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Cet ouvrage se compose d’un ensemble de onze études introduites par un exposé synthétique des coordinateurs. À l’exception de deux textes portant respectivement sur la philosophie grecque et sur les différents courants de la Réforme protestante, chaque étude est consacrée à un auteur en particulier. L’ouvrage se compose de trois grandes rubriques : « Philosophie et théologie » (la philosophie grecque, Saint-Augustin, la Réforme, Hegel) ; « L’économie politique et sa critique » (Smith, Saint-Simon, Proudhon, Marx) ; « La sociologie » (Durkheim, Weber, Habermas).

Un tel choix d’auteurs et une telle construction du livre peut bien sûr prêter le flan à la critique. Hegel, avant Marx, discute l’économie politique, et, réciproquement, Marx est, au même titre qu’Hegel, un philosophe. Sur la voie qui mène de Saint-Simon à Durkheim, Comte fait défaut, mais aussi par exemple Espinas. Pourquoi Smith seul parmi les économistes « orthodoxes » et pas, par exemple, Say ou Jevons ? Pourquoi Saint-Augustin et pas Saint-Thomas ? Pourquoi Proudhon et non Fourier ou Leroux ? Habermas et non Arendt ? Pourquoi pas Halbwachs ou Simiand ? Pourquoi surtout s’arrêter au seuil de la sociologie du travail et ne pas évoquer, par exemple, les oeuvres fondatrices de Friedmann et de Naville, mais aussi celle de Lewis Mumford ? Mais ce ne sont là que quelques exemples parmi de nombreux autres possibles, ce qui fait d’emblée tomber la critique.

Car tout autre choix aurait pu être soumis à des remarques similaires. Respecter, même partiellement, le titre de l’ouvrage (qui pourtant prend la précaution de limiter le propos à la pensée « occidentale ») aurait nécessité la réalisation d’une véritable encyclopédie. L’approche ne pouvait donc être que partielle, comme une série de sondages dans un terrain trop vaste pour faire l’objet d’une investigation exhaustive. Saluons plutôt à cet égard le travail fait par les contributeurs et les éditeurs pour respecter les règles du jeu d’un ouvrage collectif : les textes sont d’un volume comparable, chacun répond à la question posée : « le travail chez… » et fait la pédagogie de l’auteur ou du groupe d’auteurs qu’il traite (À l’exception du texte de Jean-Marie Vincent sur Habermas qui constitue plutôt une défense de Marx contre les critiques d’Habermas et qui n’est d’ailleurs pas à proprement centré sur la notion de travail.). Soulignons aussi la complémentarité des compétences réunies : les contributeurs sont historiens, sociologues, philosophes, mais aussi Allemands, Français et Québécois. Un des mérites non négligeables à cet égard de cet ouvrage est d’offrir au lecteur francophone des commentaires de Hegel, de Marx et de Weber par des spécialistes qui ont accès aux textes originaux. Ainsi Hans-Peter Müller alimente son analyse des notions de travail et de profession chez Weber par l’étude des textes plus sociographiques de cet auteur sur la paysannerie d’Allemagne orientale ou sur la psychophysique du travail industriel, qui sont malheureusement encore indisponibles en français. Jan Spurk de son côté souligne la difficulté qu’il y a encore aujourd’hui à accéder à l’oeuvre complète de Marx, même en allemand et a fortiori en français (Soulignons toutefois le paradoxe qu’il y a à cet égard à citer en allemand la Philosophie de la misère, ce pamphlet contre Proudhon que Marx a écrit directement en français.).

Qui en a eu l’expérience sait à quel point la réalisation d’un ouvrage collectif est semée d’embûches. À cet égard, on ne saurait trop souligner la réussite méritoire de la présente entreprise. Toutefois, dans sa conception même, cet ouvrage laisse un peu interrogatif. On se demande en effet la nature du public escompté. Comme on l’a vu, la liste des auteurs traités se présente un peu comme un parcours obligé. Ce n’est pas faire injure aux commentateurs que de dire qu’un spécialiste de la question n’apprendra pas grand chose de nouveau sur la notion de travail chez Smith, Marx, Durkheim ou chez les philosophes grecs. La plupart des articles ne se présentent d’ailleurs pas comme des essais originaux, mais comme d’honorables synthèses. Ce n’est pas là une critique, car on voit mal comment on aurait pu faire autrement en aussi peu de pages.

On fera une exception toutefois pour l’article de Hans-Christoph Schmidt am Busch sur Hegel qui s’inscrit explicitement en rupture avec l’interprétation commune de cet auteur (nous ne sommes pas en mesure de nous prononcer sur ce point). Il faut aussi mettre à part la contribution de Pierre Bouvier sur Proudhon, peut-être la plus originale du volume, qui croise avec bonheur les représentations du travail de ce dernier avec son parcours biographique, même si nous ne sommes pas sûr d’être toujours d’accord avec lui sur de nombreux points de détail. Nous avons beaucoup appris aussi dans l’article de Jean-Marie Salamito sur Saint-Augustin, mais c’est peut-être là la marque de notre propre inculture. La philosophie augustinienne du travail, moins connue que celle de la plupart des autres auteurs commentés, permet en effet d’éclairer le passage de la pensée antique, présentée dans ce recueil par Léopold Migeotte, à la pensée médiévale, puis moderne. Il faut noter en particulier cette théologie singulière de la « chute » selon laquelle « les efforts ne pèsent pas sur ceux qui pratiquent leur activité avec amour », ce qui ouvre la possibilité de la réhabilitation du travail qui sera celle des théologiens de la Réforme étudiés par Jean-Paul Willaime, avec notamment cette étrange figure du « Dieu travailleur » de Calvin.

Comme dans tout ouvrage collectif, chaque texte a ses qualités et ses défauts propres et, surtout, est plus ou moins susceptible de retenir l’attention de tel ou tel lecteur en fonction de ses centres d’intérêt et de ses compétences. En revanche, à notre sens, l’ouvrage manque à constituer par lui-même une réflexion cohérente sur l’histoire des représentations du travail. Les textes eux-mêmes se répondent fort peu, en l’absence de citations croisées des différents contributeurs. Quant à l’introduction, très claire, elle ne comporte que sept pages dont une moitié est consacrée à la présentation à plat des textes composant le recueil et l’autre à justifier la pertinence même de la relecture des textes classiques. Faut-il vraiment s’étonner à cet égard, avec les éditeurs de l’ouvrage, que « plusieurs questions que nos sociétés se posent à propos du travail ne so[ie]nt pas à mille lieues de celles qui alimentèrent les réflexions les plus profondes des auteurs classiques » ? De tels propos s’adressent assurément plus au néophyte qu’au spécialiste. Plus intéressante à notre sens est la réflexion de Jean-Marie Salamito sur la méthode de l’historien des idées, qui, reprenant Jacques Le Goff, invite à se tenir simultanément à distance de l’anachronisme et du « fétichisme » historique, « qui reviendrait tout bonnement à une démission de l’historien » (voir notre propre réflexion récente sur ce point : « Du nouveau sur le taylorisme, la discipline du travail et la manière d’écrire l’histoire » (à propos de la bibliographie récente d’histoire du travail), Revue du Mauss, no 2, 2003).

Si l’on peut nous autoriser la critique ponctuelle d’une des contributions, le premier écueil n’est à notre sens pas totalement évité dans l’article de Daniel Mercure sur Smith, quand, selon une présentation assez habituelle, il rapproche ce dernier de Taylor. On ne saurait trop insister à notre sens sur le fait que l’enjeu du trop fameux premier chapitre de la Richesse des nations n’est aucunement de penser l’organisation industrielle, mais bien la société de marché. Que Smith ait puisé dans les descriptions techniques des encyclopédistes, comme le rappelle Daniel Mercure, est clair ; qu’il ait, par ailleurs, inspiré des analyses technologiques ultérieures comme celle de Babbage l’est également. Nonobstant, tel n’était pas à notre sens l’enjeu de son texte. Pour Smith, la division du travail n’est que le double technique de l’échange marchand. Qu’une telle représentation, assimilant division « technique » et division « sociale » du travail, ait pour point aveugle la question du salariat, ultérieurement reprise par Marx est un autre problème.

Ces dernières remarques permettent de souligner sur un nouveau mode les biais argumentatifs coextensifs à la méthode suivie dans l’ouvrage : celle de la présentation séparée de la pensée de chaque auteur, quand ces diverses pensées se croisent, se répondent, se contredisent. Mais les contributeurs ont manifestement été bridés en la matière. Ainsi Edward A. Tiryakan s’excuse de devoir outrepasser le domaine qui lui est confié, et de passer en revue en trois pages Smith, Saint-Simon, Marx et Weber pour aborder son propre objet : Durkheim. De même, à la fin de son exposé exclusivement consacré à Saint-Simon, Alain Le Guyader évoque en une page Hobbes, Rousseau, Michelet, Comte, Weber, Durkheim et Jules Ferry… De tels raccourcis ne permettent assurément pas de traiter les questions au fond. Mais c’est là la limite intrinsèque d’un tel ouvrage, et l’on ne saurait l’imputer ni aux auteurs, ni aux éditeurs.

C’est, au final, la question du public visé qui nous paraît essentielle. À notre sens, ce livre a plus une vocation pédagogique que de recherche proprement dite. Mais, dans cette optique, il aurait été souhaitable que son caractère didactique soit mieux affirmé. L’étudiant qui ne connaîtrait pas les auteurs aura en effet quelque mal à s’y retrouver. Il ne trouvera ni une présentation biographique élémentaire des auteurs commentés (pas même leurs dates de naissance et de mort), ni une bibliographie de leurs principales oeuvres concernant la thématique traitée, ni enfin une bibliographie des commentaires classiques par lesquels il pourrait approfondir la question. De brèves notules en ce sens pourraient être ajoutées si cet ouvrage devait connaître une nouvelle édition.