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Qu’est-ce que l’intégration ? Pour Dominique Schnapper, le concept de l’intégration a un sens sociologique qui cohabite avec sa conception politique. D’ailleurs, toujours selon Schnapper, il est irréaliste de penser que les deux idées vivent en autarcie, chacune à l’abri de l’influence de l’autre. Le discours politique tend à se limiter à un questionnement dominant qui ne porte que sur l’intégration de personnes minorisées à la société d’accueil. Or, selon l’auteure, la sociologie française n’a jamais abandonné sa notion de l’intégration en tant que processus qui guide aussi bien l’insertion d’un individu à une collectivité que sa façon de s’incorporer à la société tout entière. À la limite, les mêmes processus concernent donc autant le lien d’emploi que la cohésion de la société nationale.

Schnapper commence son livre avec un survol de la notion sociologique de l’intégration qui démontre une fidélité constante aux balises qu’ont jetées les fondateurs de la discipline. Durkheim et Weber s’entendaient tous les deux pour dire qu’il existe une logique commune dont tout lien social relève et de ce fait, l’intégration de l’individu à la société est inséparable de l’intégration de la société dans son ensemble. Or, c’était à partir du constat que les immigrés en Amérique construisaient une nouvelle vie sociale que l’idée d’une intégration normative est née et persiste dans l’imagination populaire. La situation de l’individu qui « s’adapte mal » s’explique alors comme un décalage entre les normes culturelles et les possibilités accordées socialement aux membres d’une sous-population de s’y conformer. Cette sociologie de la déviance s’est butée ensuite à la difficulté de mesurer le degré d’intégration d’une sous-population marginalisée à une société elle-même toujours en évolution. L’intégration d’un groupe social à un système plus large s’avère un processus continu et, de ce fait, mine l’idée que l’assimilation est possible. En conséquence, des sociologues ne voient plus l’utilité de différencier entre l’intégration des immigrants et celle de toute autre sous-population.

Mais comment une collectivité peut- elle encourager l’intégration des populations minorisées et absorber des membres nouveaux sans torpiller sa structure existante ? En effet, l’individu est invité à s’identifier à un projet de société dont les composantes peuvent comporter les éléments de deux modèles opposés de la citoyenneté : d’un côté, le modèle républicain, qui prône une intégration normative autour de l’idée d’une nation statique composée de citoyens indifférenciés, et, de l’autre, des politiques de citoyenneté pluraliste qui visent à promouvoir un cadre civique d’appartenance pouvant concilier des affiliations culturelles multiples et une organisation politique inclusive. Toute enquête sur l’intégration d’une population donnée à la collectivité nationale passe donc obligatoirement par une analyse des modalités de l’intégration sociale que privilégie la société d’accueil.

Schnapper conclut son argumentation en mettant à jour la thèse du décalage entre les normes sociétales et les possibilités réelles des marginalisés pour s’y conformer. Certes, une reconnaissance formelle d’appartenance à la collectivité demeure le principal facteur favorisant le maintien du lien social et incitant ainsi le comportement privilégié par le projet de société. De plus, le travail reste la meilleure façon de participer à la vie collective et le rapport à l’emploi détermine toujours le statut social de l’individu et de son entourage. Pourtant, pendant les Trente Glorieuses, l’État providence assurait un revenu minimum afin de voir à ce que la privation économique n’empêche pas les citoyens égaux de profiter de leurs droits de citoyenneté. Les mécanismes de redistribution de revenu sont alors devenus un instrument d’intégration. Or, dans les sociétés capitalistes, l’écart entre ce niveau de revenu et celui de l’emploi se creuse. L’assistance publique assure dorénavant une privation relative. Il en découle que les sous-populations qui subissent davantage la précarité d’emploi courent le risque d’être désavantagées devant la possibilité de participer à la vie de la collectivité.

Le processus d’exclusion sociale se renouvelle en conséquence. En même temps que le lien à l’emploi se fragilise, les institutions traditionnelles d’éducation sont remises en question. Les ambitions personnelles des membres de la collectivité supplantent le comportement solidaire imposé autrefois par ces institutions responsables de l’intégration. L’individu démocratique cherche à l’heure actuelle à se réinventer continuellement. Par ailleurs, les interventions étatiques visant à faciliter la réalisation de soi servent simultanément à homogénéiser des comportements, des aspirations et des valeurs communes. Il y a là une congruence des objectifs qui permet à l’originalité de chacune des nations de subsister, d’où l’apparition d’une nouvelle logique d’intégration sociétale fondée sur la liberté de choisir parmi une gamme restreinte de comportements normatifs. Mais la liberté de choisir un mode de vie se limite aux moyens disponibles pour y parvenir. Les sous-populations mises à l’écart par la régularisation du chômage se voient imposer la forme d’individualisme qu’ils vivent. Pour Schnapper, c’est l’imposition de valeurs qui pousse certains groupes sociaux à se réaliser autrement et, dans leur cas, la réalisation de soi finit par mener à la marginalisation.

De par son approche sociétale, l’auteure conclut qu’au fil du temps, le sens politique de l’intégration s’est démarqué de son sens strictement sociologique, ce qui a suscité une banalisation de l’intégration comme enjeu ne concernant que le comportement de sous-populations spécifiques. Mais un retour aux sources sociologiques nous permet de mieux comprendre l’origine commune d’un problème d’intégration que vivent toutes les sous-populations marginalisées. Tout compte fait, le déclin de l’acquisition de la permanence en emploi brise des liens d’appartenance à la société nationale. Dans cette optique, la citoyenneté est autant civique qu’industrielle et se mue en modalité commune d’appartenance au groupe de référence. Voilà une problématique qui constitue toujours un sujet d’étude important dans le champ des relations industrielles, à savoir la mobilisation d’individus différents ayant des motivations diverses dans le but d’atteindre un objectif commun.

Dans une ère où le champ des relations industrielles commence à interroger les bases identitaires de la représentation collective et les stratégies visant à faciliter la diversité en emploi, le livre de Schnapper fournit une piste prometteuse entre l’intégration de personnes minorisées dans l’entreprise et la représentation collective de leurs revendications. Mais un bémol s’impose. Selon l’auteure, la citoyenneté pluraliste pourrait même finir par mener à la désintégration sociale. En termes de relations industrielles, la possibilité même d’une convergence d’intérêts pourrait se raréfier. N’importe quelle entreprise, de la même manière que la société où elle se situe, doit donc trouver un bon équilibre entre les dosages du républicanisme et du pluralisme dont s’inspirent ses politiques de citoyenneté.