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Dans un contexte de profondes transformations du travail et des modes de production (Giles et al. 1999), la formation de la main-d’oeuvre joue un rôle stratégique dans la gestion des ressources humaines et des organisations. Les mutations économiques, politiques et sociales auxquelles sont confrontés les milieux de travail obligent les organisations et la main-d’oeuvre qui les anime à constamment faire preuve de flexibilité, c’est-à-dire être capables de s’adapter aux variations de la demande et du marché (Dubé et Mercure 1999). La formation, qu’elle soit initiale ou continue, représente alors un outil essentiel au développement des compétences de la main-d’oeuvre et, par le fait même, de la compétitivité des organisations (Bernier 1999 ; Blanchard et Thacker 1999). Dans cette perspective, elle joue un rôle d’accompagnement et d’adaptation aux fluctuations qui affectent les milieux de travail.

Par contre, un des défis importants qui se pose aux intervenants en formation et aux spécialistes en ressources humaines consiste à aménager des formations qui répondent adéquatement à la réalité du travail. Trop souvent, la formation est dominée par un enseignement livresque et magistral où il y a développement de connaissances scientifiques au détriment de connaissances opérationnelles liées à la pratique (Bourassa, Serre et Ross 1999). Cet écart entre la formation et la pratique de travail se traduit par des problèmes d’application des connaissances et de retombées concrètes de la formation sur les milieux de travail. On assiste alors à l’apparition d’une main-d’oeuvre possédant des connaissances techniques sur le système mais peu sur l’activité de travail (Duarte et Moreth 1998). Un tel constat ne signifie évidemment pas d’éliminer tout contenu scientifique et technique des formations. Il s’agit plutôt d’identifier de nouveaux moyens qui favorisent un rapprochement entre formation et pratique (Resnick 1987).

Cet article explore justement de tels moyens de manière à contribuer à la réalisation sécuritaire et efficace du travail. Il présente une réflexion entourant l’élaboration d’un modèle de conception de la formation visant à enrichir un programme de formation initiale de camionneurs par une plus grande prise en compte de la réalité du travail (Fournier 2003).

Dans un premier temps, nous présenterons trois grandes approches de conception utilisées par les intervenants en formation et les spécialistes en ressources humaines. L’approche de conception retenue exige d’aménager un ensemble de situations d’action qui aide à l’apprentissage sur le cours de vie. Cette approche de conception repose préalablement sur une compréhension de la réalité dans laquelle on désire intervenir. C’est pourquoi, la seconde partie décrira la démarche méthodologique utilisée pour documenter la réalité professionnelle des camionneurs. La troisième partie présentera quelques résultats de l’analyse de la formation initiale et du travail des camionneurs. Ces résultats nous amèneront à exposer quelques recommandations de conception émergeant de ces analyses. Finalement, nous présenterons le modèle de conception des situations d’action sur le cours de vie professionnelle résultant de cette réflexion.

Les approches de conception de la formation

Nous avons identifié trois approches qui posent le problème de la conception de la formation : une approche par les compétences des ressources humaines, une approche par le transfert des connaissances de la formation vers la pratique et une approche par la conception de situations d’action sur le cours de vie. L’étude de ces approches permet de préciser la nature et les modalités d’intervention d’une formation en lien avec la réalité du travail.

L’approche par les compétences des ressources humaines

De façon générale, nous pouvons associer cette première approche aux pratiques de gestion qui tentent, par la formation, d’agir sur les comportements de travailleurs afin de répondre aux contraintes rencontrées par les organisations. Cette approche répond à un besoin grandissant des organisations pour lequel l’avantage concurrentiel repose sur la capacité à repérer les savoirs, à les transformer et à les intégrer au processus d’affaires de manière à répondre aux contraintes du marché (Jacob 1999). La formation est alors vue comme un outil au service de l’organisation pour canaliser les compétences vers les buts et les stratégies de l’entreprise.

Comment améliorer les organisations par la formation ? Voilà la question à laquelle cherchent à répondre les intervenants en formation et les spécialistes des ressources humaines. Cette démarche a comme point de départ la prise en compte des besoins de l’organisation de manière à déterminer les comportements souhaités dans la pratique. Le processus de conception se présente sous différentes formes (Benabou 1993 ; Sekiou et al. 1992 ; Archambault et Boutin 1989 ; Laflamme 1999 ; Sims 1998) mais il se base préalablement sur une analyse des besoins. Celle-ci consiste à établir un diagnostic des problèmes de fonctionnement de l’organisation pour les traduire en compétences à développer ou à modifier. Ce diagnostic s’établit notamment par l’analyse des données de production, par l’identification des besoins des gestionnaires, par l’analyse des tâches mais néglige la réalité des travailleurs visés.

L’approche par les compétences comporte certes des apports non négligeables lorsqu’on s’intéresse à la conception d’une formation. Tout d’abord, en basant spécifiquement son analyse des besoins sur les contraintes et attentes des organisations, elle démontre l’intérêt d’orienter la formation vers ces besoins concrets comme aspects déterminants de la réalité du travail. On pense par exemple à l’importance de former les travailleurs aux procédures prescrites et aux responsabilités légales inhérentes à la tâche. Une telle démarche s’avère également utile lors de l’introduction de nouvelles technologies ou de nouvelles lois qui nécessitent une adaptation de la main-d’oeuvre au contexte environnemental dynamique.

Cependant, cette approche accentue l’écart entre formation et réalité du travail. En effet, en concentrant ses efforts sur les besoins des organisations, elle néglige l’aspect de la pratique vécue par les travailleurs qui font l’objet de cette formation. Par le fait même, elle ignore de façon concrète le savoir ouvrier qui contribue déjà à l’efficacité et la compétitivité de l’organisation (Jobert 1993). Ce choix repose sur un modèle tayloriste de compétence valorisant une parcellisation et un contrôle du savoir-faire (Le Boterf 2002) dans une tradition d’adaptation et d’intégration des ressources aux besoins de l’organisation (Lacomblez 2001). Il n’est donc pas surprenant que la conception de formations dans cette perspective s’effectue souvent aux dépens des compétences réelles des travailleurs et de la réalité du travail (Dugué 1994). Par le fait même, le potentiel de valeur ajoutée qu’offre l’amélioration des compétences humaines pour l’efficacité et la compétitivité des entreprises s’en retrouve affecté. La solution semble alors se trouver par un rapprochement entre les compétences et la pratique du travail.

L’approche par le transfert des connaissances de la formation vers la pratique

Cette seconde approche de conception de la formation se veut davantage inspirée de la psychopédagogie. Contrairement à l’approche précédente, le transfert des connaissances ne se pose pas tant la question des besoins à combler et des compétences à enseigner que celle des conditions favorables à aménager dans la formation pour assurer un rapprochement de la formation et de la pratique. Selon Baldwin et Ford (1988), le « transfert de connaissances » se définit comme la généralisation à la situation de travail, pendant une longue période de temps, de comportements appris dans la formation. Selon ces auteurs, seulement 10 % des compétences enseignées se retrouvent effectivement transférées dans la situation de travail.

Face à cette problématique, les efforts de conception d’une formation visent à établir des conditions et des moyens pour assurer l’application, dans la situation de travail, des connaissances apprises. La formation cherche alors à transformer la situation de travail à travers l’application de compétences jugées optimales. Les conditions et les moyens pour assurer le transfert se regroupent autour de trois niveaux d’intervention : les modalités de réalisation de la formation, les caractéristiques individuelles des apprenants et les conditions environnementales d’application des compétences dans la pratique (Baldwin et Ford 1988). Les modalités de réalisation de la formation concernent l’aménagement de conditions pédagogiques favorables au transfert de connaissances. Par exemple, on peut penser à l’application de principes de continuité et de similarité entre la situation de formation et la situation de travail (Buckley et Caple 1990), à l’accompagnement (Boutinet 2003) ou à l’application de formules d’alternance entre l’école et le milieu de travail (Charlot 1993 ; Pineau 1993). Les caractéristiques individuelles des apprenants réfèrent aux habiletés et compétences préalables de l’apprenant, sa motivation à apprendre et les caractéristiques de sa personnalité comme facteurs de réussite du transfert de connaissances (Baldwin et Ford 1988). Finalement, les conditions environnementales d’application des compétences dans la pratique reposent sur le postulat qu’un contexte organisationnel de travail valorisant la formation est plus susceptible de favoriser le transfert des connaissances. Concevoir une formation implique donc de valoriser la formation dans les entreprises et de favoriser l’application dans la pratique des connaissances acquises (Broad et Newstrom 1992).

L’approche du transfert des connaissances soulève plusieurs aspects intéressants lorsqu’on désire réduire l’écart entre la formation et la pratique de travail. Tout d’abord, elle montre l’importance des conditions dans lesquelles se déroule la formation comme élément essentiel à l’apprentissage. Il ne suffit pas de revoir le contenu de la formation, il faut aussi aménager des conditions pédagogiques optimales qui permettent un apprentissage des compétences et un transfert dans la pratique. Elle implique donc une reconnaissance de problèmes propres à l’activité de formation comme élément déterminant dans le rapport à la pratique de travail. Cette approche montre également l’importance de valoriser la formation dans l’entreprise comme condition essentielle à l’apprentissage. Par le fait même, elle pointe vers le développement de connaissances hors formation.

Par contre, bien que cette approche accorde une importance à la pratique, elle s’intéresse peu à la réalité quotidienne du travail. Les tenants de cette approche se posent peu la question du contenu des compétences à transférer et celle de la fonctionnalité de ces compétences. Les moyens de formation proposés visent surtout à modifier des façons d’être ou d’agir dans la situation de travail sans en considérer les impératifs. En plus des conditions de réalisation de la formation, il faut alors se poser la question du contenu du travail à intégrer dans la formation. La troisième approche se pose la question de l’aide à agir et à apprendre dans les différentes situations de la vie.

L’approche par la conception de situations d’action sur le cours de vie

Comment aider l’individu à agir et à apprendre en cours de vie ? Cette question est abordée par la troisième approche qui s’inspire notamment des méthodes de l’ethnographie. Elle postule que derrière le problème de la formation et de la pratique se pose le problème des connaissances pour affronter les situations de la vie. Elle propose d’aménager des outils pour aider les individus à agir et à apprendre sur le cours de vie (Lave 1988 ; Van Onna 1992). La notion d’aide engendre une transformation dans l’approche de conception. Il ne s’agit plus uniquement de concevoir une formation qui procure un bagage de connaissances à appliquer dans la pratique. Elle vise plutôt à aménager un ensemble cohérent de conditions propices pour aider l’acteur à comprendre les situations rencontrées et à construire des connaissances sur le cours de sa vie professionnelle. Ainsi, cette approche ne se positionne pas d’un point de vue des besoins de l’organisation mais plutôt d’un point de vue des besoins de la réalité du travailleur. Elle se situe alors résolument dans un modèle de compétences reconnaissant l’apport de la flexibilité et de la diversité des conduites humaines (Le Boterf 2002).

Le cours de vie se définit comme le processus continu de construction de connaissances à travers les situations d’action pendant la vie. Il signifie que, à moins de maladies particulières, il débute avec la vie et se poursuit jusqu’à la mort (Dewey 1963). Les connaissances ainsi construites composent le savoir d’un individu et sont indissociables de son expérience de vie. Toute action humaine est manifestation d’expériences de vie précédentes et transformation de cette expérience dans la situation rencontrée (Dewey 1963 ; Lave et Wenger 1991 ; Lave 1996). L’apprentissage n’est donc pas exclusif aux situations de formation. Au contraire, il se produit préalablement, pendant et après la formation (De Corte 1992). Dans cette perspective, la notion de cours de vie se distingue de celle de l’apprentissage tout au long de la vie (life long learning). Cette dernière renvoie à l’utilisation de la formation tout au long de la vie comme moyen d’aider à l’apprentissage (Dubar 2003). Or, pour la notion de cours de vie, la formation n’est qu’une aide à l’apprentissage parmi d’autres.

D’une part, cette approche de conception signifie de repenser le rôle de la formation initiale sur le processus d’apprentissage dans la vie professionnelle. En effet, l’apprentissage d’une profession ne se limite pas seulement à l’acquisition de connaissances techniques et de connaissances d’une tâche à reproduire ; il exige plutôt de s’intégrer à une culture ainsi que d’y participer et de la transformer (Lave et Wenger 1991 ; Hutchins 1994 ; Lave 1996). Ce constat entraîne deux types d’aides à l’apprenti. Une aide au plan des conditions de participation de l’apprenant à la formation qui, comme l’indique l’approche du transfert des connaissances, sont garantes de l’apprentissage. Deuxièmement, au plan du contenu de la formation afin d’aider l’apprenti à mieux se préparer à affronter efficacement la réalité complexe de la culture de travail à court terme, mais aussi à l’aider « à apprendre à apprendre » à plus long terme à travers sa vie professionnelle.

D’autre part, cette approche signifie de repenser l’ensemble des outils d’aide à l’apprentissage qui ne sont pas du ressort de la formation initiale. À travers ses situations quotidiennes de travail, difficiles ou efficaces, l’individu poursuit son apprentissage. Il s’agit alors de proposer des moyens d’aider le travailleur à réaliser efficacement ces situations de travail. Les moyens de supporter le travailleur dans ce processus peuvent être des outils techniques, des aménagements organisationnels ainsi que des périodes de formation en cours de vie professionnelle.

Notre réflexion se situe dans cette approche de conception de situations d’action. Pour intervenir efficacement, notre démarche de conception exige, au préalable, de documenter les caractéristiques de l’activité de formation et de l’activité de travail. Une telle analyse assure une conception d’aides adaptées à ces réalités du cours de vie professionnelle.

Une démarche pour documenter des situations du cours de vie

Pour documenter des situations du cours de vie, nous avons identifié trois courants qui s’intéressent à l’activité humaine comme processus d’apprentissage : le courant de l’apprentissage situé, le courant de la praxéologie et le courant de l’analyse de l’activité. Ces courants partagent trois postulats communs relatifs à l’activité humaine : 1) le savoir qui découle de la pratique est intégré au processus d’action et pose un problème lorsqu’on désire le mettre en mots (Lamonde 1995) ; 2) pour accéder au contenu de la pratique, il faut la mise en place de conditions particulières qui placent le processus d’action du praticien au centre de l’analyse (Bourassa, Serre et Ross 1999) ; 3) l’analyse de la pratique doit être médiée par une personne extérieure qui assiste l’acteur dans son processus de réflexion (Vermersch 1994).

Pour l’apprentissage situé, l’activité humaine est une histoire de production, de transformation et de changement de l’acteur à travers son processus évolutif de participation et d’engagement dans une situation ou un groupe social particulier (Lave et Wenger 1991). Il signifie donc que l’action et l’apprentissage n’ont de sens qu’à travers un processus d’action et une situation donnée. L’analyse de l’activité humaine consiste alors à retracer, en situation réelle, le processus d’action et d’interaction d’un acteur à l’intérieur d’une activité située dans son contexte culturel et historique spécifique (setting) (Lave 1988). Cette analyse s’effectue par observation en situation naturelle et par recueil de verbalisations.

De son côté, le courant de la praxéologie propose d’accéder à l’activité par des entretiens médiés et réflexifs d’un praticien expérimenté sur des récits passés réels et personnels d’épisodes professionnels qu’il juge inefficaces (Bourassa, Serre et Ross 1999 ; Serre et Viens 1993). Par cette méthode, le praticien explicite et prend conscience de son activité (theory in use) comme outil d’aide à agir plus efficacement mais également à « apprendre à apprendre » à partir de connaissances mobilisées dans la pratique plutôt qu’en fonction de « théories professées » (St-Arnaud 1995).

Le troisième courant, celui de l’analyse de l’activité en ergonomie, s’intéresse à la formation de deux façons. Tout d’abord, en formant les acteurs de l’entreprise aux principes ergonomiques de manière à favoriser l’amélioration individuelle des conditions de travail (Rabardel et al. 1991 ; Teiger et Montreuil 1995 ; Teiger, Lacomblez et Montreuil 1998). Deuxièmement, en documentant finement l’activité d’un opérateur en situation réelle de travail afin d’enrichir la formation et les situations de travail (Lacomblez et al. 1994, Teiger, Lacomblez et Montreuil 1998). Considérant notre problématique, notre intérêt se limite à l’utilisation de l’analyse de l’activité pour enrichir la formation et les situations de travail.

L’analyse de l’activité en ergonomie peut prendre plusieurs formes. Celle retenue consiste à observer et à documenter finement le processus d’action d’un opérateur en situation réelle de travail. Ce processus est à la fois manifestation et construction de savoirs en action (Vion 1993). Plus particulièrement, nous nous sommes inspirés de deux études s’étant intéressées aux modalités de manifestation mais également de construction des connaissances en action (Vion 1993 ; Châtigny 2001). Ces deux démarches d’analyse de l’activité ont permis de montrer, d’une part, que l’opérateur construit son activité à la fois pour agir et pour apprendre en action. D’autre part, qu’apprendre en action c’est à la fois manifester des connaissances qui permettent de se donner les moyens d’agir et d’apprendre ainsi que construire de nouvelles connaissances en soi.

Parmi ces trois courants, l’ergonomie et l’apprentissage situé campent leur analyse sur l’observation de l’activité comme un processus continuel de transformation en situation réelle. Cependant, la démarche ergonomique repose habituellement sur des outils d’analyse systématiques et rigoureux. À l’inverse, le courant de l’apprentissage situé propose généralement une démarche plus intuitive et plus flexible. Nous avons tenté de tirer profit de ces deux courants dans notre analyse afin de respecter les spécificités de la situation de formation et de la situation de travail.

Documenter la situation de formation

Pour aider l’apprenant tant au plan du contenu de la formation qu’au plan des conditions de l’activité de formation, notre analyse visait surtout à comprendre l’activité de l’apprenti (y compris avec les autres acteurs) mais également les éléments du contenu de la formation. Pour ce faire, nous avons opté pour une méthode permettant à la fois l’observation et la participation à l’activité d’apprentis en formation. Il existe plusieurs moyens de combiner observation et participation, le rôle adopté dépend alors du but poursuivi et de la nature du milieu (Hammersley et Atkinson 1983). Nous avons utilisé une méthode « d’observation participante » où le rôle d’observation est connu de tous et ouvert (Junker 1960). Cette méthode permet alors de bien ressentir l’expérience d’apprentissage du métier et ses difficultés tout en permettant une plus grande liberté d’observation des autres acteurs que sont le personnel enseignant et les apprentis. Un tel rôle dans la participation à la formation se veut évidemment dynamique puisque selon les situations, l’importance de la participation et de l’observation varie.

Cette observation participante s’est effectuée dans le cadre d’un programme de 615 heures (17 semaines) de formation initiale de camionneur dans un centre de formation en transport routier reconnu pour la qualité de son enseignement. La clientèle de ce centre avait peu ou pas d’expérience avec le métier de camionneur. Le programme se déroulait selon cinq grand types d’activités de formation : l’apprentissage de contenu théorique en classe, la réalisation d’ateliers techniques, l’utilisation de camion en circuits internes, la conduite de camion sur routes et finalement, la réalisation d’un stage de deux semaines en entreprise.

Les informations colligées pour retracer l’activité de formation sont de quatre types : des éléments du contenu de la formation, des épisodes d’interactions d’apprentis avec leurs situations d’action, des épisodes d’interactions entre apprentis et des épisodes d’autoréflexion sur le processus d’observateur participant. Ce dernier élément permet à l’observateur de prendre conscience de ses propres limites émotives et de les documenter afin d’éviter des biais dans l’interprétation de phénomènes (Malinowski 1989).

Documenter la situation de travail

Documenter l’activité de camionneur visait à la fois à identifier le contenu du travail à intégrer dans la formation et à identifier les situations de travail à transformer. Pour cela, nous avons opté pour une analyse de l’activité selon une approche ergonomique. Celle-ci consiste à observer un camionneur en action et à recueillir, à partir de conditions particulières, ses verbalisations « ici et maintenant » afin de documenter l’activité d’un point de vue de l’individu engagé dans sa situation et possédant des connaissances (Theureau et Jeffroy 1994).

Au total, 27 embarquements, d’une durée variant de huit heures à dix-neuf heures, ont été réalisés dans quatre grandes entreprises de transport routier des marchandises. Par embarquement on entend l’accompagnement et l’observation d’un camionneur en situation réelle de travail (conduite et autres activités liées) où celui-ci est encouragé à verbaliser les éléments significatifs de son activité « ici et maintenant ». En plus de ces embarquements, d’autres démarches ont été menées afin de bien saisir l’activité dans son ensemble culturel et organisationnel : 1) des rencontres auprès des représentants syndicaux et patronaux des entreprises concernées ; 2) des rencontres avec des camionneurs autour d’aspects spécifiques de l’activité et de la culture de métier ; 3) l’accompagnement d’un expert en sinistre sur les lieux d’un accident à l’occasion d’une tragédie routière. Finalement, parmi les 27 embarquements, dix ont fait l’objet d’un enregistrement vidéo du camionneur en action. Après chacun de ces embarquements, le camionneur observé était rencontré en entrevue d’auto-confrontation (Theureau et Jeffroy 1994).

L’ensemble de cette démarche méthodologique nous a permis de développer une compréhension très fine de l’activité de l’apprenti en formation et de l’activité du camionneur au travail. Cette connaissance détaillée nous a ensuite permis d’identifier des caractéristiques de ces activités et d’identifier des situations de formation et des situations de travail nécessitant des transformations, susceptibles d’aider le cours de vie du camionneur.

Analyse de l’activité d’apprentis en formation et de camionneurs au travail : quelques résultats

Notre analyse de l’activité d’apprentis nous a d’abord permis de constater que le programme de formation s’articule principalement autour de l’apprentissage et de l’utilisation de connaissances liées aux aspects techniques, aux éléments de règles et de procédures ainsi qu’à la réalisation d’opérations de travail. Les aspects techniques concernent des éléments et des principes relatifs aux composantes mécaniques d’un camion, aux principes de dépannage, au fonctionnement et à l’utilisation d’outils électroniques, et bien d’autres. Les aspects de règles et procédures concernent les différentes obligations et procédures prescrites par les lois et règlements qui touchent de près ou de loin le travail du camionneur[1]. La réalisation d’opérations de travail touche diverses tâches associées au travail de camionneur telles la réalisation de l’inspection avant départ (ou ronde de sécurité), de la synchronisation de changements de vitesses et bien d’autres.

En ce qui concerne le travail de camionneur, l’analyse de l’activité révèle de nombreuses contraintes nécessitant des compétences particulières essentielles à la réalisation sécuritaire et efficace du travail. Ces compétences sont liées à la planification du travail, au suivi de l’état psychophysiologique, à la culture de métier, à l’interaction avec les autres usagers, à l’utilisation du territoire et à la gestion de l’état mécanique.

Dans le cadre de cet article, nous limiterons notre présentation des résultats aux caractéristiques associées à la gestion de l’état mécanique des véhicules et à la prévention de leur détérioration mécanique. Dans un premier temps, nous présenterons des caractéristiques de la réalisation et de l’apprentissage de la vérification avant départ (ou ronde de sécurité) par des apprentis en activité de formation. Par la suite, nous exposerons des modalités de suivi de l’évolution mécanique des véhicules documentées auprès de camionneurs en situations réelles de travail. Ces résultats permettront ainsi d’illustrer le rôle de l’analyse empirique dans la construction du modèle de conception.

Activité de l’apprenti en formation

Par son aspect réglementaire et son rôle d’amélioration de la sécurité des véhicules, la vérification avant départ constitue un élément important du processus d’apprentissage du métier de camionneur. Comme son nom l’indique, celle-ci consiste à réaliser quotidiennement une routine de vérification de composantes mécaniques jugées essentielles au bon fonctionnement du véhicule. Par l’apprentissage et la réalisation de cette routine, l’apprenti doit s’assurer du bon fonctionnement des composantes et doit identifier les détériorations mécaniques mineures ou majeures afin de prendre les mesures appropriées face à un problème détecté.

L’emphase est alors mise sur l’apprentissage et l’intégration d’une démarche standardisée de vérification des composantes visées par la réglementation. Dans ce contexte, l’apprenti se préoccupait surtout de suivre le plus fidèlement possible la procédure apprise sans en oublier les diverses étapes. Le raisonnement des apprentis consistait principalement à se demander : 1) quelle composante faut-il vérifier après celle-ci ? et 2) en ai-je oublié une ? Ainsi, réaliser la vérification, c’est d’abord et avant tout appliquer la procédure en suivant l’ordre logique établit dans la réalisation de la routine. Par exemple, vérifier l’état des roues, des boulons, des pneus pour ensuite vérifier l’état de la suspension.

Au-delà des étapes de cette routine, la réalisation d’une démarche de vérification mobilise chez l’apprenti un ensemble de compétences essentielles à son application. Ces compétences sont notamment issues d’expériences antérieures acquises lors d’activités précédentes en classe, en atelier ou lors d’activités pratiques. Parmi les compétences identifiées, on note des connaissances sur le fonctionnement mécanique du moteur, des freins, des pneus, de la suspension et du camion en général mais également sur les procédures dictées par la vérification d’avant départ, les problèmes à surveiller et la perception de l’importance de la vérification sur la réussite du travail. Par exemple, une des étapes de la procédure consiste à vérifier la suspension du camion. À travers la réalisation de cette étape, nous avons pu documenter des manifestations de connaissances relatives à l’identification du système de suspension (lattes ou système à l’air) et de son emplacement. De plus, selon le type de suspension identifié, l’apprenti oriente sa vérification en fonction de détériorations potentielles à détecter. Ainsi, sur une suspension à latte, une détérioration se manifestera par une fissure lorsqu’on observe la suspension de façon latérale. Finalement, l’apprentissage de cette procédure s’accompagne d’une perception de la vérification avant départ comme d’un élément essentiel à la réussite du travail.

En plus de ces compétences issues de la formation, nous avons observé des différences interindividuelles importantes à travers l’activité du groupe d’apprentis. Ainsi, certains individus étaient très familiers avec la mécanique du camion, notamment un mécanicien, alors que d’autres en étaient à leurs premières armes. Ce constat met en évidence des performances très différentes dans la réalisation d’une activité de vérification avant départ. Il confirme également le rôle des expériences hors formation dans la réalisation d’une activité de formation et, par le fait même, de l’apprentissage qui en découle.

La réalisation de l’activité de vérification opère également une transformation de l’expérience. Tout d’abord, l’apprenti améliore l’efficacité de son application de la procédure notamment au plan de sa capacité à identifier les éléments et les problèmes potentiels. Au début, par exemple, pour vérifier les roues, il regardait si les boulons étaient présents et si la roue n’était pas brisée sans trop savoir, concrètement, comment faire. La réalisation de l’activité l’a amené à élaborer une façon de procéder qui détermine ses actions futures. Il transforme également sa perception du fonctionnement mécanique d’un camion. En cours de formation, l’apprenti fait l’apprentissage d’un ensemble d’éléments indirectement liés à la vérification. Ses premiers contacts réels avec le fonctionnement du camion l’ont alors amené à construire de nouveaux savoirs. Par exemple, en utilisant ses connaissances sur la vérification et sur les composantes mécaniques, l’apprenti peut voir comment tout cela s’articule ensemble. Finalement, par la réalisation de cette activité pratique, l’apprenti élabore une nouvelle perception de la vérification mais également de la réalité du travail du camionneur.

À travers la description de cette activité de formation, on constate l’apport appréciable de celle-ci dans le développement de compétences pour l’application de la procédure de vérification avant départ. D’autres compétences toutes aussi importantes sont construites à travers cette activité. Parmi celles-ci, notons des connaissances générales sur les principes de fonctionnement des principales composantes mécaniques du véhicule ainsi que sur les modalités d’utilisation et de conduite du camion.

Malgré ces apports indéniables pour l’apprentissage, l’activité de vérification comporte des difficultés rencontrées par les apprentis. Tout d’abord, bien que notre analyse ait permis de mettre en évidence le lien étroit entre la réalisation de cette activité et l’utilisation d’expériences antérieures, l’activité de formation exploite peu cette ressource. Ainsi, les apprentis ne voyaient pas nécessairement de liens clairs entre l’exercice en cours et les apprentissages précédents. Par exemple, les apprentis portaient leur attention à l’application fidèle de la procédure prévue de vérification sans réellement prendre conscience des connaissances sur les principes de fonctionnement mécanique du camion. Ainsi, lorsque la procédure dicte de vérifier la présence d’une fuite d’air dans le système pneumatique des freins, les apprentis étaient amenés à exécuter cette procédure. Pourtant, lors de séances précédentes, les apprentis avaient développées des connaissances relativement détaillées de ce système qui, grâce à des liens plus explicites, auraient permis à plusieurs de surmonter leurs difficultés de réalisation de la vérification.

Une seconde difficulté relative à l’activité de vérification avant départ est apparue aux apprentis lors de leur stage. Alors qu’en cours de formation ils avaient développé une très bonne capacité à réaliser la procédure, les apprentis ont été frappés par la différence observée avec la procédure apprise. Les apprentis subissaient notamment une pression pour agir plus vite dans un contexte de contraintes temporelles et d’impératifs de livraisons. Cet écart en a amené plusieurs à mettre en doute la pertinence de leur formation pour la réussite du travail. De plus, certains apprentis ont progressivement délaissé la procédure apprise au profit d’une démarche plus superficielle et moins efficace.

Activité du camionneur au travail

Les résultats de l’analyse de l’activité du camionneur et de sa gestion de l’état mécanique du camion nous révèlent une réalité fort différente de celle apprise en formation. La gestion de l’état mécanique du véhicule se caractérise par trois grandes catégories d’actions du camionneur dans la réalisation de son travail : 1) caractériser les diverses composantes mécaniques et déterminer les conditions d’utilisation en fonction du travail à réaliser ; 2) suivre l’évolution dynamique des composantes du camion, et 3) agir sur le processus de transformation de l’évolution dynamique du camion.

Caractériser les diverses composantes mécaniques et déterminer les conditions d’utilisation en fonction du travail à réaliser. En réalisant cette gestion, le camionneur sait que l’état mécanique de son véhicule va constamment évoluer en cours de journée selon les conditions rencontrées. Par exemple, dans une longue descente avec une lourde charge par une journée chaude, le camionneur portera une attention particulière au réchauffement de ses freins. Ainsi, la vérification d’avant départ ne lui suffit pas puisque l’état statique du véhicule au départ d’un parcours se transforme de façon continue dans l’activité. Par la vérification avant départ, le camionneur ne recherche pas uniquement les défectuosités majeures ou mineures mais veut surtout évaluer le fonctionnement des composantes mécaniques et leurs conditions d’utilisation en fonction des situations d’action attendues. Par exemple, en prenant possession d’un véhicule ou d’une nouvelle charge, le camionneur détermine le type de marchandise transportée et son état, la stabilité et la répartition de la charge, l’état du camion et de sa semi-remorque, le comportement du camion ou de ses composantes en prévision de l’utilisation attendue. Ainsi, selon les caractéristiques observées, il se préoccupera davantage de certaines composantes plutôt que d’autres jugées moins déterminantes pour l’activité à réaliser.

Suivre l’évolution dynamique des composantes du camion. En se transformant, les différentes composantes du camion manifestent des signes particuliers qui permettent au camionneur de suivre cette évolution dynamique. Par exemple, en se réchauffant, les freins émettent un « cri » et plus ils se réchauffent plus l’intensité du bruit augmente. Effectuer une gestion de l’état mécanique, c’est donc demeurer attentif tout au long du parcours à la manifestation de signes qui témoignent de transformations. Cette action se traduit par une disposition sensorielle du camionneur à percevoir des signes de transformation. Dans la majorité des cas, la recherche de signes demeure diffuse puisque tout se passe normalement mais, à travers cet état de préparation à percevoir des signes, le camionneur suit l’évolution de son camion et de ses composantes. En fonction des signes constatés et de la situation rencontrée, il se construit une compréhension de l’état dynamique de son véhicule et de sa charge pour agir avec son camion avant qu’il ne soit trop tard.

Agir sur le processus de transformation de l’évolution dynamique du camion. Le camionneur n’est pas seulement passif par rapport aux transformations de son véhicule, il intervient fréquemment sur son utilisation soit pour protéger des composantes ou pour influencer une transformation en cours. La façon dont le camionneur utilisera son camion et ses composantes aura un impact sur l’évolution dynamique du véhicule. Plus la sollicitation sera importante, plus le camion et sa charge se transformeront rapidement. Intervenir sur l’utilisation du camion, c’est d’abord minimiser la sollicitation du véhicule et éviter des sollicitations susceptibles de créer des conditions potentiellement détériorées. Par exemple, à l’approche d’une longue descente avec une lourde charge, il réduit progressivement sa vitesse de manière à aborder la descente en minimisant l’utilisation des freins. Ainsi, en cas de besoin, les freins sont en condition optimale et le camionneur peut facilement immobiliser son véhicule sans trop solliciter les composantes mécaniques.

La réalisation de ce processus de gestion de l’état mécanique du camion mobilise un ensemble de compétences essentielles à l’accomplissement efficace du travail. Parmi celles-ci, notons la capacité à voir l’état mécanique du véhicule comme un continuum de transformation en fonction de l’utilisation, la compréhension du fonctionnement mécanique de différentes composantes du camion et leurs manifestations de transformation, la disposition sensorielle à percevoir les signes manifestés par les composantes en transformation et les impacts de ses différentes actions ou manoeuvres sur l’évolution des composantes mécaniques. D’autres compétences concernent également la connaissance du territoire et de ses caractéristiques, la compréhension des conditions rencontrées et de leur impact sur l’utilisation du véhicule ainsi que la connaissance des caractéristiques du travail à réaliser.

À travers la réalisation de la gestion de l’état mécanique, les camionneurs, même très expérimentés, transforment leur expérience. Ces nouvelles expériences influencent les connaissances sur le fonctionnement des composantes du véhicule, sur les manifestations de transformation, sur les caractéristiques du territoire et sur les façons d’effectuer le travail.

Intervenir sur le cours de vie professionnelle

Les caractéristiques du cours de vie professionnelle identifiées dans l’activité de formation et dans l’activité de travail nous ont permis de repérer des situations efficaces mais également des situations difficiles inhérentes à ces activités. La compréhension de ces caractéristiques facilite l’identification des besoins dans une perspective d’aide à l’action et à l’apprentissage du camionneur. Ces besoins se sont matérialisés autour de trois types d’aide et d’intervention : 1) sur les conditions de réalisation de l’activité de formation des apprentis ; 2) sur le contenu de la formation ; et finalement 3) sur les conditions de réalisation du travail des camionneurs.

Les conditions de réalisation de l’activité de formation des apprentis

L’analyse de l’activité en situation de formation nous montre qu’à travers la réalisation d’une vérification avant départ, l’apprenti mobilise un ensemble de compétences issues de ses expériences antérieures de formation. Notre analyse souligne également qu’en étant concentré sur l’application de la procédure, l’apprenti éprouve de la difficulté à voir l’utilité de ses connaissances plus générales (p. ex., sa compréhension des principes de fonctionnement mécanique du camion) pour cette activité. Cette difficulté se répercute alors sur l’efficacité de sa vérification avant départ et, par le fait même, sur l’apprentissage qui découle de son activité.

Dans cette perspective, nous constatons que l’ajout d’activités spécifiquement orientées vers une conscientisation accrue des liens entre les connaissances générales mobilisées dans l’activité et les connaissances plus techniques liées à la procédure aiderait à la réalisation de l’activité. D’une part, l’apprenti réalise mieux l’apport de son expérience dans l’application de la procédure, améliorant ainsi l’efficacité de son action. D’autre part, il voit davantage la cohérence globale entre des éléments plus théoriques et des aspects de la pratique.

Le contenu de la formation

L’analyse de la formation révèle également des difficultés dans la préparation à affronter la réalité du travail de camionneur. Ainsi, au moment d’effectuer leur stage en entreprise, les apprentis éprouvent des difficultés à appliquer la procédure apprise dans un contexte de fortes contraintes temporelles. Face à ces contraintes, des apprentis ont délaissé la procédure apprise au profit d’une vérification plus superficielle.

Pour surmonter cette difficulté, l’analyse de l’activité de travail apporte un éclairage intéressant. En effet, en formation, la vérification avant départ est perçue comme une activité en soi qui nécessite une démarche normalisée. En situation de travail, cette vérification s’inscrit plutôt dans un processus continu de suivi de l’évolution mécanique du véhicule. La manière de réaliser celle-ci dépendra alors des conditions rencontrées et attendues.

Améliorer le contenu de la formation pour aider l’apprenti ne signifie pas de délaisser la procédure. La procédure de vérification avant départ demeure une obligation réglementaire que l’apprenti doit respecter. Cependant, le processus de suivi continu de l’évolution mis en oeuvre dans le travail constitue une démarche efficace qui mérite d’être intégrée au contenu de la formation. D’une part, cet ajout permet de réduire l’écart entre l’activité de formation et l’activité de travail en préparant mieux l’apprenti à s’intégrer à la réalité du travail. D’autre part, étant sensibilisé à cette réalité, la formation pourra contribuer à améliorer cette pratique de travail en développant des outils de formation utiles à la poursuite des apprentissages en cours de vie.

Les conditions de réalisation du travail des camionneurs

Finalement, l’analyse de l’activité du camionneur nous révèle un suivi de l’évolution mécanique basé sur la surveillance de composantes bien précises en fonction des situations rencontrées. Pour l’instant, cette surveillance s’effectue principalement à travers une disposition sensorielle selon les situations rencontrées. Une façon d’aider le camionneur dans ce suivi de l’évolution consiste à concevoir des outils techniques destinés à fournir des informations plus précises sur l’évolution dynamique du camion et de sa charge en cours de travail, par exemple, l’installation de senseurs permettant le suivi plus précis du réchauffement des freins. Cependant, l’analyse de l’activité révèle également une grande variabilité des décisions d’action selon les situations rencontrées, par exemple, un réchauffement partiel des freins en région montagneuse est normal alors qu’il ne l’est pas pour d’autres situations. Dans cette perspective, un tel outil ne devrait pas imposer de décisions de conduite aux camionneurs.

Modèle de conception de situations d’action sur le cours de vie professionnelle

À la lumière de ces résultats et compte tenu de l’approche de conception des situations d’action sur le cours de vie dans laquelle nous nous situons, un modèle de conception de formation a été élaboré. Conformément à cette approche, ce modèle propose d’aménager des outils pour aider les individus à agir et à apprendre dans les situations de vie. Il cherche alors à intervenir tant sur le plan de la formation que sur le plan de la situation de travail comme situations du cours de vie professionnelle.

Intervenir sur la situation de formation implique d’agir de deux façons. Premièrement, l’intervention propose des améliorations au plan des conditions de réalisation de la formation comme aide à l’action et à l’apprentissage en situation de formation. Cela supposait, au préalable, de documenter l’activité des apprentis en formation et d’en identifier les situations efficaces et les situations difficiles. Deuxièmement, elle propose des améliorations au plan du contenu de la formation comme moyen d’aider l’apprenti à affronter la réalité du travail. Cette seconde façon supposait également une connaissance de l’activité de l’apprenti en formation mais aussi de l’activité de travail du camionneur. L’analyse du travail permet notamment d’identifier les aspects du savoir-faire utilisés par les camionneurs pour surmonter les difficultés du travail et d’enrichir la préparation des apprentis à affronter la réalité du travail.

Intervenir sur la situation de travail signifie d’aider, par différents moyens, le travailleur à agir de façon sécuritaire et efficace à travers ses situations d’action. Tel que déjà mentionné, ces moyens peuvent se matérialiser par du support technique, des améliorations organisationnelles et de la formation continue au long de la vie professionnelle. Ces interventions sont subordonnées aux besoins du cours de vie et supposent une connaissance préalable de la réalité du travail.

Peu importe le type d’intervention, le modèle de conception repose sur une connaissance des caractéristiques du cours de vie. Pour la situation de formation, l’objectif visé est de connaître la formation actuelle pour la conception et de cibler les stratégies efficaces et celles qui causent problème pour agir et apprendre. En ce qui concerne la situation de travail, l’objectif visé est d’identifier les aspects de l’activité à intégrer dans la formation et de cibler tant les situations efficaces que celles plus problématiques pour assister l’opérateur dans son travail.

La figure 1 illustre le modèle de conception des situations d’action sur le cours de vie. La flèche horizontale représente le cours de vie professionnelle. La partie supérieure à cette flèche représente les situations du cours de vie à documenter, en l’occurrence l’activité de l’apprenti en situation de formation et l’activité du camionneur en situation de travail. Les descriptions qui découlent de ces analyses sont ensuite utilisées pour proposer des interventions auprès de la situation de formation et de la situation de travail. Les niveaux d’intervention sont présentés sous la flèche du cours de vie professionnelle. Les flèches verticales précisent le type d’aide que permettra une connaissance des caractéristiques de l’activité concernée. Ainsi, l’analyse de la situation de formation permettra d’intervenir sur la situation de formation en termes d’aide à l’apprenti en formation et d’aide à se préparer à la réalité du travail. L’analyse de la situation de travail permettra d’intervenir à la fois sur le contenu de la formation et du travail comme moyens d’aider l’activité en situation de travail.

Figure 1

Modèle de conception de situations d’action sur le cours de vie professionnelle

Modèle de conception de situations d’action sur le cours de vie professionnelle

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Conclusion

La construction du modèle de conception des situations d’action sur le cours de vie du camionneur montre la pertinence de dépasser le problème de formation pour proposer une approche d’aide à l’apprentissage sur le cours de vie. En effet, derrière un problème de formation se cache un problème beaucoup plus large de conditions de travail et de conditions de formation qui rendent plus difficiles l’action et l’apprentissage. La formation à elle seule ne permettant pas de résoudre le problème, la solution se situe alors dans une approche favorisant un ensemble cohérent de moyens dont la formation n’est qu’une solution parmi d’autres. Cet ensemble de moyens vise à intervenir autant sur les situations de formation que sur celles du travail de manière à éliminer, à la source, les obstacles à l’efficacité et à l’apprentissage. Dans cette perspective, la seule prise en compte des contraintes de l’organisation, telle que prônée par l’approche par les compétences, est nettement insuffisante pour le développement de compétences. Par exemple, l’apprentissage de procédures qui ne tiennent pas compte des situations rencontrées risque, comme nous l’avons observé, d’être abandonnées par l’apprenti lorsque l’écart entre la procédure et les contraintes réelles devient trop important. Un tel abandon de la procédure peut alors entraîner des conséquences néfastes tant au plan de l’efficacité que de la sécurité du travail.

En plus de la formation de la main-d’oeuvre, le modèle de conception de situations d’action sur le cours de vie permet d’entrevoir des retombées sur plusieurs autres fonctions de la gestion des ressources humaines. Ainsi, une meilleure connaissance de la réalité du cours de vie professionnelle peut contribuer à la définition des critères spécifiques de sélection qui reflètent plus précisément les compétences inhérentes à un poste de travail. Nos résultats présentent, notamment, un ensemble de compétences à rechercher et à développer chez les candidats. Une telle connaissance procure également une nouvelle perspective au plan des mesures disciplinaires à adopter face à des écarts aux procédures prescrites. Nos données sur l’activité du camionneur et la vérification avant départ illustrent bien cette réalité où l’écart aux procédures répond à un besoin opérationnel qu’il ne faut pas éliminer mais plutôt mieux supporter.

Au-delà de ces apports de la démarche, le modèle de conception de situations d’action sur le cours de vie professionnelle comporte des limites à considérer. Tout d’abord, le modèle élaboré s’attarde à la situation de formation et à la situation de travail négligeant, par le fait même, les situations hors vie professionnelle. Pourtant, Châtigny (2001) montre la présence d’apprentissage en situation hors travail qui, par la suite, influence l’activité de travail. Dans cette perspective, la vie privée ou sociale représente un champ d’intervention à intégrer dans un modèle d’aide à l’apprentissage sur le cours de vie professionnelle. De plus, dans le cadre de cette réflexion, nos travaux se sont limités à quelques considérations techniques, d’organisation du travail et de formation. Par contre, la notion de cours de vie ouvre sur une multitude d’autres possibilités pour aider à l’apprentissage. Mentionnons, à titre d’exemple, des formules telles le « mentorat » (Houde 1995) ou encore des formations offertes lors de périodes de transition sur le marché du travail jusqu’à la préparation à la retraite.

Finalement, une limite importante de notre modèle de conception concerne la lourdeur de sa démarche qui exige de documenter les différentes situations du cours de vie. En effet, l’utilisation de l’analyse de l’activité présente une démarche systématique et rigoureuse pour documenter les situations d’action. Par contre, elle s’avère lourde à réaliser dans un contexte pratique de conception de formation. Le côté « sur mesure » de cette démarche suppose à chaque nouvelle formation de documenter l’apprentissage ce qui, à notre avis, peut difficilement être utilisé à grande échelle. Dans cette optique, notre réflexion s’est déjà portée sur les approches compatibles de l’apprentissage situé et de la praxéologie mais d’autres efforts sont nécessaires afin d’élaborer un compromis acceptable entre, d’une part, l’aspect systématique de l’analyse et des données qui en découlent et, d’autre part, l’opérationnalisation de la démarche avec des impératifs pratiques de développement des compétences de la main-d’oeuvre.