 juillet 1996 pour « la promotion de l’emploi et la sauvegarde préventive de la compétitivité », qui contraint les interlocuteurs sociaux à négocier les progressions salariales, à l’échelon national, sous une limite fixée en fonction des augmentations de salaires estimées chez les principaux partenaires commerciaux du pays : Allemagne, France et Pays-Bas. Le plus souvent, les pactes sociaux conclus entre gouvernements et interlocuteurs sociaux comprennent un ensemble de mesures combinées : modération salariale, flexibilité, formation professionnelle, protection sociale, emploi.

De même, la participation des interlocuteurs sociaux aux plans d’action nationaux définis annuellement dans les quinze États membres, dès lors qu’elle s’inscrit dans les lignes directrices définies par les autorités européennes, favorise les échanges sur les aides à l’emploi, les mesures d’incitation à l’égard des chômeurs, la flexibilité, la formation professionnelle, etc.

Aux échelons inférieurs, c’est-à-dire dans les secteurs et les entreprises, les données manquent pour identifier précisément le contenu des accords, mais plusieurs recherches ont montré qu’il y avait une multitude d’accords associant diversement flexibilité, formation professionnelle, modération salariale et temps de travail (Freyssinet et Seifert 1999, Spineux et al. 2001 ; Spineux, Leonard et Walthery 2002). Au total, l’éventail des accords possibles, allant dans les pays européens de l’entreprise jusqu’à l’échelon national, se distribue sur l’ensemble des mesures évoquées.

Quels types de négociations ? Un jeu faussement consensuel

Promouvoir l’emploi constitue manifestement une finalité qui fait consensus : la traditionnelle revendication syndicale de plein emploi fait maintenant partie des priorités politiques européennes et, par le biais des contraintes de la stratégie européenne pour l’emploi, des priorités des gouvernements nationaux. Parallèlement, les organisations syndicales et patronales d’échelon européen soutiennent les objectifs de Lisbonne. Derrière cet objectif général se trouve toutefois une diversité de mesures qui, elles, peuvent être nettement plus conflictuelles.

À titre d’exemple, la récente conférence pour l’emploi en Belgique s’est organisée derrière un slogan aux connotations guerrières signalant l’urgence, — « mobilisation générale pour l’emploi » proclamait le titre même du rapport préparatoire (Smets 2003) —, mais au-delà d’un relatif consensus sur la nécessité de proposer de façon multilatérale des mesures pour favoriser la résorption du chômage et l’atteinte, à terme, de l’objectif européen de plein emploi, les discussions se sont très rapidement animées sur la réduction des charges salariales. Partant du constat partagé selon lequel le poids de ces charges, l’un des plus élevés d’Europe, nuit à l’emploi, les interlocuteurs sociaux et les pouvoirs publics se sont divisés sur les solutions pratiques à y apporter : où réduire ? Comment réduire ? Et comment financer la perte qui en résulterait pour la sécurité sociale ? Les employeurs défendaient une réduction pour les « emplois de la connaissance », c’est-à-dire pour les fonctions les mieux rémunérées, tandis que les organisations syndicales privilégiaient une réduction des charges pour les bas salaires. Derrière un consensus apparent sur la priorité à donner à l’emploi sont donc apparues des divergences profondes quant aux solutions à mettre en oeuvre.

Toute la question ici est alors de savoir en quoi l’emploi fournit un objectif suffisamment précis pour constituer un enjeu commun qui puisse être opérationnel dans la négociation. On peut avancer l’hypothèse selon laquelle il s’agit d’un objectif intégrateur qui facilite la conclusion d’accords ou d’engagements conjoints associant des « paquets » de mesures. Toutefois, on peut aussi avancer l’hypothèse inverse : l’emploi, la création d’emploi, la réduction du chômage, constituent à première vue un objectif fédérateur, mais en réalité, cela recouvre une telle diversité d’objets, de projets, d’orientations possibles, de champs même de négociation, qu’il n’est intégrateur qu’en apparence. Le cas belge cité en exemple ci-dessus montre bien que derrière l’impératif de l’emploi, que nul ne conteste, se trouvent en réalité des intérêts divergents, conflictuels, et en particulier en matière de coût du travail.

Si l’on se réfère à la distinction maintenant classique établie par Walton et McKersie (1965) entre négociation distributive et négociation intégrative, on peut raisonnablement émettre l’hypothèse que les négociations sur l’emploi seraient de nature intégrative, c’est-à-dire orientées vers l’atteinte d’objectifs communs, dans un contexte où les intérêts des parties sont convergents ou complémentaires et s’inscrivent dans une démarche de type « résolution de problèmes ». Dans cette négociation intégrative, les stratégies et tactiques des acteurs sont censées reposer sur la coopération, la confiance réciproque et la recherche de solutions mutuellement acceptables, aboutissant à un jeu à somme positive. Par contre, dans la négociation distributive, il y a divergence d’intérêts et chaque partie cherche à maximiser ses gains, avec en finale un jeu à somme nulle (Bourque et Thuderoz 2002 ; Sisson et al. 1999). En réalité, si la finalité générale est bien l’emploi, posé comme un but socio-économique général pour lequel tous les interlocuteurs en présence sont prêts à rechercher des solutions, les termes de la tractation peuvent être nettement plus conflictuels, dès lors que les solutions concrètes peuvent demander à certains des concessions qui sont un gain pour l’autre. La modération salariale en donne un bon exemple : il s’agit d’une concession des organisations syndicales dans l’espoir de favoriser l’emploi, en contrepartie de laquelle l’engagement des employeurs sur l’emploi est très rarement traduit en norme quantifiable et vérifiable. Le jeu n’est donc pas nécessairement à somme positive, tout au moins tant qu’il ne se traduit pas en emplois réels.

Si l’on s’attache aux rapports entre les acteurs, on peut considérer les négociations sur l’emploi comme « un jeu à risque », pour reprendre les termes de Saglio (1994), c’est-à-dire comme un échange dans lequel l’incertitude sur le bilan final de l’échange demeure importante. Il s’agit d’un jeu à risque dès lors que l’on a affaire à une « négociation asymétrique » (Sisson et al. 1999) où certains acteurs prennent des engagements précis, alors que les employeurs, en matière d’emploi, dépassent rarement les déclarations d’intentions : « nous recruterons si la conjoncture le permet… ». La négociation est aussi marquée par une forte incertitude : elle ne crée par un nombre précis de postes de travail, elle cherche à produire les conditions favorables à l’emploi. Elle peut comprendre des engagements chiffrés sur les salaires, le temps de travail, mais en même temps intègre une notion de pari sur les conséquences de ces engagements : il s’agit de « stimuler » la demande de travail, « d’encourager » l’offre, de « favoriser » l’insertion professionnelle, sans certitude quant aux résultats de ces mesures. Par exemple, un accord sur la modération salariale peut effectivement aboutir à une création d’emploi si les employeurs perçoivent une réelle opportunité de développement de leurs activités, comme il peut se traduire purement et simplement en réduction de coûts pour les entreprises, sans embauche en finale.

État et négociation collective, un échange de nature politique

Dans leur analyse des pactes pour l’emploi et la compétitivité, Freyssinet et Seifert (1999) constataient déjà que ces accords matérialisent une co-responsabilité du marché du travail de la part des pouvoirs publics et des interlocuteurs sociaux.

Les tractations sur l’emploi sont des échanges où la protection sociale, l’insertion professionnelle, le placement des chômeurs, l’éducation et la formation, les politiques d’emploi se trouvent impliqués. En conséquence, dès lors qu’elles associent interlocuteurs sociaux et État, mais aussi dès lors qu’elles comprennent des mesures porteuses d’implications pour le chômage et la sécurité sociale, les négociations sur l’emploi relèvent clairement d’un échange politique, où il y a interpénétration des champs d’intervention de l’État et des interlocuteurs sociaux.

Dans l’échange politique, rappelle Mériaux (1998), l’État partage une partie de ses prérogatives avec les organisations représentatives. Celles-ci sont alors amenées à participer à la préparation et à la mise en oeuvre des politiques publiques. C’est bien le cas lorsque les interlocuteurs sociaux participent à des pactes sociaux et aux plans d’action nationaux comprenant des mesures sur la protection des chômeurs, sur la formation en faveur des sans-emploi, sur les conditions de la retraite anticipée, ou encore sur la progression salariale dès lors que celle-ci est fixée en fonction des politiques économiques, ce qui est le cas dans les pactes sociaux des pays de la zone euro. Réciproquement, se concertant avec les pouvoirs publics sur des questions de flexibilité, d’organisation du travail, de temps de travail, de formation continue, les interlocuteurs sociaux partagent avec l’État des champs d’intervention qui étaient auparavant réservés dans bien des cas à l’autonomie de la négociation collective. Dès lors que l’emploi et le chômage sont visés, et non plus seulement les conditions de travail ou la productivité, ces négociations touchent au pilotage du marché du travail, à des questions qui relèvent à la fois de la responsabilité politique et de celle des acteurs sociaux.

Lorsqu’elles reposent sur une concertation centralisée et tripartite, les négociations sur l’emploi prennent la forme de ce que certains auteurs ont appelé des « pactes sociaux » (Pochet 1998 ; Rhodes 2001), qui signalent un changement important dans les relations industrielles en Europe au cours des quinze dernières années. Pour Rhodes (2001), les pactes sociaux sont l’un des aspects les plus importants du nouvel État social actif (new politics of welfare state), construits pour établir des liens entre des pôles apparemment opposés : efficience et égalité, croissance et redistribution, compétitivité et solidarité. Les pactes sociaux, qui ont proliféré depuis la fin des années 1980, ont des implications majeures pour l’État social, en établissant des liens, et en innovant dans ces liens, entre les systèmes de sécurité sociale, les règles d’emploi et la négociation salariale. C’est le cas, par exemple, lorsqu’ils prévoient une réduction des charges sur les salaires, avec en contrepartie l’investissement dans la formation professionnelle, dans le but de favoriser l’insertion des chômeurs, ce qui, en retour, doit réduire le coût du chômage. En associant gains de productivité et principes de solidarité, les pactes sociaux témoignent selon Rhodes de l’affirmation croissante en Europe d’un « corporatisme compétitif », où se combinent concertation et recherche de compétitivité, avec des liens et des recouvrements complexes entre les deux.

L’exemple le plus frappant est certainement celui du « miracle hollandais », qui associe croissance de l’emploi, réforme de la sécurité sociale et néo-corporatisme (Visser et Hemerijck 1997). On peut tenter de le résumer grossièrement en cinq traits principaux :

  • les changements du marché du travail y ont été menés en priorité par la concertation centralisée, avec négociation au sein des organisations d’employeurs et des organisations syndicales nationales sur des politiques d’emploi, en accord avec le gouvernement depuis 1982 et le début de nouveaux processus de concertation par le gouvernement de centre droite ; le centre de décision, constatent Tromp et Beukema (2001), s’est progressivement déplacé des politiques du gouvernement vers la négociation collective ;

  • on peut observer dans le cas hollandais une transformation dans les modes de relations professionnelles, avec d’un côté cette concertation centralisée mais aussi, en même temps, une relative délégation vers l’entreprise, au moyen de ce que Traxler (1995) appelle une « décentralisation organisée » ;

  • tout au long des années 1990, les chiffres y montrent une réduction de moitié du chômage et la forte progression de l’emploi, surtout à temps partiel et féminin (Tromp et Beukema 2001). En 2002, le taux d’emploi y atteignait 74,4 % et le taux de chômage y était le plus bas de l’Europe des quinze, à 2,7 % (CEC 2004).

  • dans ces changements, les politiques de modération salariale, flexibilité, « employabilité » et temps partiel, occupent une place centrale (van der Meer, Benedictus et Visser 2002), ce qui conduit à constater un déplacement progressif d’un « welfare-state », ou État providence, vers un « workfare-state », c’est-à-dire un État dans lequel chaque personne doit être mise dans les conditions de pouvoir trouver un emploi, ce qui va lui assurer l’insertion sociale ;

  • en ce sens, ce déplacement s’accompagne aussi d’un glissement dans ce qui est assuré aux individus : ce n’est plus un droit à la sécurité d’emploi mais bien un devoir « d’employabilité » (Tromp et Beukema 2001).

En réalité, tous les pays européens à l’exception du Royaume-Uni ont connu un renouveau du néo-corporatisme depuis le début des années 1990. Son regain a souvent été attribué à l’Union économique et monétaire (UEM) : dès lors que les gouvernements nationaux ont renoncé à une marge de manoeuvre en matière d’inflation et de déflation, ils accentuent leur contrôle sur les salaires et incitent les interlocuteurs sociaux à conclure des pactes bipartites ou tripartites de modération salariale (Crouch 2000 ; Pochet 1998). Cependant, il faut apporter ici deux nuances à ce raisonnement. Premièrement, les pactes sociaux ne représentent pas la totalité des processus néo-corporatistes, mais seulement l’une de leurs expression. Les plans d’action nationaux pour l’emploi en font également partie, de même que divers accords, engagements conjoints, programmes d’action négociés en matière d’emploi. Cela signifie que la maîtrise des coûts salariaux n’en est pas le seul moteur, de même que l’UEM n’en est pas le seul incitant exogène. Le contexte de sous-emploi chronique a incité les acteurs à rechercher ensemble des solutions nouvelles pour le marché du travail. Parallèlement, la stratégie européenne pour l’emploi a encouragé, par l’intermédiaire des plans d’action nationaux, une coordination accrue entre politiques publiques et négociation collective. Deuxièmement, ces processus néo-corporatistes débordent la finalité purement économique de maîtrise de l’inflation. Lorsqu’ils portent sur l’emploi, les accords ou engagements conjoints associent étroitement objectifs économiques et finalités sociales. Il ne s’agit pas seulement de réduire le coût du chômage ou d’accroître le nombre de contributeurs à la sécurité sociale, mais bien d’assurer l’insertion des chômeurs, l’accès des jeunes au marché du travail, la redistribution du travail, la cohésion sociale.

Par contre, si les finalités sont claires, on peut s’interroger sur l’efficacité de ces processus. Dans la mesure où les accords pour l’emploi contiennent des mesures dont on espère qu’elles favoriseront l’emploi, et non pas des engagements précis sur un certain nombre de postes de travail, leur impact réel n’est jamais garanti. En conséquence, la légitimité et l’existence même des négociations et concertations en matière d’emploi risquent d’être mises en cause si peu d’effets positifs se concrétisent en termes de taux d’emploi et de chômage.

Grote et Schmitter (1997) ont fait référence à Sisyphe pour évoquer la renaissance et le déclin récurrents du corporatisme en Europe. Pour eux, il y des cycles du corporatisme, qui se construit progressivement, se développe, puis rencontre des obstacles et des échecs et décline ou disparaît, pour ressurgir quelques années plus tard. Ils montrent qu’un moteur incitant au renouveau de telles initiatives se trouve dans les efforts des gouvernements nationaux pour appliquer les directives et politiques européennes ainsi que les critères de l’UEM. Dans la même perspective, on peut considérer que l’UEM et la stratégie européenne pour l’emploi incitent les gouvernements nationaux à rechercher des solutions négociées pour leur marché du travail, particulièrement depuis le début de la stratégie pour l’emploi en 1997 et jusqu’à aujourd’hui. Mais ces tentatives risquent bien de s’épuiser s’il apparaît sur le long terme que les buts quantitatifs fixés restent hors d’atteinte.

À la recherche de nouveaux compromis

Les pactes sociaux, ou l’intervention conjointe des interlocuteurs sociaux et de l’État pour piloter le marché du travail, s’accompagnent de compromis originaux, qui d’après Rhodes (2001) concilient productivité et solidarité, mais qui témoignent aussi de nouveaux compromis entre devoirs et engagements réciproques des employeurs et des travailleurs. Modération salariale et objectifs sociaux, « employabilité » et cohésion sociale, compétitivité et solidarité, flexibilité et sécurité : les compromis sur l’emploi tentent bien souvent de concilier des contraires. On peut dire qu’en tant que tels, ils proposent des tentatives de solutions aux problèmes actuels du marché du travail en Europe, mais aussi, plus largement, qu’ils reflètent une recherche par les acteurs sociaux de nouveaux « compromis fondateurs » qui pourraient organiser le marché du travail aujourd’hui.

Le diagnostic de la disparition ou tout au moins de l’affaiblissement d’un compromis fondateur ancien, au profit d’un ou plusieurs compromis émergents encore mal identifiés, a été posé par plusieurs auteurs suivant des pistes théoriques différentes mais effectuant un constat similaire. Boyer et Durand (1993) ont analysé en profondeur le déclin du compromis fordiste qui organisait les économies occidentales de l’après-guerre ; Esping-Andersen (1999) a montré comment les sociétés post-industrielles qui émergent actuellement s’accompagnent d’un nouveau compromis entre emploi et égalité ; Supiot (1999), dans le rapport maintenant célèbre qu’il a coordonné pour la Commission européenne, a constaté le déclin du modèle de l’État providence et souligné le fait que le pacte fondateur entre dépendance économique et sécurité sociale avait vécu : « Dans le modèle de l’État-providence [constate Supiot] le travail était le lieu d’un échange fondateur entre dépendance économique et sécurité sociale. Certes, celui qui avait un emploi se soumettait au pouvoir d’autrui, mais il se voyait garantir en retour les conditions d’une vie sociale normale. Ce sont les bases de ce pacte fondateur qui se trouvent aujourd’hui remises en question. La pression économique est plus forte que jamais (pour ceux qui ont un emploi comme pour ceux qui n’en ont pas), mais elle n’est plus compensée par une sécurité d’existence. » (Supiot 1999 : 10).

Plus récemment, Traxler (2003) observe que le compromis de l’après-guerre a laissé la place à un nouveau compromis qui ne remet pas en cause les systèmes organisés de relations industrielles, mais qui, au contraire, s’y inscrit. Ce compromis intègre la modération salariale, qui existait déjà auparavant, mais qui est maintenant voulue pour réduire les coûts comparatifs du travail et pour améliorer la compétitivité. L’insistance placée sur la flexibilité y va de pair avec une plus grande dispersion salariale, et donc un recul des politiques salariales solidaires. De là ont émergé de nouvelles formes de corporatisme que l’on peut qualifier de « compétitif ». Sur le plan procédural, le nouveau compromis, tentant de concilier coordination de la modération salariale et flexibilité salariale au niveau microéconomique, requiert la « décentralisation organisée ». Dans celle-ci, les accords de niveau supérieur définissent un cadre à l’intérieur duquel les acteurs de niveau inférieur ont le pouvoir de chercher des accords flexibles.

En synthèse, on ne peut a priori postuler que les diverses négociations sur l’emploi s’inscrivent dans un schéma ou un modèle général unique, homogène. Au contraire, elles sont le fait des acteurs collectifs qui agissent là où ils se trouvent, avec les contraintes et ressources qui sont à leur portée. Cette diversité ne recouvre donc pas un schéma général commun. Par contre, un certain nombre de traits en ressortent et permettent de percevoir quelle forme prennent ces tentatives de piloter les mutations actuelles du marché du travail :

  • négociations portant sur un large éventail de mesures le plus souvent négociées « par paquets » ;

  • négociations inscrites dans un « jeu à risque » où les engagements concrets en faveur de l’emploi sont porteurs de concessions concrètes mais de résultats toujours incertains en termes d’emploi ;

  • partage de responsabilités entre État et interlocuteurs sociaux en matière de marché du travail, qui permet de construire des changements négociés où se maintiennent certains principes de solidarité et d’équité tout en ouvrant la porte à une plus grande disparité des situations de travail et à la flexibilité ;

  • réémergence de processus corporatistes, conjointement à la « décentralisation organisée » ;

  • enfin, déplacement progressif de la notion d’emploi, de l’acquis reposant sur une certaine sécurité d’emploi vers le devoir individuel d’être capable de s’insérer sur le marché du travail. Comme le constate Supiot (1999), l’emploi se trouve de plus en plus compris comme une trajectoire et non plus comme un acquis. Il se définit maintenant comme un parcours, une suite d’événements plus ou moins organisée dont l’enchaînement dépend de façon croissante de la capacité d’un individu à y faire face en étant « employable ».

À cela s’ajoute la stratégie européenne pour l’emploi, qui n’influence pas directement les négociations entre organisations patronales et syndicales, mais qui pèse toutefois fortement sur les politiques établies par les gouvernements nationaux et qui participe activement à la manière dont sont posés les termes du débat sur l’emploi. Si elles ne s’inscrivent pas dans un schéma général unifié, les négociations sur l’emploi, par les compromis complexes qu’elles mettent en oeuvre et les relations qu’elles impliquent entre interlocuteurs sociaux et avec l’État, participent de la construction progressive d’un nouveau compromis constitutif du marché du travail actuel et en devenir.

Conclusion

Il est difficile de cerner l’ampleur exacte des négociations sur l’emploi, pour deux raisons.

Premièrement, on l’a dit, nous ne disposons pas de statistiques exhaustives sur le contenu des accords, qui permettraient pour l’ensemble des pays européens d’évaluer la fréquence de la thématique de l’emploi dans la négociation. Ce que l’on peut par contre observer, c’est l’importance croissante du sujet dans les pays où de telles statistiques sont disponibles ; c’est aussi une stratégie européenne qui fait appel aux interlocuteurs sociaux pour traiter les problèmes d’emploi ; c’est enfin l’affirmation répétée par divers auteurs de l’importance croissante de l’emploi en tant qu’objet de négociation.

Deuxièmement, l’ampleur de ces négociations se laisse difficilement cerner parce qu’elles s’inscrivent dans les systèmes de relations industrielles propres à chaque pays, et prennent donc une forme institutionnelle particulière dans chaque État membre, rendant ainsi la comparaison délicate même si, on l’a vu, des traits communs peuvent être dégagés. Leur diversité est rendue d’autant plus grande que ces négociations recouvrent un large éventail des règles, de clauses, d’engagements destinés à favoriser l’emploi. Elles sont donc polymorphes à la fois par leur inscription institutionnelle dans des contextes de relations industrielles différents et par la variété de leurs composantes.

Il n’en reste pas moins qu’elles constituent un pan relativement peu exploré des relations industrielles. Et, en particulier, si l’emploi prend une place croissante dans la négociation collective, il faut s’interroger sur ce rôle que peuvent prendre les organisations représentatives : ont-elles réellement une capacité de régulation conjointe du marché du travail ? Quels sont les enjeux de cette responsabilité ? Quelles en sont les conséquences effectives sur le chômage et l’emploi ? Quels rôles respectifs cela demande-t-il de la part des organisations de travailleurs et d’employeurs et de la part de l’État ? Quels sont les compromis qui en résultent ?

La stratégie européenne pour l’emploi prévoit que les interlocuteurs sociaux s’impliquent dans la préparation et la mise en oeuvre des plans d’action nationaux, c’est-à-dire, en finale, dans les politiques d’emploi. L’enjeu d’une meilleure compréhension du rôle du dialogue social dans l’emploi n’est donc pas uniquement théorique mais aussi politique et économique.

Cela soulève de multiples questions, que l’on peut regrouper en trois volets. Premièrement se joue la capacité des organisations syndicales et patronales à intervenir conjointement pour piloter les transformations du marché du travail. Cette capacité n’est pas seulement une question de ressources dont disposent les acteurs, mais aussi de supports institutionnels et de volonté politique, de la part de l’ensemble des acteurs y compris les pouvoirs publics, d’agir collectivement en faveur de l’emploi. Deuxièmement se pose la question des processus de négociation impliqués. Les observations disponibles tendent à montrer que les négociations sur l’emploi ne sont pas exactement de même nature que la négociation dite traditionnelle, portant sur les conditions de travail ou les salaires. Il est alors important de bien en montrer les mécanismes, les dynamiques, les compromis produits ainsi que leurs coûts et bénéfices pour les acteurs concernés. Troisièmement se pose la question des résultats : au-delà de la capacité à négocier des compromis pour l’emploi, quels sont les effets des accords conclus sur le marché du travail : y a-t-il, finalement, création d’emploi et réduction du chômage ? Et, à côté de cela, quels sont les effets induits sur le marché du travail, en termes de segmentation de la main-d’oeuvre, de flexibilité, de salaires, etc. ?

Poser ces questions, aborder ces enjeux, ne consiste pas en un exercice rhétorique, loin de là. Il en va réellement de la capacité des acteurs collectifs à maîtriser les changements actuels du marché du travail. Ce qui se joue, c’est bien la possibilité d’une régulation conjointe du changement, plutôt qu’une dérégulation pure et simple. Ce qui est en jeu, c’est aussi la capacité des acteurs traditionnels de la négociation collective à se saisir des dynamiques actuelles qui traversent le marché du travail plutôt que de laisser ces dynamiques résulter d’un rapport de force d’autant plus inégal qu’il est masqué par de grands déterminants apparemment abstraits tels que la mondialisation, la globalisation ou la technologie.

L’analyse présentée ici ne répond pas à toutes ces questions, loin de là. Par contre, en se focalisant sur la nature des négociations, elle met en évidence des phénomènes apparemment contradictoires. D’un côté, les négociations sur l’emploi impliquent une plus grande coordination entre politiques publiques et négociation collective, notamment par le biais des plans d’action nationaux. On a vu qu’elles participaient d’un renouveau plus large de processus néo-corporatistes dans la quasi-totalité des pays européens. D’un autre côté, la nature des compromis négociés ouvre la voie à une plus grande souplesse du marché du travail, à une différenciation accrue des situations entre entreprises et entre travailleurs, à une notion d’employabilité remplaçant celle de sécurité d’emploi. En ce sens, on assiste bien à une certaine libéralisation du marché du travail. Cette libéralisation est le fait de règles conjointes. En conséquence, contrairement à une vision théorique classique qui renvoie dos à dos marché et institutions, on assiste actuellement dans l’Union européenne à une libéralisation du marché du travail au moyen de processus concertés et négociés qui s’inscrivent dans les institutions nationales de relations industrielles.