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La question de l’identité devient un thème récurrent dans la littérature sociologique contemporaine. Qu’il soit question d’identité nationale, régionale, ethnique ou professionnelle, il n’en demeure pas moins un sujet des plus intéressants à constamment questionner. Peu importe l’angle de traitement, il faut se rappeler que la crise des identités, dans les sociétés occidentales, a comme source une vive tension entre l’universel et le particulier et que cette dernière oblige à un repositionnement constant des dimensions spatiales et temporelles de l’identité des acteurs sociaux. Cet ouvrage s’inscrit donc dans cette problématique identitaire plus large. Les auteurs croient fermement que la crise d’identité professionnelle au Québec ne peut se situer que dans le cadre d’une analyse macrosociologique qui intègre les dimensions sociales, professionnelles éthiques et personnelles.

Pour montrer comment la crise d’identité professionnelle a des effets sur le professionnalisme, les valeurs professionnelles et la visée éthique des professions, les auteurs proposent une approche de la construction des identités qui repose sur une dimension psychologique qui inclue une composante personnelle de l’identité professionnelle et une composante sociale qui se traduit par la dimension communautaire constitutive de cette identité. Cette relation est au coeur d’un « mouvement incessant entre l’héritage provenant d’une appartenance et l’appropriation provenant de la médiation subjective de l’héritage dans la construction du soi ». La crise d’identité se manifeste donc lorsqu’il y a une remise en question des valeurs et des régulations sociales. Elle peut aussi apparaître dans les lieux d’appartenance professionnelles où les références identitaires sont remises en question et cela particulièrement lorsque notre identité entre en conflit avec nos actions.

Afin de démontrer la thèse de l’existence d’une crise de l’identité professionnelle au Québec, le livre met en lumière, dans un premier temps, les résultats d’une enquête de Georges A. Legault réalisée auprès de représentants de plusieurs ordres professionnels québécois (17 ordres à exercice exclusif et 9 à titre réservé). Dans un second temps, l’ouvrage expose des textes de collaborateurs sur « plusieurs professions choisies en fonction de leur rôle paradigmatique » : les médecins, les travailleurs sociaux, les psychologues, les sages-femmes et les enseignants. Enfin, les auteurs proposent certaines pistes de solution afin que cette crise d’identité puisse devenir source de changements.

Dans le premier texte, Georges Legault tente d’évaluer, au sein des ordres professionnels, l’ampleur de la crise d’identité professionnelle provoquée par le passage d’un mode de régulation moral à un autre davantage axé sur la protection du public et sur le contrôle des intérêts corporatistes. De fait, même s’il existe en réalité différents modèles de relations professionnelles (le modèle des actes professionnels, le modèle de l’intervention de l’expert et le modèle intersubjectif d’intervention) et que le discours actuel sur les professions ne permet pas de définir clairement le professionnel actuel, la multiplicité des identités marque bien les contours du professionnalisme et de l’éthique professionnelle. Ainsi, dans les groupes rencontrés, la crise d’identité toucherait non seulement l’identité professionnelle (être ou ne pas être professionnel) mais les valeurs professionnelles, soit « la pluralité de sens sur les valeurs et la formation à l’éthique professionnelle ».

Les autres textes du recueil, basés sur des revues de littérature, permettent de démontrer, qu’au sein de professions particulières, il existe bel et bien une crise d’identité professionnelle. Dans le cas de la profession médicale, la crise se manifeste surtout dans le processus identitaire associé aux changements provoqués par la mise en place de nouvelles pratiques. Cette crise se manifeste d’autant qu’il existe actuellement une culture de pratique marquée par l’instrumentalisation et la technologisation des relations et une culture institutionnelle de gestion de tâches et d’actes qui fait fi des relations humaines et des rôles professionnels.

Les travailleurs sociaux ne sont pas en reste car les questions éthiques sont au coeur des problèmes actuels de la profession. En effet, « des tensions et des conflits entre les valeurs véhiculées par la profession elle-même, celles des organisations qui en encadrent l’exercice et celles de la société en général » questionnent constamment l’éthique de cette profession. Qui plus est, la judiciarisation et la rationalisation des services mettent à mal les pratiques qui fondent l’identité et affaiblissent les pratiques de solidarité de la profession.

Pour les psychologues, la crise d’identité reposerait davantage sur des visions différentes de ce dernier face à son acte. Essentiellement basée sur le rapport à l’autre, ces différentes visions mettent le psychologue face aux choix de voir sa pratique dans un rapport de sujet à objet, ce qui lui offre le confort de l’objectivité scientifique. Ou encore, il fait le choix du rapport du sujet à sujet ce qui l’oblige à s’interroger sur les dimensions subjectives de sa pratique.

Quant aux sages-femmes, la lutte pour l’accession au statut de professionnelles de la santé leur a permis d’obtenir une plus grande reconnaissance sociale et professionnelle. Cependant, cela s’est réalisé au détriment de leur pratique traditionnelle. La crise d’identité a été provoquée par ce passage du métier à la profession. Heureusement, leur forte appartenance identitaire basée sur des valeurs fondamentales (rapport à la nature, à la naissance, aux femmes et à la communauté) semble leur permettre de relever ce défi.

Enfin, pour les enseignants du primaire et du secondaire, la crise d’identité professionnelle se manifeste par l’accumulation de tensions importantes touchant le sens à donner à leur travail, leur forme de représentation collective et l’organisation du travail. Au coeur de ces tensions se trouve l’implantation de la réforme de l’éducation qui suscite une réflexion en profondeur sur le rôle de l’enseignant, sur la conception de l’enseignement et sur le système éducatif. Selon les auteurs, les changements provoqués par cette réforme pourront peut-être permettre le développement d’une identité enseignante qui tienne davantage compte du sujet dans sa spécificité et son unicité.

En guise de conclusion, dans un texte commun, les auteurs poussent la réflexion au-delà du constat de l’existence d’une crise d’identité afin de tenter une « redéfinition du professionnalisme » sur la base des nouvelles exigences éthiques visant la « réappropriation » d’une identité professionnelle, jusqu’ici trop légaliste. Ils proposent donc la formation initiale et continue comme moyen de favoriser la reconstruction de l’identité collective et ainsi développer une compétence éthique chez le professionnel.

Si la littérature sur les professions et l’identité professionnelle est assez importante, il demeure rare d’avoir entre les mains un livre qui permet de faire le point simultanément sur plusieurs professions. D’autant que cet ouvrage est soutenu par une analyse sociologique globale de la situation de l’identité professionnelle. Qui plus est, les auteurs nous permettent de mettre en relief les dimensions éthiques dans la construction des identités professionnelles mais aussi, de voir comment les questions éthiques sont devenues un enjeu considérable dans la reconstruction d’une forme d’identité au travail. Même si nous pouvons reprocher à certains textes de ne pas assez s’appuyer sur le cadre théorique proposé, ce livre représente une contribution pertinente et significative aux débats actuels sur l’identité professionnelle.