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La troisième édition de l’ouvrage de Bernard Gazier, intitulé Les stratégies des ressources humaines, est décidément un incontournable pour qui souhaite approfondir sa compréhension de la GRH. Structuré autour de six chapitres, comptant chacun entre deux et trois sections de moins d’une dizaine de pages, le propos de l’auteur est d’une clarté, d’une concision et d’un souci d’objectivité qui font trop souvent défaut. Loin des rhétoriques normatives, l’exposé de Gazier est savamment critique et sait presque toujours prendre le recul nécessaire pour rendre compte de la réalité d’une façon traduisant la prise en compte simultanée de plusieurs points de vue.

À l’intérieur du premier chapitre, intitulé « Les ressources humaines, de la gestion aux stratégies », le lecteur trouvera deux sections : « Outils et pratiques de la gestion des ressources humaines » et « La montée en puissance des ressources humaines ». Après avoir bien expliqué que l’un des « malheurs » de la GRH est d’être un champ de la gestion comptant parmi les plus éclatés qui soient, Gazier nous explique comment le domaine de la GRH ne peut pas être compris sans la prise en compte de la trilogie inévitable des logiques mettant aux prises les trois acteurs classiques que sont les employeurs, les employés et l’État.

Après quelques pages historiques où Gazier refait l’histoire du développement de la fonction RH, il nous rappelle que depuis la fin des « trente glorieuses » la majorité des organisations sont aux prises avec deux choix fréquents parfois retenus simultanément pour diverses catégories de leur personnel : le rejet des salariés considérés excédentaires associé bien souvent à la précarisation de l’emploi restant et divers efforts de flexibilisation interne allant de la modulation des horaires de travail et des rémunérations à l’accroissement des qualifications et la recherche d’innovations. Il conclut finalement son premier chapitre en écrivant : « il existe un écart considérable entre les espoirs ou les prescriptions en faveur de l’investissement dans l’homme, et les pratiques des entreprises » (p. 21).

« Vers l’analyse stratégique des ressources humaines » est le titre de son deuxième chapitre dont la première section, titrée « Stratégies générales et stratégies des ressources humaines : quelques clarifications », compte parmi les passages les plus savoureux de l’ouvrage. Expliquant la notion de stratégie, Gazier note tout d’abord que le terme a été considérablement galvaudé à partir du début des années 1980. En dépit de quelques dérives conceptuelles débouchant parfois sur diverses prescriptions aux allures miraculeuses, Gazier nous stipule que l’idée centrale reste intéressante : celle de l’alignement nécessaire des diverses pratiques, aussi bien entre elles qu’avec la stratégie globale de l’organisation.

La deuxième section de ce deuxième chapitre est pour sa part intitulée « Combiner l’économie du travail et l’économie des organisations ». Se basant sur un exemple ancien, l’auteur nous explique comment toute activité de GRH part nécessairement d’une analyse fine du marché du travail pour ensuite déboucher, notamment, sur un ensemble plus ou moins cohérent de pratiques de dotation et de rémunération. Abordant successivement le mécanisme de l’offre et de la demande de travail, le pouvoir des insiders auquel peut être associée la théorie du capital humain, la théorie des marchés internes et la thèse du « dualisme du marché du travail », la circulation de l’information à laquelle peuvent être associées les différentes configurations organisationnelles de Mintzberg et les firmes « A » et « J » d’Aoki, Bernard Gazier nous rappelle que, sans l’apport de l’économie du travail et de l’économie des organisations, le champ de la gestion stratégique des ressources humaines serait théoriquement bien pauvre.

Le troisième chapitre de l’ouvrage est intitulé « Les grandes options stratégiques ». Il s’agit là de l’un des chapitres les plus originaux et les plus intéressants qu’il nous ait été donné de lire ces dernières années. Prenant ses distances par rapport aux modèles de stratégies génériques bien connus, Gazier expose tout d’abord que pour bien comprendre les stratégies de GRH il faut prendre simultanément en compte le fonctionnement du marché du travail et le type d’usage que l’entreprise fait de sa main-d’oeuvre. Selon que l’on considère le marché interne du travail dans sa version qui cherche à stabiliser un collectif de travailleurs (version classique ayant prévalu jusqu’à la fin des « trente glorieuses ») ou dans sa version qui s’adresse à une multitude d’acteurs aux trajectoires fortement différenciées (version de plus en plus populaire), on aboutira à deux grilles d’analyse différentes et huit grandes options stratégiques (quatre options pour chaque grille). L’intérêt de cette façon de découper la réalité réside dans le fait qu’elle nous permet de prendre conscience qu’il existe une quantité impressionnante de marchés internes du travail et d’ensembles de règles débouchant sur différentes modalités d’investissements dans les ressources humaines.

La deuxième section du troisième chapitre de l’ouvrage de Gazier est intitulée « Combiner et enchaîner les options ». Après avoir bien relevé qu’au sein d’un nombre important d’organisations il n’est pas rare de constater l’existence de marchés internes du travail extrêmement différents et segmentés selon les catégories d’employés, l’auteur nous explique que c’est finalement par le biais de cette segmentation que les organisations en viennent à adopter simultanément plusieurs options stratégiques dans le cadre d’une logique de plus en plus conglomérale s’inscrivant dans la mouvance des contingences sociétales toujours en reconstruction.

Le quatrième chapitre s’intitule « L’investissement dans les ressources humaines » et est composé de deux sections : « Les composantes éducatives des stratégies des ressources humaines » et « Métiers et mobilités ». Dans la première section du quatrième chapitre l’auteur commence tout d’abord par nous dire que « l’investissement-formation est un véritable mille-feuilles ! »(p. 59) tant les acteurs qu’il sous-tend sont multiples et que leurs intérêts fondamentaux à l’égard de la question sont divergents pour ne pas dire contradictoires. Si la théorie du capital humain peut servir à mieux cerner la question et démontrer en quoi l’idée de compétence est stratégique pour les organisations, elle ne doit pas nous faire perdre de vue que les initiatives de formation menées par les organisations peuvent être développées dans trois champs spécifiques et mobiliser trois modes d’actions différents : la formation initiale (et les actions de recrutement) ; la formation sur le tas (et les dépenses de formation proprement dite) ; et, enfin, la formation continue (correspondant à la reconnaissance des acquis). Alors que les usages élémentaires de la formation initiale et de la formation sur le tas sont clairement placés en opposition dans la première grille des options stratégiques, la seconde grille démontre que les choix peuvent se complexifier grandement et reposer de plus en plus sur la formation continue donnée par des institutions éducatives plus ou moins contrôlées, selon les cas, par les entreprises.

Dans la deuxième section de son quatrième chapitre, intitulée « Métiers et mobilités », Gazier se base sur les situations française et allemande pour souligner l’ouverture de plus en plus grande entre les titres de postes et les postes de travail remettant de ce fait en cause les systèmes éducatifs traditionnels. Bien au-delà des logiques purement nationales, l’auteur met ensuite en exergue le besoin de plus en plus pressant de parvenir à faire de la gestion prévisionnelle des emplois et des qualifications, en combinaison avec l’essaimage et l’outplacement, en réponse aux changements macroéconomiques et démographiques propres aux pays développés.

Le cinquième chapitre de l’ouvrage de Gazier porte le titre suivant : « Les salariés et les stratégies syndicales ». Traitant d’abord des « Attentes des salariés et [des] bases des stratégies syndicales », l’auteur nous rappelle que depuis quelques années ce qui a fait le succès des mouvements syndicaux occidentaux et contribué au développement de leur pouvoir de négociation a laissé place à un environnement beaucoup moins favorable où plus souvent qu’autrement l’acteur syndical ne peut faire autrement que se résigner à coopérer à tout prix.

La deuxième section, intitulée « La communication contre les syndicats ? », constitue l’un des apports critiques les plus intéressants de l’ouvrage de Gazier. Rappelant que l’instauration d’un dialogue ouvert entre l’acteur syndical et les employeurs est rarement une démarche spontanée mise en branle par ces derniers, l’auteur nous explique qu’il existe plusieurs façons de négocier les conditions de travail de même que le cadre dans lequel s’exercera la pratique des activités productives. Tout dépendant si les gestionnaires reconnaissent pleinement l’acteur syndical ou non et s’ils démontrent une ouverture réelle à l’élargissement du champ de la négociation, nous nous trouvons face à des résultats très différents : compromis réel avec l’acteur syndical ; projets participatifs d’ampleur limitée ; gestion conflictuelle ; et enfin efforts de prise directe auprès des salariés.

La troisième section du cinquième chapitre porte le titre « Pressions, ruptures et rebonds ». Après avoir précisé que les pressions sur les salariés ne sont généralement pas parfaitement intégrées dans des stratégies clairement définies par les gestionnaires, l’auteur nous démontre qu’au-delà de l’unique marché interne du travail un nombre croissant d’organisations ont désormais recours au fractionnement de leur main-d’oeuvre (en un noyau dur et une périphérie) et à des modulations négociées des horaires et des affectations quand ce n’est pas simplement un renversement des stratégies antérieures.

Le sixième et dernier chapitre de l’ouvrage de Bernard Gazier s’intitule « Les stratégies des ressources humaines dans l’économie mixte » et comporte une première section dont le titre est le suivant : « Travail, capital, coalitions ». Si le propos de l’auteur est particulièrement parlant pour les analystes français, force est d’admettre que de ce côté-ci de l’Atlantique le coeur du système économique est quelque peu différent (notamment en ce qui a trait au poids relatif des secteurs public et non marchand). Ceci dit, il n’en demeure pas moins que l’idée centrale reste encore valide : il y aurait « passage d’une forme de compromis entre travail et capital à une autre, un changement de contrat social » (p. 97).

La deuxième section du dernier chapitre de l’ouvrage s’intitule « La fin d’un contrat social ». S’ancrant dans la lignée de la théorie de la régulation, cette partie explique comment le passage de la première à la seconde grille d’options stratégiques est essentiellement une remise en question du compromis social fordiste se faisant par le biais d’une mise sous pression substantielle des salariés. S’il y a remise en cause de la subordination de ce dernier, du moins en partie, c’est au prix de la perte de la sécurité de la rémunération, de l’affaiblissement des collectifs de travail traditionnels et enfin, du report du risque productif sur le travailleur.

La troisième et dernière section du sixième chapitre, intitulée « Vers un nouveau contrat social ? », est la seule partie un peu normative de l’ouvrage. Privilégiant d’entrée de jeu une perspective de long terme, l’auteur affirme la nécessité de chercher des solutions négociées et coordonnées entre tous les acteurs sociaux impliqués par l’affaissement inéluctable du compromis fordiste. Pouvant parfaitement déboucher sur des ententes aux bénéfices mutuels, l’idée régulatrice des marchés transitionnels du travail mériterait d’être davantage exploitée. À partir de choix individuels mais aussi de circonstances non prévues, il pourrait être possible de coordonner les diverses transitions de la main-d’oeuvre entre emploi, période de chômage, travail à temps partiel et congé parental ou sabbatique pour ne citer que ces cas de figure.

Pour conclure cette recension, il est possible de dire que si le lecteur bien informé n’a qu’un livre à lire concernant le thème de la gestion stratégique des ressources humaines, il aurait tout avantage à jeter un coup d’oeil à la troisième version de la contribution de Bernard Gazier. Il s’agit, en effet, d’un livre extrêmement bien conçu et dont la qualité rédactionnelle n’a d’égal que l’audace, la profondeur et la finesse de la réflexion. Ceci dit, fait important à noter, il n’y a aucun ajout notable entre la deuxième et la troisième version… si ce n’est qu’une refonte malhabile de la table des matières. En dépit de ce choix éditorial douteux, revenant à confondre nouvelle réimpression et nouvelle édition, l’ouvrage de Bernard Gazier (bien que par essence un peu trop économique ?) a aussi un autre mérite… et non le moindre : celui de replacer le discours critique à l’égard du système capitaliste à l’intérieur des murs de l’entreprise en même temps que sur la place publique.