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Dans le contexte actuel de l’Union européenne, « internationalisation » signifie non seulement ouverture des frontières à de nouvelles formes d’échanges économiques, mais aussi intégration transnationale dans un cadre politico-institutionnel commun avec affirmation croissante de politiques supranationales dans les matières économiques et sociales. Ces évolutions, parmi d’autres, induisent de nouveaux enjeux pour les relations industrielles des pays de l’Union européenne. Si certains auteurs ont avancé l’hypothèse d’une dérégulation actuelle des systèmes de relations professionnelles dans un contexte de mondialisation des échanges, d’autres ont, plutôt, défendu l’idée d’une « re-régulation » des relations d’emploi (par exemple, Hyman 1999 ; Murray, Lévesque et Vallée 2000).

Cet article aborde la question de la régulation du marché du travail et plus particulièrement du rôle que joue actuellement la négociation collective dans la régulation de ce marché dans le cadre de l’intégration européenne : en partant de la notion de régulation telle que la définit Reynaud (1989), il examine l’hypothèse d’une émergence récente de formes originales de régulation conjointe du marché du travail dans les pays de l’Union européenne.

Pour cela, l’article propose tout d’abord un cadre d’analyse des évolutions récentes en matière de négociations portant sur l’emploi en Europe, structuré autour de trois questions : y a-t-il actuellement dans les pays de l’Union européenne des processus de négociation tripartite d’échelon national sur l’emploi et quels sont-ils ? Quelle est l’importance des négociations bipartites portant sur le marché du travail dans ces pays ? Quelles sont, à partir de là, les formes émergentes de régulation conjointe de ce marché que l’on peut observer actuellement ?

Après avoir proposé un cadre d’analyse, l’article examine les évolutions nationales en matière de négociations tripartites et bipartites sur l’emploi, pour aborder ensuite les formes que prennent ces processus de régulation conjointe à la fin des années 1990 dans les pays de l’Union européenne.

Les observations développées ici se fondent sur des études menées annuellement depuis 1998 par des équipes de recherche des quinze pays de l’Union européenne sur l’évolution des négociations sur l’emploi dans chacun des pays, à la demande de la Direction générale pour l’Emploi et les Affaires sociales de la Commission européenne. S’appuyant sur une analyse de ces études, l’article défend l’hypothèse générale selon laquelle, dans le contexte socio-économique et politique de l’Union européenne de la fin des années 1990, ont émergé de façon significative de nouveaux processus de régulation négociée des composantes majeures du marché du travail, qui mettent en lumière des articulations originales entre relations industrielles et marché du travail, de même qu’entre processus de négociation dans les cadres nationaux et évolutions supranationales.

Le cadre d’analyse : trois hypothèses de travail

On ne peut, bien entendu, réduire la grande diversité des négociations collectives dans les États membres de l’Union européenne à quelques grandes tendances uniformes. Toutefois, au-delà de la diversité des processus en cours, une piste d’interprétation féconde pour l’analyse peut être formulée sous la forme de l’hypothèse suivante : des formes originales de régulation conjointe du marché du travail ont émergé dans les États membres de l’Union européenne au cours des années 1990. En d’autres termes, la négociation bipartite et tripartite participe activement dans ces pays à la production de l’emploi.

Pour affiner cette hypothèse, il est utile de revenir à la notion de régulation conjointe et à la définition du terme « d’emploi », avant de proposer deux sous-hypothèses qui guideront la lecture des données nationales ensuite.

Tout d’abord, la notion de régulation, comme le remarque Supiot (2001), véhicule certaines confusions. Nous ne l’utiliserons pas ici dans la perspective des théories économiques de la régulation, où elle se réfère à des équilibres macro-économiques et institutionnels (voir par exemple Boyer 1986 et Boyer et Durand 1993). La notion ne peut non plus être strictement limitée aux règles de droit, dès lors qu’elle comprend des normes contractuelles établies entre des parties signataires d’une convention et, notamment, les conventions collectives. Pour Reynaud et Reynaud, « la régulation conjointe crée un ensemble de règles qui sont acceptables par les deux parties [...]. Elle est le produit d’une négociation explicite ou implicite et s’inscrit dans un accord [quelle qu’en soit la forme juridique] » (Reynaud et Reynaud 1999 : 245).

Reynaud aborde la régulation conjointe à l’échelon de l’atelier ou de l’entreprise, et dans un article de 2001 sur le management par les compétences, il précise que la régulation doit être étudiée dans les échanges concrets qui la constituent : « Une régulation est quelque chose qui est accepté par les parties intéressées, pour régler, fixer leurs relations et leurs droits mutuels. [...] La régulation, ici, n’est pas prise au sens de Robert Boyer, au sens d’un équilibre macro-économique et macro-institutionnel, mais au sens d’une création micro-économique et microsociale de règles dans une interaction » (Reynaud 2001 : 18).

Reynaud défend également l’idée selon laquelle : « L’échange social est un échange réglé et la création et la transformation de ces règles est probablement l’activité sociale la plus importante » (Reynaud 2001 : 18). Si la régulation est donc observable dans les ateliers, elle s’effectue également dans les échanges à un échelon plus large.

En outre, tel que défini par Reynaud, le concept de régulation permet de prendre en considération non seulement les normes fixées à l’issue de la négociation, mais également les processus par lesquels ces règles se créent, se transforment ou sont supprimées (Reynaud 1989).

Cette notion rejoint ainsi celle que développent Murray, Lévesque et Vallée (2000) qui considèrent que la régulation du travail comprend simultanément le processus d’élaboration des normes et ses résultats et que, en tant que telle, la régulation constitue un processus par nature dynamique, multiforme et contingent.

Dans cette perspective, les règles ne sont pas données par le « système » et figées, elles sont au contraire le produit négocié et toujours re-négociable des interactions entre les acteurs, dans le rapport de force où ils se trouvent.

À partir de là, la notion de régulation conjointe désignera ici, à la fois, des normes définies conjointement par les interlocuteurs et éventuellement l’État, et traduites dans des accords, des déclarations conjointes ou des politiques d’action conjointe, ainsi que le processus d’élaboration et de transformation de ces normes.

Ensuite, l’emploi, objet sur lequel porte ici cette régulation conjointe, peut être défini d’une façon générale en reprenant les termes de Maruani (1994). Pour Maruani, l’emploi, comparé au travail, constitue « l’ensemble des modalités d’accès et de retrait du marché du travail, ainsi que la traduction de l’activité laborieuse en termes de statuts sociaux » (Maruani 1994 : 51).

Il peut ici aussi y avoir une certaine confusion puisque, comme le rappelle Erbès-Seguin (1994), les notions d’emploi et de travail ont traditionnellement été utilisées dans des sens différents, voire opposés, par l’économie et la sociologie, la première s’attachant davantage au marché du travail, tandis que la seconde s’est surtout intéressée aux conditions de l’activité de travail.

L’emploi sera envisagé ici comme la possibilité qu’ont les travailleurs d’accéder à une activité professionnelle, de s’y maintenir et de s’en retirer, et non pas dans le sens du contenu de l’activité exercée et de ses conditions.

Dans cette optique, les études nationales effectuées par les équipes de recherche des États membres en 1999 et 2000 ont porté, conformément à un programme de travail commun, sur les mesures visant à favoriser la création ou la préservation de l’emploi, et plus spécifiquement les mesures suivantes : assouplissement des modalités d’accès et de retrait du marché du travail, — par exemple, mesures axées sur l’insertion des jeunes ou sur les possibilités de retraite progressive pour les travailleurs âgés — ; mesures destinées à favoriser l’adaptation de la main-d’oeuvre aux exigences des activités de l’industrie et des services ; mesures destinées à réduire le coût du travail, dont particulièrement la modération salariale.

On peut donc de façon synthétique considérer comme norme en matière d’emploi toute mesure qui vise à organiser une ou plusieurs des dimensions suivantes du marché du travail : volume de l’emploi calculé en nombre de postes de travail ou en nombre d’heures de travail, modes d’accès à l’emploi, modes de retrait de l’emploi, flux de main-d’oeuvre sur le marché du travail.

Si l’on souhaite analyser les formes de régulation conjointe de l’em-ploi, il est utile d’examiner deux sous-hypothèses qui renvoient à des observations le plus souvent menées séparément dans les études portant sur les évolutions des relations industrielles nationales. La première porte sur le développement récent en Europe de pactes sociaux d’envergure nationale portant notamment sur l’emploi (Freyssinet et Seifert 1999 ; Pochet 1998). Selon cette hypothèse, la régulation conjointe de l’emploi reposerait pour une large part sur des règles tripartites négociées à l’échelon national par les interlocuteurs sociaux et les pouvoirs publics. La seconde hypothèse renvoie aux négociations bilatérales aux divers échelons où elles se déroulent dans les États membres, — secteur, région, entreprise —, et postule que les employeurs et les organisations syndicales prennent de façon significative l’emploi, tel que nous l’avons défini, comme objet de leur négociation. Cette seconde sous-hypothèse répond ainsi à l’affirmation récente par de nombreux auteurs selon laquelle l’emploi serait de plus en plus au coeur de la négociation collective (Bélanger et Thuderoz 1998 ; Bernier 1996 ; da Costa et Murray 1996 ; Freyssinet et Seifert 1999 ; Mériaux 2000).

Chacune de ces deux sous-hypothèses peut être traduite sous la forme d’une question qui guidera l’examen des données nationales ci-après : dans quelle mesure y a-t-il à la fin des années 1990 dans les pays de l’Union européenne des processus de concertation tripartite amenant à des normes négociées, d’ampleur nationale, portant sur les politiques d’emploi ? Dans quelle mesure les interlocuteurs sociaux prennent-ils en charge, dans leurs négociations bilatérales, une régulation du marché du travail ?

Concertations tripartites sur l’emploi

Plusieurs recherches ont mis en évidence la ré-émergence de « pactes sociaux » d’ampleur nationale à travers l’Europe dans la seconde moitié des années 1990.

Tout d’abord, la « stratégie européenne pour l’emploi » établie par le Conseil européen contraint les gouvernements à définir chaque année depuis 1998 un plan d’action national pour l’emploi en principe en concertation avec les interlocuteurs sociaux. Dans le cadre d’une stratégie inspirée de la démarche de convergence économique, la Commission européenne et ensuite le Conseil européen définissent en effet chaque année des « lignes directrices » communes pour les quinze pays, que les États membres doivent traduire dans un plan d’action national pour l’emploi. La traduction des lignes directrices communes dans les plans nationaux fait ensuite l’objet d’une évaluation par la Commission. Les premières lignes directrices ont été définies en 1997 au Conseil européen réuni à Luxembourg. On retrouve depuis lors les mêmes grands axes qui se répètent dans les lignes directrices annuelles : « améliorer la capacité d’insertion professionnelle des travailleurs », « développer l’esprit d’entreprise », « encourager la capacité d’adaptation des entreprises et de leurs travailleurs », « renforcer les politiques d’égalité des chances pour les femmes et les hommes » (voir par exemple les lignes directrices pour 2001 au Journal Officiel du 24/01/2001).

Diverses critiques ont été adressées à cette « stratégie européenne pour l’emploi ». Barbier (1999) les synthétise en rappelant que les politiques d’emploi s’y trouvent subordonnées aux politiques économiques, elles ne s’intègrent pas dans une stratégie macro-économique de marché du travail, elles renvoient à des politiques nationales extrêmement diverses entre États membres, elles s’accompagnent enfin de peu de contrainte effective sur les États membres. Sur ce dernier point, il faut cependant constater que la contrainte s’est faite plus précise avec les évaluations effectuées par la Commission et qui ont donné lieu en 2000 et en 2001 à des recommandations précises adressées à chaque État membre (European Commission 2000 ; European Council 2001).

Le contenu même des lignes directrices mérite d’être critiqué. Les termes dans lesquels elles sont posées depuis leur origine montrent que la stratégie européenne pour l’emploi se fonde sur les principes suivants qui sont autant de postulats implicites : le volume de l’emploi est une priorité centrale pour l’Europe et il est dès lors souhaitable qu’une majeure partie de la population en âge de travailler soit occupée dans un emploi ; la flexibilité des entreprises et la flexibilité de la main-d’oeuvre sont favorables au marché du travail, aussi bien du point de vue des employeurs que des salariés ; la création d’entreprises et l’esprit d’entreprise lui-même sont créateurs d’emploi. La stratégie pour l’emploi se trouve donc subordonnée aux politiques économiques, comme le constate Barbier (1999), mais en outre elle met l’accent sur le volume de l’emploi, indépendamment de sa qualité. Plus encore, elle pose la flexibilité du marché du travail comme souhaitable, nécessaire, favorable à l’emploi, sans que ces postulats soient débattus. Elle participe ainsi fortement à une diffusion d’idées non débattues, et de surcroît non vérifiées, sur un « idéal » du marché du travail où tous devraient travailler, de façon souple, dans des entreprises flexibles et sans poser d’entraves au dynamisme économique.

Il faut également remarquer que la stratégie européenne pour l’emploi n’a pas conduit dans tous les pays à l’élaboration de nouveaux « pactes sociaux ». En effet, les observations menées pour 1998 et 1999 montrent que le degré de concertation a été superficiel dans un certain nombre de pays, les interlocuteurs sociaux étant seulement consultés, parfois dans un délai très court, sur le plan d’action (Spineux et al. 1999a, 1999b).

À côté de ce processus formel, Pochet (1998) constate que la perspective de l’union économique et monétaire a incité les interlocuteurs sociaux et les gouvernements à conclure des pactes sociaux dans plusieurs pays — Allemagne, Belgique, Espagne, Finlande, Irlande, Italie, Portugal. Selon Pochet (1998), l’union monétaire oblige les négociateurs à prendre en compte des variables macroéconomiques dans la négociation salariale, à définir des augmentations salariales compatibles avec les augmentations des pays voisins et à renforcer le flexibilité du marché du travail. Ces éléments caractériseraient ainsi les pactes sociaux d’ampleur nationale négociés au cours des années 1990.

Par ailleurs, à l’initiative de la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail, Sisson et al. (1999) ainsi que Freyssinet et Seifert (1999) se sont intéressés aux « pactes pour l’emploi et la compétitivité ». Ces pactes sont définis comme des accords qui établissent un lien entre protection ou création d’emploi et compétitivité et qui, en conséquence, établissent des mesures à la fois en faveur de la compétitivité et du volume de l’emploi (Sisson et al. 1999). Ces pactes peuvent être bipartites ou tripartites, de niveau national mais aussi négociés à l’échelon de l’entreprise. Même si, selon Freyssinet et Seifert, la majorité de ces accords sont conclus au niveau de l’entreprise, on en trouve à l’échelon national sous une forme tripartite dans sept pays : Allemagne, Danemark, Grèce, Irlande, Italie, Luxembourg, Portugal. L’importance de ces pactes amène les auteurs à conclure notamment que dans les pays européens les politiques pour l’emploi et la compétitivité sont devenues l’objet d’une responsabilité conjointe des pouvoirs publics, des employeurs et des organisations syndicales à tous les niveaux (voir Freyssinet et Seifert 1999).

Qu’en est-il si l’on analyse les études menées dans les États membres pour la Commission européenne ? Dans quelle mesure un dialogue tripartite sur les politiques d’emploi s’est-il récemment déroulé dans les pays européens ?

Nous considérerons ici exclusivement les situations dans lesquelles existe un dialogue entre les pouvoirs publics et les interlocuteurs sociaux, portant spécifiquement sur des politiques d’emploi et menant à des accords ou à des déclarations communes. Sur la base des études nationales, on observe dans neuf pays, à côté des plans d’action nationaux, le déroulement d’échanges tripartites en matière d’emploi : Allemagne, Belgique, Danemark, Espagne, Irlande, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Portugal (voir le tableau 1). Par contre, ce n’est pas le cas dans les autres États membres, — Autriche, Finlande, France, Grèce, Royaume-Uni, Suède —, où l’on ne peut parler d’une concertation entre les pouvoirs publics et les interlocuteurs sociaux sur des politiques d’emploi à la fin des années 1990, soit parce qu’une telle concertation n’existe simplement pas, soit parce qu’elle n’a pas abouti (voir aussi à ce sujet Zagelmeyer 2000).

Il y a ainsi dans plus de la moitié des États membres à la fin des années 1990 et en 2000 un dialogue tripartite sur les politiques d’emploi, qui peut prendre pratiquement quatre formes : accords tripartites contraignants ; accords-cadres socio-économiques donnant des lignes directrices non contraignantes ; forums de concertation ou tables rondes pour l’élaboration des politiques publiques ; consultation des interlocuteurs sociaux par le gouvernement pour la définition et la mise en oeuvre des politiques d’emploi.

Quelle est la nature de ces engagements tripartites et en quoi sont-ils novateurs ? Trois caractéristiques témoignent du fait qu’ils constituent de nouvelles formes de dialogue social : ils sont fortement articulés avec l’intégration économique européenne et avec la stratégie européenne pour l’emploi ; ils marquent une prédominance croissante des questions d’emploi dans le dialogue tripartite ; ils reflètent une implication croissante des interlocuteurs sociaux dans les politiques du marché du travail.

Premièrement, comme le souligne Pochet (1998), l’intégration au sein de l’Union économique et monétaire peut inciter les acteurs d’échelon national à se concentrer sur l’adaptabilité du marché du travail, dans un contexte où les contraintes sur les salaires sont accrues et où l’intégration de variables macroéconomiques incite à chercher des solutions de flexibilité des organisations et de l’emploi. On ne retrouve cependant pas un dialogue tripartite sur l’emploi dans la totalité des pays de la zone euro. S’ajoute bien entendu à cette influence de l’intégration économique celle de la stratégie européenne pour l’emploi (Goetschy 1999). L’obligation faite aux gouvernements d’élaborer des plans d’action annuels, depuis 1998, en consultant ou en se concertant avec les interlocuteurs sociaux, a pu susciter des débats non seulement sur ces plans mais aussi sur un ensemble de politiques d’emploi, dans les pays où des instances de dialogue centralisées existent. La stratégie européenne pour l’emploi est donc susceptible d’avoir induit ou accentué un dialogue social large sur les politiques d’emploi, dépassant les plans d’action nationaux. Ces deux processus, relativement récents, n’expliquent cependant pas toute l’évolution en cours, ne serait-ce que parce que, dans certains pays, le dialogue tripartite sur l’emploi a commencé dès le début des années 1990.

On observe en effet une prédominance croissante des questions d’emploi dans le dialogue tripartite dans les pays concernés, au cours des années 1990 et particulièrement à la fin des années 1990. Cela reflète une diffusion large, dans ces pays, de l’emploi comme préoccupation sociale majeure. Il faut ici rappeler que ce phénomène reste relativement récent, comme le montre Erbès-Seguin, pour qui « La préoccupation de réglementer un bien rare, l’emploi, n’a commencé à se faire réellement jour que dans la décennie 1980 » (Erbès-Seguin 1994 : 20). Même si, à la fin des années 1990, certains acteurs s’inquiètent, dans plusieurs pays dont notamment le Danemark ou les Pays-Bas, de pénuries de main-d’oeuvre dans des secteurs d’activité particuliers, le chômage et les taux d’emploi restent des préoccupations considérées comme suffisamment importantes pour que des solutions d’envergure nationale soient perçues comme nécessaires.

Tableau 1

Dialogues tripartites sur l’emploi

Dialogues tripartites sur l’emploi

Tableau 1 (suite)

Dialogues tripartites sur l’emploi

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Troisièmement, ces formes de concertation manifestent une intervention croissante des interlocuteurs sociaux dans les politiques publiques en matière d’emploi. On peut avancer l’hypothèse ici que, après de nombreuses années de politiques publiques destinées à réduire le chômage mais dont les effets réels ont été très relatifs, la concertation tripartite de politiques d’emploi est perçue par les pouvoirs publics mais aussi par les employeurs et les organisations syndicales comme un moyen de concevoir des mesures pour l’emploi qui, à la fois, engagent les acteurs concernés, — employeurs et travailleurs —, et prennent largement en compte, par le biais de la concertation, les réalités pratiques du marché du travail.

Au total, dans les pays où une telle concertation tripartite existe, elle s’inscrit dans un mouvement large de retour en Europe de formes de néo-corporatisme au cours des années 1990 (Ferner et Hyman 1998). Il ne s’agit cependant pas d’un retour pur et simple au corporatisme des années 1970. Regini (1997) et Supiot (2001), partant de perspectives très différentes, semblent se rejoindre sur ce point : le néo-corporatisme des années 1990 se distingue des formes anciennes par le fait qu’il ne s’agit plus d’un échange de concessions et de gains entre trois acteurs, mais bien d’une concertation qui aboutit à définir les conditions dans lesquelles l’État délègue aux interlocuteurs sociaux certaines compétences et marges de manoeuvre. Pour Supiot, cela participe d’une mutation du rôle de l’État et des pouvoirs publics qui, selon lui, s’exprime de deux manières : « D’une part, l’État cesse de vouloir tout régir par lui-même. Au lieu de participer directement à des négociations ou des concertations sur le modèle néo-corporatiste, il se borne à fixer les procédures selon lesquelles ces négociations devront être conduites en dehors de lui. Mais, d’autre part, il définit les principes généraux à la mise en oeuvre desquels ces négociations doivent concourir. Il y a donc à la fois retrait, reflux de l’État, qui se désengage de la gestion des questions sociales et réaffirmation, restauration de son rôle de garant du bien commun » (Supiot 2001 : 12-13).

On ne peut donc interpréter cette évolution par une « reprise en main » pure et simple d’une partie de la négociation collective par l’État. Les gouvernements sont bien entendu incités, par la stratégie européenne pour l’emploi et par l’union économique et monétaire, à intervenir davantage dans les domaines de la négociation : salaires, flexibilité, organisation du travail, temps de travail, etc. En contrepartie, les interlocuteurs sont amenés à participer à une concertation sur des questions de protection sociale et de politiques publiques du marché du travail. Il s’agit donc, plutôt, d’une concertation sur des objectifs communs et sur les champs d’action respectifs des pouvoirs publics et des interlocuteurs sociaux avant la mise en oeuvre de mesures concrètes orientées vers ces objectifs.

Négociations bilatérales sur l’emploi

De nombreux auteurs ont récemment avancé l’idée selon laquelle il y aurait actuellement un déplacement de l’objet des négociations collectives vers des questions liées au volume de l’emploi.

Par exemple, se fondant sur des études de cas d’entreprises en France et au Québec, Bélanger et Thuderoz (1998) constatent l’émergence de nouvelles pratiques de négociation collective dans lesquelles l’emploi constitue un enjeu central. Reprenant le même constat, Mériaux (2000) remarque qu’un tel déplacement de l’objet des négociations s’opère à travers toute l’Europe : « Les partenaires sociaux ont ainsi fait de la variable “emploi” — aussi bien son volume que les données de la relation d’emploi — un enjeu majeur des négociations sur le temps de travail, selon des modalités d’ailleurs très variables [...]. Cette tendance marquante — qui se repère à travers toute l’Europe (Freyssinet, Seifert, 1999) [...] semble aller de pair avec une prise en compte plus franche des questions de performance productive dans le dialogue social » (Mériaux 2000 : 56).

Effectivement, à l’échelon européen les résultats de la recherche menée à l’initiative de la Fondation européenne et présentés par Freyssinet et Seifert (1999) montrent notamment que l’emploi est devenu au cours des dernières années un objet important des négociations, sur lequel s’articulent de nombreux compromis en matière de salaires, compétitivité, flexibilité ou formation professionnelle.

Cette évolution participe de ce que Bernier (1996) considère comme « mutations profondes » de la négociation collective : « si traditionnellement la négociation collective a eu comme objet la détermination des conditions de travail, quelle que soit l’élasticité qu’on reconnaisse à cette expression, voici que depuis peu des questions relatives à l’emploi et à la flexibilité de la main-d’oeuvre deviennent objet de négociation collective » (Bernier 1996 : 384).

L’emploi serait ainsi, selon les termes de da Costa et Murray (1996), « au coeur du sujet ».

Les rapports rédigés par les experts nationaux depuis 1998 pour la recherche commanditée par la Direction générale pour l’Emploi et les Affaires sociales de la Commission européenne confirment-ils ce mouvement ? Une difficulté méthodologique se pose ici. Tous les pays ne disposent pas, en effet, de données centralisées permettant d’effectuer un dépouillement par thème des accords bilatéraux. Cela n’empêche pas que, dans tous les États membres, il soit possible de repérer les sujets émergents et d’identifier généralement quelles sont les thématiques d’actualité dans les négociations.

Chaque rapport national depuis 1998 porte en partie sur les compromis dominants dans les négociations collectives sur l’emploi. Le dépouillement de l’ensemble des rapports conduit à distinguer deux groupes de pays selon que l’emploi se trouve pris en compte de façon significative dans les négociations bipartites ou non.

Dans un premier groupe de pays, l’élaboration de mesures portant sur l’emploi ne semble pas constituer une préoccupation majeure dans les négociations bilatérales : Autriche, Finlande, Grèce, Irlande, Luxembourg, Portugal, Royaume-Uni, Suède. Les explications de cette situation sont diverses selon les pays, mais se rapportent essentiellement à trois facteurs :

  • la dynamique des négociations collective n’a pas conduit à des accords récents sur ce sujet, par exemple au Luxembourg et au Royaume-Uni ;

  • les thèmes traités, particulièrement par les négociations de secteur ou d’entreprise, touchent à des questions telles que les salaires ou la formation professionnelle, sans aborder directement l’emploi en tant que tel, par exemple en Autriche, en Finlande, en Grèce, en Irlande, au Portugal ou en Suède ;

  • la santé du marché du travail n’incite pas à considérer le volume de l’emploi comme un sujet de préoccupation pour les négociateurs, comme par exemple en Autriche ou au Luxembourg.

Dans la pratique, ces trois motifs peuvent se combiner. Par exemple, l’auteur du rapport le plus récent sur l’Autriche (Traxler 2000) attribue le fait qu’il y a peu de négociations portant directement sur le volume de l’emploi comme tel à la bonne situation du marché du travail autrichien et au fait que les employeurs sont réticents à s’engager dans des discussions sur le niveau ou sur des garanties d’emploi.

Bien entendu, dans ces pays, l’emploi peut être touché par des mesures portant sur les salaires ou sur la formation professionnelle mais le volume de l’emploi n’est pas l’objet même des négociations de même qu’il n’est pas directement visé par les accords négociés, à la différence du deuxième groupe de pays. Dans ce deuxième groupe d’États membres, l’emploi occupe une place importante ou croissante, selon les auteurs des rapports nationaux, dans les compromis entre employeurs et organisations syndicales : c’est le cas en Allemagne, en Belgique, au Danemark, en Espagne, en France, en Italie, aux Pays-Bas (tableau 2).

Tableau 2

Négociations bipartites sur l’emploi

Négociations bipartites sur l’emploi

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En ce qui concerne les thèmes négociés, les accords sont surtout orientés vers une « facilitation des ajustements » sur le marché du travail : faciliter l’insertion ou la transition professionnelle par la formation, favoriser le maintien ou la création d’emploi ou encore réorganiser les effectifs par la flexibilité ou la réduction du temps de travail, réorganiser les transitions entre travail et retraite par des mesures concernant les travailleurs âgés. À travers les États membres on retrouve des thèmes qui semblent particulièrement d’actualité : temps de travail, formation continue pour les salariés comme pour les demandeurs d’emploi, modalités de la retraite, flexibilité sous toutes ses formes. Les accords analysés par les rapports nationaux au titre d’études de cas sont le plus souvent multidimensionnels, associant plusieurs de ces thèmes.

Ces évolutions témoignent d’une prise en charge de l’emploi par les interlocuteurs sociaux à l’échelon national, mais aussi dans les secteurs, les régions et les entreprises, en tant qu’objet qu’ils tentent de réguler par des accords bilatéraux, tout au moins dans les pays où se déroulent des négociations portant explicitement sur l’emploi. Par contre, on ne peut conclure à un mouvement généralisé vers une prise en charge des paramètres de l’emploi par la négociation bilatérale à travers l’Europe.

Les formes d’une régulation conjointe de l’emploi

Quatre formes de régulation de l’emploi

Finalement, assiste-t-on dans les États membres à une importance significative d’une régulation conjointe de l’emploi ?

On ne peut en tout cas constater une dérégulation généralisée du marché du travail. Au contraire, le fonctionnement de ce marché donne lieu à de nombreux échanges entre les interlocuteurs sociaux et avec les pouvoirs publics. Les évolutions ne sont cependant pas les mêmes dans tous les pays, et le graphique 1 vise à montrer que coexistent des formes différentes de régulation du marché du travail dans les États membres, qui se différencient particulièrement par le rôle des interlocuteurs sociaux, le rôle de l’État, les relations entre normes négociées et politiques publiques. Si l’on met en relation l’existence d’un dialogue tripartite avec celle de négociations bilatérales sur l’emploi, quatre situations émergent, correspondant à quatre modes différents de régulation de l’emploi dans les États membres (graphique 1).

Dans le cas de « l’emploi conjointement régulé », il y a une concertation tripartite des politiques du marché du travail à l’échelon national ainsi que des négociations bilatérales aux différents niveaux des systèmes de relations industrielles. Dans ces situations, les interlocuteurs contribuent donc non seulement à la définition des politiques du marché du travail, mais aussi à des mesures pour l’emploi négociées dans les secteurs, les régions et les entreprises. On trouve dans de tels cas une véritable co-responsabilité du marché du travail telle que l’évoquent Freyssinet et Seifert (1999). C’est le cas, par exemple, en Allemagne, en Belgique, au Danemark, en Espagne, en Italie, ou encore aux Pays-Bas. Si au Danemark et aux Pays-Bas cette régulation conjointe est actuellement conduite principalement par un souci d’éviter des pénuries de main-d’oeuvre, dans les autres pays, elle correspond davantage à une préoccupation pour la réduction du chômage. En Allemagne, en Italie et en Espagne, elle reflète un souci émergeant mais de plus en plus affirmé, de la part des pouvoirs publics et des interlocuteurs sociaux, de mettre en oeuvre par un dialogue social large des solutions aux problèmes d’emploi. Cela ne signifie pas que tous les acteurs valorisent le dialogue, mais bien qu’une partie significative d’entre eux trouve utile d’établir des compromis qui préservent ou favorisent l’emploi, tout en respectant la compétitivité des entreprises et les droits des salariés. Dans ces situations, le marché du travail ne peut donc, du point de vue des acteurs, être laissé aux aléas des variables économiques.

Graphique 1

Formes de régulation de l’emploi

Formes de régulation de l’emploi

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La régulation par des « politiques nationales concertées » renvoie à des situations où le gouvernement et les interlocuteurs sociaux se rencontrent pour définir conjointement des aspects majeurs des politiques d’emploi, sans qu’il y ait nécessairement de prise en charge de la thématique de l’emploi dans les négociations bilatérales dans les secteurs et les entreprises. On trouve de telles « politiques tripartites » par exemple en Irlande, au Luxembourg et, plus récemment, au Portugal.

Dans un troisième cas, celui de « l’emploi objet de négociations de secteur et d’entreprise », on ne peut observer un dialogue tripartite sur le marché du travail, mais les négociateurs dans les secteurs et les entreprises intègrent le volume de l’emploi dans les sujets qu’ils négocient. Le cas français correspond à cette situation, dans les conditions particulières liées à l’implantation des lois sur la réduction du temps de travail.

Enfin, dans un quatrième scénario, l’emploi ne se trouve pas en tant que tel au programme d’un dialogue tripartite ni dans les accords bilatéraux. On trouve clairement dans cette situation le Royaume-Uni (Marsden 2000), marqué au cours des vingt dernières années par une dérégulation du marché du travail, au sens où celui-ci est largement confié aux dynamiques économiques et aux initiatives d’entreprises. Dans d’autres pays tels que l’Autriche, la Finlande, la Suède ou encore la Grèce, la négociation collective profite d’une vitalité certaine, mais elle ne porte pas essentiellement, à la fin des années 1990, sur l’emploi. Les évolutions récentes en Finlande (Kauppinen 2000) et en Suède (Anxo 2000) ont en outre été marquées par des tentatives non abouties de concertation centralisée. Bien qu’une telle concertation ait eu lieu auparavant, particulièrement en Finlande avec des accords successifs de politiques de revenus de 1990 à 1999, les tentatives les plus récentes n’ont pas abouti.

Au total, les données nationales confirment en partie le constat de Freyssinet et Seifert (1999) : dans les pays européens, l’emploi et la compétitivité relèvent dorénavant d’une responsabilité conjointe des pouvoirs publics et des interlocuteurs sociaux. Ce constat doit toutefois être nuancé dès lors que cette responsabilité prend des formes différentes selon le type de régulation à l’oeuvre dans les différents États membres, variant d’une régulation conjointe large à la fois tripartite et bipartite, à une élaboration conjointe des politiques publiques d’emploi. Il faut aussi nuancer le constat en rappelant que, pour certains pays, l’emploi ne se trouve pas, ou plus, au centre d’un programme de négociations.

Pourquoi l’emploi, maintenant ?

Pourquoi l’emploi se trouve-t-il maintenant au programme des pouvoirs publics et des interlocuteurs sociaux, alors même que le chômage décline dans la plupart des États membres ?

On peut tout d’abord avancer à cela une explication politique : la stratégie européenne pour l’emploi a placé le volume de l’emploi au centre des débats tout en obligeant les gouvernements à élaborer un plan d’action national en prenant l’avis des interlocuteurs sociaux. À cette raison s’ajoute l’échec relatif, dans plusieurs pays tout au long des années 1980 et 1990, de politiques publiques successives visant à réduire le chômage, ce qui a pu inciter les gouvernements à privilégier, plutôt que des politiques unilatérales peu concluantes, des projets impliquant les employeurs et les organisations syndicales et engageant, de ce fait, la responsabilité d’acteurs clés du marché du travail.

On peut ajouter à cela une explication de nature économique, telle que celle de Pochet (1998) qui considère que la perspective de l’Union économique et monétaire a incité les acteurs à négocier des pactes favorables à la flexibilité et à la compétitivité dans le cadre des contraintes macro-économiques européennes. La persistance en Europe de taux de chômage élevés jusqu’au milieu des années 1990 explique aussi l’intérêt porté à l’emploi. Si les taux de chômage diminuent aujourd’hui, il ne faut pas oublier qu’il reste des régions où le chômage ne se résorbe pas, de même que certaines catégories de la population restent fortement touchées par le manque de travail. Les taux de chômage ne reflètent pas non plus la totalité de la réalité des demandeurs d’emploi et les diverses mesures d’insertion mises en oeuvre dans les États membres n’ont pas supprimé le risque de fracture sociale entre des populations de travailleurs et des catégories d’exclus qui n’ont pas, pour diverses raisons, bénéficié des mesures successives d’insertion.

Des raisons de stratégies des négociateurs peuvent également avoir joué : l’emploi constitue un objet de négociation certainement moins conflictuel que d’autres tels que, notamment, les salaires. Il permet en outre de construire des accords où s’articulent des mesures multiples permettant à chacune des parties d’y retrouver son intérêt comme, par exemple, dans des compromis combinant flexibilité, formation professionnelle et stabilité de l’emploi. Lorsqu’il n’est pas traduit dans les engagements conjoints en nombre de postes de travail, il conserve un caractère quelque peu flou, par exemple sous la forme d’une intention ou d’un objectif général, qui peut favoriser la conclusion d’un accord. Dans cette perspective, il constitue un « commun dénominateur » qui rassemble en réalité des enjeux divers des différentes parties, tels que notamment la modération salariale pour les employeurs, la réduction du temps de travail pour les organisations syndicales, ou la cohésion sociale pour les pouvoirs publics.

Enfin, une explication de type culturel peut être ajoutée : l’emploi, comme préoccupation sociale majeure, apparaît aussi à la fin des années 1990 et au début des années 2000 comme une norme sociale, un objectif désirable pour l’ensemble de la société et pour chaque individu.

Conclusions

Peut-on conclure à une nouvelle forme de régulation conjointe du marché du travail en Europe ?

On l’a vu, il y a non pas une seule, mais diverses formes d’élaboration de règles conjointes portant sur l’emploi à la fin des années 1990 dans les États membres de l’Union européenne.

Il faut souligner ici l’une des limites de cette approche. Le matériau utilisé est uniquement composé de sources secondaires, les rapports d’experts nationaux. On pourrait reprocher à ces rapports d’être « au service » de la Commission européenne puisque l’ensemble du projet de recherche a été commandité par celle-ci. Précisons cependant que les experts ont travaillé à la demande d’un coordinateur universitaire et non pas sous le contrôle direct de la Commission. Ils ont travaillé en experts indépendants, et leurs observations se fondent très largement sur des études universitaires effectuées dans les États membres[1]. Par contre, la demande de la Commission, souhaitant avoir connaissance des processus de négociation sur l’emploi dans les États membres, a conduit à mettre en avant les négociations et compromis portant sur l’emploi tel qu’il a été défini mais, par conséquent, cela ne permet pas d’évaluer l’importance relative de ces négociations dans l’ensemble des négociations collectives au sein des différents pays.

L’analyse des rapports nationaux permet cependant d’identifier des formes originales de régulation conjointe de l’emploi en Europe. En quoi sont-elles originales ? Pour répondre à cette question, il faut revenir à la nature de cette régulation, à l’articulation entre niveaux de négociation, aux rôles respectifs qu’adoptent les pouvoirs publics et les interlocuteurs sociaux, aux caractéristiques des normes négociées, et enfin à la question de la convergence dans un cadre européen.

Premièrement, on observe bien à la fin des années 1990 de multiples processus de négociation et de concertation qui élaborent des règles conjointes portant sur le marché du travail : qui peut accéder à l’emploi, quand et à quelles conditions, comment peut-on s’en retirer en fin de carrière, quelles sont les modalités de variation des volumes de travail, quels sont les temps de travail requis, etc. Il s’agit donc bien d’un ensemble de règles qui organisent les échanges entre employeurs et travailleurs sur le marché du travail. Ces règles sont accompagnées de normes procédurales qui définissent quels sont les acteurs autorisés à négocier et selon quelles modalités. Elles ne constituent cependant pas un ensemble cohérent qui établirait un équilibre macro-social et institutionnel stable pour l’ensemble de l’Union européenne, ni même pour un pays donné. Elles sont le fait de compromis temporaires, négociés à un moment donné en fonction des contraintes et possibilités identifiées par les acteurs dans leur espace de référence. Elles sont susceptibles d’être dénoncées et renégociées, en lien avec le rapport de force à l’oeuvre.

Deuxièmement, les observations nationales effectuées depuis 1998 montrent que se sont développés récemment dans la plupart des pays de l’Union des processus de coordination des négociations, par lesquels se trouvent renforcées l’articulation et l’intégration entre niveaux de négociation. Cette coordination s’opère par divers moyens : décisions légales pesant sur une large part des négociations, comme en France ; engagements tripartites fournissant un cadre pour la négociation, comme par exemple en Allemagne, en Espagne ou en Italie ; accords-cadres bipartites conclus à l’échelon national comme en Belgique, pilotant l’ensemble des négociations de niveaux inférieurs ; coordination organisée à l’intérieur même des organisations syndicales ou patronales par les acteurs, tel que par exemple aux Pays-Bas.

Ces processus de négociation signifient que les discussions tripartites sur les politiques nationales et les négociations bilatérales ne se « superposent » pas simplement, mais qu’elles tendent, au contraire, à s’articuler les unes aux autres.

Troisièmement, les formes émergentes de régulation de l’emploi témoignent d’interdépendances croissantes entre pouvoirs publics et interlocuteurs sociaux. Tentant de réguler le marché du travail, les premiers sont amenés à intervenir dans des domaines qui, dans certains pays, étaient traditionnellement laissés à l’autonomie de la négociation collective : temps de travail, flexibilité de l’organisation du travail, formation continue, norme salariale, etc. En retour, les interlocuteurs sociaux interviennent dans des composantes des politiques d’emploi telles que l’insertion professionnelle ou les régimes de retraite. Il ne s’agit cependant pas, on l’a vu, d’un simple retour au corporatisme des années 1970, mais bien plutôt d’une évolution des rôles respectifs des pouvoirs publics et des interlocuteurs sociaux. Participe à cette évolution l’intervention des autorités européennes qui définissent les termes selon lesquels les plans d’action nationaux doivent être élaborés annuellement et qui, ce faisant, guident très fortement les termes selon lesquels les États nationaux sont amenés à envisager les politiques d’emploi. Participe également à cela les tentatives des pouvoirs publics de fixer, éventuellement en concertation avec les interlocuteurs sociaux, des objectifs à atteindre, et de confier aux organisations patronales et syndicales le soin de préciser les moyens par lesquels les atteindre. En contrepartie, les interlocuteurs sociaux prennent en charge un rôle accru dans les politiques du marché du travail.

Quatrièmement, les normes négociées se caractérisent par le fait qu’elles portent, justement, non pas directement sur l’objet visé, à savoir l’emploi, mais sur des mesures indirectes dont on espère qu’elles joueront en faveur de l’emploi. Cela favorise des négociations multidimensionnelles, ce qui, en principe, devrait faciliter les compromis en donnant de plus nombreuses possibilités de solutions aux négociateurs. Ces négociations sont cependant fortement encadrées du fait des mécanismes de coordination et de l’intervention des pouvoirs publics, eux-mêmes liés par les consignes de l’union économique et monétaire et la stratégie européenne pour l’emploi. En termes de contenu des négociations, on ne peut que s’interroger sur la préoccupation partagée pour le volume de l’emploi et pour l’accès du plus grand nombre à l’emploi, et sur ses conséquences pour la qualité de l’emploi ou les conditions de travail : l’ouverture des interlocuteurs sociaux à de nouvelles formes de flexibilité, par exemple, ne débouche- t-elle pas sur une détérioration des conditions d’emploi ? Se pose également la question de l’efficacité des mesures négociées : si elles visent à préserver ou à augmenter l’emploi, y arrivent-elles et dans quelle mesure ? Dès lors qu’elles portent sur des mesures indirectes en faveur de l’emploi, ces normes sont de fait porteuses d’incertitudes quant à leur impact, particulièrement en l’absence d’engagements précis sur un nombre de postes de travail.

Enfin, ces processus participent-ils d’une convergence des relations industrielles dans un cadre européen commun ? Sur ce dernier point, on ne peut que rappeler trois constats confirmés par les études nationales. Tout d’abord, s’il y a bien une stratégie européenne pour l’emploi, on ne peut considérer qu’elle a un impact direct et unilatéral sur les relations professionnelles dans les pays de l’Union, dès lors que les acteurs dans les États membres élaborent leurs propres réponses aux problèmes spécifiques du marché du travail qui se posent dans chaque pays ou même à l’échelon local. Ensuite, les processus de régulation conjointe de l’emploi témoignent d’une recherche par les acteurs, — pouvoirs publics, organisations patronales et syndicales —, de solutions originales aux problèmes actuels du marché du travail, et du fait que ces acteurs peuvent « aménager » le contexte institutionnel où ils agissent de façon à pouvoir développer de telles solutions. L’exemple allemand, où émerge une nouvelle instance de dialogue tripartite, est très illustratif à cet égard. Cela incite donc à examiner les évolutions en cours non pas seulement sous l’angle des structures ou des niveaux de négociation, mais bien en termes de processus dynamiques qui sont le fait d’acteurs agissant dans un contexte socio-économique international en transformation. Enfin, s’il y a nouveauté, il n’y a pas rupture et les systèmes nationaux de relations industrielles conservent leurs particularités. Les formes de régulation de l’emploi observées tendent plutôt à faire apparaître ce que Giles (1996) appelle des « configurations uniques » qui sont le produit de la « façon dont les forces ou les structures internationales réagissent réciproquement avec les caractéristiques nationales » (Giles 1996 : 540).

On pourrait donc conclure que l’intégration européenne, qu’elle s’opère en termes économiques ou en termes de stratégie pour l’emploi, ne modifie pas les systèmes nationaux de relations industrielles, mais qu’elle participe à une évolution par laquelle l’interdépendance entre pouvoirs publics et interlocuteurs sociaux s’accroît, tandis que s’accentue l’interdépendance entre les pays, confiant aux acteurs du marché du travail un rôle nouveau dans sa régulation.

Ainsi se renforce une certaine contractualisation du marché du travail, dans le sens où les modalités d’accès et de retrait de l’emploi ainsi que le volume de l’emploi se trouvent davantage déterminés par des conventions collectives et des accords concertés, mais dans le cadre des orientations et des marges de manoeuvre fixées par les pouvoirs publics ou en concertation entre ceux-ci et interlocuteurs sociaux.