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Globalement, cet article propose un questionnement sur le partage des valeurs liées au travail féminin. La thèse principale défendue s’articule autour de la prémisse selon laquelle la pérennité de l’équité salariale est tributaire du partage des valeurs associées au travail féminin et plus spécifiquement, de la reconnaissance collective du « care », soit le « travail centré sur autrui » (Letablier, 2001; Daune-Richard et Nyberg, 2003), concept qui caractérise l’activité professionnelle féminine. À cet égard, cet article présente une réflexion théorique sur la mise en relation du concept de citoyenneté avec la problématique de l’équité salariale[1]. À partir des perspectives traditionnelles et féministes de la citoyenneté et du potentiel universel, inclusif et égalitaire qui leurs sont associées, notre propos convergera vers une représentation citoyenne susceptible d’assurer la pérennité de l’équité salariale. Le lecteur sera ainsi saisi des éléments qui légitiment notre réflexion sur la citoyenneté et induisent la pertinence de sa relation avec l’équité salariale. Ce texte se veut principalement une analyse conceptuelle qui s’inscrit davantage dans un cadre normatif, un idéal. Bien que la discussion s’inspire du contexte québécois, considérant le fait que l’équité salariale est un droit au Québec, elle a aussi une prétention plus générale quant à l’effet de la reconnaissance collective du travail centré sur autrui sur la valorisation économique et sociale du travail féminin et ce, même si les politiques de mise en oeuvre diffèrent d’un pays à l’autre.

La première section, plus descriptive, permettra de définir le maintien de l’équité salariale dans le cadre québécois et de s’en servir comme prétexte[2] pour inscrire la réflexion dans une perspective plus globale. En deuxième lieu, notre attention sera portée sur l’apport indéniable des valeurs, une des trois dimensions fondamentales de la citoyenneté, sur les conduites institutionnelles et individuelles. Par la suite, la description du parcours historique de la citoyenneté offrira l’occasion de saisir les raisons sous-jacentes à la reformulation du concept afin d’y intégrer la spécificité féminine. Des représentations féministes de la citoyenneté découlera la valorisation du « care », élément fondamental de la reconnaissance du travail féminin, tant au niveau sociétal, organisationnel, qu’individuel. Enfin, nous nous permettrons de discourir sur l’État, le marché et la croissance de l’emploi féminin au regard de l’objet d’étude.

L’équité salariale et son maintien : une mise en contexte

Au Québec, le domaine de l’équité salariale est encadré par la Loi sur l’équité salariale (L.R.Q., c. E-12.001) qui a été adoptée à l’unanimité le 21 novembre 1996. Au terme de la commission parlementaire permettant l’étude de l’avant-projet de loi, un consensus s’est dégagé en faveur de l’objectif d’assurer l’équité salariale aux travailleuses québécoises, et ce, même si les associations patronales réprouvaient la nécessité de légiférer (Sabourin, 1999 : 204). Ainsi, les entreprises avaient jusqu’au 21 novembre 2001 pour s’assurer que les personnes qui occupent des emplois féminins reçoivent une rémunération égale à celle des personnes qui occupent des emplois masculins de valeur équivalente. Si tel n’était pas le cas, elles devaient corriger le tir et éliminer la discrimination systémique[3] fondée sur le sexe. Par ailleurs, l’équité salariale doit être maintenue dans le temps, de façon à ce qu’elle survive à tout ce qui est susceptible de modifier la réalité d’une entreprise (création de nouveaux emplois, modifications aux emplois existants, négociation d’une convention collective, etc.). Ce maintien se révèle pour ainsi dire comme une application continue de la loi puisque la discrimination pourrait être réintroduite en l’absence d’un tel effort (Lavoie et Trudel, 2001). Il se traduit, en quelque sorte, par une correction continue, le cas échéant, des écarts salariaux pouvant survenir entre les emplois féminins et les emplois masculins jugés équivalents en termes de valeur.

Le maintien de l’équité salariale fait désormais partie intégrante de la dynamique des relations du travail québécoises[4]. Cependant, rien n’indique comment les parties impliquées s’y prennent pour maintenir l’équité salariale et quels moyens elles privilégient pour s’acquitter de cette responsabilité en regard des obligations prévues à la loi. De plus, au-delà du cadre strict des relations du travail et de la perspective juridique, l’entreprise est elle-même assujettie à un contexte plus global qui influe sur sa dynamique et ses processus de régulation. Les valeurs auxquelles une société adhère déteignent sur ses comportements collectifs (gouvernements, institutions et entreprises) et sur les comportements de ses membres. La pérennité de l’équité salariale pourrait donc être tributaire du partage des valeurs associées au travail féminin, ou à tout le moins, d’un consensus social autour d’une plus grande reconnaissance et valorisation de l’emploi féminin. Le prestige d’un emploi, sa valeur, repose sur ce qu’une société donnée valorise (Hartmann et al., 1985), ce qui influence indéniablement l’évaluation que l’on en fait[5]. Toutefois, l’équité salariale peut être, une fois atteinte, vulnérable à l’érosion malgré la contrainte législative. Selon le rapport du groupe de travail canadien sur l’équité salariale (2004), sa mise en oeuvre ne s’accompagne pas nécessairement d’un changement généralisé des perceptions à l’égard du travail féminin. Le rapport révèle que des pratiques traditionnelles d’évaluation et de rémunération, ainsi que les stéréotypes ont été réintroduits dans certaines organisations. Les attitudes sont souvent tenaces en ce qui a trait à la valeur traditionnelle du travail des femmes. Qui plus est, la protection des intérêts et du statut du groupe dominant (les hommes) peut expliquer la résurgence d’une discrimination (Abromeit, 1995). En conséquence, la question du maintien de l’équité salariale serait liée au changement de paradigme entre une vision traditionnelle et renouvelée de la valeur et de l’importance du travail féminin et, subsidiairement, à une logique d’intérêt.

Les diversités culturelles et les valeurs

Les diversités culturelles et les valeurs d’une population donnée ont une incidence sur la rémunération (Martocchio, 2001 : 32-33). Elles définissent en quelque sorte les paramètres à l’intérieur desquels une relation d’échange acceptable peut être établie entre une organisation et ses employés. En outre, selon les travaux d’Hofstede (1980), certaines sociétés prônent l’égalitarisme au niveau de la rémunération (Suède, Pays-Bas, etc.) alors que pour d’autres, le rapport hiérarchique est plus dominant, ce qui implique que les écarts de salaires sont plus acceptés. Une société matriarcale (Finlande, Norvège, etc.) valorise le partage et l’entraide mutuelle alors qu’une société patriarcale (Mexique, Allemagne, etc.) serait plus sujette à l’accumulation de la richesse et la possession matérielle. Des sociétés à dominante féminine prôneront les avantages sociaux tels que les mesures de conciliation du travail avec la vie familiale et l’abolition des différences salariales basées sur le sexe. Bien que cette étude mériterait d’être actualisée compte tenu des transformations politiques, sociales et économiques de certains pays[6], il appert notamment que les États scandinaves sont encore aujourd’hui plus favorables aux femmes que les sociétés anglo-saxonnes (Borchorst, 2000 : 104). De plus, selon des données de 1995 sur les écarts salariaux entre les hommes et les femmes, la Grande-Bretagne et l’Allemagne de l’Ouest ne seraient que très légèrement au-dessus de la moyenne de l’Union européenne (UE), où la rémunération des femmes travaillant à temps plein s’élève à 74 % de celle des hommes, alors que pour les sociétés scandinaves, plus « matriarcales », le pourcentage serait nettement supérieur à la moyenne; la Suède et le Danemark se retrouvant dans le peloton de tête, avec un salaire qui s’élève à plus de 80 % de celui des hommes (ministère de l’Industrie et du Commerce, 2001). Cependant, aucun exemple de législation proactive[7], comme celle du Québec et de l’Ontario, n’existait dans l’UE, quoique la loi suédoise relative à l’égalité des chances comporte l’obligation pour l’employeur d’inventorier les écarts entre les salaires des hommes et des femmes pour différents types d’emplois et différentes catégories de salariés afin de corriger et d’empêcher la discrimination salariale (ministère de l’Industrie et du Commerce, 2001 : 37-38). Par ailleurs, dans un jugement de 2004 de la Cour supérieure portant sur la nullité des dispositions du chapitre IX de la Loi sur l’équité salariale[8], la juge Julien a écrit que la société québécoise était favorable à l’objectif d’assurer l’équité salariale pour les travailleuses québécoises. Même si son commentaire relève de l’opinion sans référence empirique, il traduit tout de même l’expression d’une intention perçue du législateur. Il ne faut certes pas oublier qu’une loi est la résultante d’une aspiration citoyenne (Walzer, 1997).

Dans le cadre de l’approche de l’effet sociétal, les travaux de Philippe d’Iribarne (1989) nous renseignent également sur l’incidence des spécificités nationales sur les logiques d’action des acteurs. La gestion des entreprises serait influencée par les types de rapports entretenus dans une collectivité. Une pratique conforme aux valeurs d’une société devrait normalement se retrouver dans les entreprises de cette même collectivité. En ce sens, chacune des identités collectives inspire les traditions, les définitions des droits et responsabilités ainsi que les moyens de régulation que l’on retrouve dans les organisations. Les particularismes historiques et culturels influencent les procédures qui ont cours au sein des entités institutionnelles. Considérant la logique d’intérêts, et sans tomber sous le joug d’un déterminisme triomphant puisqu’il n’y a pas de « bonne » manière d’agir, ce qui implique que l’organisation est un construit et non une réponse à un environnement donné (Bernoux, 1989), les acteurs perpétuent, par leurs actions, les systèmes de valeurs et les normes culturelles de leur société d’appartenance[9]. L’intériorisation et surtout l’adhésion au système de valeurs et aux normes culturelles inspirent les conduites et participent à la formulation des règles normatives particulières structurant les rapports collectifs.

Hyman et Brough (1975) ont démontré comment une valeur peut influencer les relations industrielles et les différentes pratiques qui y ont cours. Leur analyse a porté sur la façon dont les valeurs de justice structurent et assurent une forme de stabilité des relations industrielles. En posant les frontières de l’acceptable et de l’inacceptable, les valeurs de justice assureraient la pérennité du système, dont font désormais partie les pratiques régulatrices de l’équité salariale. En agissant comme un agent normatif à travers la dynamique institutionnelle, les valeurs de justice serviraient à réguler l’organisation avec les valeurs sociétales égalitaires.

Les questions de justice, dont l’équité salariale, seront toujours évaluées différemment selon les valeurs et les croyances qui animent une société (Greenberg et Tyler, 1987). En ce sens, nous sommes enclins à considérer que la justice répond à des logiques de distribution qui particularisent certaines sociétés. En outre, McFarlin et Sweeney (2001) précisent que les différences culturelles influent sur la perception de justice en ce qui concerne la rémunération. En se basant sur les dimensions culturelles de Hofstede (1980), c’est-à-dire l’individualisme par opposition au collectivisme, la tolérance ou l’intolérance au risque, la masculinité par rapport à la féminité et l’égalitarisme en comparaison avec la distance hiérarchique, McFarlin et Sweeney (2001) précisent que les valeurs d’une population donnée ont une incidence sur la perception de justice au niveau de la rétribution. La rémunération, comme bien d’autres thématiques organisationnelles d’ailleurs, obéit à des règles et des processus de régulation qui singularisent une société. Comme l’organisation n’est pas une entité évoluant en vase clos et reflète les valeurs de la société, les notions de justice sociale qui y ont cours agissent nécessairement en son sein.

Le concept de citoyenneté

Le concept de citoyenneté revêt un intérêt certain puisqu’il réfère non seulement à un ensemble de droits et d’obligations, mais renvoie également aux rapports entre les membres d’une communauté guidée par des valeurs partagées et mobilisatrices qui façonnent les identités collectives (Chanel, 1999; Le Pors, 1999 : 7). Hassenteufel (1996 : 129) distingue la citoyenneté statutaire, fondée sur les droits et devoirs de la citoyenneté identitaire qui, pour sa part, est fondée sur l’intériorisation du lien social. Cette idée de lien social est également exprimée par Schnapper (2000 : 11) qui souligne le particularisme de la société des citoyens, dans ses institutions sociales et politiques et dans ses échanges quotidiens. Lister (2003 : 15) précise que la compréhension de la citoyenneté en termes d’identité sous-tend non seulement un ensemble de règles juridiques de gouvernance, mais aussi un assortiment de normes sociales qui régissent les relations entre les citoyens et particularisent les sociétés. La perspective citoyenne fournit donc un socle théorique intéressant puisqu’en traduisant l’identité d’une collectivité, elle donne des indications quant à l’acceptation et à la pérennité de certaines pratiques, dont l’équité salariale.

Dans son essai de sociologie historique comparative, Marshall distingue trois étapes dans le développement de la citoyenneté. La première étape est la dimension civile sur laquelle repose tout l’édifice et donne à l’individu la liberté individuelle, telle que la liberté d’expression et le droit à la justice comme le droit de se faire entendre et l’égalité de tous devant la loi. La deuxième étape concerne la citoyenneté politique qui implique le droit de vote tout en favorisant l’exercice du pouvoir politique. Enfin, la citoyenneté sociale[10], dernier stade de l’évolution, s’articule autour du droit au bien-être, la garantie des droits sociaux et la sécurité économique (Marshall, 1963 : 73–74). Ces trois dimensions sont dictées davantage par l’histoire que par la logique (Birnbaum, 1996 : 59). Elles apparaissent donc comme un construit historique qui doit être acquis et transmis pour se maintenir. La vigilance est de mise puisque l’extension et la signification effective de chacune des dimensions pourraient subir certaines mutations au gré des différents changements qui s’opèrent dans les sociétés[11]. Les dynamiques sociales évoluant, l’exercice de la citoyenneté se révèle donc comme un rempart pour la revendication de nouveaux droits et la conservation des acquis[12]. En ce sens, les acquis sociaux, tels que l’équité salariale, demeureront toujours vulnérables à l’érosion. D’autre part, ces éléments de citoyenneté forment un amalgame imbriqué qui devient difficile à séparer (Marshall, 1963 : 74). Dit autrement, la citoyenneté statutaire, fondée sur un ensemble de normes politico-juridiques, n’est pas totalement désincarnée de la citoyenneté identitaire, résultante du lien social caractérisé par des valeurs partagées. Rappelons que les lois et les politiques devraient représenter la volonté citoyenne des individus (Walzer, 1997 : 399–400).

Par ailleurs, pour Marshall (1963 : 88), l’égalité de tous est implicite dans le concept de citoyenneté. Suivant cette perspective, la citoyenneté confère un statut à tous ceux qui sont membres à part entière d’une communauté (Birnbaum, 1996 : 59). Ce statut assure, à tous ceux qui le possèdent, l’égalité des droits et des devoirs qu’il incarne. Le citoyen assume ses obligations les plus diverses envers la communauté pour témoigner de sa loyauté. Par contre, selon Hobson et Lister (2002 : 25, 36), les femmes sont largement invisibles dans l’évolution des droits citoyens de Marshall. À des degrés divers, le statut des femmes les voue à une citoyenneté diminuée dont Marshall ne dit mot (Birnbaum, 1996). Le modèle universaliste de la citoyenneté sociale et de son corollaire les droits sociaux devrait impliquer un traitement égal de tous les citoyens, y compris les femmes. Les relations entre les femmes et les hommes dans l’optique citoyenne sont fondées sur l’égale dignité de tous (Shnapper, 2000). La prétention égalitaire nécessiterait un traitement comparable. Bref, la citoyenneté devrait normalement intégrer, dans la même unité, une communauté de citoyens malgré et au-delà de leurs différences (Chanel, 1999; Shnapper, 2000). La section suivante illustre le construit historique du concept de citoyenneté. Ce tracé chronologique révèle l’antinomie du processus inclusif selon le genre et la dichotomie entre la sphère privée et publique.

Le développement historique du concept et l’exclusion selon le sexe

Le concept de citoyenneté est issu d’une longue généalogie qui a débuté dans la Grèce antique. Cette notion, qui se rattache au mot grec polis, évoque, en même temps que la citoyenneté, la communauté des citoyens et les règles constitutives de cette communauté (Le Pors, 1999 : 3). Dans la démocratie athénienne, le citoyen participe à l’assemblée du peuple et peut prendre la parole dans l’agora pour décider des affaires de la cité. Quant à l’exercice de la citoyenneté dans la Rome républicaine, elle est plutôt assimilée au respect des lois dans une société oligarchique (Le Pors, 1999). Au moyen âge, le système féodal rend le prince dépositaire du bien commun et le christianisme se substitue aux finalités civiques. Par la suite, Machiavel réactive l’idée de la république et Hobbes, avec Le traité du citoyen et Le Léviathan, ranime la pensée politique et conteste implicitement la doctrine de Saint-Augustin affirmant la supériorité de la Cité de dieux sur celle des hommes. C’est vraisemblablement du côté de Rousseau, avec le contrat social, que l’idée du contre-pouvoir et l’affirmation de la supériorité de la volonté populaire sur l’absolutisme monarchique jetteront les bases définitives de l’avènement de la citoyenneté dans sa conception moderne (Le Pors, 1999 : 5). Pour Rousseau, le citoyen est politiquement celui qui participe à l’action politique en tant que souverain puisqu’une loi n’est ratifiée que par le peuple. Il est aussi engagé économiquement puisque travailler est un devoir indispensable à l’homme social. C’est aussi un devoir envers la société que de travailler pour l’intérêt commun (Faick, 2003).

Dans la Grèce antique, les femmes étaient considérées, au même titre que les esclaves, comme des non-citoyens et donc, du même coup, exclues de la participation politique. De plus, les anciens Grecs établissaient une distinction très nette entre l’espace domestique du foyer, lieu des femmes, et le domaine public. Cette distinction condamnait les femmes à l’invisibilité (Hobson et Lister, 2002; Kimlicka, 1999). De même, les vertus et devoirs citoyens selon Machiavel et Rousseau étaient conçus en termes masculin (Hobson et Lister, 2002). Rousseau partageait la vision grecque selon laquelle le mariage des femmes faisait qu’elles disparaissaient de la vie publique, en se dévouant aux soins du ménage et de la famille, puisque c’était le mode de vie prescrit aux femmes tant par la nature que par la raison. Enfin, Hegel considérait que la sphère domestique servait à circonscrire les compétences des femmes et à justifier leur subordination, leur absence d’éducation et leur exclusion de la sphère publique caractérisée par le marché, la citoyenneté et la vie intellectuelle (Eisenstein, 1986).

Pour la plupart des penseurs politiques de tradition occidentale, d’Adam Smith à Hegel, de Kant à Mill et de Rousseau à Nietzsche, bien qu’avançant des théories diamétralement opposées, le traitement de la question féminine est étonnamment semblable (Kennedy et Mendus, 1987). Ces penseurs, faisant état de la différence entre les sphères publiques et privées et les qualités masculines et féminines qui y sont associées, soulignèrent que la sphère publique appartient aux hommes étant donné qu’ils ont les qualités nécessaires, c’est-à-dire l’impartialité, la rationalité et l’indépendance pour assumer pleinement leur citoyenneté en public (Hobson et Lister, 2002 : 26). Quant aux femmes, leur confinement à la sphère domestique s’explique par leur incapacité à développer les habiletés masculines et par leur nature particulariste, émotionnelle et non universelle. Les femmes seraient un danger en politique puisque ne connaissant que les liens de l’amour et de l’amitié, elles pourraient être prêtes à sacrifier l’intérêt public pour leurs préférences privées ou leurs liens personnels (Kennedy et Mendus, 1987; Lister, 2003 : 70–72).

Toutefois, selon Mary Wollstonecraft, pionnière du mouvement féministe, « le penchant émotionnel et particularisme des femmes n’était que le reflet du fait qu’on leur avait refusé leur capacité de développer pleinement leurs capacités rationnelles » (Kimlicka, 1999 : 283). Au 18e siècle, Wollstonecraft élabora une argumentation afin d’inclure les femmes au rang de citoyen. L’emphase était, entre autres, mise sur la contribution des mères en tant que citoyennes, en donnant naissance et en élevant la prochaine génération de citoyens (Hobson et Lister, 2002). La citoyenneté était donc basée sur une forme de reconnaissance de la contribution des femmes dans l’éducation à la citoyenneté. Plus important encore, selon Carole Pateman (1988), le dilemme de Wollstonecraft, qui s’exprime par le conflit entre le rationalisme abstrait du genre masculin (éthique de justice) et la sensibilité réaliste empirique (compassion et lien d’amour, éthique de la sollicitude[13]) — sphère domestique ou privée et sphère publique s’avère le point tournant de la dualité citoyenne. Cette coexistence se traduit par la dichotomie entre le désir d’égalité ou de différence avec les hommes ou, en d’autres termes, entre la promotion du particularisme (éthique de la sollicitude[14]) ou de l’universalisme (éthique de la justice) au niveau de la citoyenneté[15]. Ce dilemme, amplement cité dans la littérature féministe (Gerhard, Knijn et Lewis, 2002; Lister, 2000, 2003; Marques-Pereira, 2002; Ungerson, 2000), se manifeste concrètement chez les femmes par le désir d’intégrer les aspirations et les modèles masculins, en niant et déniant leurs expériences et leur vie de femmes, ou par l’aspiration légitime de miser sur le particularisme féminin, en risquant d’être confinées à la sphère domestique et de renforcer la dépendance économique et la marginalisation politique. Le défi consisterait en un équilibre entre la reconnaissance, en termes de citoyenneté, de la valeur du travail liée à la sphère privée et la promotion du droit de participer en termes égal à la sphère publique et au marché (Lister, 2003 : 194).

La notion et l’exercice de la citoyenneté ont donc été l’objet d’un monopole historique de la part des hommes, lequel s’est appuyé sur la dichotomie des sphères publique et privée. L’exclusion des femmes est la résultante historique d’un construit théorique et politique du concept (Lister, 2003). Un important courant critique considère la citoyenneté traditionnelle, avec ses prétentions égalitaires, comme un faux universalisme (Marques-Pereira, 2002). Pour qu’elles puissent s’y faire une place, c’est encore largement en termes masculin que les femmes peuvent revendiquer la citoyenneté (Hobson et Lister, 2002 : 27). Dans la prochaine section, notre attention sera portée sur les différentes approches de représentativité de la citoyenneté féminine qui reformulent le concept afin d’y intégrer la spécificité féminine. Ces approches découlent largement des travaux anglo-saxons sur la citoyenneté et mettent en cause sa neutralité (Marques-Pereira, 2002).

Les différentes approches de représentativité de la citoyenneté féminine

L’égalité citoyenne (gender-neutral citizen) et la citoyenneté différenciée (gender-differentiated citizen) personnifient les tensions historiques du mouvement féministe. La première forme implique l’inclusion des femmes en suivant le même parcours de vie que les hommes alors que l’autre fait référence à la reconnaissance de la spécificité féminine, déterminée entre autres par les différences en termes de valeurs et de qualités. Enfin, dans sa version contemporaine, la citoyenneté pluraliste (gender-pluralism citizen) réfère au fait que les hommes et les femmes sont la résultante de l’appartenance à divers groupes et sont le fruit de multiples identités (Hobson et Lister, 2002 : 36).

L’égalité citoyenne

Ce modèle de citoyenneté est centré sur l’égalité des droits et des obligations (Hobson et Lister, 2002). Ayant abandonné l’idée de l’infériorité naturelle des femmes, les penseurs contemporains acceptèrent l’idée que les femmes comme les hommes devaient être considérées comme des êtres libres et égaux, dotés du sens de la justice et capables de pénétrer la sphère politique et le marché du travail, bref s’introduire dans la sphère publique (Hobson et Lister, 2002; Kymlicka, 1999). Afin d’accroître la participation des femmes, des mesures de discrimination positive (affirmative action) basées sur le critère de différentiation apparurent nécessaires. En reconnaissant l’existence de cas de traitement différentiel légitime, ce critère contribue à une plus grande impartialité dans l’accès ou la concurrence pour les emplois (Kymlicka, 1999). Cependant, cette conception de l’égalité comporte des limites importantes. Comme le souligne Kymlicka (1999 : 258),

La démarche fondée sur le critère de différentiation conçoit l’égalité des sexes en termes de capacité des femmes de participer à la compétition pour l’accès aux rôles définis par les hommes sur la base de règles sexuellement neutres. Mais les femmes n’obtiendront jamais l’égalité si elles commencent par laisser les hommes construire les institutions sociales en fonction de leurs intérêts, pour ensuite adopter une position de pure neutralité face aux candidats susceptibles de remplir les rôles définis par ces institutions.

Cette forme de citoyenneté implique que les femmes sont en perpétuel processus d’adaptation par rapport aux institutions masculines[16]. L’égalité des sexes ne pourra jamais être atteinte si les femmes doivent constamment se conformer aux critères dominants définis par les hommes[17]. Les hommes ont organisé l’activité économique en fonction de leurs intérêts et de leurs valeurs, et la société tend à favoriser systématiquement les hommes dans sa définition des emplois, du mérite, etc. (Kymlicka, 1999). Bien que les caractéristiques requises pour, par exemple, obtenir un emploi peuvent être neutres, la fonction maternelle est encore une source d’inégalité compte tenu de l’incompatibilité de la plupart des emplois avec la maternité et l’éducation des jeunes enfants. En conséquence, plus il y a d’inégalités sexuelles dans une société, plus les institutions sociales reflètent les intérêts de la population masculine, moins la discrimination arbitraire se fait sentir. Dans ce contexte, Kymlicka (1999 : 262) précise essentiel de considérer l’inégalité sexuelle comme un problème de domination plutôt que comme un problème de discrimination. La subordination des femmes est une question de domination masculine et la solution réside dans la distribution du pouvoir et pas seulement dans l’absence de discrimination. Il apparaît fondamental que l’égalité puisse non seulement vouloir dire égalité des chances dans l’accès aux rôles définis par les hommes, mais plus important encore, « égale opportunité de créer des rôles définis par les femmes ou de [constituer] des rôles androgynes, également attirant pour les hommes et les femmes » (Kymlicka, 1999 : 263). L’égalité implique donc une comparaison à une norme ou à un critère et dans ce cas-ci, le critère est masculin. Or, il semble important d’empêcher un rapport de domination et de favoriser l’autonomie. Ce concept d’autonomie s’assimile à une conception plus profonde d’égalité morale qui stipule que les intérêts et les expériences des femmes devraient être considérés également dans la construction des rapports.

La citoyenneté différenciée

Un courant féministe opposé à l’égalité citoyenne est d’avis que la pratique et le concept de citoyenneté devraient être modifiés afin de prendre en compte l’expérience des femmes plutôt que de chercher à les transformer de façon à rendre les femmes compatibles avec la citoyenneté traditionnelle masculine (Hubson et Lister, 2002). Cette conception, bien qu’elle puisse avoir pour effet la création de normes ségrégationnistes de citoyenneté, est basée sur la personnification de l’image de la mère (Lister, 2000). Historiquement, cette forme de citoyenneté a déjà été revendiquée de façon à permettre l’équivalence entre l’apport de la maternité des femmes pour les futurs citoyens et l’activité politique des hommes.

L’autre courant de cette forme citoyenne a plutôt mis l’emphase sur les valeurs et les qualités des femmes[18]. Il importe selon ce courant d’introduire dans la sphère publique de nouvelles qualités humaines. Considérant l’association des valeurs et des qualités féminines liées à la maternité, nombre de féministes, sympathiques à cette forme de citoyenneté, étaient plutôt d’avis que l’éthique de la sollicitude n’était pas strictement confinée aux femmes, mais pouvait aussi représenter l’interdépendance humaine (la commune humanité) (Hobson et Lister, 2002; Lister, 2002). En effet, certaines féministes soutiennent que les dispositions féminines de sensibilité sont de nature rationnelle et de portée universelle[19] (Kymlicka, 1999 : 283). On affirme même que ce mode de raisonnement particulariste est moralement supérieur au raisonnement impartial exercé par les hommes dans la sphère publique, ou à tout le moins complémentaire et ce, dans la mesure où l’égalité des sexes requiert l’abolition de la dichotomie publique et privée. Dans ce cadre, la compréhension des relations et de la responsabilité associée à l’éthique de la sollicitude (Gilligan, 1982), initialement développée au niveau de la sphère privée, a une portée publique et devrait être étendue aux affaires publiques. Pour Carole Paterman (1988), la citoyenneté différenciée donne une signification politique à la maternité. Par exemple, une forte représentation des femmes au parlement a des effets sur l’extension et les services associés aux soins dans les politiques publiques sociales[20] (Hubson et Lister, 2002 : 38). Dans la sphère sociale, plusieurs féministes ont théorisé l’inclusion de la sollicitude dans la définition de la citoyenneté, en mettant l’accent sur les droits et les responsabilités qui y sont liés. À plus long terme, ces qualités ne seraient plus strictement associées aux femmes, mais pourraient avoir une portée plus universelle (Hobson et Lister, 2002 : 38–39).

La citoyenneté pluraliste

Basée sur la compréhension du sujet comme la résultante d’un construit social, la citoyenneté pluraliste, au lieu d’être réduite en termes de classe sociale, de race ou de genre, est plutôt associée à l’expression d’un esprit de solidarité face à l’oppression qui transcende les différences, sans toutefois chercher à les supprimer. Elle cherche à désamorcer la dichotomie des genres pour retrouver l’essence véritable de l’égalité (Lister, 2002). En fait, les paramètres de cette forme de citoyenneté ne sont pas basés sur le genre, pas plus qu’ils ne le sont sur les autres sources de division sociale telles que la race, les classes sociales, l’âge, la sexualité et le handicap, mais sur l’acceptation des particularités. L’idéal de cette forme de citoyenneté se révèle dans la cohabitation identitaire, l’universalisme, contre la marginalisation de certains groupes d’intérêts et pour le progrès du processus inclusif [21] (Hobson et Lister, 2002). En d’autres termes, la citoyenneté pluraliste prône un espace public exempt de domination des valeurs et des pratiques des majorités pour une égalité réelle où les normes publiques sont le résultat d’un dialogue et de compromis.

La citoyenneté et la pérennité de l’équité salariale

Attendu ces différentes conceptions, la citoyenneté différenciée paraît, en première analyse, conciliable avec la problématique de l’équité salariale. Misant sur la positivité de l’expérience, de la spécificité et des valeurs féminines centrées sur la famille, cette forme de citoyenneté valorise, par extension, le travail féminin qui se caractérise par des activités et des qualités domestiques. L’éthique de la sollicitude qui découle d’une conception de la moralité féminine (Gilligan, 1982), voire de valeurs féminines, apparaît dans cette optique d’une importance particulière. Cette éthique, de portée universelle, enrichit la citoyenneté de valeurs maternelles, telles que la préservation et la protection de la vie humaine et de l’environnement, la compassion et la non-violence (Brabeck, 1993; Marques-Pereira, 2002). Cette forme de citoyenneté permettrait l’émergence d’une société marquée par des valeurs d’entraide, une identité façonnée par une conscience de l’autre. Ces valeurs devraient transcender le niveau privé et être reconnues publiquement afin que les femmes puissent jouir d’une citoyenneté équivalente ou, en d’autres termes, d’une reconnaissance équitable et continue de leurs contributions. Cette reconnaissance contribuerait à l’objectivation du mérite sans égard au sexe des principales activités qui caractérisent le travail féminin et qui sont étroitement liées à la sollicitude et au « care ». Non seulement les valeurs liées à la dispense de soins aux personnes peuvent être universellement partagées, mais les parcours associés à l’un ou l’autre des sexes pourraient être davantage répartis.

Cette idée de réhabilitation des fonctions de sollicitude et de soins dans le domaine public pourrait en ce sens désamorcer la dichotomie et propager la conception selon laquelle l’égalité réelle requiert de transcender la frontière de la construction sociale des genres. Cette proposition de réhabilitation répond en partie à la problématique soulevée par Sheppard (1993) selon laquelle l’inégalité s’expliquerait par l’absence de sollicitude et de soins dans les relations humaines et dans les institutions. Cette notion d’inégalité découlerait d’une hiérarchisation sociale des différences humaines, où les normes du groupe dominant occuperaient le haut du pavé (Sheppard, 1993 : 308). La domination des valeurs et des pratiques masculines et l’adaptation perpétuelle à ces critères ne peuvent que renforcer la distinction associée aux femmes. Au lieu d’accentuer cette différence, la solution ne réside- t-elle pas davantage dans le processus inclusif d’une coexistence effective, formelle et égalitaire des identités ? Le caractère universel et l’absence d’oppression qui émergent de la discussion sur la citoyenneté pluraliste méritent, dans ce contexte, davantage de considération. Le modèle universaliste découlant de l’évolution conceptuelle de la citoyenneté refléterait davantage le pluralisme de la composition de la société et l’acceptation de la différence. L’idée sous-jacente à cette conception, c’est d’empêcher une domination inégale des valeurs, des normes et des pratiques associées à un genre et de prévenir le rapport d’autorité et de pouvoir, selon une optique unitaire, dans la distribution des salaires. Cette avenue rejoint les propos de Walzer (1997) pour qui l’égalité complexe ne vise pas à répartir les biens disponibles de manière identique (égalité simple), mais d’empêcher que la distribution des biens, dans ce cas-ci les salaires, soit la résultante de rapports sociaux de domination. Il ne doit y avoir d’autorité ou de pouvoir d’une sphère sur une autre ou, en d’autres termes, une sphère ne doit imposer à une autre sa propre logique de distribution des biens. La sphère familiale impose des rôles à toute une gamme d’activités dans lesquelles le sexe n’a pas d’importance. Pour la femme, les structures de parenté viennent à dominer à l’extérieur de leur sphère (Walzer 1997 : 336) et influer sur un salaire méritoire en fonction de leur contribution. Dans ce contexte, la rémunération devrait être attribuée en fonction de l’habileté et du mérite d’une personne et non en fonction de l’appartenance à un sexe.

Dans une perspective organisationnelle, le droit à un milieu de travail égalitaire (citoyenneté industrielle) axé sur la reconnaissance d’identités, autres que celles qui prédominent, apparaît nécessaire. Cette citoyenneté, où la reconnaissance doit être égale et sans distinction fondée sur le sexe, est tributaire du support collectif et sociétal permettant une valorisation de l’importance de « l’actif » féminin et des spécificités qui lui sont associées. Il y a donc une convergence de la notion citoyenne; un mouvement de l’extérieur et relatif aux valeurs féminines et un autre de l’intérieur et redevable à l’égalité entre les membres. Une reconnaissance équitable et effective du travail féminin en termes macro, méso et micro-social rendra certes opératoire cette confluence citoyenne d’une société et de ses formes institutionnelles, les pratiques organisationnelles n’étant pas totalement désincarnées de la collectivité d’appartenance. La prochaine section permettra de mieux définir la notion de travail centré sur autrui, le « care », qui se révèle un concept fondamental et essentiel dans la définition d’une citoyenneté favorable au travail féminin. Dérivé des valeurs associées au sexe féminin, ce concept est un des éléments les plus significatifs d’une citoyenneté pouvant être qualifiée d’universelle.

Le concept du travail centré sur autrui

Le travail centré sur autrui est un concept transversal et multidimensionnel qui a, entre autres, des implications en ce qui concerne la sphère publique et privée, le travail rémunéré ou non, la citoyenneté et l’État-providence (Leira et Saraceno, 2002). La question des activités relatives aux soins et le genre a souvent été associée à la citoyenneté sociale dans le cadre d’études sur les États-providence en servant de fondement à l’élaboration de politiques sociales (Leira et Saraceno, 2002 : 59). Les valeurs d’entraide, de partage et de soins, qui caractérisent et distinguent certaines sociétés, seraient d’une importance particulière pour la citoyenneté.

Ce concept, difficile à définir tant les interprétations sont diverses[22], réfère globalement à l’engagement relationnel et émotionnel particulier, par devoir ou amour, entre un donneur et un receveur où la notion de responsabilité et d’attention envers autrui prend un sens particulier. Prendre soin de l’autre implique une réponse au besoin particulier de l’autre, qu’il soit physique, spirituel, intellectuel, psychique et émotif (alimentation, éducation, réconfort, etc.) (Tronto, 1989). Quant à la dimension sociale du soin, elle représente une activité qui permet de rencontrer les besoins physiques et émotionnels d’un adulte ou d’un enfant dépendant où les coûts et l’infrastructure sociale sont assumés en partie ou totalement à l’extérieur de la famille (Leira et Saraceno, 2002 : 69). Lorsque la famille n’est pas en mesure de fournir les soins requis, ceux-ci sont normalement assumés par l’État ou le marché (Tronto, 1989).

De façon spécifique, un des problèmes fondamentaux de la dévalorisation du travail féminin repose sur l’idée que les activités liées aux divers types de soins personnels, particulièrement le fait d’élever et d’éduquer les enfants, sont naturelles et inhérentes chez la femme donc, issues de dispositions biologiques plutôt que de compétences culturelles acquises (Kymlicka, 1999; Leira et Saraceno, 2002). Étant du domaine de la famille et faisant appel à des aptitudes émotives et relationnelles, donc subjectives, les activités de soins ont historiquement eu tendance à être confinées à la sphère privée et par le fait même écartées du domaine public[23]. Le manque de considération pour le travail domestique se répercute dans l’organisation lors de l’évaluation du travail des femmes[24]. Les qualités associées au travail féminin sont souvent dévalorisées professionnellement puisqu’elles sont rattachées au rôle familial des femmes où le travail est invisible et accompli gratuitement[25]. C’est entre autres pour des raisons liées aux rôles familiaux que les femmes subissent une discrimination salariale (Chicha, 2000). Par conséquent, les emplois féminins ont tendance à être considérés, à l’échelle de la société, comme étant moins importants, et sont donc moins bien rémunérés.

Encore aujourd’hui, les activités de soins caractérisent globalement les emplois où l’on retrouve une majorité de femmes[26] (Tronto, 1989). Ces activités sont encore considérées par plusieurs comme faisant partie du développement identitaire féminin et d’une moralité spécifique, l’éthique de la sollicitude, initialement développée par Gilligan (1982). Les femmes seraient plus enclines à assumer les activités d’éducation et de soins (Leira et Saraceno, 2002 : 76–77). Elles seraient davantage préoccupées par des questions touchant les humains, ce qui est considéré comme un facteur explicatif de leur choix de carrière et de la division du travail. Lister (2003 :119) estime que pour enrichir la citoyenneté, les valeurs liées au travail centré sur autrui devront être davantage reconnues et la responsabilité relative aux activités de soins partagée plus équitablement[27]. Appelbaum (2002 : 106) croit de plus en plus nécessaire de revaloriser les activités de soins et que les hommes y prennent une place plus importante. Un véritable projet égalitaire où, selon Esping-Anderson (2002 : 123), le caractère de plus en plus masculin des biographies des femmes doit simultanément s’accompagner d’une féminisation de celles des hommes. De récentes statistiques sur la situation québécoise démontrent que même si les hommes consacrent toujours moins de temps à l’activité domestique que les femmes, cette part a augmenté de 9,3 points de pourcentage entre 1986 et 1998, réduisant quelque peu l’écart avec les femmes (Laroche, 2001). Sommes-nous en train d’assister à un changement graduel dans la répartition de la charge domestique ? Le questionnement quant à la possibilité que les hommes dispensent aussi des soins et que cela induise un changement de valeurs recèle une réelle pertinence. La prise en charge partagée des soins contribuerait-elle à accroître sa valeur ? L’incidence liée à l’action individuelle sur les valeurs et son amplification perpétuée par les rapports et les interactions sociaux ne devraient pas être minimisées. La désexualisation des activités de soins couplée au partage des valeurs associées au sexe féminin peut être considérée comme une hypothèse plausible et contributive à l’équité salariale. Une activité universellement partagée et socialement valorisée serait susceptible d’avoir une plus grande reconnaissance professionnelle. Cependant, un élément porteur de valeur positive au départ peut voir son capital de sympathie décliner de façon radicale par la suite. Rien n’assure que le fait d’assumer une activité contribue nécessairement à accroître sa valeur aux yeux de la personne qui l’exerce.

Enfin, le droit d’une personne dépendante de recevoir des soins implique une responsabilité de dispenser des soins. Les normes morales d’une société pourraient exiger une réponse à ceux et celles qui sont dans le besoin. Dans ce contexte, les soins seraient une obligation, une responsabilité morale de toute une société, un devoir collectif et individuel (Leira et Saraceno, 2002). Tronto (1989 : 184) juge nécessaire d’élargir la portée du travail centré sur autrui au questionnement moral en ce qui concerne les besoins de restructuration des institutions sociales et politiques afin d’en faire une question centrale et quotidienne pour toute la collectivité. Selon Nedelsky (1989), les relations humaines et sociales sont une des dimensions centrales du développement et de l’autonomie individuels considérant que les êtres humains ne sont pas isolés les uns des autres. L’interdépendance humaine étant une réalité, le travail centré sur autrui contribuerait, dans ce contexte, au développement individuel et collectif de tous les citoyens.

La collectivisation des activités de soins de même qu’une meilleure répartition du travail domestique permettent non seulement d’accroître l’action politique des femmes, mais peut aussi enrichir la citoyenneté de valeurs associées à la sphère privée (Lister, 2000, 2003). Dans le contexte du vieillissement de la population et des besoins en gardiennage dûs à l’augmentation de la présence des femmes sur le marché du travail, le soutien aux familles devient une responsabilité sociétale. Ces besoins s’accompagnent d’un développement important de la professionnalisation des activités de soins (Leira et Saraceno, 2002). Si une telle professionnalisation devient une priorité, encore faut-il que les activités de soins aux personnes soient mieux reconnues. En conséquence, puisque ces activités de soins pourraient s’avérer une responsabilité morale et sociétale et se traduire dans une perspective de renforcement des politiques sociales et des États-providence, il est nécessaire que ce travail, surtout assumé par les femmes, soit davantage valorisé. Le travail centré sur autrui a une valeur économique et sociale étant donnée son importance pour les individus et pour toute la société.

La citoyenneté et l’État

La citoyenneté sociale constitue le coeur de l’idée de l’État-providence puisqu’elle entraîne l’octroi des droits sociaux. Selon Esping-Anderson (1999), si l’on confère aux droits sociaux dans les États-providence le statut légal des droits de propriété, ils sont inviolables et accordés sur la base de la citoyenneté plutôt que sur la capacité productive. Ils entraînent donc la démarchandisation[28] de l’individu par rapport au marché (Esping-Anderson, 1999 : 34–35). Les États-providence et les choix politiques qu’ils incarnent, voire les politiques sociales qu’ils adoptent, agissent et transforment systématiquement les mécanismes du marché du travail (Esping-Anderson, 1999 : 194). En d’autres termes, les différents États suivent des trajectoires de marché distinctes conditionnées par différents choix politiques qui sont eux-mêmes porteur d’une volonté citoyenne[29]. Par exemple, par rapport au développement postindustriel, la Suède se caractérise par une croissance marquée des emplois dans les secteurs de la santé, de l’éducation et du bien-être, bref des services sociaux, voies de prédilection de l’emploi féminin. Cette domination résulte en une féminisation de l’État-providence suédois[30] puisque ce dernier est activement et résolument engagé dans l’extension des services sociaux. Puisque les États et les choix politiques qu’ils incarnent représentent l’expression citoyenne des valeurs et des identités sociétales, et qu’ils interfèrent dans la stratification et l’organisation du marché de l’emploi, il semble normal que les valeurs identitaires y soient imprégnées et valorisées. En 2003, le secteur qui a généré davantage de nouveaux emplois au Québec est celui des soins de santé et d’assistance sociale avec 27 400 emplois, suivi du secteur des services d’enseignement avec 13 600 emplois additionnels (ministère du Travail, 2004). De même, considérant le vieillissement de la population et l’augmentation de l’espérance de vie (Régie des rentes du Québec, 2000), il ne faut certes pas sous-estimer la croissance des emplois qui y sont liés comme par exemple dans les centres d’hébergement, les soins de santé, l’assistance sociale, etc. Or, ce sont des emplois occupés majoritairement par des femmes et ce, depuis un bon nombre d’années (Cloutier, 2004). De plus, leur présence sur le marché du travail a crû de façon très nette au cours des 25 dernières années au Québec[31] (Centre d’étude sur l’emploi et la technologie [CETECH], 2004). La proportion des femmes dans l’emploi total est passée de 35 à 45 % entre 1976 et les années 2000. Les femmes comptaient, en 2003, pour près de la moitié de l’emploi rétribué (46,3 %) (Cloutier, 2004). Est-ce à dire que le Québec suivra la même trajectoire que la Suède ? Le Québec est-il aussi animé par des valeurs féminines compte tenu des tendances dans l’évolution de l’emploi ? Les chiffres laissent désormais prétendre à une féminisation du marché du travail (Cloutier, 2004). La présence accrue de la main-d’oeuvre féminine dans les entreprises pourrait contribuer à orienter les attentes collectives vers une distribution plus équitable des salaires. D’ailleurs, le ratio des gains moyens des femmes québécoises travailleuses à temps plein[32], comparativement à ceux des hommes, est passé de 71,86 % en 1996 à 75,58 % en 2002 (Institut de la statistique du Québec, 2005). Couplée à un mouvement identitaire imprégné des valeurs féminines, à la croissance des emplois dans le secteur des services et à la prise en charge des soins par l’État, cette conjoncture pourrait aboutir vers une meilleure reconnaissance salariale du travail féminin. Qui plus est, la demande accrue sur le marché pour les emplois relatifs aux soins pourrait potentiellement accroître la demande et ainsi influencer la rémunération.

Cependant, bien qu’il soit pertinent de souligner la croissance des femmes sur le marché, encore faut-il que les conditions offertes le soient selon une perspective égalitaire. Rien n’indique qu’une présence accrue conduise à une meilleure reconnaissance. L’étude d’Abromeit (1995) révèle que l’accroissement de la proportion des membres des groupes cibles a eu peu d’effet sur la diminution des écarts salariaux par rapport aux hommes. En conséquence, même si la présence féminine est imposante, rien n’indique que l’égalité sur le marché du travail sera effective. La pénétration des femmes dans les sphères décisionnelles pourrait être à cet égard fort révélatrice. De plus, le support public relatif aux activités de soins demeure un élément important pour la citoyenneté des femmes. Cela permet entre autres aux femmes un accès libre et égal au marché de l’emploi et à l’engagement politique (Lister, 2003 : 134–135). L’action politique et la prise de parole au sein des organisations (Hirschman, 1972), favorisées par la féminisation du marché du travail, pourraient se révéler nécessaire afin de modifier les orientations ou les manières de faire, jugées insatisfaisantes, en prenant divers moyens propres à infléchir les décisions.

Conclusion

Les spécificités sociétales ont une incidence sur la logique d’action des acteurs et les pratiques organisationnelles. Elles concourent à définir les droits et les responsabilités ainsi que les procédures régulatrices que l’on retrouve au sein des organisations. Dans ce contexte, la notion de citoyenneté offre une base de discussion et un fondement théorique appropriés puisqu’en traduisant l’identité d’une collectivité, elle fournit certaines indications sur l’acceptation et la pérennité de certaines pratiques, dont l’équité salariale. Une collectivité imprégnée de valeurs propices au travail féminin serait susceptible d’influencer l’importance qui lui est accordée en entreprise. Ces valeurs féminines, dimensions constitutives d’une nouvelle citoyenneté universelle et inclusive, devront franchir le confinement de la sphère privée et être reconnues publiquement afin que les femmes puissent jouir d’une citoyenneté pleine et entière ou, en d’autres termes, d’une reconnaissance équitable et continue de leurs contributions, caractérisées par les activités de soins. Celles-ci, traditionnellement assimilées au travail domestique et donc peu valorisées, bénéficient également depuis un certain temps d’une professionnalisation accrue, ce qui pourrait avoir pour effet d’accroître leur valeur dans les organisations.

De plus, le travail centré sur autrui a une valeur économique et sociale étant donnée son importance pour la collectivité. Il devrait, de ce fait, bénéficier de la même reconnaissance et légitimation que les activités et les qualités associées au travail masculin. Au-delà du confinement strictement juridique, l’équité salariale constituerait le prolongement effectif, dans les organisations, des ambitions égalitaires associées à la notion de citoyenneté. Pour traduire cette ambition, la réhabilitation des activités de soins semble impérative. Si ce type de services aux personnes est un droit et une responsabilité au niveau sociétale, et imprègne le marché en termes d’emplois créés, encore faut-il que la rémunération octroyée en reflète l’importance. En d’autres termes, l’équité salariale représenterait en quelque sorte la finalité de l’articulation cohérente et effective de l’égalité sous-jacente à la citoyenneté qui se traduirait, pour le travail féminin, par une reconnaissance juste et équitable en termes économiques des activités de soins. Sans davantage de valorisation à l’égard de ce travail, il est, croyons-nous, difficile de prétendre à la pérennité de l’équité salariale. Pour une citoyenneté réelle dans ses prétentions égalitaires, la rémunération octroyée au travail féminin devrait raisonnablement traduire cette prétention. De même, le « care » pourrait aussi être associé au bien commun. À cet égard, il représente une responsabilité collective qui fait en sorte qu’il doit être pris en charge et soutenu par l’État. Ainsi, le travail centré sur autrui pourrait être reconnu non seulement socialement et publiquement, mais également économiquement pour ceux et surtout celles qui en sont les dispensaires.

Enfin, dans une perspective d’égalité effective, l’engagement politique, dimension constitutive de la citoyenneté, et l’insertion dans la structure formelle du pouvoir se révèlent souvent nécessaires. L’intégration de l’égalité entre les sexes de manière permanente et dans tous les domaines (mainstreaming[33]) est un principe affirmé par la Commission européenne (Commission of the European Communities, 2004). Une participation égale au processus politique décisionnel apparaît essentielle afin d’être en mesure d’atteindre une citoyenneté pleine et entière. En termes de légitimité et de principe démocratique, n’est-il pas nécessaire que les institutions reflètent la diversité de la société ? L’équité salariale et son maintien peuvent être considérés comme une problématique de justice sociale. Une reconnaissance accrue du travail féminin est requise dans un marché du travail où les femmes deviendront possiblement prédominantes.