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Le travail en équipe constitue l’un des changements majeurs intervenus dans les milieux de travail au cours des deux dernières décennies, particulièrement dans les emplois qui commandent des niveaux élevés d’autonomie de la part des salariés (Applebaum et Batt, 1994; Betcherman, Leckie et Verma, 1994; Cohen et Bailey, 1997; Cohen-Rosenthal et Burton, 1993; Osterman, 1994). Une équipe de travail est un groupe de salariés responsables d’un ensemble de tâches interdépendantes qui se réunissent régulièrement pour planifier l’organisation et les modalités d’exécution de leur travail (Applebaum et al., 2000 : 118). Le travail en équipe constitue un changement radical de l’organisation traditionnelle du travail car il impose une redéfinition des tâches et des responsabilités des travailleurs et des gestionnaires (Applebaum et al., 2000; Cappelli et Sherer, 1989; CSN, 1991; FTQ, 1995; Martin 1994). Il permet un dépassement du modèle tayloriste qui confine les travailleurs à des tâches restreintes et répétitives, en aménageant des formes d’organisation du travail flexibles et en favorisant la responsabilisation individuelle et collective des membres des équipes (Appelbaum et Batt, 1994; Betcherman, Leckie et Verma, 1994; Bourque et der Stepanian, 2001; Cohen-Rosenthal et Burton, 1993; Rankin, 1990). Il implique aussi la prise en charge par les membres des équipes de tâches habituellement assumées par des gestionnaires dans une organisation du travail de type tayloriste (Applebaum et Batt, 1994; Cappelli et Sherer, 1989; Cohen-Rosenthal et Burton, 1993).

L’autonomie des équipes de travail s’accroît au fur et à mesure que les membres assument des responsabilités élargies relatives à l’organisation du travail sur le court, le moyen et le long terme (Bailey et Adiga, 1997; Maschino, Morrissette et Turcot, 1995). Les principaux domaines d’exercice de cette autonomie concernent les objectifs et l’organisation de la production, les cadences et les charges de travail, la définition et la répartition des tâches, la sélection du chef d’équipe, la formation, la santé et sécurité, le contrôle de la qualité, les modalités de rémunération, les horaires de travail et des vacances, les relations avec les fournisseurs et les clients, l’entretien et la réparation des équipements, le contrôle des inventaires, et la commande des outils, des machines et des pièces de rechange (Bailey et Adiga, 1997; Roy, 1999).

Deux modèles d’organisation du travail en équipe ressortent de la littérature consultée: le modèle « japonais » de production allégée (lean production) et le modèle sociotechnique (Applebaum et Batt, 1994; Betcherman, Leckie et Verma, 1994; Cohen Rosenthal, 1997). Ces deux modèles se distinguent notamment par le degré d’autonomie caractérisant les équipes de travail. Le travail en équipe selon le modèle de production allégée attribue un rôle prépondérant aux gestionnaires dans les décisions touchant l’organisation du travail, alors que le modèle sociotechnique fait une place beaucoup plus importante aux décisions des membres des équipes dans la gestion de leur travail (Appelbaum et Batt, 1994; Cohen-Rosenthal, 1997; Lévesque et Côté, 1999; Osterman, 1994). L’autonomie décisionnelle des équipes de travail a plusieurs effets positifs pour les travailleurs puisqu’elle renforce la coordination et la coopération entre les membres des équipes, et la satisfaction qu’ils tirent de leur travail (Batt et Appelbaum, 1995; Cohen-Rosenthal et Burton, 1993; Klein 1991; Martin, 1994).

La place du syndicat dans l’organisation du travail est très différente dans le modèle de production allégée et dans le modèle sociotechnique (Cohen-Rosenthal, 1997). Le travail en équipe selon le modèle de production allégée a été étudié notamment dans l’industrie du vêtement (Bailey, 1993; Bourque et der Stepanian, 2001) et dans l’industrie automobile (Lévesque et Côté, 1999; McDuffie, 1995; Parker et Slaughter, 1988). Ces études révèlent que la présence syndicale dans un établissement où le travail est organisé selon le modèle de production allégée a peu d’influence sur le contrôle qu’exercent les salariés sur leur travail, car les ingénieurs et les cadres de premier niveau définissent les principaux paramètres de l’organisation et de l’exécution du travail. De plus, la réorganisation du travail selon le modèle de production allégée se traduit souvent par une intensification des charges de travail et du stress, ce qui explique la réticence des syndicats à ce type de changements organisationnels (Appelbaum et Batt, 1994; Lévesque et Côté, 1999; Parker et Slaughter, 1988).

Les études sur le travail en équipe selon le modèle de production sociotechnique ont principalement été menées dans des industries de type « process », telles que l’industrie du papier (Bourque, 1999; Lapointe, 2001; Zuboff, 1988), la pétrochimie (Rankin, 1990) et l’aluminium (Bélanger, 2001; Lapointe, 1991; Socher, 2000). Ces recherches mettent en évidence l’effet bénéfique de la participation syndicale à la gestion de la production sur le fonctionnement des équipes de travail, mais aucune de ces études n’a comparé le degré d’autonomie des équipes de travail dans des établissements syndiqués et non syndiqués. La question centrale de notre programme de recherche a trait à l’effet de la présence syndicale sur l’autonomie des équipes de travail. Pour répondre à cette question de recherche, nous avons privilégié une série d’études empiriques comparant le fonctionnement des équipes de travail dans des établissements syndiqués et non syndiqués dans différentes industries, notamment le vêtement (Bourque et der Stepanian, 2001) et la présente étude dans l’industrie de l’aluminium[1].

Notre article comporte quatre parties. La première partie fait une revue de la documentation existante concernant l’effet de la présence syndicale sur l’autonomie des équipes de travail, principalement dans l’industrie de l’aluminium, et présente notre problématique et notre méthodologie de recherche. La deuxième partie rend compte des résultats de nos entrevues et de nos observations sur l’organisation du travail et les relations du travail dans les deux alumineries qui ont fait l’objet de nos études de terrain. La troisième partie porte sur l’analyse des résultats d’un questionnaire sur l’autonomie perçue par des membres d’équipes de travail d’opérateurs cuvistes dans les deux alumineries étudiées. La dernière partie est consacrée à une discussion des résultats et des limites de notre recherche.

Problématique et méthodologie de la recherche

Selon Appelbaum et Batt (1994), les expériences les mieux réussies de travail en équipe selon le modèle sociotechnique se retrouvent dans des établissements syndiqués. De même, plusieurs auteurs considèrent que la présence syndicale a un effet bénéfique sur la démocratisation des entreprises par la participation des syndicats et de leurs membres à la gestion des milieux de travail (Bélanger et Lapointe, 1996; Bourque, 1999; Freeman et Medoff, 1987; Kochan et Osterman, 1994). D’autres recherches soulignent que la coopération patronale-syndicale dans la gestion des changements organisationnels contribue à la responsabilisation et l’implication des salariés au sein des équipes de travail (Cohen-Rosenthal et Burton, 1993; Cooke, 1994; Cutcher-Gershenfeld, Kochan et Verma, 1991; Havlovic, Kroll et Bushe, 1993). Des études montrent également que la présence d’un syndicat fort, indépendant et impliqué activement dans l’organisation du travail est un facteur déterminant de l’autonomie des équipes de travail et de la réussite des changements organisationnels (Cohen-Rosenthal, 1997; Frost, 2000; Lapointe, 2001; Lévesque et al., 1996; Wright et Edwards, 1998). Ces travaux de recherche soutiennent donc l’hypothèse que la présence syndicale a un effet positif sur l’autonomie des équipes de travail en incitant les travailleurs à s’impliquer dans l’organisation de leur travail et en assurant une représentation des intérêts collectifs des salariés (Cutcher-Gershenfeld, Kochan et Verma, 1991; Eaton et Voos, 1992; Cohen-Rosenthal, 1997).

Cette hypothèse semble appuyée par de nombreuses études empiriques menées ces dernières années dans l’industrie de l’aluminium. Au cours des deux dernières décennies, la compétition accrue au niveau mondial et la baisse générale du prix de vente de l’aluminium à la bourse des métaux de Londres, le London Metal Exchange (LME), ont forcé les entreprises de ce secteur à améliorer la productivité des usines. Le prix de l’aluminium qui était en 1988 à 2705 $US la tonne métrique, a atteint son plus bas niveau en 1993 à 1055 $US la tonne métrique, et s’établissait à environ 1500 $ la tonne métrique en janvier 2004. Les fluctuations des revenus des entreprises ont accéléré l’introduction de nouvelles technologies et des modifications substantielles furent apportées à l’organisation du travail dans les alumineries au cours de cette période. Les changements les plus importants concernent les opérateurs des salles de cuves qui se sont vus confier de nouvelles responsabilités, le contrôle direct des superviseurs faisant place à une autonomie accrue des équipes de travail facilitée par le recours à de nouvelles technologies informatiques de contrôle de la production (Bélanger, 2001; Edwards, Bélanger et Wright, 2002; Lapointe, 1991; Socher, 2000; Wright et Edwards, 1998).

Le renforcement de l’autonomie des équipes de travail dans les usines syndiquées qui ont fait l’objet des études précitées est caractérisé dans la plupart des cas par une délégation de responsabilités administratives aux équipes d’opérateurs cuvistes. Ces changements ont été réalisés grâce à l’automatisation des contrôles informatisés dans les salles de cuves, mais aussi en raison des pressions syndicales favorisant une plus grande autonomie des équipes de travail. La prise en charge par les opérateurs cuvistes des systèmes informatisés de contrôle du processus de production est un bon indicateur du niveau d’autonomie des équipes de travail, car elle leur permet d’acquérir de nouvelles compétences liées à l’interprétation des informations nécessaires aux interventions correctives sur les cuves (Socher, 2000). En somme, le degré d’autonomie des équipes de travail est renforcé lorsque la surveillance et le contrôle du procédé de production sont confiés aux équipes d’opérateurs cuvistes plutôt qu’à des cadres ou des techniciens qui dictent aux opérateurs les interventions à effectuer sur les cuves (Bélanger, 2001; Lapointe, 1991; Socher, 2000).

Une étude de Lapointe (1991) menée à la fin des années 1980 dans seize alumineries au Canada, aux États-Unis et en France révèle que dans les usines non syndiquées de Grande-Baie et de Bécancour au Québec, et de Mount Holly aux États-Unis, les opérateurs cuvistes n’avaient pas la responsabilité des salles de contrôle informatisées qui incombait à des cadres ou des techniciens non syndiqués. Par contre, dans cinq usines canadiennes syndiquées du groupe Alcan (Arvida, Beauharnois, Isle-Maligne, Laterrière et Kitimat), les équipes d’opérateurs cuvistes opéraient souvent sans supervision et assumaient la responsabilité de l’opération des salles de contrôle informatisées (Lapointe, 1991). L’auteur note aussi une plus grande rigidité des structures hiérarchiques dans les usines non syndiquées, les cadres étant responsables du contrôle de la production alors que les opérateurs étaient affectés à des tâches répétitives et exigeantes physiquement (Lapointe, 1991). Les qualifications et la polyvalence des opérateurs cuvistes dans ces usines étaient par conséquent plus limitées que dans les usines syndiquées. Selon l’auteur de cette étude, la présence syndicale a donc eu un effet positif sur l’autonomie des équipes de travail dans les alumineries étudiées.

D’autres études menées au cours des années 1990 dans des alumineries du groupe Alcan au Québec soulignent que la présence syndicale dans la grande majorité de ces usines a eu des effets bénéfiques sur la sécurité d’emploi des salariés et sur le travail en équipe (Bélanger, 2001; Bélanger, Dumas et Monette, 1995; Edwards, Bélanger et Wright, 2002; Socher, 2000). En privilégiant l’embauche et la promotion des salariés sur la base de l’ancienneté, la présence syndicale a favorisé le maintien en emploi de salariés dont les compétences ont été mises à contribution dans les équipes de travail. Ainsi, lors de l’ouverture de la nouvelle usine Laterrière dans les années 1980, l’ancienneté acquise à l’aluminerie d’Arvida a conféré une priorité aux syndiqués de cette usine pour occuper les nouveaux emplois (Lapointe, 1991). Selon le même principe, suite à la fermeture de l’établissement d’Isle-Maligne en 2000, les employés syndiqués mis à pied ont bénéficié d’une priorité d’embauche à la nouvelle aluminerie d’Alma (Bélanger, Dumas et Monette, 1995). Contrairement à l’usine non syndiquée de Grande-Baie, les usines de Laterrière et d’Alma ont pu ainsi compter sur des salariés ayant déjà une connaissance pratique du processus de production au moment de l’implantation du travail en équipe dans ces nouvelles usines (Bélanger, 2001; Lapointe 1991).

La réduction du nombre de cadres ayant la responsabilité de surveiller et de contrôler le processus de production va généralement de pair avec l’autonomie octroyée aux équipes de travail (Appelbaum et Batt, 1994; Roy, 1999; Zuboff, 1988). Ainsi, à l’aluminerie de Laterrière, l’autonomie des équipes fut graduellement implantée parallèlement à la réduction du nombre de superviseurs, les équipes de nuit et de fins de semaine prenant en charge l’organisation du travail et le contrôle du processus de production (Lapointe, 1991). Une organisation du travail similaire a été implantée dans les salles de cuves de l’aluminerie syndiquée Alcan de Shawinigan où la supervision n’est présente que pendant le quart de jour (Socher, 2000). Une autre étude relève que dans le cadre de l’implantation des équipes de travail autogérées (ÉTAG) à l’aluminerie d’Isle-Maligne, le nombre de superviseurs a été réduit entre 1988 et 1993 dans le but de favoriser l’autonomie des équipes de travail (Bélanger, Dumas et Monette, 1995). Cependant, Lapointe (1991) souligne que la direction de l’aluminerie non syndiquée de Grande-Baie n’a pas procédé à un allègement de la structure hiérarchique lors de l’introduction des mêmes changements organisationnels, les opérateurs cuvistes étant encadrés par des superviseurs chargés de contrôler le processus de production.

Les résultats de ces recherches dans l’industrie de l’aluminium semblent donc soutenir l’hypothèse voulant que la présence syndicale favorise l’autonomie des équipes de travail. Cette hypothèse va cependant à l’encontre d’autres travaux de recherche qui établissent un lien négatif entre la présence syndicale et l’autonomie des salariés dans l’organisation de leur travail (voir notamment Cappelli et Sherer, 1989; Kirmeyer et Shirom, 1986). L’impact négatif de la présence syndicale sur l’autonomie des salariés selon ces études s’expliquerait par la rigidité des conventions collectives en matière d’organisation du travail, en raison notamment du nombre élevé de classes d’emplois et de descriptions de tâches qui limitent la polyvalence et la flexibilité fonctionnelle des salariés. De plus, plusieurs études montrent que les employeurs américains ont privilégié dans les années 1960 et 1970 les investissements dans les établissements non syndiqués afin d’échapper aux contraintes que la présence syndicale et les conventions collectives imposaient à l’organisation du travail (Cappelli et McKersie, 1987; Kochan, Katz et McKersie, 1986). Enfin, des recherches menées au cours des années 1970 aux États-Unis ont mis en évidence la diffusion plus importante des nouvelles formes d’organisation du travail dans les établissements non syndiqués (Kochan, Katz et McKersie 1986; Lawler et Morhman, 1987), mais des études plus récentes montrent que les écarts à ce chapitre entre les milieux de travail syndiqués et non syndiqués se sont atténués durant les années 1980 (Eaton et Voos, 1992; Ichniowski, Delaney et Lewin, 1989; Osterman, 1994; Wagar, 1997).

Les résultats de ces différentes recherches ne sont pas incompatibles dans la mesure où les premières font ressortir l’effet positif de la présence syndicale sur le travail en équipes dans un contexte de réorganisation du travail, alors que les autres études établissent un lien négatif entre la présence syndicale et la flexibilité du travail dans le cadre d’une organisation du travail de type tayloriste. Plusieurs chercheurs soutiennent qu’il n’existe pas de relation linéaire entre la présence syndicale et les nouvelles formes d’organisation du travail qui sont tributaires de nombreux facteurs, notamment des stratégies patronales et syndicales en cette matière et du climat des relations du travail (Applebaum et Batt, 1994; Kochan, Katz et McKersie, 1986; Osterman, 1994; Reshef, Bemmels et Wolfe, 1997). Ainsi, la participation syndicale à la réorganisation du travail influence positivement l’implication des salariés dans les équipes de travail en assurant le lien entre le projet patronal et les attentes des salariés (Bourque, 1999; Cooke, 1994; Frost, 2000; Lévesque et al., 1996). De même, le climat des relations du travail est considéré par de nombreux auteurs comme un déterminant majeur de l’implication des salariés dans l’organisation du travail (Bourque, 1999; Cooke, 1994; Deery, Erwin et Iverson, 1999; Kochan, Katz et McKersie, 1986). Ces recherches suggèrent donc que l’implication syndicale dans l’organisation du travail, plutôt que la présence syndicale, serait le principal déterminant de l’autonomie des équipes de travail en milieu syndiqué.

Ces pistes de recherche ont guidé notre étude concernant l’effet de la présence syndicale sur l’autonomie des équipes de travail dans l’industrie de l’aluminium. En comparant des équipes de travail utilisant des technologies similaires en milieu syndiqué et non syndiqué, nous voulons d’abord vérifier s’il existe un effet déterminant de la seule présence syndicale sur le degré d’autonomie des équipes de travail. Dans le cas contraire, nous examinerons à la lumière des résultats de notre recherche et des études consultées les autres facteurs pouvant contribuer à l’autonomie des équipes de travail.

Nous avons sélectionné pour notre recherche, par voie d’échantillonnage ciblé, deux alumineries dont l’une est syndiquée et l’autre est non syndiquée, dans le but d’étudier l’effet de la présence syndicale sur l’autonomie des équipes de travail. Nous avons cherché à contrôler la technologie des usines, afin de mieux cerner l’effet spécifique de la présence syndicale sur l’autonomie des équipes de travail. Les deux alumineries sélectionnées sont des établissements récents utilisant une technologie semblable qui ont démarré leurs opérations à six ans d’intervalle. Elles sont toutes deux établies dans la région Centre-du-Québec et appartiennent à la multinationale Alcoa, le second producteur canadien d’aluminium après Alcan. La première collecte de données a été réalisée à l’aluminerie Lauralco de Deschambault au printemps 2003. L’enquête à l’aluminerie ABI de Bécancour a été menée en janvier 2004, quelques mois avant que ne débute un conflit de travail qui s’est poursuivi de juillet à novembre 2004. Ces événements, quoique postérieurs à notre présence sur le terrain, mettent en lumière les tensions caractérisant les relations du travail au moment de notre enquête.

Dans chacune des usines étudiées, nous avons procédé dans une première étape à deux séances d’observation directe dans les salles de cuves d’une durée d’environ quatre heures chacune afin de recueillir des informations sur l’organisation du travail dans les salles de cuves. Nous avons également effectué à cette étape de la recherche des entrevues semi-dirigées avec deux cadres du service des ressources humaines, trois membres de l’exécutif syndical dans l’usine syndiquée, et à des entrevues non structurées auprès d’opérateurs cuvistes durant les séances d’observation directe de l’exécution de leurs tâches. Dans une deuxième étape, un questionnaire a été distribué aux membres de deux équipes de cuvistes dans les deux usines dans le but d’évaluer le degré d’autonomie des équipes de travail. Nous avons aussi consulté des données secondaires qui nous ont permis de dresser un portrait sommaire des deux usines.

Nous présentons dans la prochaine partie les principales informations que nous avons recueillies sur l’organisation et les relations du travail dans ces deux usines, par le biais de la documentation secondaire, des entrevues avec des responsables des ressources humaines, des représentants syndicaux et des membres des équipes, et par l’observation directe de l’organisation du travail dans les salles de cuves. L’analyse des résultats du questionnaire sur l’autonomie des équipes de travail fait l’objet de la troisième partie.

Organisation et relations du travail dans les deux établissements étudiés

Technologies de production de l’aluminium

La production de l’aluminium consiste à transformer l’alumine en aluminium lorsqu’elle est dissoute dans la cryolite en fusion dans des cuves traversées par un courant électrique de forte intensité et de faible tension. Lors du procédé d’électrolyse, la cathode, l’électrode négative, amène l’aluminium vers le bas de la cuve, alors que l’anode de carbone, l’électrode positive, attire vers le haut l’oxygène qui se libère de la solution d’électrolyte en fusion. Lorsque l’aluminium liquide atteint un certain niveau dans la cuve, il est siphonné dans des creusets qui sont ensuite acheminés au centre de coulée pour être transformés en lingots (Alcan, 2002 ; Alcoa, 2003; Nappi, 1994). Au Québec, certaines alumineries fonctionnent toujours selon le procédé d’électrolyse Söderberg, une technologie datant des années 1940. Avec ce procédé, l’anode cuit en continu sous l’effet du courant électrique et produit des HAP (hydrocarbures aromatiques polycycliques) qui sont des substances chimiques résultant de la combustion incomplète du pétrole, du gaz et des autres matières présentes dans la cuve. La plupart de ces usines sont vouées à disparaître d’ici 2015 puisqu’elles génèrent beaucoup d’émissions toxiques et qu’elles sont peu productives par rapport aux nouvelles alumineries (Alcoa, 2003).

La technologie à anodes précuites développée par Pechiney permet une plus grande flexibilité dans l’organisation du travail que le procédé Söderberg car plusieurs tâches manuelles sont abolies ou rendues moins pénibles par la mécanisation et l’automatisation du processus de production. Dans les usines employant cette technologie, la production est généralement répartie en trois secteurs: le secteur électrode, le secteur électrolyse et le centre de coulée. Le secteur électrode fabrique les anodes qui sont cuites pendant deux semaines, d’où l’appellation de « technologie à anodes précuites ». Le secteur électrode procède aussi à la rénovation des cuves qui servent à produire l’aluminium. Le secteur de l’électrolyse est responsable de la production du métal liquide qui est acheminé au centre de coulée pour être aspiré dans des fours où différents alliages sont introduits pour la production des lingots (Alcoa, 2003). Dans le cadre de notre recherche, les deux usines étudiées utilisent la technologie à anodes précuites, ce qui nous a permis de contrôler l’effet de cette variable sur l’autonomie des équipes de travail.

L’organisation du travail dans les salles de cuves à l’aluminerie Lauralco

L’aluminerie Lauralco de Deschambault, en opération depuis 1992, est contrôlée à part entière par la multinationale Alcoa depuis son acquisition d’Alumax en 1998. Elle est dotée de 264 cuves utilisant la technologie AP-30 de Pechiney, et elle produit annuellement 240 kilotonnes métriques d’aluminium de première fusion. Au moment de notre enquête, les activités productives de l’usine mobilisaient environ 550 employés permanents et 110 employés temporaires fournis par un sous-traitant. Le secteur électrolyse (salles de cuves et services connexes) comptait 135 employés permanents et une cinquantaine d’employés temporaires répartis en douze équipes de travail. En 2003, le salaire annuel des opérateurs cuvistes permanents variait de 43 583 $ à 57 717 $ et celui des opérateurs temporaires de 36 712 $ à 44 907 $, sans les heures supplémentaires, les variations de salaire découlant de l’évaluation faite par les membres de l’équipe du niveau de compétences acquises. Les employés temporaires ne sont pas priorisés pour combler les postes permanents vacants, même s’ils ont cumulé plusieurs années de service dans l’usine. Les salariés permanents et temporaires de l’usine ne sont pas syndiqués.

Nos entrevues avec deux représentants du service des ressources humaines confirment les données d’une autre étude (Dompierre et al., 2003) à l’effet que les salariés permanents sont sélectionnés en fonction de leurs aptitudes et de leur adhésion aux valeurs de l’entreprise, à l’aide de tests psychométriques. Les dispositions à travailler en équipe, à prendre des initiatives, à communiquer facilement et à accomplir des tâches diversifiées sont les principaux critères de sélection lors de l’embauche d’un nouvel employé. Le recrutement du personnel ne se fait donc pas sur la base des compétences et qualifications acquises, celles-ci étant développées par le biais de la formation en usine. La direction effectue à tous les deux ans un sondage auprès des employés pour connaître leur degré de satisfaction au travail qui se situe autour de 90 % depuis plusieurs années, selon les deux représentants du service des ressources humaines interrogés. Ces derniers considèrent également que le climat des relations du travail est excellent dans l’ensemble des départements de la production car il n’y a pas eu de demande de règlement de différends entre 1998 et 2003 en vertu de la procédure interne mise en place lors du démarrage de l’usine (Maschino, 1995).

Le travail en équipe a été implanté dans l’ensemble de l’usine dès son démarrage en 1992, ainsi que la structure organisationnelle existante comportant trois niveaux hiérarchiques : les équipes de travail, les chefs de section et l’équipe de direction (Dompierre et al., 2003; Maschino, 1995). La direction de Lauralco privilégie une forme de management participatif. Chaque mois, le directeur de l’usine rencontre les membres des différentes équipes de travail pour les informer des projets de développement, des changements organisationnels en cours et des résultats atteints. Les équipes de travail tiennent une réunion hebdomadaire afin de discuter des différentes responsabilités à répartir au sein de l’équipe, et de prendre des décisions en matière d’organisation du travail. De concert avec leur chef de section, les équipes gèrent la formation afin de s’assurer que les membres possèdent les compétences requises pour assumer les différentes tâches dont l’équipe est responsable. Les équipes participent également à l’appréciation de la performance individuelle, un modérateur désigné par l’équipe intégrant les évaluations des pairs dans un rapport synthèse remis à l’employé concerné lors de l’entretien d’évaluation avec le chef de section. Ces évaluations sont prises en compte pour la progression salariale des nouveaux employés qui est basée sur les niveaux de polyvalence et de compétence atteints. Les paliers salariaux sont liés aux habiletés techniques et administratives acquises, et l’employé atteint normalement le maximum de l’échelle salariale après trois ans (Dompierre et al., 2003).

Dans les salles de cuves, une équipe de travail est composée d’un chef de section nommé par la direction et de quinze opérateurs qui assument à tour de rôle une responsabilité de gestion pendant une période de 15 à 24 mois. Ces responsabilités incluent l’organisation quotidienne du travail, la gestion des heures supplémentaires, des vacances, de la formation, du budget opérationnel et de la santé et sécurité au travail. De plus, les membres des équipes sont appelés à participer à des comités de travail pour résoudre des problèmes spécifiques et à des comités intersectoriels qui traitent de questions touchant l’ensemble de l’usine, comme la santé et la sécurité, l’environnement, la qualité et les échelles salariales. Les représentants de la direction estiment que les membres des équipes consacrent environ 20 % de leur temps de travail à des tâches en dehors de la production (Dompierre et al., 2003). Les équipes travaillent sur des quarts de douze heures en faisant une rotation entre les quarts de jour et ceux de nuit. Les différentes tâches des opérateurs cuvistes comprennent le suivi informatique du cycle de production, le relevage du « cadre anodique » et le changement d’anodes, le siphonage du métal dans des creusets, le recouvrement des anodes d’un mélange d’alumine et de cryolite, le démarrage d’une cuve et la prise des mesures de bain de métal. L’organisation du travail est fondée sur la polyvalence, les opérateurs cuvistes effectuant ces différentes tâches en rotation de sorte que chaque membre de l’équipe peut effectuer l’ensemble des tâches dans son secteur.

L’interprétation des données informatiques dans les salles de contrôle exige des compétences particulières de la part des opérateurs cuvistes qui sont affectés à ce poste à tour de rôle pour une période d’un mois. L’opérateur affecté à cette tâche vérifie la stabilité et la résistance des cuves à l’aide des données informatiques qui apparaissent aux écrans disposés dans la salle de contrôle. Lorsqu’une cuve enregistre des fluctuations de voltage, l’opérateur de la salle de contrôle communique avec l’opérateur dans la salle de cuves qui intervient pour stabiliser la cuve concernée. De plus, les données enregistrées dans le système informatique permettent de faire un suivi de l’entretien des équipements. Les opérateurs sont également assignés à tour de rôle pour des mandats de quatre mois à la prise des mesures du niveau de bain de métal dans les cuves, afin d’évaluer la quantité de métal à siphonner. Ils sont aussi affectés pour des mandats de douze à quinze mois au redémarrage des cuves. Lorsque la vie utile d’une cuve est terminée, après environ sept ans d’usage, la cathode doit être remplacée. Une nouvelle cuve est installée et il y a redémarrage de la cuve, les opérateurs devant s’assurer que celle-ci atteint le plus rapidement possible son niveau de stabilité optimale.

L’organisation du travail dans les salles de cuves à l’aluminerie ABI

L’aluminerie ABI de Bécancour est contrôlée à 75 % par Alcoa, et à 25 % par Alcan depuis sa prise de contrôle de Pechiney en 2004. Cette aluminerie mise en opération en 1986 a une capacité de production annuelle de 400 kilotonnes métriques et emploie plus de 1000 salariés dont quelque 800 sont syndiqués, soit environ 750 salariés de la production dont la syndicalisation remonte au début des années 1990 et une cinquantaine de techniciens qui sont syndiqués depuis 2002. Les cadres et les employés de bureau ne sont pas syndiqués. Le secteur de l’électrolyse comprenant les salles de cuves et les services connexes comptait en 2003 environ 300 salariés dont 270 syndiqués. Au moment de notre enquête, les salles de cuves employaient 188 opérateurs cuvistes répartis en douze équipes de travail de treize à quinze membres chacune, ainsi qu’une équipe de réserve de 22 opérateurs cuvistes pour les remplacements. En 2003, le salaire horaire des opérateurs de support du secteur de l’électrolyse était de 25,44 $, celui des opérateurs affectés au démarrage des cuves, à la mesures des bains, à l’outillage et aux services à l’électrolyse était de 26,75 $, et celui des opérateurs cuvistes polyvalents de 28,01 $, soit un salaire annuel d’environ 52 900 $ à 61 000 $ sans les heures supplémentaires, selon les différentes classifications d’emploi.

Les relations du travail dans cet établissement sont conflictuelles depuis la syndicalisation des salariés de la production, selon les représentants patronaux et syndicaux interrogés dans le cadre de notre étude. Après une « syndicalisation tumultueuse » au début des années 1990, une première convention collective de travail a été imposée par décision arbitrale en 1992 (Bourdon et Gérin-Lajoie, 1995). Depuis lors, les négociations pour le renouvellement de la convention collective ont été difficiles et le syndicat a eu recours à des moyens de pression à chaque ronde de négociations afin d’en arriver à une entente négociée. Toutefois, l’usine n’avait connu aucun conflit collectif de travail avant la grève déclenchée en juillet 2004 qui a pris fin en novembre 2004.

L’usine utilise la technologie Pechiney AP-18 à anodes précuites, qui est un peu moins récente mais très semblable à celle utilisée à l’usine Lauralco. La principale différence entre ces deux technologies est que les cuves utilisées à ABI sont plus petites avec 16 anodes au lieu de 20, et que les anodes sont individuelles plutôt que regroupées par paires comme dans les alumineries plus récentes. De plus, l’intensité du courant électrique requise par cette technologie est moins élevée que celle des alumineries de la dernière génération. Les tâches des équipes de cuvistes de l’aluminerie ABI sont exécutées dans des conditions comparables à celles qui prévalent à Lauralco, mais il existe quelques différences importantes au chapitre de l’organisation du travail. Ainsi, tout comme à l’aluminerie Lauralco, les équipes de cuvistes de ABI travaillent en alternance sur des quarts de travail de 12 heures de jour et de nuit, mais leurs tâches n’incluent pas la responsabilité de la salle de contrôle informatisé du processus de production. Les opérateurs peuvent obtenir des informations sur l’état des cuves à partir d’écrans situés dans les salles de cuves, et activer au besoin les paramètres d’intervention pour stabiliser les cuves. Ces paramètres sont toutefois déterminés par les superviseurs, travaillant de concert avec les techniciens de la salle de contrôle, qui donnent les directives aux opérateurs concernant les tâches à effectuer sur les cuves.

L’organisation du travail dans les salles de cuves à l’usine ABI est moins flexible qu’à l’aluminerie Lauralco, la polyvalence étant limitée par des définitions de tâches plus étroites. Les opérateurs ne font pas une rotation régulière sur les différentes tâches dans les salles de cuves, comme c’est le cas à Lauralco, mais se limitent à l’exécution des tâches relevant de l’une des six classifications d’emploi du secteur électrolyse (convention collective ABI, 2000-2004 : 92). Il existe dans les faits une rotation limitée de tâches parmi les opérateurs cuvistes polyvalents qui alternent entre le travail sur les cuves et l’opération du pont-roulant à partir d’une cabine climatisée au-dessus des cuves, mais les autres salariés du secteur sont confinés aux tâches relevant de leur classification d’emploi. De plus, les opérateurs cuvistes ne font pas d’entretien mineur sur les équipements, comme c’est le cas à Lauralco, mais ils doivent rapporter les anomalies aux responsables de l’entretien mécanique qui se chargent des réparations et des ajustements, au besoin. Depuis l’augmentation de l’ampérage des cuves qui est passé de 180 000 à 206 000 ampères au tournant des années 2000, le rythme de travail s’est accéléré car les opérateurs cuvistes siphonnent 35 cuves au lieu 30 cuves et effectuent entre 18 et 21 changements d’anodes par quart de travail, alors qu’ils en faisaient entre 15 et 18 auparavant. Ces changements ont occasionné, selon les opérateurs interrogés, une intensification de leur charge de travail, bien qu’ils ne s’occupent plus du relevage du cadre anodique qui a été confié à une équipe spécialisée.

Des réunions d’équipes animées par le chef d’équipe désigné par la direction se tiennent à tous les mois pour discuter des problèmes rencontrés dans la production au cours du mois précédent et planifier l’organisation du travail pour les prochaines semaines. Des comités où siègent des représentants syndicaux et des opérateurs cuvistes ont également été mis en place pour résoudre les problèmes relatifs à l’organisation du travail. Selon les représentants syndicaux que nous avons interrogés, ces comités de nature consultative seraient utilisés par la direction pour « vendre » ses décisions. Ainsi, lorsque la direction a décidé de réduire de quatorze à treize le nombre d’opérateurs dans certaines équipes de cuvistes quelques mois avant notre étude sur le terrain, les représentants du syndicat ont soulevé cette question au sein des comités sur l’organisation du travail mais la direction a mis en oeuvre la réduction des effectifs malgré l’opposition exprimée par les représentants syndicaux et les opérateurs participant à ces comités.

Résultats du questionnaire sur l’autonomie des équipes de travail

Pour compléter les informations recueillies à la première étape de cueillette de données présentée dans la partie précédente, nous avons eu recours à un questionnaire basé sur une typologie élaborée par Bailey et Adiga (1997) qui se sont eux-mêmes inspirés des travaux de Klein (1991). Cette typologie validée dans le cadre de l’étude menée par Bailey et Adiga (1997) permet de distinguer, à l’aide d’indicateurs empiriques, la capacité des équipes de prendre des décisions au niveau opérationnel (court terme), au niveau fonctionnel (moyen terme) et au niveau stratégique (long terme). Les indicateurs empiriques sont divisés en deux volets, l’un regroupant les décisions de nature « socio-administrative », et l’autre celles de nature « technique ». Nous pouvons ainsi distinguer ce qui ressort des interactions humaines de ce qui relève de la relation entre l’homme et la technologie. Les indicateurs empiriques mesurant l’autonomie des équipes de travail que nous avons intégrés à notre questionnaire sont identifiés dans le modèle opératoire présenté au tableau 1.

La collecte de données sur le degré d’autonomie des équipes de travail a été faite à l’aide du questionnaire utilisé par Bailey et Adiga (1997), que nous avons modifié en substituant à leur mesure binaire (oui/non) une échelle de Likert développée et validée par Daneau (2000) pour l’étude de l’autonomie des équipes de travail. Cette échelle graduée de 1 à 5 permet de mesurer différents degrés d’autonomie des équipes de travail pour chaque indicateur empirique. Les répondants devaient sélectionner l’une des cinq options suivantes : 1) = les membres de l’équipe ne sont pas impliqués dans la décision, 2) = les membres de l’équipe sont consultés mais ne prennent pas la décision, 3) = la décision est prise de façon conjointe par les membres de l’équipe et quelqu’un d’autre ou un autre groupe dans l’organisation, 4) = les membres de l’équipe prennent la décision mais après avoir consultés quelqu’un d’autre ou un autre groupe dans l’organisation, 5) = les membres de l’équipe prennent eux-mêmes la décision. La réponse sélectionnée a déterminé le score attribué sur chaque indicateur.

Tableau 1

Dimensions et indicateurs de l’autonomie des équipes de travail

Concept

Dimensions

Décisions socio-administratives

Décisions techniques

A

U

T

O

N

O

M

I

E

Décisions opérationnelles (court terme)

• Horaires de travail, de pauses et de repas

• Heures supplémentaires

• La répartition des tâches (polyvalence, alternance des tâches et des postes)

• Les rapports avec les clients et les fournisseurs

• La santé et sécurité

• L’entretien des machines

• L’arrêt des machines en cas de bris

• Le contrôle de la qualité

• Le recours au support technique

• Les objectifs de production quotidiens

• L’ordre des travaux courants

• Les modifications à apporter au processus de production

• Les méthodes de travail (façon d’exécuter les tâches, l’ordre d’exécution et la cadence du travail)

Décisions fonctionnelles (moyen terme)

• L’allocation des vacances

• Les horaires de formation

• Les modalités de rémunération (salaires horaires, bonus, primes, etc.)

• L’évaluation des performances individuelles et du groupe

• Les promotions

• Les actions disciplinaires et les congédiements

• La composition des équipes (choix des membres de l’équipe et nomination du chef d’équipe s’il y a lieu)

• L’encadrement hiérarchique

• La décision de faire appel au support externe (ex : R-H, sous-traitance)

• La commande des pièces de rechanges, des outils et des machines

• L’entretien préventif des machines

• Le suivi du procédé de production par les salles de contrôle

• Les objectifs de production hebdomadaires et mensuels

• La détermination des critères et des procédures d’évaluation des compétences techniques des membres de l’équipe

Décisions stratégiques (long terme)

• Les besoins en formation (qualifications)

• La répartition et les besoins de main-d’oeuvre

• La définition et la conception des tâches (rythme, cadence et charge de travail)

• La technologie utilisée

• L’évaluation et la sélection des pièces de rechanges, des outils et des machines

• Les objectifs de production pour plusieurs mois, annuels et pour plusieurs années

• La détermination de zones d’amélioration, les correctifs à apporter au procédé de production et la façon d’atteindre les objectifs fixés

SOURCE : Riffaud, 2003, figure 2 : 90 (inspiré de Bailey et Adiga, 1997).

-> Voir la liste des tableaux

Dans chaque usine, le questionnaire a été complété par onze opérateurs provenant de deux équipes travaillant dans les mêmes salles de cuves sur des quarts de travail successifs, par les deux chefs d’équipes ou de section, et par un représentant syndical des salles de cuves à l’usine ABI. À l’usine Lauralco, nous avons sollicité uniquement la participation opérateurs permanents, en raison des biais pouvant affecter l’évaluation de l’autonomie des équipes de travail de la part des opérateurs temporaires. Dans les deux usines, la procédure d’administration des questionnaires a consisté d’abord à rencontrer, avec l’accord de la direction et du syndicat dans le cas de l’usine ABI, les membres de deux équipes de travail dans la salle de repos au début de leur quart de travail afin d’expliquer les objectifs de l’enquête et distribuer les questionnaires. Nous sommes demeurés en disponibilité durant la première moitié du quart de travail dans la salle de repos afin de répondre aux questions des membres des équipes. Une seconde période de disponibilité à la salle de repos a été aménagée le lendemain pour répondre aux questions et récupérer les questionnaires complétés. Le taux de réponse a été légèrement plus élevé à l’usine ABI, soit 14 participants sur les 27 questionnaires distribués, contre 13 participants pour 26 questionnaires distribués à Lauralco. Le tableau 2 présente les résultats agrégés pour les six dimensions de notre modèle opératoire.

Tableau 2

Évaluation du niveau d’autonomie des équipes de travail

Dimensions

Lauralco (N = 13)

ABI (N = 14)

Test t de Student (écart des moyennes)

Court terme socio

3,2

2,4

*

Court terme technique

2,7

1,9

**

Moyen terme socio

1,9

1,7

*

Moyen terme technique

2,2

1,3

***

Long terme socio

2,9

1,9

**

Long terme technique

2,0

1,4

***

Moyenne globale

2,4

1,8

 

Différence de moyennes significative au niveau de 10 % (*), 5 % (**) et 1 % (***)

-> Voir la liste des tableaux

Les résultats du questionnaire corroborent pour l’essentiel les constats établis lors de la première étape de notre recherche, car ils font ressortir que l’autonomie perçue par les membres des équipes d’opérateurs cuvistes est plus élevée dans l’usine non syndiquée que dans l’usine syndiquée. De plus, comme le montrent les résultats du test t de Student sur les écarts des moyennes des indicateurs de chaque dimension, les différences entre les évaluations de l’autonomie des équipes de travail des deux groupes de répondants sont significatives au niveau de 10 % pour les décisions socio-administratives de court et de moyen terme, au niveau de 5 % pour les décisions socio-administratives de court terme et techniques de long terme, et au niveau de 1 % pour les décisions techniques de moyen terme et de long terme. Les différences les plus significatives concernent donc les décisions à caractère technique, ce qui s’explique dans une large mesure du fait que les opérateurs cuvistes de l’aluminerie Lauralco ont un meilleur contrôle technique du processus de production que ceux de l’usine ABI dont les tâches sont confinées à des interventions limitées et répétitives sur les cuves.

À technologie comparable, sur la dimension sociale à court terme, l’autonomie perçue par les opérateurs cuvistes est plus élevée à l’usine Lauralco qu’à l’usine ABI (moyennes de 3,2 et 2,4 : différence significative au seuil de 10 %). L’autonomie exprimée par les opérateurs de l’usine non syndiquée est plus grande particulièrement aux chapitres de l’organisation des horaires de travail, du remplacement des salariés absents, de la répartition et de la variété des tâches à effectuer. Concernant ce dernier indicateur, les opérateurs cuvistes de l’usine non syndiquée sont affectés à plusieurs tâches, telles les réparations mineures sur les équipements et la surveillance du procédé à partir de la salle de contrôle, qui ne relèvent pas des opérateurs cuvistes dans l’établissement syndiqué. De plus, dans l’usine syndiquée, le relevage du cadre anodique a été confié à une équipe spécialisée, ce qui a réduit davantage la polyvalence des membres des équipes.

Sur les indicateurs de la dimension technique de court terme, l’autonomie perçue par les opérateurs cuvistes est également plus élevée à l’usine Lauralco qu’à l’usine ABI (moyennes de 2,7 et 1,9 : différence significative au seuil de 5 %). La moyenne obtenue à l’usine Lauralco indique que les décisions relevant de cette dimension sont le plus souvent prises conjointement avec la direction (niveau 3 de l’échelle de mesure), tandis que les opérateurs de l’usine ABI estiment être seulement consultés sur ces questions (niveau 2 de l’échelle de mesure). Pour chaque indicateur de cette dimension, les opérateurs de l’usine non syndiquée expriment un niveau d’autonomie supérieur à celui qui est perçu par les opérateurs de l’usine syndiquée. Les écarts les plus importants entre les deux groupes ont trait aux méthodes de travail, à l’ordre des travaux courants d’entretien, au contrôle de la qualité, au support technique et aux modifications des paramètres de production.

Le degré d’autonomie perçue par les membres des équipes des deux alumineries dans les décisions relevant de la dimension sociale à moyen terme est très similaire (moyenne de 1,9 à Lauralco et de 1,7 à ABI : différence significative au seuil de 10 %). Les opérateurs de l’usine non syndiquée expriment une autonomie plus élevée sur les questions touchant la formation, la composition et la nomination des chefs d’équipe, tandis que les opérateurs de l’usine ABI considèrent avoir une plus grande autonomie que ceux de Lauralco au niveau des mesures disciplinaires et des congédiements. L’évaluation plus favorable des opérateurs de l’usine ABI au sujet de l’autonomie des équipes de travail en matière disciplinaire s’explique principalement par les droits reconnus aux salariés dans la convention collective aux chapitres du règlement et de l’arbitrage des griefs.

Au niveau de la dimension technique à moyen terme, les opérateurs cuvistes estiment être davantage impliqués dans les décisions à l’usine Lauralco qu’à l’usine ABI (moyennes de 2,2 et de 1,3 : différence significative au seuil de 1 %). Les décisions pour lesquelles les opérateurs de Lauralco expriment un niveau élevé d’autonomie sont la commande des pièces de rechange, des outils et des machines, tandis que ceux de l’usine ABI estiment ne pas être impliqués dans ces décisions. Quant à l’utilisation des données provenant de la salle de contrôle, les opérateurs de ABI évaluent qu’ils sont consultés à ce sujet (moyenne de 2,1), tandis que ces décisions seraient prises conjointement avec la direction selon les opérateurs de Lauralco (moyenne de 2,8). La prise en charge de la salle de contrôle par les opérateurs cuvistes à l’usine Lauralco et par des techniciens à l’usine ABI explique pour une large part cet écart important et fortement significatif dans l’évaluation de l’autonomie des équipes de travail sur cette dimension.

Les mêmes différences apparaissent au sujet des décisions relevant de la dimension sociale à long terme. Les opérateurs de Lauralco évaluent encore une fois plus favorablement que ceux de ABI le degré d’autonomie des équipes de travail sur tous les indicateurs de cette dimension (moyennes de 2,9 et 1,9 : différence significative au seuil de 5 %). Les opérateurs de Lauralco considèrent avoir un niveau beaucoup plus élevé d’autonomie que ceux de l’usine ABI particulièrement en ce qui concerne l’évaluation des besoins en formation et la répartition de la main-d’oeuvre entre les différents postes, mais une autonomie moindre bien que plus élevée qu’à ABI en matière de définition des tâches et des charges de travail.

Le même constat s’impose au sujet des décisions relevant de la dimension technique à long terme, les opérateurs de l’usine Lauralco estimant bénéficier d’une plus grande autonomie que ceux de l’usine ABI (moyennes de 2,0 et 1,4 : différence significative au seuil de 1 %). Pour cette dimension, les opérateurs cuvistes de Lauralco expriment une autonomie plus élevée que ceux de l’usine syndiquée sur tous les indicateurs, les écarts les plus importants concernant la détermination des objectifs de production, des améliorations et des correctifs à apporter au processus de production. Il faut toutefois noter que le degré d’autonomie exprimé par les répondants de chacune des usines sur cette dimension, qui regroupe les décisions stratégiques en matière de gestion de la production, la place à l’avant-dernier rang des six dimensions du modèle opératoire.

La comparaison des moyennes obtenues pour l’ensemble de ces dimensions dans les deux alumineries étudiées met en évidence une relation négative entre la présence syndicale et la perception de l’autonomie des équipes de travail. Ces résultats indiquent que si la présence syndicale permet aux salariés de constituer une force collective pour négocier les conditions de travail, elle ne favorise pas nécessairement l’autonomie collective des équipes de travail.

Discussion des résultats de la recherche

L’hypothèse à l’effet que la présence syndicale a un effet positif sur l’autonomie des équipes de travail n’est pas confirmée par nos résultats de recherche. En effet, les membres équipes de travail dans l’établissement non syndiqué expriment un degré d’autonomie plus élevé que ceux des équipes de travail de l’usine syndiquée sur la plupart des indicateurs de notre modèle opératoire, et les différences des écarts des moyennes pour chacune des six dimensions de notre modèle opératoire sont significatives aux seuils de 10 % (2 dimensions), de 5 % (2 dimensions), ou de 1 % (2 dimensions). Ces évaluations sont par ailleurs congruentes avec les informations obtenues des gestionnaires et des opérateurs cuvistes, de même qu’avec nos observations directes du fonctionnement des équipes de travail dans les deux usines, qui font ressortir la flexibilité et l’autonomie plus élevées des équipes de travail de l’usine non syndiquée Lauralco.

Ces résultats nous amènent donc à élargir la discussion aux autres facteurs pouvant contribuer à l’autonomie des équipes de travail. Le premier facteur renvoie au modèle d’organisation du travail en équipe qui peut s’inspirer du modèle sociotechnique ou du modèle de production allégée, comme nous l’avons noté au début de l’article. Dans les faits, les modalités du travail en équipe à l’aluminerie syndiquée ABI relèvent davantage du modèle de production allégée que du modèle sociotechnique car la plupart des décisions stratégiques touchant l’organisation du travail ne sont pas prises par les membres des équipes de travail. L’autonomie collective des équipes de travail est faible dans cette usine où les superviseurs et les techniciens contrôlent le processus de production et indiquent aux opérateurs les interventions à faire sur les cuves. De plus, la polyvalence des salariés est limitée, les tâches des opérateurs cuvistes sont répétitives, les comités de résolution de problèmes sont peu fréquents et fonctionnent à plusieurs égards comme des cercles de qualité qui peuvent faire des suggestions mais ne disposent pas d’un pouvoir décisionnel en matière d’organisation du travail (Appelbaum et Batt, 1994; Cohen-Rosenthal et Burton, 1993).

Par contre, l’organisation du travail en équipe dans l’aluminerie non syndiquée Lauralco se rapproche davantage du modèle sociotechnique car la surveillance et le contrôle du processus de production sont assumés par les opérateurs à tour de rôle, de même que les autres tâches dont l’équipe a la responsabilité. De plus, les membres des équipes tiennent une réunion hebdomadaire et participent à des comités dont les décisions influencent différents aspects de l’organisation du travail et de la gestion des ressources humaines. Les réseaux de communication mis en place à l’aluminerie Lauralco permettent de gérer les tensions potentielles entre les salariés et la direction, en reconnaissant aux opérateurs cuvistes une autonomie élevée dans l’organisation de leur travail et un rôle actif dans des comités chargés d’étudier les moyens d’atteindre les objectifs organisationnels. Cette autonomie est essentielle au maintien de la participation des salariés au sein des équipes de travail et des comités. La polyvalence des opérateurs, par une rotation des postes fréquente et régulière, contribue à réduire la monotonie du travail et à renforcer la coopération entre les membres des équipes de travail. De plus, les opérateurs sont incités à développer leurs compétences dans un processus d’amélioration continue où la formation tient une place importante.

Le type de gestion pratiqué à l’usine ABI est différent, la direction exerçant un contrôle plus serré en matière d’organisation du travail. Dès le démarrage de l’usine, la direction a implanté un modèle d’organisation du travail limitant considérablement l’autonomie collective des équipes de travail dans les salles de cuves, notamment en ce qui concerne la responsabilité des systèmes informatisés de contrôle de la production et à la polyvalence des salariés. Les équipes de travail ne disposent pas d’un pouvoir décisionnel en matière d’organisation du travail, sauf sur des aspects mineurs, et les opérateurs cuvistes sont confinés à l’exécution de tâches restreintes et répétitives qui requièrent peu de formation. Depuis l’ouverture de l’usine, la direction n’a pas privilégié une stratégie sollicitant l’implication active des salariés dans la gestion de la production, ce qui a contribué à entretenir un climat de relations du travail tendu. Dans ce contexte, les salariés ont développé une forte loyauté au syndicat qui dispose d’un monopole de représentation lui permettant de construire un rapport de force avec la direction pour défendre les intérêts collectifs des salariés.

Un autre facteur pertinent à l’analyse des résultats de notre recherche a trait aux stratégies patronales et syndicales en matière d’organisation du travail, l’implication du syndicat dans les changements organisationnels s’avérant une condition favorable à l’autonomie des équipes de travail (Appelbaum et Batt, 1994 ; Cohen-Rosenthal, 1997 ; Cutcher-Gershenfeld, Kochan et Verma, 1991). Ainsi, l’effet de la présence syndicale sur les modalités du travail en équipe à l’aluminerie ABI n’a pu jouer directement du fait que cette forme d’organisation du travail a été implantée avant que les salariés de la production ne soient syndiqués. Lorsque le syndicat a entrepris la négociation de la première convention collective en 1992, l’usine fonctionnait depuis environ six ans selon un modèle d’organisation du travail qui conférait peu d’autonomie aux équipes de travail. L’organisation du travail n’a pas été modifiée par cette ronde de négociation qui a débouché sur une impasse, et le syndicat a demandé l’intervention d’un arbitre pour déterminer le contenu de la première convention collective (Gérin-Lajoie et Bourdon, 1994). Les tentatives ultérieures du syndicat d’élargir la responsabilité des opérateurs aux salles de contrôle ont échoué en raison du refus de l’employeur d’accorder une prime salariale à l’élargissement des tâches. Les stratégies patronales depuis l’ouverture de l’usine ABI n’ont donc pas privilégié l’implication du syndicat et des salariés dans l’organisation du travail.

La différence marquée du climat des relations du travail dans les deux établissements étudiés, qui a une influence déterminante sur l’implication des salariés et l’organisation du travail, rend plus complexe l’analyse du lien entre la présence syndicale et l’autonomie des équipes de travail. Le climat des relations du travail, au moment de notre enquête, était évalué très favorablement par les représentants patronaux et les membres des équipes de travail à l’usine Lauralco, tandis qu’il était jugé conflictuel par les responsables patronaux et syndicaux et les opérateurs cuvistes à l’usine ABI. Le climat conflictuel des relations du travail qui existe dans cette usine depuis la syndicalisation a fait en sorte que la coopération patronale-syndicale n’a pu se développer, ce qui n’a pas favorisé l’implication des salariés dans les équipes de travail. De plus, plusieurs opérateurs que nous avons interrogés affirment avoir une opinion encore plus négative de la direction depuis l’intensification des charges de travail résultant de l’augmentation de l’ampérage des cuves. Selon ces opérateurs, la direction avait promis des compensations financières pour l’augmentation de la charge de travail qui n’ont pas été octroyées, ce qui a contribué selon eux à détériorer davantage le climat de travail dans l’usine.

Une autre limite de notre étude, comme d’ailleurs de la plupart des études basées sur des questionnaires, vient de ce que nous devons composer avec des évaluations subjectives de l’autonomie des équipes de travail pour les aspects qui échappent à l’observation directe des chercheurs. La perception qu’ont les opérateurs cuvistes de l’autonomie de leur équipe de travail peut être affectée par différents facteurs, et elle peut aussi occulter certaines réalités objectives. Ainsi, les membres des équipes d’opérateurs cuvistes de l’usine Lauralco expriment un niveau d’autonomie plus élevé que ceux de l’usine syndiquée ABI sur la gestion de la rémunération (grille des salaires et progression salariale), mais contrairement à ceux-ci, ils n’ont pas de véritable pouvoir de négociation sur ces aspects de leurs conditions de travail et leur niveau de salaire en 2003 était inférieur à celui des syndiqués de l’usine ABI. De même, tout comme à l’usine ABI, ils ne participent pas à la sélection des chefs d’équipes ou de section nommés par la direction, mais leur évaluation de l’autonomie des équipes de travail sur cette dimension est également plus élevée. Ces résultats mettent en lumière la subjectivité des opérateurs dont les perceptions positives peuvent être influencées par leur implication dans le travail en équipe, même sur des aspects où leur autonomie réelle est faible.

Dans le cadre de notre recherche, nous avons également constaté la disparité des évaluations individuelles pour un même indicateur dans chaque usine, alors qu’il s’agit de personnes effectuant le même travail. L’étude de Côté (1996) menée à l’usine GM de Boisbriand au Québec conduit à des constats similaires aux nôtres. À la suite de l’implantation d’équipes de travail dans les ateliers d’assemblage, 30,5 % des répondants à un questionnaire indiquaient que leur autonomie au travail « a augmenté », 44,7 % estimaient qu’elle « s’est maintenue », et 24,7 % évoquaient qu’elle « a diminué », les perceptions variant en fonction du contrôle que les travailleurs estiment avoir sur leur travail (Côté, 1996). Dans la même veine, l’étude de Verma et Zebre (1989) montre que le niveau d’implication dans leur travail exprimé par les salariés a un impact positif sur la loyauté à leur employeur et leur satisfaction au travail.

Malgré ces limites, les résultats de notre recherche imposent de nuancer l’hypothèse d’une relation positive entre la présence syndicale et l’autonomie des équipes de travail. Il ressort de ces résultats et des autres études consultées que les facteurs déterminants à cet égard sont les formes de participation individuelle et collective intégrées au projet patronal de travail en équipe, et le climat des relations du travail. Ces deux facteurs jouent un rôle stratégique lors de l’implantation et aux différentes étapes du développement du travail en équipe (Bourque, 1999 ; Cohen-Rosenthal, 1997 ; Harrisson, Laplante et St-Cyr, 2001). La présence syndicale s’avère donc une variable intermédiaire plutôt qu’une variable causale de l’autonomie des équipes de travail, car elle peut influencer positivement ou négativement l’implication des salariés dans les équipes de travail. Ainsi, la présence syndicale peut contribuer à l’autonomie des équipes de travail dans le cadre d’un partenariat assurant la participation du syndicat et des salariés à l’implantation et au suivi des changements organisationnels (Bourque, 1999 ; Cutcher-Gershenfeld, Kochan et Verma, 1991 ; Harrisson et Laplante, 1994). Mais la présence syndicale peut également être associée à un climat de relations du travail conflictuel, comme dans le cas de l’aluminerie ABI, qui a un effet négatif sur le fonctionnement et l’autonomie des équipes de travail en raison du déficit de confiance entre les représentants patronaux et syndicaux (Bourque, 1999 ; Harrisson et Laplante, 1994 ; Edwards, Bélanger et Wrigth, 2002).

Conclusion

Notre étude révèle que l’autonomie des équipes d’opérateurs cuvistes est plus élevée à l’aluminerie non syndiquée Lauralco qu’à l’aluminerie syndiquée ABI. Le modèle d’organisation du travail implanté lors du démarrage des opérations dans les deux usines a joué un rôle important à cet égard. Lors de la mise en opération de l’usine Lauralco, les employés ont été sélectionnés en fonction de leur capacité à adhérer aux valeurs de l’entreprise et à travailler en équipe, et les opérateurs cuvistes ont bénéficié d’une large autonomie dans l’organisation de leur travail. Par contre, la direction de l’usine ABI a adopté dès le démarrage des opérations une organisation du travail plus rigide qui a privé les opérateurs cuvistes des responsabilisés de surveillance et de contrôle du processus de production. De plus, la syndicalisation des salariés de la production de ABI au début des années 1990 a accentué le caractère néotaylorisme de l’organisation du travail et les tensions caractérisant les relations du travail depuis l’ouverture de l’usine.

À la première étape de la recherche, nos observations directes de même que nos entrevues avec des représentants patronaux et syndicaux et des opérateurs cuvistes ont fait ressortir la polyvalence et l’autonomie plus poussées des équipes de travail à l’usine non syndiquée Lauralco en comparaison avec l’usine syndiquée ABI. Ces données sont confortées par les résultats de notre questionnaire sur l’autonomie perçue par les membres des équipes de cuvistes dans les deux usines. Il faut cependant considérer la possibilité d’une surestimation de l’autonomie collective perçue par les membres des équipes de travail à Lauralco, dont nous avons donné un exemple en comparant le degré d’autonomie perçue au sujet de la gestion de la rémunération dans les deux usines. Un tel biais est cependant plus difficile à cerner sur des dimensions de l’organisation du travail qui ne sont pas directement observables, comme le recrutement des membres des équipes, la gestion de la formation, ou la détermination des objectifs de production. Sur ces dimensions, les réponses au questionnaire sur l’autonomie des équipes de travail constituent nos principales données et doivent donc être remises en contexte.

Le degré d’autonomie exprimé par les membres des équipes de cuvistes dans l’usine non syndiquée est élevé sur la plupart des dimensions du travail en équipe que nous avons étudiées, mais leur pouvoir réel peut être limité sur de nombreux aspects pour lesquels ils estiment participer avec la direction à la prise des décisions. Ainsi, même si la fréquence des réunions d’équipes est beaucoup plus élevée qu’à l’usine ABI, il faut tenir compte de la nature et la portée des décisions prises par les équipes de travail à l’usine Lauralco. Selon les informations recueillies auprès des membres des équipes de travail dans cette usine, leur participation aux décisions lors des réunions d’équipes consiste à déterminer conjointement avec le chef de section les moyens d’atteindre les objectifs de production proposés par la direction, ce que confirme une autre étude menée dans la même usine (Dompierre et al., 2003). Dans les deux usines étudiées, le véritable détenteur du pouvoir en ce qui concerne les décisions stratégiques touchant l’organisation du travail n’est pas l’équipe de travail, mais plutôt la direction de l’usine.

Le management participatif contribue à l’intégration des salariés dans l’entreprise en leur faisant accepter les valeurs et les buts de l’organisation (Bélanger et Lapointe, 1996 ; Harrisson et Laplante, 1994 ; Parker et Slaughter, 1988 ; Wells, 1993). L’approche de gestion mise en oeuvre à l’usine Lauralco a permis à la direction d’obtenir l’adhésion des salariés aux objectifs de l’entreprise et de développer une culture organisationnelle valorisant leur participation à la gestion (Dompierre et al., 2003 ; Maschino, 1995). Les membres des équipes de travail que nous avons interrogés dans cette usine ont le sentiment de participer à la gestion de la production en disposant d’un véritable pouvoir décisionnel. En encourageant la participation des salariés à des réunions d’équipes et à des comités consultatifs, les employeurs cherchent à obtenir leur consentement aux objectifs économiques de l’entreprise et aux changements organisationnels proposés par la direction. À la suite de nombreux auteurs (Lapointe, 2001 ; Martin, 1994 ; Parker et Slaughter, 1988 ; Wells, 1993), on peut cependant se demander s’il s’agit là d’une véritable démocratisation de l’entreprise.