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La place du droit du travail dans l’économie capitaliste ainsi que l’encadrement des choix économiques par des dispositions de droit du travail ont souvent été questionnés tant chez les juristes que chez les économistes. Ce questionnement a pris tout son sens au début des années 1980 lorsque les bouleversements profonds de nos économies ont remis en cause les institutions en place. Certains économistes, critiques à l’égard de l’approche néo-classique, ont alors développé de nouveaux axes d’interprétation de ces phénomènes. C’est le cas de l’économie des conventions, dont est issu l’auteur de cet ouvrage, Christian Bessy, économiste du travail et spécialiste de l’analyse économique des institutions.

À partir de cette veine théorique exposée au chapitre 1, l’auteur examine les termes de la relation de travail d’aujourd’hui et cherche à expliquer le phénomène de contractualisation de cette relation. Il s’appuie dans cette démarche sur l’approche dite « interactive du droit », issue de la sociologie du droit, qui étudie l’activité sociale des acteurs orientée par les règles de droit. Ces règles, quels que soient leur source et leur caractère, seront mobilisées pour construire ou résoudre les situations sociales. Une telle approche conduit à observer l’utilisation routinière des outils juridiques, en l’occurrence les contrats de travail, faite par les acteurs. Parmi eux, certains jouent un rôle crucial, les « intermédiaires du droit », soit des professionnels du droit. Ces derniers ont la maîtrise des règles, des processus et de leur interprétation par les cours de justice. Ils peuvent donc guider la rédaction des contrats en anticipant les litiges sans que les parties à la relation de travail en comprennent toujours les tenants et les aboutissants. La prise en compte de cette activité des « intermédiaires du droit » conduit à relativiser en partie le rôle du droit traditionnel, celui issu de l’activité des pouvoirs publics et des tribunaux de juridiction supérieure, et à mettre en évidence une activité normative intermédiaire. L’auteur entend ainsi utiliser cette perspective pour mieux comprendre l’usage « instrumental », les « stratégies de contournement » du droit. Il pose à cet égard l’hypothèse d’un recul des relations plus coopératives et d’un affaiblissement des cadres collectifs comme facteur explicatif.

Christian Bessy entreprend donc les analyses qualitative et quantitative de plus de 400 contrats de travail, répartis sur plusieurs décennies (1970 à 2004), en provenance de plus de 300 entreprises issues de différents secteurs économiques. Il examine ainsi l’évolution des pratiques contractuelles et les transformations du droit du travail et de la gestion des ressources humaines, puis dégage de ce vaste horizon temporel les « standards rédactionnels » des contrats et leur évolution.

À partir de cette analyse l’auteur présente une typologie. Il se base sur quatre variables décrites aux chapitres 3, 4, 5, 6, soient les garanties en matière d’embauche, la subordination du salarié, la protection des actifs immatériels de l’entreprise et la responsabilisation du salarié, qu’il décline en différents indicateurs. Puis, il propose quatre catégories (dites « classes ») de contrats, classées selon le « degré croissant de complexité de leur structure contractuelle » (p. 180), degré qui permet d’indiquer la « densité de garantie contractuelle » recherchée par l’employeur.

Outre l’intérêt de démontrer la pluralité des relations de travail, cette typologie met en relief la diversité du rôle des parties à la relation. Dans le cadre de la première et seconde classe, le contrat est surtout utilisé comme un dispositif d’information et de clarification puisque la référence au statut collectif y est importante. Tandis que dans la classe 3, qui se caractérise par une contractualisation « forcée » et une instrumentalisation du droit, il est surtout question d’asseoir dans le contrat l’autorité hiérarchique de l’employeur. Cette autorité, quoique présente dans la dernière catégorie de contrat (classe 4), l’est de façon plus atténuée car le salarié dispose d’une position plus avantageuse auprès de l’employeur, ce qui lui permet de négocier des contreparties (chapitre 7). Cette analyse est complétée par trois études de cas (chapitre 8) qui permettent à l’auteur de décrypter l’usage qui est fait du contrat au cours d’un litige. En effet, lors de la résolution des règlements des litiges, devant une juridiction de niveau inférieur, il n’est pas seulement fait usage de la normativité étatique (macro). D’autres sources de normativité, créées par la pratique, par un apprentissage collectif des acteurs, sont mobilisées (par exemple, le travail d’intermédiation des conseillers prud’homaux ou encore celui des syndicats). La reconnaissance de cette normativité devrait limiter l’usage stratégique du droit entre les mains des acteurs puisqu’elle n’est pas la seule mobilisée lors du processus de production des jugements. Dans les deux chapitres (9 et 10) qui suivent, l’auteur observe un double mouvement dans la transformation du contrat de travail : d’une part, les règles juridiques peuvent avoir des effets sur les pratiques contractuelles et, d’autre part, les mutations dans les modes de gestion peuvent faire évoluer les règles juridiques régissant le contrat de travail. Ce dernier est alors vu comme une institution qui se crée au carrefour de ces interactions complexes.

Il reste que dans ce contexte, la contractualisation des relations de travail conduit à un rapport de forces où l’employeur ressort le plus souvent gagnant. En l’absence de pouvoirs collectif et individuel de négociation, le salarié est soumis à une flexibilité de ses conditions de travail et à une responsabilisation accrue qui ne trouvent pas de justes contreparties dans la relation de travail; « un pur rapport de force en dehors de tout fondement légitime » (p. 298) dira l’auteur. Ce dernier voit dans cette évolution « le recul des supports collectifs de coopération dans l’entreprise et les difficultés d’émergence d’un nouveau modèle salarial » (p. 299). Ce « déficit institutionnel » creuse les inégalités et ouvre la voie à une redéfinition du rôle de l’État et des politiques publiques dans lequel la place du droit du travail est à redessiner et la protection sociale à assurer.

En conclusion, cet ouvrage sera utile à ceux et celles qui s’intéressent aux transformations contemporaines du travail et du droit du travail. Il offre un cadre conceptuel riche, complexe et original pour aborder le phénomène de la contractualisation de la relation de travail. En ce sens, il atteint les objectifs de la collection « droit et société » qui vise à « replacer le droit dans son tissu social ». Il reste que sa lecture peut s’avérer particulièrement exigeante en raison de l’examen pluridisciplinaire du phénomène (droit, économie et sociologie du droit) et de la diversité des méthodes employées pour cet examen. D’ailleurs, par souci de précaution, le lecteur devra prendre soin de replacer l’analyse livrée par l’auteur dans son contexte. Mais c’est là le tribut d’une recherche audacieuse, sur un phénomène complexe. Il reste que la lecture livrée par l’auteur de ce phénomène pave la voie à des études comparatives qui devraient s’avérer riches de sens et d’enseignements.