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Ce texte livre les conclusions d’une recherche consacrée aux impacts des changements technologiques sur l’identité au travail d’une catégorie de travailleurs : les techniciens. Cette étude a été menée dans une entreprise transnationale d’origine canadienne spécialisée dans la fabrication d’équipements de télécommunications. Fondée en 1895, elle apparaît comme l’un des acteurs historiques du développement du capitalisme industriel au Canada. Cette recherche réalisée dans une usine située en banlieue ouest de Montréal a débuté juste après le début d’un processus complexe de changements technologiques et organisationnels consistant en l’aménagement d’un nouvel espace consacré à la technologie optonumérique. Cet espace abritant une « zone à technologie en développement[1] » (ZTD) se développera au détriment de l’ancien espace où étaient fabriqués les produits câblés traditionnels, et que nous avons appelé la « zone à technologie limitée » (ZTL). C’est la déconstruction de la dynamique de transformation résultant de ces changements dans cette usine qui est au coeur de cette recherche. Plus particulièrement, cette étude a pour objet de s’interroger sur la portée explicative de la notion controversée de déterminisme technologique relativement aux transformations récentes qui ont affecté le travail industriel. Ce compte rendu est exposé en trois temps : d’abord un retour sur les contenus conceptuels et opératoires des notions de changements technologiques et d’identité professionnelle, ensuite le modèle d’analyse et la méthodologie de la recherche et, enfin, les résultats.

Changements technologiques

Abondante, la littérature sur la technologie permet néanmoins de dégager deux repères de base, un repère historique et un repère social, en référence auxquels est située notre démarche. Les changements technologiques sont pour les tenants du repère historique (Rosenberg, 1976) tributaires de la conjugaison des besoins matériels de l’activité quotidienne « sur le terrain » et des progrès enregistrés par la connaissance scientifique dans un continuum historique. Ces changements comprennent non seulement les différentes composantes techniques et scientifiques de l’acte de production mais également les conditions quantitatives et qualitatives de leur conjugaison. Ces conditions sont à reconnaître dans cette étude tant au niveau des moyens et de la logistique de production qu’au niveau du procès de travail et de son organisation : structure des phases de production, processus de distribution des tâches et redistribution des espaces de qualification.

Le repère social définit les changements technologiques en fonction des pratiques et des contraintes sociales dont ils sont porteurs (Vaujany, 2003 ; Monjardet, 1980, 1977 ; Noble, 1978). Il comprend deux aspects. Le premier est lié à la contestation du caractère isolé et autonome de ces changements. Ce mode de définition, dont Salerni (1979) apparaît comme l’un des précurseurs mais que l’on retrouve aujourd’hui à travers les travaux d’un courant sociotechnique (Shani et al., 1992) en plein renouvellement (Vaujany, 2003 ; Orlikovski, 2000 ; Ciborra, 1999), objective ces changements comme une « entité hiérarchique » imposant à l’opérateur les séquences opératoires à exécuter. Sans reprendre les conclusions de Salerni (1979), pour qui la crise du taylorisme ne serait pas une crise technologique mais une crise sociale[2], ce concept de fonction hiérarchique de la technologie est néanmoins mis à contribution ici pour définir une des composantes essentielles du concept de changements technologiques. Notamment celle de la « transformation des postes et des conditions de travail » (tableau 1) dont les indicateurs sont porteurs de conséquences directes sur les « pratiques de socialisation », une des deux principales dimensions du concept d’identité professionnelle (tableau 2) tel qu’il est défini dans le cadre d’analyse de cette étude.

La perspective sociotechnique se manifeste à travers les travaux néo-structurationnistes comme ceux d’Orlikovski (2000, 1992) ou de Washam (1993), ou encore par le biais de l’approche réaliste critique (Vaujany, 2001, 2001a ; Dobson, 1999). Au-delà des modélisations théoriques dont ils sont porteurs, ces travaux se sont focalisés davantage sur les effets de la médiation technologique sur les postes de travail fondés sur les traitements de données que sur les espaces de fabrication industrielle où l’on observe des impacts d’une tout autre nature, et sur lesquels s’est précisément penchée la présente recherche.

Le deuxième aspect de ce repère social correspond aux prolongements des changements technologiques en termes de socialisation et de relations intercatégorielles dans l’espace de l’entreprise. Dans cette perspective, les changements technologiques sont porteurs d’une dynamique de « cloisonnement intercatégoriel » (Eyraud et al., 1988) dont la projection dans l’espace socioprofessionnel passe par le renforcement des différences entre les catégories ou les groupes professionnels. Les changements technologiques sont, dans ce contexte, à l’origine d’un phénomène de « professionnalisation » (Kern et Schumann, 1989) affectant certaines fonctions grâce à l’acquisition de qualifications.

À partir de ces références et des visées de notre problématique, nous définissons les changements technologiques comme étant les transformations techniques affectant, à des degrés divers, les produits industriels, les équipements et les moyens technologiques nécessaires à leur fabrication, et donc affectant également l’ensemble de l’environnement social et professionnel de l’entreprise ainsi que l’organisation du travail dans l’espace de production.

Tableau 1

Mode opératoire du concept de changements technologiques

Concept

Composantes

Dimensions

Indicateurs de terrain

Changements technologiques

I. Transformation des produits et des techniques de production

a) Nature des produits

1. Type de produit et vocation fonctionnelle

2. Niveau d’avancement technologique et degré de miniaturisation

3. Mode d’assemblage et types de composants électroniques

b) Environnement sociotechnique

1. Équipements lourds et logistique de soutien

2. Organisation de l’espace

3. Organisation du travail et conditions de socialisation

II. Transformation des postes et de de conditions de travail

c) Conditions techniques de travail

1. Configuration de la station de travail

2. Niveau d’informatisation des équipements et des procédés

3. Nature et fonction du test

d) Environnement physique et contexte social

1. Environnement physique et espace de socialisation

2. Conditions de collaboration et de contacts interpersonnels

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Cette définition répond à une double considération, méthodologique et analytique. Sur le plan méthodologique, cette définition est fondée sur sa capacité à rendre compte de ce concept de changements technologiques à partir de composantes et d’indicateurs « isolés » (Quivy et Campenhoudt, 1995), observables et mesurables sur le terrain d’enquête[3]. C’est par le biais de certains de ces indicateurs, comme ceux reliés à la transformation des postes et des conditions de travail, que se trouvent affectées les identités professionnelles présentes dans l’espace socioprofessionnel de l’entreprise. Le concept d’identité professionnelle, dont nous explicitons ici les dimensions et les indicateurs, occupe donc dans le modèle d’analyse de cette recherche un rôle pivot. Cela, dans la mesure où les indicateurs construits ont permis de rendre compte — par le biais de la méthodologie mise en oeuvre — des impacts différenciés des changements technologiques observés dans l’entreprise. Le modèle d’analyse de la recherche (tableau 3) établit des relations inductives directes entre les changements technologiques et les dimensions constitutives de l’identité professionnelle. Sur le plan analytique, c’est dans le cadre de ces préoccupations, et à partir de son ancrage théorique transdisciplinaire, que le concept d’identité professionnelle est défini ici.

Identité au travail, identité professionnelle et identité collective

La formation de l’identité s’appuie sur un ensemble de repères sociaux et culturels qui permet à l’individu d’établir un équilibre dual entre les motivations intrinsèques propres à sa personne et les motivations sociales qui lui sont extérieures (Lévi-Strauss, 1987 ; Goffman, 1975), entre son image de soi et celle renvoyée par autrui (Dubar, 1992). Cette reconnaissance par l’environnement humain immédiat et extérieur (Goffman, 1975 ; Piaget, 1964) se trouve à la base de la validation sociale de l’identité individuelle. Cette validation n’acquiert de signification qu’en fonction de l’aptitude de l’individu à attribuer un sens à ses expériences sociale et professionnelle (Sainsaulieu, 1985). Elle acquiert un sens d’autant plus central qu’elle traduit la volonté individuelle de se soustraire à la « conception moderne de l’assujettissement de la personne à son identité fonctionnelle » (Hugon, 2000 : 85). Elle apparaît donc comme une stratégie identitaire (Camilleri, 1999) résultant de la nécessité pour l’individu de renvoyer — notamment dans le cadre des espaces sociaux du travail marqués par des rapports d’autorité — une image qui soit à la fois positive, cohérente et à l’abri de cette inévitable incongruité entre la définition de soi et la définition de l’autre (Demorgon et Lipiansky, 1999).

La notion d’identité professionnelle présente dans la littérature deux particularités. Premièrement, elle ne possède pas de caractère autonome objectivé par un contenu conceptuel consensuel (Dubar, 1991). Perçus tantôt comme le résultat d’une « recherche de reconnaissance par les pairs dans le cadre de l’espace de travail » (Sainsaulieu, 1985), tantôt comme l’aboutissement d’un « processus de socialisation à travers les expériences singulières de travail » (Dubar, 1991), les substrats attribués à cette notion semblent répondre davantage à des contingences analytiques contextuelles qu’à une véritable démarche d’objectivation (Courpasson, 1994). Deuxièmement, c’est par son caractère collectif qu’elle est abordée (Demorgon et Lipiansky, 1999), notamment par le biais de l’action collective comme mode de cristallisation privilégié de l’identité professionnelle (Reynaud, 1982 ; Segrestin, 1980).

Un consensus théorique se dégage autour du postulat posé par Bonnafous-Boucher (2005) pour qui « la problématique des identités postule que l’organisation, et plus particulièrement l’entreprise, est un système social. La problématique des identités dans une théorie de l’organisation est étroitement liée à l’idée d’une organisation comme système social et comme contexte d’élaborations identitaires » (2005 : 19). La notion d’identité professionnelle est définie ici à partir de ce repère central et de certains facteurs structurants propres à l’espace de socialisation professionnelle observé : une production industrielle de haute technologie, un procès de production sujet à des changements technologiques et organisationnels dont les impacts affectent plusieurs aspects de la vie sociale et professionnelle, et enfin un lieu de socialisation où les rapports sociaux de production sont caractéristiques, à plusieurs titres, des organisations industrielles modernes (Dif, 2004 ; Soussi, 1999).

Sur un plan méthodologique, la définition de cette notion a pour objet de construire un concept opératoire empiriquement ancré dans le terrain d’observation. L’identité professionnelle est définie ici en fonction de trois dimensions. La première est liée à ce que Sainsaulieu (1985) a appelé l’identité au travail et s’enracine dans « l’expérience sociale et relationnelle du pouvoir » (1985 : 342), sachant que « si le pouvoir est profondément recherché, c’est que l’individu risque dans toute relation la perte de la reconnaissance de soi ; l’identité individuelle est intimement liée au pouvoir, car elle dépend des moyens de lutte que l’individu trouve dans son expérience sociale pour imposer et faire respecter sa différence » (1985 : 342). La deuxième renvoie à l’identité sociale issue des pratiques de socialisation professionnelle (Dubar, 1991) dans l’entreprise, parmi lesquelles la qualification en tant que mode de socialisation (Dubar, 1996 ; Alaluf, 1986) joue un rôle déterminant. La troisième dimension se réfère à l’identité collective, dont les composantes principales sont définies en fonction, d’une part, du « système des relations du travail » de l’entreprise (Dif, 2004 ; Sainsaulieu, 1985) et, d’autre part, de l’action collective comme élément structurant de cette identité (Reynaud, 1993 ; Segrestin, 1985, 1980). La composante collective de l’identité s’enracine dans la logique d’acteur partagée par les individus dans leurs expériences sociales de travail[4]. Cette logique est fondée sur une rationalité tournée vers l’acquisition de pouvoir groupal dans le système des relations du travail (Sainsaulieu, 1985). Même si cette recherche de pouvoir tend également à s’exprimer à travers les rationalités individuelles

(Camilleri, 1999 ; Simon, 1982 ; Crozier et Friedberg, 1977), une telle logique acquiert par son caractère collectif une dimension dont le potentiel stratégique dans le système de relations sociales de l’entreprise n’équivaut pas seulement à la somme des capacités stratégiques individuelles prises isolément. Elle débouche sur une capacité collective d’action dont l’aboutissement est précisément la construction de l’identité collective du groupe. Comme le souligne Favereau (1993 : 255), « la reconnaissance du collectif est d’abord liée à la reconnaissance des limites de la rationalité individuelle ». L’action collective est envisagée ici sous l’angle de sa logique d’action sur « le plancher de production », c’est-à-dire sous l’angle du recours collectif par les techniciens au « pouvoir d’expert » et à la maîtrise technique des techniciens. Elle constitue un élément structurant de l’identité collective (Dif, 2004 ; Demorgon et Lipiansky, 1999 ; Reynaud, 1982).

Changements technologiques et composantes identitaires : le vecteur de la qualification

La fonction technicienne vise à résoudre les dysfonctionnements techniques des produits testés. Le fait que la mise en place de nouveaux moyens technologiques sollicite nettement moins les compétences spécialisées des techniciens porte atteinte à leur identité professionnelle et se traduit par un sentiment de dévalorisation. Ce constat sur les changements technologiques a fait l’objet, durant les quarante dernières années, d’un relatif consensus (Dif, 2004 ; Noble, 1978 ; Friedmann, 1964) voulant que l’évolution technologique, notamment à travers l’automatisation, n’exige pas forcément des aptitudes ou des qualifications plus élevées. Affirmer, dans notre cas, que les changements technologiques ont eu pour effet de modifier les substrats identitaires du collectif technicien concorde globalement avec les observations relevées dans la recherche bibliographique. C’est à partir de ce constat que nous avons opéré une rupture avec cet a priori consensuel et dominant, mais par trop globalisant : notre enquête faisait ressortir, au fur et à mesure de sa démarche inductive, un autre phénomène qui émergeait comme une réponse possible à nos interrogations : le processus de qualification et ses impacts directs sur certaines dimensions constitutives de l’identité au travail, à l’exemple de la « maîtrise technique » et du « pouvoir de négociation » dont la construction dépend substantiellement des niveaux de qualification attachés aux postes de travail (spécificité technique et pratiques de socialisation : tableau 2). Qu’en est-il de ce processus de qualification ?

Au-delà des références traditionnelles qui le définissent (Stroobants, 1993 ; Mallet, 1971 ; Touraine, 1970), ce processus renvoie moins à la tâche ou à l’acte de travail qu’aux rapports sociaux du travail. Dubar (1996, 1992) le perçoit comme mode de « socialisation professionnelle » dans son analyse des « formes sociales de l’identité », en grande partie fondée sur les travaux de Moore (1969) et d’Alaluf (1986), où il explicite le lien structurel entre qualification et identité professionnelle. C’est en ce sens que le processus de qualification est étroitement associé à la dynamique de construction de l’identité professionnelle. La qualification a dès le début des trente glorieuses fait l’objet de constructions diverses selon les repères où elle était ancrée : le poste de travail, la tâche ou l’individu qui l’exécute (Maurice, 1986 ; Sainsaulieu, 1985 ; Touraine, 1970). Concernant la référence au poste de travail, si le contenu du travail ne détermine pas forcément le domaine de définition de la qualification, la notion de « processus de qualification » permet quant à elle d’identifier un phénomène d’acquisition ou de perte de compétences. Autrement dit, les « savoirs effectivement mis en oeuvre au travail » (Stroobants, 1993) doivent être considérés comme les véritables supports de la qualification. Outre sa dimension individuelle, cette notion de qualification met en oeuvre une seconde dimension reflétant la nature physique du « contenu du travail » en relation avec les différentes phases de son organisation et avec le poste de travail. Cette dernière dimension, possédant un effet tout autant « structurant » que la première (Stroobants, 1993), est reliée à un autre élément caractéristique du contexte de cette étude de cas : sa nature technique. Le repère technique de la qualification tient une place centrale dans notre modèle d’analyse en ce sens qu’il intègre dans une dynamique globale les changements technologiques et la stratégie de gestion dont ils font l’objet dans les organisations. C’est en référence aux travaux de Kern et Schumann (1989), pour qui le travail a subi un glissement dans son organisation en passant du stade de la séparation au stade de l’intégration des fonctions, que ce repère sera utilisé. Quelle que soit la réalité d’une telle tendance, elle permet d’attirer l’attention sur les effets des changements technologiques sur les fonctions et, surtout, sur les tâches de production à travers des phénomènes en relation étroite avec ce qui sera désigné ici comme un processus de qualification : la « reprofessionnalisation » et la « requalification ». L’imputation de ces phénomènes à la technologie et à la complexification des tâches de production constitue un postulat de base dans notre démarche.

Tableau 2

Mode opératoire du concept d’identité professionnelle

Concept

Composantes

Dimensions

Indicateurs de terrain

Identité professionnelle

I. Identité technicienne

a) Spécificité technique

1. Formation

2. Expérience accumulée

3. Maîtrise technique

b) Pratiques de socialisation

1. Pouvoir de négociation

2. Modes de coopération intercatégorielle et entre pairs

3. Marges d’autonomie et relations avec l’encadrement

II. Identité sociale et catégorielle

c) Identité collective

1. Rôle stratégique dans le circuit de production

2. Organisation du travail et relations intercatégorielles

3. Modes d’action et de représentation collectives

d) Apprentissage culturel des normes de relation

1. Stratégies et discours de gestion

2. « Image de soi », sentiment d’appartenance et « vision d’avenir »

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Méthodologie

Modèle d’analyse et hypothèses

Le « processus de qualification » constitue l’un des pivots de la démarche inductive de cette étude. Deux postulats de base ont été formulés au début de cette enquête à la suite de l’observation empirique initiale. Premièrement, l’un des effets majeurs des changements technologiques a été de déclencher une tendance nette vers une fracture irréversible de la communauté professionnelle des techniciens dont une très forte proportion semblait former un corps professionnel de travailleurs « de production ». Alors qu’un groupe restreint semblait émerger du lot, avec des caractéristiques intrinsèques nouvelles, dont les membres sont dotés d’un statut de « super-techniciens » et que les changements technologiques ont eu une tendance claire à rendre indispensables. Deuxièmement, en contrepoids à ce premier effet majeur des changements technologiques sur la communauté des techniciens, il s’est rapidement avéré que le « travail » des techniciens allait changer radicalement de nature. L’informatisation et l’automatisation de certaines phases du procès de production sont apparues comme une dégradation substantielle de leur rôle dans l’espace de production. On ne leur demandait plus dorénavant que de faire fonctionner des stations de test hautement automatisées en pressant quelques boutons, sans avoir à prendre quelque décision que ce soit concernant les produits qui leur passaient entre les mains. Tout ce qui contribuait à construire les fondements de leur identité au travail en tant que groupe devait subir une profonde mutation[5].

Face à un tel processus de transformation, deux explications s’imposaient : ou bien de telles conséquences, en termes de déqualification, constituaient une évolution prévisible et somme toute « normale » affectant la fonction des techniciens. Ou bien — et c’est là une vision en rupture avec ce que la recherche bibliographique a dégagé comme analyses dominantes relativement aux impacts technologiques et à leurs effets structurants — ces transformations allaient accoucher d’une nouvelle catégorie professionnelle, intrinsèquement différente de celle qui lui a historiquement donné naissance (Sainsaulieu, 1985). C’est cette dynamique de transformation de l’environnement socioprofessionnel et de la perception sociale et identitaire de la fonction technicienne qui se trouve à la base de la reconstruction de l’identité technicienne. C’est à partir de ces constats qu’ont été construites les trois hypothèses principales de cette étude.

Première hypothèse. Si la communauté technicienne a pu, a priori, être soumise à cette dynamique de changement, c’est parce que son principal espace d’activité a été fragmenté en plusieurs aires d’activités distinctes correspondant à des sous-espaces d’activités caractérisés par des niveaux de qualification ad hoc. Le principal facteur de différenciation de ces sous-espaces est également leur élément « structurant » : le double processus de qualification et de déqualification.

Deuxième hypothèse. Les changements technologiques ne constituent pas le seul facteur à l’origine des transformations de la fonction et de la communauté techniciennes. A priori, la transformation — sur le plan de l’organisation du travail et de la déqualification des postes — de la fonction et des conditions de travail de la grande masse des techniciens doit être reliée à une dynamique de changement technologique. Toutefois, la formation des trois sous-groupes professionnellement distincts constituant la deuxième catégorie, « l’élite technicienne » ne paraît pas être le résultat exclusif des seuls impératifs technologiques. Il est également la conséquence de la volonté politique des instances de décisions de l’organisation. Deux sous-hypothèses en découlent.

D’une part, la relation causale attribuée aux changements technologiques dans la mise en oeuvre du processus de déqualification se traduit par une compression des prérogatives techniques et professionnelles et des capacités stratégiques qui étaient celles des techniciens jusque-là. Ces capacités reposaient sur une maîtrise technique et un pouvoir d’expert dont la nature et la portée ont été graduellement réduites en raison de l’accroissement des moyens techniques de test et de vérification fonctionnelle des produits. D’autre part, la formation et l’émergence de « l’élite » technicienne est la conséquence d’une dynamique plus globale dans laquelle les changements technologiques ne sont que le contexte contingent. En effet, une réorganisation du travail ainsi qu’un nouveau mode de distribution des tâches et de répartition des prérogatives techniques et professionnelles ont été mises en oeuvre pour répondre à des considérations reliées aux stratégies de gestion de l’entreprise. Les transformations technologiques des produits et des moyens de production n’apparaissent, en dernière instance, que comme des conditions favorables légitimant la plus grande partie de ces changements.

Troisième hypothèse : la relation structurelle entre les zones d’incertitude et les modes de qualification. L’amplitude des zones d’incertitude[6] des techniciens est structurellement dépendante des modes de qualification. Dans le cas de la première communauté technicienne — la plus nombreuse — il existe un lien de cause à effet entre le processus de déqualification et la compression des zones d’incertitude de ces techniciens, c’est-à-dire des marges d’autonomie produites par la nouvelle organisation du travail. Dans le cas de la seconde communauté, les zones d’incertitudes définies par leurs postes sont nettement plus importantes tant par leur structure que par leur amplitude. Leurs espaces de qualification constituent le lieu d’expansion optimale de ces zones, le lieu de la zone d’incertitude technicienne résultant de l’acquisition de compétences hautement spécialisées. Cette relation transitive entre le processus de qualification, les zones d’incertitude et l’identité technicienne constitue l’articulation principale du modèle d’analyse de cette étude.

Techniques d’enquête

Cette recherche a fait appel à une méthodologie qualitative correspondant à une démarche constructiviste. Les techniques d’enquête privilégiées furent l’observation directe, l’entretien individuel et l’exploitation de sources documentaires internes à l’entreprise. L’enquête a été répartie sur trois ans, en deux phases consécutives de deux ans et d’un an : son caractère semi-longitudinal a été renforcé par une observation de confirmation directe, menée a posteriori, qui a permis de post-valider les résultats présentés ici[7]. Elle a consisté à observer le processus d’implantation des transformations technologiques et organisationnelles à travers la progression, dans l’usine, des deux zones en mutation (ZTL et ZTD). La possibilité de conduire un processus d’observation sur une longue durée a été un atout méthodologique et pratique majeur. Cette technique a permis une proximité d’une remarquable fertilité en raison d’une approche directe des situations quotidiennes de travail sur une base autonome, régulière et sans interférences, cette méthodologie « douce » permettant l’accès aux données sans perturbation de l’espace observé.

Quatre zones d’enquête ont été sélectionnées dans l’usine. Elles correspondent à des départements spécifiques et comprennent des échantillons de population couvrant la totalité des sous-groupes de techniciens (tableau 4). Sur une population totale de 296 techniciens, cet échantillonnage en a ciblé 26 représentatifs des deux espaces en mouvement, la ZTL et la ZTD. Un échantillonnage complémentaire a été construit pour couvrir également des acteurs occupant des fonctions de cadres (fabrication et exécutif) et de représentation syndicale. Il a donné lieu à plusieurs entretiens individuels formels et informels. Le choix des échantillons a été fait en fonction de l’état d’avancement technologique des départements, afin de rendre compte des impacts des différences technologiques entre les postes et les conditions de travail des techniciens et d’isoler les prolongements que ces impacts peuvent avoir sur certaines composantes opératoires définissant l’identité professionnelle. La structure et la diversité des échantillons ont permis de couvrir l’ensemble des espaces ciblés par la recherche.

Tableau 3

Modèle d’analyse

Modèle d’analyse

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Tableau 4

Mode d’échantillonnage

Population totale

38

Échantillons

Groupes professionnels

Répartition par groupe

Techniques d’enquête

Techniciens de production

18

test

15

Observation directe

Entretiens semi-dirigés

maintenance

3

Techniciens spécialisés

8

investigation

3

Observation directe

Entretiens semi-dirigés

R et D

2

technologie

3

Cadres de gestion

6

Équipe de direction

2

Observation directe

Sources documentaires

Entretiens informels

Cadres de département

4

Représentants syndicaux

3

techniciens

2

Entretiens informels et semi-dirigés

opérateurs

1

Autres départements

3

maintenance

1

Entretiens informels

aménagement de l’espace

1

Comité SST

1

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Analyse des résultats

L’analyse présentée ici reprend de façon systématique les résultats obtenus sur la base des principaux indicateurs porteurs des impacts des changements technologiques tels qu’ils ont été définis pour cette étude (tableau 1). Elle met en relation ces indicateurs avec ceux de l’identité professionnelle (tableau 2) à partir de la logique des relations causales et inductives définie par le modèle d’analyse (tableau 3) et le corps d’hypothèses qui le soutient.

Transformation des mécanismes de surveillance et de contrôle

L’analyse des changements en matière d’organisation du travail ne peut être différenciée de celle de l’aménagement de l’espace (Soussi, 2005) dont la reconfiguration, par des équipements lourds attachés à la logistique et aux contraintes techniques des circuits de production, manifeste une intention résolument « machiniste » et taylorienne (environnement socio-technique : tableau 1).

Le caractère taylorien traduit le découpage en quatre phases du circuit de production de la ZTD. À la différence du mode d’organisation du travail dans l’ancienne zone d’observation (ZTL), fondé sur un traitement par produit et par étape de fabrication, les opérations de ce nouveau circuit traitent, à la fois, l’ensemble des produits et des groupes de produits fabriqués dans la ZTD. Cette « intégration » des phases de fabrication (Kern et Schuman, 1989) est transversale dans la mesure où tous les produits de la ZTD sont regroupés par opération (assemblage, montage) et non plus par produit. L’aspect « machiniste » de cet aménagement de l’espace reflète la volonté de l’organisation de maximiser le niveau d’automatisation des tâches (nature des produits : tableau 1). Ce mode d’organisation du travail repose sur deux éléments décisifs et nouveaux, directement dégagés par la dimension relative aux « conditions techniques de travail » (tableau 1). D’abord des tâches simplifiées et réduites et une prééminence des systèmes logiques sur les équipements. Ensuite un système de contrôle et de surveillance du personnel rendu possible grâce aux facilités informatiques offertes par ces équipements. Les contrôles couvrent non seulement les niveaux de productivité — quotidiens et hebdomadaires — mais plusieurs autres informations : taux horaires de productivité, temps réel de fonctionnement de la machine, absences occasionnelles et autres pauses-café. La grande différence entre ce type d’équipements et ceux de l’ancienne zone (ZTL) tient à leur plus grande capacité de production, leur manipulation et la gestion tendue des opérations qu’ils permettent d’effectuer.

La première phase du circuit de production de la ZTD est composée, d’une part, des opérations de montage et d’insertion automatique des composants (machines à insertion) et, d’autre part, des opérations de finition. La plupart de ces opérations étaient auparavant effectuées manuellement auparavant en raison de la taille des composants, trop importante pour être automatisée. C’est grâce à la miniaturisation des composants que les opérations de montage et d’insertion ont pu être assurées par des équipements automatisés (niveau technologique : tableau 1). Cependant, l’installation, le fonctionnement et l’intégration de ces équipements sont réalisés sur la base d’une totale restructuration de l’espace de production de la ZTL (organisation de l’espace : tableau 1). Pourtant la configuration spatiale initiale de la surface de fabrication de la ZTL aurait pu être conservée tout en y ajustant les contraintes physiques et techniques de ces équipements. Le choix de regrouper ces équipements n’était donc pas un impératif incontournable mais bien une option stratégique des instances de l’organisation (organisation du travail et conditions de socialisation : tableau 1). De ce fait, se trouvent donc conjugués les deux facteurs qui ont impulsé la dynamique de transformation de l’espace social de l’entreprise : le circuit de production et l’aménagement de l’espace de fabrication (ZTD). Il y a, d’une part, le facteur lié aux changements technologiques, entre autres le processus de miniaturisation et les contraintes inhérentes à l’automatisation des opérations et, d’autre part, les choix stratégiques de l’organisation en matière de gestion et de division du travail. Ces choix reflètent la volonté de réaliser dans des conditions optimales à la fois l’homogénéisation de l’espace de production et l’uniformisation des fonctions de production.

Transformation des postes et des conditions de travail de la fonction technicienne

Les impacts du « go-no go »

Le poste reconfiguré type est celui des opérations dites de test « en circuit ». Ce poste comprend l’ensemble des tâches répétitives désormais effectuées par les techniciens « de masse ». Elles sont caractérisées par ce qui dans l’entreprise est appelé le « go-no go ». Ces tests exécutés par le technicien sous le contrôle d’un système logiciel n’offrent en fin de parcours qu’un choix binaire : accepter la réponse positive du logiciel de test et expédier l’unité testée ou la rejeter. Cette alternative rend caduque toute initiative d’investigation technique, le manipulateur devant uniquement prendre acte du résultat du test fourni par la machine. La suppression de l’investigation technique — du troubleshooting — constitue la seconde caractéristique de cette nouvelle pratique de test. L’observation et les entretiens montrent globalement que les fonctions logicielles intégrées à ces stations constituent des outils de gestion efficaces quant à la surveillance des activités des techniciens. Ces équipements sont reliés à deux réseaux informatiques : un réseau global et un réseau local les reliant les uns aux autres. Ces informations d’ordre strictement technique sont souvent accueillies positivement par les techniciens car elles facilitent les éventuelles investigations techniques. Elles ne sont cependant pas véhiculées seules, mais accompagnées d’autres données précisant les quantités de cartes acheminées vers les différentes étapes de test, que ce soit les bancs « en-circuit » ou les stations de test fonctionnel dont il est question ici. Ces informations étant « exposées sur la place publique », les marges d’autonomie individuelles dont disposaient auparavant les techniciens en termes de négociation se trouvent ainsi réduites à leur plus simple expression dans la mesure où il leur est devenu plus difficile de justifier la manipulation d’informations dont ils étaient jusque-là les dépositaires exclusifs. Ces stations de test sont aussi reliées entre elles par un réseau local auquel ont accès non seulement les techniciens mais aussi les ingénieurs et les techniciens « de technologie » ainsi que le personnel d’encadrement hiérarchique, notamment le supérieur immédiat du département concerné (transformation des postes et des conditions de travail : tableau 1).

La mise en place du nouveau processus de fabrication articulé autour d’un mode d’organisation du travail fondé sur les tâches et non sur les produits a conduit à l’émergence d’un nouveau collectif de techniciens dont les activités sont attachées aux nouveaux postes de travail issus de ce mode. La configuration de ces nouveaux postes, hautement qualifiés, est telle que la fonction technicienne qui en a résulté a acquis une double dimension, situant ainsi les membres de ce personnel entre l’encadrement technique (ingénierie) et l’encadrement hiérarchique (management), c’est-à-dire dans un champ d’activités comprenant des prérogatives à la fois techniques et hiérarchiques (environnement physique et contexte social : tableau 1).

La formation d’un nouveau collectif technicien

Les conséquences des transformations apportées à l’espace de production et à l’organisation du travail ont donné lieu à la création d’un nouveau collectif de techniciens catégorisé en trois sous-groupes (spécificité technique et pratiques de socialisation : tableau 2).

  1. Les techniciens de maintenance. Leurs postes de travail couvrent la maintenance de la logistique informatique des équipements. Ils sont engagés dans un processus de qualification double : une formation portant sur les différentes caractéristiques techniques des équipements en place et des programmes logiciels qui les soutiennent, et une spécialisation et un apprentissage expérimental organisés autour des équipements.

  2. Le groupe type de « l’élite technicienne » : les techniciens d’investigation. Ce sous-groupe est le plus important des techniciens « spécialisés ». Leur mode de qualification dépend de la stratégie de l’entreprise en matière de formation, de l’adaptation aux équipements et aux produits par un apprentissage expérimental et enfin de la mise à jour de la maîtrise technique développée autour des modules de la nouvelle section (ZTD) et des stations de test. Un système de rotation leur permet de prendre en charge à tour de rôle le soutien technique et les mises à jour des produits « field repairs » en fonction de chaque modules : ils développent ainsi leur connaissances techniques à la fois sur ces produits et sur les équipements de vérification technique.

  3. Les techniciens « de technologie ». Leur processus de qualification est associé à une formation technique préparatoire et à une mise à niveau en R et D. Ils se construisent une maîtrise technique hautement spécialisée, car fondée sur des savoirs techniques et pratiques dont peu de leurs anciens pairs peuvent se prévaloir. Les ingénieurs de production, sous la supervision desquels ces techniciens exerçaient leurs activités, tout en ayant les compétences techniques et scientifiques relatives aux produits qui leur correspondent, n’en possèdent eux-mêmes qu’une maîtrise théorique attachée à la conception technologique de ces produits.

Les impacts sur les relations du travail et les fonctions des acteurs

Le nouveau mode d’organisation du travail qui a donné lieu à la formation du nouveau collectif de techniciens est le reflet d’un choix des instances décisionnelles (environnement physique et contexte social : tableau 1). Il a eu notamment pour conséquence de modifier l’unité d’accréditation rassemblant les techniciens de l’ancienne zone de fabrication (ZTL). En effet les conditions d’existence de l’unité n’étaient plus réunies suite à la transformation de l’organisation du travail. Les membres de la nouvelle élite technicienne ont donc « échappé » à la syndicalisation, ce qui a eu pour conséquence de modifier les rapports de forces en matière de relations du travail dans l’organisation (identité collective : tableau 2).

Concrètement parlant, la perception de ces changements a été plutôt diverse, selon les interprétations et les fonctions des acteurs en présence. Concernant les cadres, plusieurs d’entre eux se déclarent ouvertement confortés dans l’exercice de leurs activités suite à ces transformations. Ils soulignent notamment les facilités, nouvelles, de surveillance et de contrôle du personnel que leur permettent à la fois le réaménagement de l’espace et les logiciels paramétriques (mesure des temps réels d’usage et identification de leurs utilisateurs) intégrés aux équipements automatisés. Certains, surtout les cadres de premier niveau (agents de maîtrise ou layouts), insistent sur le réaménagement de l’espace et la veille visuelle directe qu’il peut désormais permettre. D’autres, les cadres d’ingénierie surtout, apprécient tout particulièrement le fait que leurs prérogatives techniques et hiérarchiques se sont trouvées rapidement surdimensionnées : le contrôle et la gestion des données de ces logiciels paramétriques permettent non seulement le contrôle des activités des opérateurs (ce qu’apprécient les cadres de premier niveau qui doivent en rendre compte), mais également celles des deux grandes composantes de la communauté technicienne, et tout particulièrement la communauté de masse. Les techniciens d’élite (d’investigation et « de technologie ») n’échappent pas non plus à ce contrôle dans la mesure où les équipements complexes dont ils disposent contribuent également à ce surdimensionnement (pratiques de socialisation : tableau 2).

La dissonance par rapport à ces perceptions du changement provient essentiellement de la communauté technicienne « de masse ». Les entretiens avec leurs représentant syndicaux font clairement ressortir le « rebrassage des cartes dans les relations du travail », pour reprendre les termes de l’un d’entre eux. En effet, les impacts sur les relations du travail constituent une autre catégorie de conséquences liées à la réorganisation du travail. Les éléments constitutifs, sur le terrain même de fabrication, des relations du travail intercatégorielles — entre opérateurs et techniciens — ont disparu : la communauté d’intérêts entre les deux groupes d’emploi étant dès lors devenue caduque (identité collective : tableau 2). La disparition de facto de cette communauté d’intérêts des deux groupes provoquée par la mise en place du nouveau mode d’organisation du travail : un mode dont nous avons pu souligner les retombées matérielles dans le nouvel espace de fabrication à travers la séparation physique des postes de travail des opérateurs de ceux des techniciens. Cela s’est ensuite traduit par des conséquences directes sur les relations du travail au sein de l’entreprise, en ce sens que leurs représentations syndicales respectives allaient être contraintes de prendre acte de la rupture de cette communauté d’intérêt à travers l’adoption subséquente de processus de négociation collective désormais autonomes[8](apprentissage culturel des normes de relation : tableau 2).

Homogénéisation de l’espace et fragmentation de la communauté technicienne

La recherche fait donc ressortir deux phénomènes majeurs. Le premier est l’homogénéisation de l’espace de production. Il se présente sous deux volets : d’abord le regroupement des opérations de fabrication dans un espace unique ad hoc articulé sur la fonction plutôt que le produit mais selon les mêmes modes de distribution des tâches ; ensuite la définition de tâches identiques, sous la contrainte de l’automatisation des opérations et l’informatisation des équipements.

Le deuxième phénomène est celui de la fragmentation de la communauté technicienne. Il repose sur la fracture transversale de la population technicienne en tant que communauté socioprofessionnelle et sur le fractionnement de la fonction technicienne, en tant que fonction professionnelle. Ce constat rend compte, d’une part, de la dynamique de transformation qui a affecté l’identité technicienne dans ses dimensions sociale et professionnelle par le biais du double processus de qualification (de cette « élite » technicienne formée par les techniciens « spécialisés ») et de déqualification (pour la partie la plus nombreuse de cette communauté « de masse », formée de « techniciens-opérateurs ») et, d’autre part, des effets des changements technologiques, en tant que « facteur de contingence » sur les composantes structurelles de l’espace social de l’entreprise. Deux conséquences découlent de ce phénomène de fragmentation. Il y a la disparition de la plus grande partie des sous-groupes qui formaient auparavant le collectif technicien et définissaient ses identités professionnelle et collective ; ensuite, la reconstitution d’une communauté autour de deux composantes différenciées : les techniciens de production et les techniciens « spécialisés ». Chaque composante puise sa substance dans la même population formée par différents sous-groupes de techniciens dont l’espace social de l’entreprise a permis la « longue maturation », depuis les années 1960, et l’affirmation identitaire à partir d’une fonction professionnelle et d’une maîtrise technique issues du mode de qualification qui a caractérisé cette insertion progressive dans l’espace industriel (Sainsaulieu, 1985). L’émergence de la nouvelle « catégorie professionnelle » formée par les techniciens « spécialisés » n’est pas le résultat d’un apport exogène, mais bien celui d’un processus de refonte de l’ensemble de la population technicienne qui débouche sur la formation de cette communauté nouvelle dans le « système sociotechnique » et, plus globalement, dans l’espace social de l’entreprise. Ce processus a présidé à l’émergence de nouvelles identités professionnelles.

Il y a primo cette communauté des techniciens de production dont l’enquête montre l’homogénéité des composantes de son identité professionnelle à travers :

  • une maîtrise technique limitée associée à un faible pouvoir de négociation ;

  • une marge d’autonomie réduite par une zone d’incertitude compressée ;

  • une fonction technicienne socialement dévalorisée parce que conjuguée à des postes de travail déqualifiés.

La pertinence et la validité de nos hypothèses sont donc largement confirmées par les résultats de l’enquête qui a permis l’établissement de faits nouveaux traduisant le phénomène d’homogénéisation de la fonction technicienne :

  • la disparition de l’investigation technique ;

  • la réduction de la capacité d’action stratégique ;

  • la dépossession des techniciens de leur fonction professionnelle.

Il y a, secundo, la composition de ce nouveau groupe de professionnels du savoir technique que représentent les trois sous-groupes de techniciens « spécialisés » : de maintenance, d’investigation, et de technologie (R et D). Leurs capacités stratégiques et leurs prérogatives sont sous-entendues et portées par cette autorité technique ad hoc attachée aux postes de travail qu’ils occupent. Leur haute qualification ne souffre aucune comparaison avec celle des techniciens de test. Non seulement ces « super techniciens » ne sont pas interchangeables, mais le mode de qualification de leur fonction s’inscrit dans une logique qui va de pair avec la singularisation des composantes de l’identité professionnelle distincte qui les caractérise à travers les substrats identitaires suivants :

  • la prise de possession des prérogatives de la fonction professionnelle des autres sous-groupes de techniciens de production ;

  • ces techniciens « d’élite » assument, de facto, la fonction technicienne dans son essence même par l’appropriation « groupale » de l’investigation technique ;

  • les modes de qualification et les zones d’incertitude de leurs postes leur ouvrent de nouveaux espaces de pouvoir et des moyens techniques de l’autorité, notamment au détriment des techniciens et de l’encadrement hiérarchique.

Conclusion

Les résultats montrent que les changements technologiques n’ont pas joué un rôle exclusif et surdéterminé. Le déterminisme attribué aux changements est somme toute relatif parce que ces derniers participent d’une dynamique complexe à laquelle doivent être associés d’autres facteurs, parmi lesquels celui de la stratégie d’acteur de l’entreprise qui joue un rôle décisif. Cela, non pas parce que ce rôle est plus ou moins déterminant que celui de la dynamique propre aux changements technologiques, mais parce que cette dernière agit comme un catalyseur créant les conditions propices à une telle action.

Les trois sous-groupes émergents s’imposent collectivement comme une « élite technicienne » dans l’espace social de l’entreprise. La socialisation professionnelle associée au mode de qualification hautement développé attaché à leur fonction professionnelle en termes de pouvoir d’expert et d’autorité technique (Sainsaulieu, 1987 ; Crozier et Friedberg, 1977) les conduit à occuper des espaces de qualification exclusifs. Des espaces auxquels n’ont accès ni les techniciens de production, leurs anciens pairs et qui en sont privés par une maîtrise technique limitée et une faible capacité de mobilité professionnelle, ni les ingénieurs, groupe avec lequel ces techniciens étaient en conflit latent durant toute leur histoire professionnelle dans les espaces industriels (Dif, 2004 ; Bonnafos, 1988 ; Sainsaulieu, 1985) et qui, par ailleurs, ne le souhaitent guère en raison d’une mobilité ascendante orientée vers des objectifs socioprofessionnels distincts.

La profonde mutation de la communauté technicienne et les transformations qui ont affecté à la fois la fonction et l’identité techniciennes, ne peuvent pas avoir pour seule origine les changements technologiques, en tant que facteur dominant. Ils constituent un facteur déterminant, certes, mais à portée limitée en ce sens que leurs impacts se situent essentiellement au niveau du processus de qualification stricto sensu. L’émergence de « l’élite technicienne » apparaît comme l’expression de la volonté politique des instances décisionnelles de l’entreprise et répond d’abord à certains intérêts stratégiques de gestion locale. Le fait que cette élite soit l’émanation d’une stratégie préétablie s’est confirmé d’autant plus que plusieurs alternatives d’organisation du travail et de structuration de l’espace étaient possibles.

Le caractère stratégique des intérêts de cette gestion s’est matérialisé sur deux niveaux notamment. Il y a d’abord le fractionnement de la catégorie et de la fonction techniciennes qui a permis de reconfigurer les relations du travail dont la gestion est désormais facilitée par un meilleur contrôle des enjeux attachés à leur re-négociation suite à la transformation des conditions d’existence de l’unité d’accréditation des techniciens. Il y a ensuite, sur le plan strictement managérial, une maîtrise organisationnelle nettement accrue des zones d’incertitudes de la plupart des postes de travail relatifs à cette fonction. Cet élément a également eu pour corollaire un mode de surveillance et de contrôle de l’ensemble des personnels de production[9].

En conclusion, la recherche montre que les changements technologiques ont fait l’objet d’une instrumentalisation en tant que plate-forme contextuelle sur laquelle se sont appuyées les instances décisionnelles de l’entreprise pour légitimer leurs choix stratégiques en matière d’organisation du travail.

Si cette réflexion doit se résumer à un constat, c’est celui de considérer le travail non pas comme une production sociale immanente, résultat immanquable d’une logique autonome ou d’un incontournable déterminisme technologique ou structurel, mais bien comme une « institution imaginaire », c’est-à-dire comme une construction sociale sur laquelle sont projetés les enjeux stratégiques des acteurs dominants.