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Universellement, la relation de travail est la porte d’entrée du droit du travail, en particulier, le critère d’application de ses mesures protectrices pour les travailleurs. Le présent ouvrage participe de sa centralité : il s’agit d’une analyse comparée de la compréhension de cette notion évolutive dans les différentes régions du monde. Il est en cela on ne peut plus actuel : les modes de production, contemporains, dont le recours accentué à la sous-traitance, font appel à des formes diversifiées de travail. Dans les différentes économies, la dichotomie entre le travail subordonné, domaine traditionnel du droit du travail, et le travail autonome, qui l’exclut au profit du commun, s’estompe. Même, de nouvelles catégories de travail intermédiaires ont vu le jour dans certains pays. Comment alors conçoit-on la relation de travail dans les différents systèmes nationaux ? Trop étroite, elle empêche le droit du travail de correspondre à la réalité actuelle; trop large, elle porte atteinte à une indépendance recherchée dans le travail. À cette problématique centrale s’ajoute en particulier l’intermédiation dans le travail qui complique la recherche de l’employeur; est aussi présente la possibilité d’une dissimulation frauduleuse de la relation de travail sous le couvert d’un travail pseudo-indépendant.

Ces différentes préoccupations avaient retenu l’attention de l’Organisation internationale du travail pendant près d’une décennie (de 1997-98 à 2006); l’objectif initial de l’adoption d’une convention et d’une recommandation a finalement été ramené à l’adoption de la Recommandation (R-198) sur la relation de travail. Cet instrument, rappelons-le, souhaite en somme que les Membres de l’OIT facilitent la détermination de l’existence d’une relation de travail de manière à assurer des normes appropriées de travail applicables « à toutes les formes d’arrangements contractuels, y compris celles impliquant des parties multiples ». Ils devraient en préciser les conditions, « par exemple, la subordination ou la dépendance, et envisager de définir dans leur législation ou par d’autres moyens des indices spécifiques à cette fin ». La Recommandation donne d’ailleurs elle-même différents exemples de ces indices. Elle demande aussi que ces membres « élaborent des mesures efficaces tendant à supprimer toute incitation à déguiser une relation de travail ». Cette politique nationale devrait aussi comporter un mécanisme lui permettant de s’adapter à l’évolution du marché et de l’organisation du travail.

Le présent ouvrage s’inscrit dans le sillage de cette Recommandation 198. Les contributions de ses différents auteurs sont étagées. Cinq exposés de portée régionale suivent deux synthèses transversales. La première, signée du directeur de l’ouvrage, Giuseppe Casale, haut fonctionnaire du BIT, dégage les apports possibles du droit légiféré et jurisprudentiel en ce qui a trait à l’établissement de la relation de travail, « one of the most challenging issues in the labour market » (p. 33). La seconde (N. Countouris) est une étude comparée de l’ensemble des courants jurisprudentiels nationaux lorsqu’il s’agit de départager le contrat de travail de celui d’entreprise. Si la tradition de common law a conduit au recours à différents « tests », les systèmes civilistes, traditionnellement axés sur la recherche de la subordination juridique, s’assouplissent et ont eux aussi recours de plus en plus à un « faisceau d’indices ». Le droit français en vient aussi à rechercher s’il y a « intégration dans un service organisé », ou encore, s’il y a « participation dans l’entreprise d’autrui » (p. 55). La subordination économique peut-elle être aussi un critère distinctif ? Si les systèmes continentaux européens semblent s’en tenir à sa contrepartie juridique pour ce qui est du départage de base, elle joue son rôle dans la définition de catégories intermédiaires de travail en Allemagne et au Canada.

Cette séquence de présentation offre donc des outils analytiques permettant d’aborder les synthèses régionales suivantes. La première traite de l’Amérique latine et des Caraïbes (E. J. Aneglio et H. Villasmil). La recherche de la primauté de la réalité semble marquer un recours assez classique à la subordination juridique dans les juridictions examinées, sous réserve dans certains cas du jeu de facteurs complémentaires. La doctrine y est également préoccupée des zones intermédiaires de travail. On souligne aussi la responsabilité solidaire dans les situations d’intermédiation du travail.

L’Afrique du Sud occupe une place dominante dans la présentation relative du continent africain (P. Benjamin, assisté de U. Bhoola). Le travail informel, de même que son externalisation y sont bien présents. La distinction jurisprudentielle de base entre le travail subordonné et le travail indépendant y donne maintenant lieu à une analyse multifactorielle. Les principales lois du travail comportent une présomption réfutable de l’existence d’un lien d’emploi. L’adoption d’un code de bonnes pratiques vient aussi faciliter l’identification de la relation de travail.

Les pays européens comparés sont l’Italie, l’Allemagne et le Royaume-Uni; s’ajoutent des regards sur le droit de la Communauté européenne et l’Espagne. L’analyse précise des différents modes de détermination de travail subordonné nous permet ainsi de retrouver notamment la notion de « service organisé » (France), ou encore l’existence de différents tests d’analyse tenant compte du pouvoir de contrôle de l’employeur, de l’insertion dans sa structure industrielle de la responsabilité des risques de profit ou de perte et de la réciprocité des obligations des parties (Royaume-Uni). Mais, ces droits se distinguent avant tout par l’importance qu’ils accordent au travail économiquement dépendant, qu’il s’agisse, à certaines fins, du travail parasubordonné en Italie, du travail (plus ou moins indépendant) « semblable » à celui de l’employé (Allemagne) ou du concept relativement élastique de worker dans des lois du Royaume-Uni. La France, qui n’utilise pas cette notion de travail économiquement dépendant, assimile cependant aux salariés ceux qui exercent certaines professions nommées dans son Code du travail, qu’elle leur rend ainsi totalement ou partiellement applicable. L’auteur fait également mention de la loi espagnole de 2002, qui régit le travail indépendant dans son ensemble, dont le travail économiquement dépendant, seul mentionné. Le tout donne lieu à une intéressante synthèse comparée des indicateurs de la dépendance économique : travail personnel, exclusivité ou quasi exclusivité de la source de revenu, lien avec l’activité de l’entreprise d’autrui, souple pouvoir de coordination de l’exécution du travail relié au produit acheté, caractère durable de la relation entre les parties.

La région Asie-Pacifique est encore plus vaste (G. Casale, N. Countouris, C. Fenwick, Soo Tian Lee, J. Mascarenhas). Elle porte à exposer la situation en Australie, Chine, Indes, Malaisie, Singapour et Viet Nam. À l’exception de la Chine et du Viet Niam, il s’agit donc de juridictions dont la tradition est de common law. La tendance y est aussi au recours à la diversité usuelle d’indices ou de critères. L’Australie se signale notamment par une loi fédérale de 2006. Elle vient assurer aux parties qui le désirent de jouir effectivement d’un régime juridique correspondant au travail véritablement indépendant et dérivé du droit commun. En Chine et au Viet Nam, les lois viennent promouvoir le rapport de travail individuel sans toutefois expliciter la façon de l’identifier. L’intervention judiciaire à cet égard est plus marquée dans le premier pays que dans le second. L’exigence d’un contrat individuel de travail écrit n’est plus requise par les tribunaux chinois; elle dépend toutefois largement de la nature de l’employeur putatif (employing unit).

Enfin, l’exposé relatif à l’Amérique du Nord – États-Unis, Mexique et Canada (J. Sack, E. Phillips et H. Leal-Neri) n’hésite pas à s’engager dans une riche description factuelle du marché du travail sur le continent, en particulier l’importance des formes de travail atypiques, de même que l’impact des politiques néolibérales et de l’ALÉNA, avant d’aborder l’analyse juridique. On notera en particulier l’importance du travail informel au Mexique. Juridiquement, tant aux États-Unis qu’au Canada, les tribunaux ont aussi recours à une variété d’indices pour déterminer le salariat; la Cour suprême américaine accorde plus d’importance au pouvoir de contrôler l’exécution du travail que ne le fait sa contrepartie canadienne, laquelle adopte une approche davantage téléologique. Les coauteurs des tests ne font cependant pas mention du bijuridisme canadien en la matière. Le Mexique s’en remet pour sa part à une conception classique de la subordination. Mais, des trois pays considérés, le Canada est le seul à avoir retenu l’existence d’une catégorie intermédiaire de travailleurs tenant notamment à leur dépendance économique en l’occurrence les « entrepreneures dépendants » selon la Partie I du Code canadien du travail et certaines lois provinciales. Le texte se penche ensuite sur le traitement des relations triangulaires de travail dans les trois pays, y compris le recours à la notion d’« employeur conjoint » et la solidarité qui s’ensuit. Des considérations finales portent sur l’effectivité des mesures protectrices du travail, la suffisance des ressources pour assurer leur application, de même que sur diverses perspectives de réforme du droit visant à tenir compte de l’importance grandissante des statuts atypiques du travail, qui le sont de moins en moins.

Cet ouvrage, qui revêt un caractère fondamental, prend fin sans plus avec ce dernier exposé régional : sans doute faut-il y voir l’absence d’observations finales comme une invitation à retourner aux deux chapitres initiaux pour des considérations encore plus englobantes…