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D’emblée, les directeurs de cet ouvrage collectif constatent la désuétude du concept de citoyenneté industrielle qui a connu son âge d’or à la fin des années 60 et au début des années 70, non sans le situer dans le cadre théorique et d’action de la citoyenneté, pour bien marquer que la désuétude d’une application particulière n’entraîne pas pour autant celle du cadre général. Cela leur permet de mieux poser ensuite la question fondatrice de l’ouvrage, celle de la pertinence contemporaine de la réflexion sur la citoyenneté au travail.

Ils esquissent l’évolution historique de la citoyenneté civile à la citoyenneté politique, sociale et à la citoyenneté industrielle : représentation des intérêts collectifs des travailleurs, accréditation syndicale et négociation collective ont, à ce moment, en Amérique du Nord, jeté les bases d’une démocratie locale qui conférait aux travailleurs syndiqués une meilleure protection contre l’arbitraire et les risques économiques, mais aussi un droit de participation à la régulation locale et sociale du travail et à la formulation de politiques publiques.

En 1967, au Canada, Harry Arthurs (qui contribue à l’ouvrage) a particulièrement loué les mérites de ce pluralisme industriel au sein duquel syndicats et patrons élaborent la loi des parties (convention collective), encadrés juridiquement par l’État. Il salue l’émergence d’une citoyenneté propre aux travailleurs dont la portée dépasse celle de la citoyenneté sociale, car plus que des droits protecteurs, les travailleurs syndiqués gagnent un statut dans la régulation du travail. À la même époque, en Europe, Marshall (1964) déplore qu’elle demeure réservée aux seuls travailleurs syndiqués et fasse plus d’exclus que d’inclus, tout en suppléant à l’État dans la sphère des droits sociaux. À terme, l’État devrait prendre en charge la protection universelle de ces droits. Selon Arthurs, la citoyenneté au travail passait par la généralisation de la syndicalisation, ce qui n’est pas à l’ordre du jour en Amérique du Nord ni en Europe, bien au contraire! À ce chapitre, le mea culpa d’Arthurs, très pessimiste, ne contamine pas l’ouvrage mais force les auteurs à fournir un effort d’autant plus exigeant pour « parvenir à une vision plus articulée et plus englobante des tendances récentes observées dans nos milieux de travail » (p. 453) démontrant qu’un nouveau concept de citoyenneté au travail émerge et qu’il est pertinent. C’est là l’objectif de l’ouvrage et il est réussi. Nous avons ici un ouvrage auquel les directeurs ont vraiment donné une cohérence interne plutôt que de se limiter à colliger des collaborations thématiques.

Par ses différentes contributions, l’ou-vrage fait le double constat de la désuétude du concept de citoyenneté industrielle et de la détérioration de la citoyenneté au travail, issues d’une conjoncture qu’on peut résumer par la libéralisation des échanges commerciaux, la dérégulation du système financier (ou sa nouvelle régulation ?) et des conditions de la concurrence, l’érosion de la légitimité de l’État social, de ses fondements, de ses visées et des politiques sociales qui en découlent, au profit de la responsabilité individuelle, de la réduction de l’intervention de l’État, du transfert du risque vers les individus et de l’affaiblissement de l’encadrement juridique de l’emploi. Défait par une crise à la fois financière, budgétaire et idéologique, l’État social dé-légitimé détient de toutes façons un pouvoir de gouvernance limité par les ententes internationales et par l’essor d’entreprises transnationales à qui la mobilité confère un certain pouvoir de revendication.

Tout cela contribue à affaiblir l’acteur syndical en nombre, en part de l’emploi et en pouvoir de négociation. La figure dominante n’est plus l’emploi industriel continu à temps complet, pour un seul employeur et sur le site de son entreprise. La préoccupation pour la précarité et les statuts d’emploi vulnérables traverse tout l’ouvrage et la cohérence de l’ensemble permet bien d’en dégager les raisons. Ces statuts sont emblématiques de la reconfiguration des rapports d’emploi, ils agissent comme des révélateurs des changements dans l’emploi et des défis à venir. Enfin, la part de ces emplois augmente, alors que la protection diminue.

Si la citoyenneté industrielle est désuète, quelle est la citoyenneté au travail en émergence ? Judy Fudge y renvoie comme à un statut qui restreint la marchandisation des personnes exerçant un emploi, en conférant aux salariés un ensemble de droits à des bénéfices qui dépassent ceux qu’ils sont capables de se tailler par le seul jeu des forces du marché du travail et garantis d’office. Ce sont le droit à un environnement de travail sain, à la protection contre une décision arbitraire, à du temps libre, à la protection du niveau de vie en cas de perte du revenu du travail et à la syndicalisation, etc. (p. 423-8).

D’emblée, la dichotomie du concept est posée : utile à des fins heuristiques dans une sociologie critique du travail et du droit, on peut aussi l’utiliser à des fins normatives, à titre d’idéal, porteur de mobilisation en faveur de droits existants ou émergents :

  • le travail décent et le respect des capacités des êtres humains (Carré),

  • le respect de la dignité des êtres (Brunelle),

  • la protection contre les gestes arbitraires (Le Friant et Jeammaud),

  • l’égalité des sexes (Morel, Bernstein, Fudge),

  • le respect de l’intégrité physique et de la santé (Vinet),

  • la reconnaissance universelle des droits fondamentaux (Bernstein),

  • la reconsolidation de l’État social (Coutu, de Nanteuil-Miribel),

  • la reconnaissance de la capacité des individus de contribuer à l’entreprise (Thuderoz).

Dans l’ouvrage, on trouve à la fois des illustrations des usages analytiques et normatifs ainsi que des textes recensant et distinguant ces deux usages. Au plan théorique, les différentes contributions soulignent que le nouveau paradigme de la citoyenneté au travail doit intégrer d’importantes figures qui ont été ignorées jusqu’ici soit qui sont apparues dans le travail contemporain à la faveur de bouleversements socio-économiques :

  • la division sexuelle du travail, tant dans l’emploi rémunéré que dans le travail de reproduction, l’exigence de conciliation entre l’emploi et la famille, entre la sphère privée et le travail (Carré, Fudge, Morel);

  • la mobilité locale de la main-d’oeuvre, la multiplication des employeurs successifs ou simultanés, les nouveaux statuts d’emploi qui invitent à tenir compte des marchés transitionnels, à étudier l’effet des politiques de flexicurité, à favoriser la formation tout au long de la vie, à généraliser la sécurité sociale (Brunelle, Carré, McCallum, Morel);

  • la mobilité internationale de la main-d’oeuvre, la préoccupation pour une citoyenneté transnationale en lutte contre les écarts locaux entre travailleurs migrants et autochtones (Arthurs, Brunelle, Carré, Garcia);

  • la multiplication des sources d’identité et des alternatives à l’identité de travailleur, tout aussi collectives que cette dernière (le sexe, la religion, l’ethnie, l’orientation sexuelle et d’autres) et que l’existence des chartes (et des forums alternatifs pour les promouvoir) ont mis en évidence (Brunelle);

  • l’importance des droits de participation, de consultation, de la demande de démocratie au travail chez des travailleurs dont on sollicite de plus en plus la créativité et l’autonomie. À ce propos, dans l’ouvrage, deux thèses s’opposent apparemment, alors qu’en fait, deux situations coexistent : des emplois détériorés en termes de subordination en contexte mondialisé (Le Friant et Jeammaud) et des emplois qui mobilisent l’intelligence, créatifs, pour des travailleurs autonomes (Thuderoz).

Dans une contribution théorique remarquable, Sylvie Morel démontre que la théorie économique (orthodoxe et hétérodoxe) et l’analyse de genre ont été peu conviées à théoriser la citoyenneté, notion encore trop imprécise pour ne pas compromettre son efficacité. L’auteure répare cette faille et rend compte de ces trois contributions en matière de citoyenneté au travail.

Au plan pratique, les différentes contributions proposent des orientations de politiques publiques et d’initiatives locales. Elles documentent l’importance de prendre acte de l’importance de nouveaux acteurs de la régulation du travail : organisations de défense de droits des travailleurs précaires, associations ethniques, organismes de développement durable ou économique local, associations professionnelles, alliances transfontalières, commissions et tribunaux des droits de la personne.

Les contributions ont en commun de proposer qu’une foi aveugle dans les lois du marché ne peut, en toute probabilité, conduire à la citoyenneté au travail. Mieux, il s’agit tant d’une proposition axiologique que théorique. C’est là une grande vertu de l’ouvrage, car si on entend trop souvent opposer un social normatif et bien pensant à un économique débridé et cruel, l’ouvrage s’inscrit plutôt dans un courant hétérodoxe inspiré de Commons et de Polanyi, selon lequel les marchés ne fonctionnent que grâce à l’intervention étatique, tant sociale qu’économique, politique et juridique.

En revanche, on y ressent encore trop la trace d’une perception individualisante des droits de la personne. Les droits fondamentaux, dans leur acception contemporaine, sont pourtant imprégnés tant de communautarisme que de particularisme, car ce sont des droits propres à des collectifs à géométrie variable, qui prolongent logiquement l’État social en recherchant l’égalité substantive, ou égalité de faits, au-delà de l’égalité formelle (Brunelle, Coutu).

L’ouvrage a aussi pour grande vertu de transcender la traditionnelle opposition entre travaillistes (tenants d’un droit autonome des rapports collectifs) et chartistes (qui saluent la constitutionnalisation du droit du travail et sa soumission à la prééminence des chartes). Les droits constitutionnalisés de la personne (égalité, non discrimination) complexifient la régulation de l’emploi car ils interviennent dans le droit des rapports collectifs du travail (Brunelle, Coutu), sans être des vecteurs de sécurité économique ni de participation. Loin de nier l’ampleur du changement, l’ouvrage appelle à élaborer une théorie plus englobante de la citoyenneté au travail qui liera droits fondamentaux et droit du travail. En effet, si la constitutionnalisation du droit du travail complexifie la pratique du droit du travail, elle renforce et appuie aussi les fleurons du droit du travail : liberté syndicale, d’expression, participation au processus décisionnel (arrêts Dunmore, Pepsi, Health Services), garanties procédurales pour les minorités (arrêts Parry Sound, Morin).

L’ouvrage n’ignore pas les préjugés à l’endroit de la notion de citoyenneté et distingue avec soin citoyenneté au travail et citoyenneté dans l’entreprise (corporate citizenship) où l’employé est inféodé à l’entreprise. Pas forcément progressiste, le concept de citoyenneté peut être porteur d’exclusion tant des femmes (Fudge, Morel) que des minorités ethniques (Fudge). Pour cause : un régime de citoyenneté organise des dispositions institutionnelles et des règles régissant les décisions en matière de politiques publiques, les dépenses des États et la nature de la relation entre citoyens et État. Pour ce faire, il encode une représentation paradigmatique du citoyen modèle qui n’est pas neutre. Au contraire, le paradigme de la citoyenneté au travail met de l’avant des initiatives en termes de politiques publiques et de démocratie au travail qui permettent de combler l’écart entre une citoyenneté civile un peu abstraite (où règne une égalité avant tout formelle) et le monde économique (où règne l’inégalité de pouvoir et de ressources).

L’ouvrage, en annonçant la désuétude du modèle de la citoyenneté industrielle, à plusieurs moments, semble proposer un scénario marshallien, où la citoyenneté post industrielle correspond à la constitutionnalisation du droit du travail (Coutu), ne repose pas sur le pouvoir de négociation mais plutôt sur l’exercice collectif de droits garantis par l’État (Brunelle, McCallum). Car c’est à l’État qu’incombe le rôle de protéger, par des politiques publiques, la capacité que détiennent ou acquièrent les travailleurs d’éviter des risques ou de profiter des occasions inhérentes au travail (Carré). Qu’advient-il de la participation à la régulation, car même des lois universelles du travail améliorées ne pourraient la remplacer ? Plusieurs contributions soulignent l’importance de participer à la régulation du travail, sans proposer plus que la promotion et le renforcement du droit à la syndicalisation. Or, le portrait du virage contemporain, dressé d’entrée de jeu, est peu compatible avec le succès d’une telle revendication. Si le succès d’une telle revendication était possible, l’ouvrage tel qu’il est n’aurait pas d’objet, car la citoyenneté industrielle ne serait pas désuète!

La question reste entière et l’ouvrage, dans son entièreté, est un plaidoyer pour l’innovation sociale en matière d’institutions du travail qui visent à la fois les trois dimensions de la citoyenneté selon Linda Bosniak :

  • le sujet : celle et celui qu’on reconnaît comme citoyen, comme citoyenne ou qui peut le revendiquer, le principe d’inclusion et d’exclusion de la citoyenneté;

  • la substance : les droits et les obligations découlant de la citoyenneté;

  • et le domaine : où le sujet exerce la substance de sa citoyenneté, qu’on souhaite ici voir s’étendre à toutes les formes possibles de participation à la vie économique.