Corps de l’article

L’ouvrage La négociation au travail présente de façon claire et intéressante les résultats de deux ans de travail d’un groupe de chercheurs interactionnistes (ICAR-CNRS, anciennement nommé GRIC, Université Lumière, Lyon II) issus de la psychologie et des sciences du langage appartenant à des cadres théorico-méthodologiques assez variés : la pragmatique interactionnelle, l’analyse du discours en interaction, l’analyse conversationnelle d’inspiration ethnométhodologique et la psychologie du travail. Ce qui est au coeur de ces recherches est l’appréhension de la négociation au travail telle qu’elle émerge dans les procédés langagiers utilisés par les acteurs au cours de leurs conduites sociales. Le volume est divisé en deux volets. Dans la première partie (« Modèles généraux »), les modèles théorico-méthodologiques sont présentés et accompagnées d’analyses d’extraits de parole-en-interaction audio et vidéo enregistrés tirés de plusieurs types de contexte : conversations informelles entre amis, réunions de travail, interactions dans les marchés, interventions chirurgicales à distance, interactions dans les services (hôpitaux, EDF, à la poste). Cette partie a le mérite d’offrir au lecteur un aller-retour immédiat entre cadre théorique et analyse de données mais aussi trois dimensions possibles par lesquelles la notion de négociation est appréhendée et analysée.

La première a trait au conflit et au désaccord et s’inspire des travaux du GRIC (CNRS Lyon II) et de la théorie de la négociation conversationnelle (Kerbrat-Orecchioni). Ainsi, la négociation peut émerger lorsqu’un différend surgit entre les acteurs sur tel aspect de la conversation (Kerbrat-Orecchioni), suite à une cristallisation du désaccord entre deux participants (Traverso) ou comme une tentative de résolution de divergence ou de conflit (Grosjean). Le texte de Grosjean montre également le rôle de l’espace et des objets (ici entendus en tant que ressources culturelles) dans la gestion du conflit au travail. Dans ce cadre, les artefacts sont susceptibles de renvoyer à des règles mobilisables dans la gestion de la négociation.

La deuxième dimension est plus globalisante et investit toute activité communicationnelle. Elle s’inspire des travaux de l’École de Genève (Roulet) et de la théorie de l’Agir Communicationnel (Habermas). Ainsi, la parole échangée est ici sous-tendue par un schéma de la négociation, ce qui permet de considérer chaque prise de parole comme une entité évaluable et négociable. De ce fait, la négociation est mise en relation avec le déroulement temporel de l’interaction et les procédés interprétatifs des acteurs. Ce texte propose également des pistes intéressantes pour une étude de l’agency (un terme fort prometteur pour les sciences sociales) dans les espaces de travail (Fillietaz).

La troisième dimension qu’on pourrait qualifier d’endogène s’inspire des travaux menés en analyse conversationnelle et en ethnométhodologie (Garfinkel et Sacks). Dans ce cadre, la négociation est appréhendée aussi bien comme un type de séquence (proposition/alignement ou non alignement) que comme une catégorie des inter-actants (vs de l’analyste). Dans ce cas, la négociation a du sens (en tant que dispositif heuristique) si les membres s’orientent vers elle pour produire l’intelligibilité de leur conduite d’une façon verbalisée (par le recours au terme) ou d’une façon rendue observable par l’organisation de l’action (Mondada).

La deuxième partie du texte (« Situations de négociation ») est consacrée exclusivement à l’analyse d’une variété de situations audio et vidéo enregistrées extrêmement riche : interactions en classe (Boissat), dans un groupe de travail (Witko), chez le notaire (Bruxelles), dans un groupe de parole (Durif-Bruckert), dans la vente à domicile (Lorenzo-Basson), à la banque (Dumas), dans les entreprises (Palisse) et dans un réseau de soins avec un suivi longitudinal très prometteur pour l’étude de la négociation au travail (Henry et Grosjean). Dans cette partie, la négociation (tout en restant liée à la dimension de l’accord et du désaccord) devient un objet polyforme mais fort intéressant : elle est l’objet de l’activité de travail, touche à la construction identitaire des membres, croise la prise de décision des acteurs, traverse les savoirs des participants et s’adapte aux contextes interactionnels.

La négociation au travail peut proposer – grâce à la richesse des corpora analysés et à la portée des analyses proposées – des pistes de recherches extrêmement fructueuses pour la sociologie du travail, la sociolinguistique, la pragmatique, l’analyse des interactions et les Workplace Studies. Si la négociation échappe à toute connaissance déclarative hors contexte (en effet, la définition de ce terme change radicalement selon les cadres théoriques adoptés et les terrains choisis), elle peut alors être mise en relation avec les dynamiques conflictuelles mobilisées par les participants dans l’arène sociale ou alors être radicalement problématisée. C’est la piste envisagée par l’ethnométhodologie qui vise à la requestionner pour s’attarder davantage sur le traitement et la compréhension situés qu’en font les membres. De ce fait, deux cadres analytiques nous sont offerts dans ce volume : une approche endogène (émique) et une approche exogène (étique).

Ce texte, loin de vouloir proposer une théorie ou un modèle unifié de la négociation, se propose (à juste raison) de montrer différentes façons d’appréhender la négociation dans les conduites langagières (voire sociales) des acteurs. C’est pourquoi il pourrait constituer – par la diversité des contextes étudiés et la richesse des modalités sociolangagières relevées – une ébauche pour une sorte de « grammaire » (à la Wittgenstein) de la négociation dans les espaces de travail.