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Un peu partout dans le monde industrialisé, sous l’impulsion d’entreprises recherchant toujours plus de flexibilité, les statuts d’emploi se multiplient. De plus en plus de gens occupent en effet un emploi à temps partiel, sur appel, à durée déterminée, à domicile, pour une agence de placement, etc.

Au Québec, les statistiques démontrent que la part de l’emploi atypique dans l’emploi total est d’environ 36 % (Bernier, Jobin et Vallée, 2003b : 7). C’est dire que plus d’un emploi sur trois ne correspond pas à la « norme » du travail régulier à temps plein sur laquelle est construit l’encadrement législatif du secteur du travail, et ces données sont stables depuis près de trente ans. On ne peut donc pas parler d’une manifestation marginale ou passagère. Ce phénomène se caractérise par d’importantes disparités de traitement, notamment au niveau salarial et dans l’accès aux avantages sociaux, entre les personnes effectuant, au sein d’une même entreprise, des tâches semblables mais ayant des statuts d’emploi différents.

Bien que certaines dispositions de la Loi sur les normes du travail interdisent la disparité de traitement basée sur la date d’embauche[1] de même que la discrimination salariale envers les salariés à temps partiel qui gagnent moins de deux fois le taux du salaire minimum[2], aucune loi du travail ne vient clairement établir au Québec le droit à l’égalité de traitement. Il faut se tourner vers la Charte des droits et libertés de la personne pour trouver l’affirmation claire d’un principe d’égalité de traitement :

Tout employeur doit, sans discrimination, accorder un traitement ou un salaire égal aux membres de son personnel qui accomplissent un travail équivalent au même endroit. Il n’y a pas de discrimination si une différence de traitement ou de salaire est fondée sur l’expérience, l’ancienneté, la durée du service, l’évaluation au mérite, la quantité de production ou le temps supplémentaire, si ces critères sont communs à tous les membres du personnel[3].

Ce droit à l’égalité de traitement doit cependant être rattaché à l’un des motifs de discrimination interdits à l’article 10 de la Charte, soit la race, la couleur, le sexe, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prescrite par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap.

La question que nous posons est la suivante : le statut d’emploi est-il un élément constitutif de la condition sociale au sens de l’article 10 de la Charte[4]  ? Pour y répondre, nous établirons, dans un premier temps, l’évolution jurisprudentielle de la notion de condition sociale, en nous penchant d’abord sur l’interprétation des tribunaux de droit commun. Nous verrons que cette interprétation, depuis le tout premier arrêt traitant de la question en 1978[5], a été restrictive, assimilant en quelque sorte condition sociale et origine sociale. Nous nous pencherons ensuite sur l’interprétation de la condition sociale donnée par le Tribunal des droits de la personne, créé en 1991. Nous constaterons que cette interprétation a été beaucoup plus large et libérale que celle des tribunaux de droit commun et qu’elle a permis la transformation d’un fait sociologique en un fait juridique.

Dans un deuxième temps, nous identifierons les éléments objectifs et subjectifs du travail précaire et nous questionnerons l’interprétation de la notion de condition sociale mise de l’avant par la Commission des droits de la personne. En conclusion, nous lancerons quelques pistes de réflexion sur les solutions face à la discrimination fondée sur le statut d’emploi.

L’évolution jurisprudentielle de la notion de condition sociale

L’interprétation restrictive des tribunaux de droit commun

La doctrine analysant l’évolution jurisprudentielle de la notion de condition sociale de 1975 à 1987 est limitée mais unanime : les tribunaux privilégient une interprétation restrictive. Tous les auteurs qui ont fait une analyse des décisions rendues durant cette période déplorent d’ailleurs cet état de fait (Senay, 1979; Brun et Binette, 1981; Collard, 1987). En 1979, Robert Senay, dans l’analyse de deux décisions traitant du motif de la condition sociale, affirme que cette notion relève davantage des sciences sociales que du droit, ce qui pose un sérieux problème aux juristes (1979 : 1030-1031). Commentant les propos du juge Letarte qui associe origine sociale et condition sociale[6], Senay croit qu’il est au contraire nécessaire de distinguer ces deux notions, la première « s’attachant à la naissance, au passé d’une personne tandis que l’autre s’adresse à sa situation présente, englobant bien sûr par le fait même ce qui, dans son passé, détermine son rang, sa place actuelle dans la société » (1979 : 1031).

Recherchant l’intention du législateur, il se réfère aux débats tenus en commission parlementaire lors de l’adoption de la Charte : Jacques-Yvan Morin, alors député de l’opposition, avait proposé que la Charte interdise la discrimination basée non pas sur l’origine sociale mais bien sur la condition sociale actuelle des personnes, arguant que celle-ci constituait davantage une source de discrimination. Le ministre de la Justice de l’époque s’était rallié à cette proposition. Senay juge opportun de faire appel aux sciences sociales pour comprendre la vraie portée de la notion de condition sociale et il met de l’avant la responsabilité des avocats dans la définition de « cette notion qui pourrait porter les germes d’une plus grande justice sociale » (1979 : 1032).

En 1981, Brun et Binette, s’attardant à leur tour sur la définition de la notion de condition sociale, exposent que « la conception sociologique de la condition sociale ouvre la porte sur l’inconnu, et nos tribunaux sont bien réticents à en franchir le seuil » (1981 : 686). Après avoir analysé six décisions rendues entre 1978 et 1981[7], dont aucune n’a reconnu la condition sociale comme motif de discrimination, ils avancent que les échecs sont attribuables à trois facteurs : d’abord, la nouveauté et l’ambiguïté d’une expression que le législateur n’a pas définie; ensuite, les règles d’interprétation qui interdisent aux juges d’adapter l’application des lois à des considérations sociologiques et, finalement, une certaine idéologie de la magistrature (1981 : 687). Ils concluent que « le dossier de la condition sociale est peu reluisant » (1981 : 693).

En 1987, Collard reprend l’analyse là où Brun et Binette l’avaient laissée. Sept autres causes ont entre temps été entendues par les tribunaux, sans plus de succès. Il note cependant une décision de la Cour d’appel du Québec dans laquelle on reconnaît que la condition sociale peut représenter un état temporaire[8]. Collard affirme que « plus de dix années d’interprétation judiciaire de la notion de condition sociale n’ont conduit qu’à une définition toute théorique de celle-ci » (1987 : 191), définition qui provient du juge Tôth dans le premier jugement sur la question :

[…] dans le langage populaire, « condition sociale » réfère soit au rang, à la position qu’occupe un individu dans la société, ou encore à la classe à laquelle il appartient, de par sa naissance, de par son revenu, de par son niveau d’éducation, de par son occupation; soit à l’ensemble des circonstances et des événements qui font qu’une personne ou qu’un groupe occupe telle situation ou telle position dans la société. Le Tribunal est d’accord avec cette proposition[9].

Face à la fermeture persistante des tribunaux, Collard soutient que l’argument de « la nouveauté et [de] l’ambiguïté de l’expression [mis de l’avant par Brun et Binette] n’expliquent plus rien » (1987 : 192). De guerre lasse pourrait-on dire, il propose de modifier la Charte québécoise en s’inspirant de l’article 15 de la Charte canadienne[10], qui ne limite pas les motifs de discrimination.

Sans entrer dans le détail de chacune des décisions rendues depuis 1987 jusqu’à aujourd’hui on peut tout de même dire que pour l’essentiel, les tribunaux de droit commun ont maintenu la même ligne. En 2001, on note cependant une décision rendue par le Tribunal administratif du Québec (T.A.Q.) qui met en cause un jeune accidenté de la route, étudiant au niveau secondaire, qui s’est vu accorder une indemnité inférieure à celle fixée pour les étudiants de niveau post-secondaire. Le Tribunal a jugé que cette distinction était discriminatoire et qu’elle reposait sur la condition sociale du requérant[11].

Cette décision est toutefois survenue plusieurs années après la création du Tribunal des droits de la personne du Québec qui a mis de l’avant, comme nous le verrons, une interprétation de la notion de condition sociale beaucoup plus large. On peut avancer que le T.A.Q. a sans doute bénéficié des enseignements du Tribunal des droits de la personne.

L’interprétation large et libérale du Tribunal des droits de la personne

Les analyses jurisprudentielles produites subséquemment notent, à partir du début des années 90, un élargissement de l’interprétation du motif de condition sociale (Berry et Lepage, 1999; Mackay, Piper et Kim, 1999; Tessier, 1998 et 1999). Que s’est-il passé ? L’événement marquant est sans contredit la création, en 1990, du Tribunal des droits de la personne du Québec (T.D.P.Q.).

La première affaire mettant en cause la condition sociale marquera un changement profond dans l’interprétation de ce motif de discrimination. En 1993, l’arrêt Gauthier[12] propose en effet une nouvelle approche selon laquelle la condition sociale est constituée d’éléments objectifs et subjectifs. Dans cette affaire, le juge Rouleau distingue condition sociale et origine sociale et, à cet effet, il cite Senay qui, comme nous l’avons vu précédemment, s’était référé aux débats tenus en commission parlementaire lors de l’adoption de la Charte afin de connaître l’intention du législateur. Faisant référence aux principes établis par la Cour suprême quant à l’interprétation large et libérale qu’il faut donner à la Charte, le juge Rouleau soutient que :

[…] la méthode littérale d’interprétation des lois souventes fois utilisée pour définir le critère de la condition sociale doit désormais céder le pas à une approche plus soucieuse du contexte plus large dans lequel se situe cette disposition et, à ce titre, de l’objectif qu’elle poursuit[13].

Il se dit d’accord avec la définition proposée par le juge Tôth dans C.D.P.Q. c. Centre hospitalier Saint-Vincent de Paul de Sherbrooke[14], définition qui présente les éléments objectifs de la condition sociale. Il soutient toutefois qu’une réelle compréhension du concept de condition sociale demande la prise en compte d’éléments subjectifs, constitués par les préjugés et stéréotypes entretenus à l’égard de certains groupes dans la société, et qui se rattachent aux éléments objectifs de la condition sociale d’une personne. La condition sociale, dit-il :

peut être définie comme la situation qu’une personne occupe au sein d’une communauté, notamment de par ses origines, ses niveaux d’instruction, d’occupation et de revenu, et de par les perceptions et représentations qui, au sein de cette communauté, se rattachent à ces diverses données objectives[15].

Au niveau de la preuve, le juge Rouleau nous dit que :

pour établir une preuve de discrimination fondée sur la condition sociale, il serait inapproprié d’exiger d’une partie plaignante qu’elle démontre que chacun des éléments de la définition indicative ci-haut mentionnée intervienne de façon à lui causer un préjudice. […] il faudra toutefois que le ou les élément(s) invoqué(s) au soutien de l’allégation de discrimination fondée sur la condition sociale permette(nt) d’établir l’appartenance de cette partie à un groupe socialement identifiable en tant que tel et subissant, de ce fait, la différence de traitement contestée[16].

Dans cette affaire, un témoin expert vient décrire au Tribunal la situation des personnes assistées sociales en termes de niveaux de revenus et de scolarité, de même que les stéréotypes dont elles sont l’objet dans la société. Le Tribunal conclut que cette preuve sociologique démontre que les personnes assistées sociales, bien qu’elles connaissent des réalités individuelles différant à l’infini, forment une catégorie sociale. Gauthier marque ainsi la transformation d’un fait sociologique en un fait juridique. Alors qu’on évaluait auparavant uniquement la situation personnelle de la plaignante, on situe maintenant cette dernière dans un contexte social, économique et politique.

On retrouve dans Gauthier l’interprétation proposée par la Commission des droits de la personne dans ses Lignes directrices sur la condition sociale (Ledoyen, 1994). Selon cette interprétation, la condition sociale présente une dimension objective qui renvoie à la classe économique (revenu, occupation, éducation) et une dimension subjective qui renvoie au statut (valeur attribuée à une personne en fonction de son revenu, de son occupation, de son éducation).

Quelques semaines plus tard, le T.D.P.Q. doit établir si le refus d’une Caisse populaire d’octroyer un prêt hypothécaire à une prestataire d’aide sociale, chef de famille monoparentale, est fondé sur sa condition sociale. Le Tribunal avance que :

La condition sociale d’une personne réfère à la situation dans laquelle elle se trouve dans la société et qui découle de circonstances qui prédéterminent et conditionnent cette situation. Elle représente une dimension plus actuelle que son origine sociale. D’autre part, contrairement à la race et à la couleur, la condition sociale peut représenter un état temporaire. Enfin, elle peut découler de plusieurs éléments, tels la scolarité, l’emploi, une absence de ressources de toute sorte et même les origines familiales d’une personne. Il n’est pas nécessaire que la distinction, l’exclusion ou la préférence interdite prenne en considération chacun de ces éléments pour qu’il y ait discrimination fondée sur la condition sociale. Du moment que la distinction s’appuie sur un aspect important de la situation d’une personne dans la société, cela suffit[17].

Toujours en 1993, dans C.D.P.Q. c. Whittom le Tribunal conclut que le refus de louer un logement à une personne assistée sociale sans faire d’enquête pour vérifier sa solvabilité préjuge que la personne ne pourra pas payer le loyer et la stigmatise « en prenant en compte un des principaux éléments de la condition sociale, soit la catégorisation financière d’une personne et la place qu’elle occupe dans la société. Cette catégorisation […] comporte préjugés et mépris ». Le Tribunal précise que ce n’est pas le revenu lui-même qui est un élément de la condition sociale, « mais les conséquences qui découlent de ce revenu, c’est-à-dire la place que cette personne occupe dans la société à cause de ses revenus[18]  ». Cette fois encore, le Tribunal entend deux témoins experts qui présentent une preuve sociologique sur les préjugés subis par les personnes pauvres et les familles monoparentales.

En 1999, l’affaire C.D.P.Q. c. Sinatra marque une autre étape importante, particulièrement en lien avec le sujet qui nous occupe, puisqu’elle traite du refus de louer un logement à une personne occupant un emploi précaire. Dans cette affaire, le Tribunal doit décider si le travail de pigiste peut constituer un élément de la condition sociale. Il évalue qu’en établissant les désavantages vécus par les pigistes, le rapport d’expertise a démontré que ces travailleuses et ces travailleurs forment un groupe : ils partagent en effet des caractéristiques communes en termes de patrimoine, de revenu et d’insécurité d’emploi. En étant victimes d’un classement social, ces personnes sont l’objet de stéréotypes qui constituent de la discrimination fondée sur la condition sociale. La juge Rivet conclut que :

Le travail à la pige ou le travail précaire comporte donc certains éléments de la condition sociale. Il s’agit essentiellement du type d’occupation et du faible revenu généré par ce travail. […] Par conséquent, le Tribunal conclut que les personnes qui occupent un travail de pigiste dont l’occupation est précaire et caractérisée par un faible revenu peuvent bénéficier, en vertu de la Charte, d’une protection à l’encontre de la discrimination fondée sur la condition sociale[19].

Cette décision a permis de voir apparaître pour la première fois, près de 25 ans après l’entrée en vigueur de la Charte québécoise, une reconnaissance limitée mais explicite du statut d’emploi en tant qu’élément constitutif de la condition sociale.

Si l’interprétation du motif de condition sociale donnée par le Tribunal des droits de la personne du Québec est beaucoup plus large et libérale que celle donnée par les tribunaux de droit commun, il faut cependant reconnaître que dans le secteur du travail, il n’y a pas eu de révolution : l’affaire C.D.P.Q. c. Sinatra touchait le secteur du travail de façon subsidiaire puisqu’il s’agissait d’abord du refus de louer un logement en raison des caractéristiques objectives et subjectives particulières du statut de pigiste.

En résumé, depuis l’instauration du Tribunal des droits de la personne du Québec, nous avons répertorié neuf décisions reconnaissant la discrimination fondée sur le motif de condition sociale. Sept d’entre elles concernaient l’accès au logement pour des personnes bénéficiaires d’aide sociale[20], une autre était relative à l’accès à un prêt hypothécaire pour une personne bénéficiaire d’aide sociale[21] et, finalement, une dernière concernait l’accès au logement pour un pigiste[22].

La condition sociale et le statut d’emploi

Les éléments objectifs du travail précaire

Quel est le portrait de l’emploi précaire à l’heure actuelle ? Une étude du ministère du Travail du Québec effectuée en 1998 faisait état du recul de l’emploi salarié à temps plein et du fort développement de l’emploi atypique entre 1976 et 1995, plus particulièrement du travail à temps partiel et du travail autonome (ministère du Travail du Québec, 1998 : 17). Cette tendance s’est-elle maintenue ? Le rapport Bernier[23] propose un portrait statistique de l’évolution des formes d’emploi au Québec de 1997 à 2001, période « caractérisée par une forte conjoncture économique qui a favorablement influencé la création d’emplois tant sur le plan qualitatif que quantitatif » (Bernier, Jobin et Vallée, 2003a : 48).

Premier fait marquant de cette étude : alors que près des trois quarts des emplois créés entre 1976 et 1995 étaient atypiques, les trois quarts de ceux créés entre 1997 et 2001 étaient des emplois salariés, permanents et à temps plein, donc typiques (2003a : 48). Second fait marquant : alors que le travail autonome et le travail à temps partiel ont représenté à eux seuls 73 % des emplois créés entre 1976 et 1995 (ministère du Travail du Québec, 1998), le temps partiel ne représente que 15 % des emplois créés entre 1997 et 2001, tandis que le travail autonome a reculé de 4 % (Bernier, Jobin et Vallée, 2003a : 51). Troisième fait marquant : 95 % des emplois atypiques créés de 1997 à 2001 étaient des emplois salariés, à temps plein, mais temporaires (2003A : 51). Malgré son recul dans la création d’emplois de 1997 à 2001, l’emploi atypique représente toujours la même proportion de l’emploi total, soit environ 36 % (2003a : 61). Les auteurs en concluent que ce n’est pas la structure générale de l’emploi qui a changé, mais la composition de l’atypie, le travail salarié temporaire à temps plein remplaçant le travail à temps partiel et le travail autonome (2003a : 62-62).

Il y a donc au Québec plus d’un emploi sur trois qui ne correspond pas à la norme du travail régulier à temps plein et ces données sont stables depuis près de trente ans. Ces chiffres démontrent que le phénomène est loin d’être marginal. Qu’est-ce qui caractérise donc ces emplois et les personnes qui les occupent ?

Le travail précaire et atypique se définit par rapport, ou en opposition, à la forme standard d’emploi qui a traditionnellement constitué la plus grande part du salariat, c’est-à-dire le travail régulier à temps plein, qui a marqué et marque encore les législations du travail. En conséquence, le travail précaire se caractérise d’abord par ce qu’il n’est pas, davantage que par ce qu’il est, ce que mettent d’ailleurs de l’avant plusieurs auteurs.

Certains disent, par exemple, que les formes d’emploi non traditionnelles à la base des statuts précaires « dérogent au modèle classique du travail salarié issu de la révolution industrielle et consacré plus tard par les lois du travail, à savoir une relation de travail subordonné de durée indéterminée pour le compte d’un même employeur et dans son entreprise » (Bernier, Jobin et Vallée, 2003b : 6).

D’autres expliquent que « on se trouve en présence d’un travail atypique lorsqu’il y a absence de l’une ou l’autre des caractéristiques attribuées à l’emploi typique » (Durocher, 2000 : 27-28), ou encore que « l’emploi atypique désigne ici tout ce qui n’est pas un emploi salarié permanent à temps plein » (ministère du Travail du Québec, 1998 : 17).

Les emplois à statut précaire se démarquent par leur caractère multiforme et éclaté, par le fait que l’on n’y retrouve pas les éléments constitutifs des emplois typiques qui présentent, pour leur part, un portrait beaucoup plus standardisé : contrat à durée indéterminée (permanence de l’emploi), à temps plein (durée du travail), selon un horaire stable (régularité du travail), effectué dans les locaux de l’entreprise (lieu du travail), en échange d’un salaire habituellement établi en fonction de la formation, de l’expérience et des compétences du salarié (valeur du travail). Les emplois précaires ont en commun le fait de ne pas être réguliers, à temps plein, exercés sur les lieux même de l’entreprise et de ne pas procurer un revenu stable ou assuré dans le temps. Cette situation affecte la sécurité d’emploi (pérennité de l’emploi) des travailleuses et des travailleurs, leur vie familiale et leur organisation du temps (durée et régularité du travail) ainsi que leurs revenus (valeur du travail). Sur ce dernier plan, les salaires des emplois précaires et atypiques sont généralement moins élevés que ceux des emplois standards :

Ce type de travail [atypique] est désormais un facteur à considérer dans l’augmentation de la pauvreté puisque très souvent il est faiblement rémunéré. Le travail atypique est aussi cause d’insécurité. Cette insécurité est générée par un niveau de revenus peu élevé et par la durée imprévisible et souvent trop courte du travail.

Bernier, Jobin et Vallée, 2003a : 40

Par ailleurs, certains groupes sont plus touchés que d’autres :

De plus, le travail atypique n’étant pas un statut également ou proportionnellement réparti entre les diverses catégories sociales, il est susceptible de contribuer à accroître, plutôt qu’à diminuer, l’écart entre les hommes et les femmes de même qu’à exacerber les conflits intergénérationnels actuels ou potentiels.

Bernier, Jobin et Vallée, 2003a : 39

La question du niveau d’éducation des personnes à statut précaire est moins documentée. Bien qu’on ne puisse en proposer un portrait objectif, on peut du moins avancer que la précarité de leur statut d’emploi ne s’explique pas d’abord par des qualifications moindres. Bien au contraire, nombreux sont ceux et celles qui sont surqualifiés par rapport à la tâche effectuée. Cette question mériterait toutefois d’être développée davantage.

Ce qui est à retenir ici, c’est que sur le plan individuel, les personnes occupant ce type d’emploi ne partagent pas de caractéristique objective unique, si ce n’est un statut d’emploi différent de la norme, un statut d’emploi constitutif de leur condition sociale et donnant lieu à un traitement différent. Ces personnes se distinguent donc par une multitude de caractéristiques, ou de conditions d’emploi, qui prennent la forme d’autant d’écarts par rapport à la norme dominante du travail régulier à temps plein. C’est sur la différence de statut qu’est fondée la discrimination exercée à leur endroit. C’est le statut lui-même qui écarte, qui donne lieu à l’exclusion, en raison des données objectives qui le caractérisent et des effets et conséquences subjectives qui s’y rattachent.

Les éléments subjectifs du travail précaire

La condition sociale comporte une dimension subjective qui renvoie au statut, ou à la valeur sociale attribuée à une personne en fonction de son revenu, de son occupation, de son éducation. Ces éléments subjectifs présentent, de par leur nature même, certaines difficultés au plan de la démonstration, comme tout ce qui relève du domaine de l’induction. Nous en soumettons ici une proposition, qui bien que fondée principalement sur notre expérience d’intervention auprès des travailleuses et des travailleurs non syndiqués, se veut vraisemblable et réaliste.

La dimension subjective de la condition sociale des travailleuses et des travailleurs occupant un emploi à statut précaire donne lieu à des préjugés et des stéréotypes entretenus dans la société à leur égard (Ledoyen, 1994). Plus on s’éloigne du modèle standard de travail, plus le degré d’exclusion augmente :

La clé de voûte de la socialisation par le travail, c’est le contrat de travail à durée indéterminée. Il faut entendre par là que le travail ne suffit pas à assurer l’intégration sociale : les « exclus » eux aussi travaillent, et mêmes aux tâches les plus dures et les plus rebutantes. Le travail n’est un instrument d’identification professionnelle, et donc d’intégration sociale, que dans la mesure où il s’inscrit dans une forme juridique stable, tel le statut de fonctionnaire ou le contrat à durée indéterminée du salarié. Les risques d’exclusion augmentent donc d’autant plus qu’on s’éloigne durablement de ce cadre de référence.

Supiot, 1994 : 89

L’exclusion est l’envers de la norme dominante, comme le postule la théorie de l’in group/out group, qui permet de « traduire en termes clairs la position de force ou de faiblesse dans laquelle est placé l’individu dans la société à cause d’un ou de plusieurs facteurs, qu’ils soient socio-économiques ou qu’ils mettent en cause des normes collectives, des règles institutionnelles ou des hiérarchies » (Lescop, 1980 : 72). Si les personnes qui occupent un emploi régulier à temps plein sont jugées responsables, solvables, voire « normales », c’est-à-dire comme des membres à part entière de la société, on doit se demander comment sont jugées celles qui n’occupent pas ce type d’emploi. Près de neuf années de travail terrain nous ont permis de constater qu’elles sont fréquemment soupçonnées d’avoir ce que nous appellerons un « vice caché », qui expliquerait leur incapacité à se trouver un « vrai » travail. Incompétence, manque de formation, mauvaise volonté, paresse, problèmes relationnels, sont autant de caractéristiques qui leur sont attribuées au terme de ce « vice caché ».

On dira également des personnes contractuelles qu’elles sont moins responsables ou ont moins de responsabilités, puisqu’elles ne sont que de passage dans l’entreprise. Fréquemment, on dira aussi qu’elles n’ont pas de loyauté, puisqu’elles ne créent pas d’attaches particulières avec un employeur précis. Les personnes occupant un emploi saisonnier sont souvent décrites comme paresseuses, puisqu’elles ne travaillent qu’une partie de l’année. Celles qui décident de fonder une famille malgré leur situation précaire sont régulièrement jugées irresponsables. Toutes sont considérées plus ou moins solvables et leurs demandes de prêts bancaires sont fréquemment refusées.

Enfin, on entend souvent que les personnes à statut d’emploi précaire qui ont ponctuellement recours à l’assurance-emploi ou à la sécurité du revenu vivent « aux crochets de la société », qu’elles sont dépendantes des autres, de ceux et celles qui prennent leurs responsabilités et qui occupent, selon la norme, un emploi permanent à temps plein. Si on démontre un peu de compréhension envers les jeunes qui occupent un emploi précaire (on dira que c’est leur manque d’expérience qui explique leur situation précaire et non la structure du marché du travail…), cette compréhension se transforme en scepticisme, voire en mépris, face aux plus âgés. Après 35 ou 40 ans, ne pas avoir un emploi régulier à temps plein, c’est faire aveu d’incompétence ou d’instabilité profonde. Sinon, les « autres », les permanents à temps plein, qui déterminent la norme, ne seraient pas compétents, mais chanceux.

Bien que ces assertions reposent sur des données empiriques et non traitées avec la rigueur de l’analyse sociologique, on peut tout de même en induire l’existence de préjugés. Ces préjugés et stéréotypes affectent les personnes à statut précaire non seulement en dehors de l’entreprise, mais également au sein même de l’entreprise. On accorde moins de valeur, réelle et symbolique, au travail des personnes à statut précaire. Il est ici question d’une exclusion non pas « hors travail », mais « dans le travail », « intra-muros » pourrait-on dire. La distinction est importante, car chaque terrain sur lequel s’exerce la discrimination appelle ses solutions propres, ce sur quoi nous reviendrons plus loin.

Tous ces stéréotypes sont fortement appuyés sur une croyance selon laquelle les personnes qui occupent un emploi atypique le font par choix. Cette croyance est savamment entretenue par un certain discours patronal qui insiste lourdement sur l’aspect supposé volontaire du travail atypique, sur la « liberté » des travailleuses et des travailleurs précaires, et cela, afin de justifier le traitement différent qu’on leur réserve.

Ainsi, lors des consultations publiques sur le rapport Bernier en mars 2003, les associations patronales ont-elles poussé les hauts cris en affirmant que ce rapport « […] faisait fi d’un principe fondamental : les travailleurs atypiques, notamment les travailleurs autonomes, ne veulent pas être encadrés. Ils font ce genre de travail par choix, a-t-on beaucoup répété » (Boileau, 2003 : A1). Ces travailleuses et ces travailleurs « ne sont pas pris dans une cage à homards[24]  » et, si la situation ne leur convenait pas, ils ne seraient pas là.

Ce discours affirme que la flexibilité convient à ces personnes, qu’elles la recherchent, particulièrement les femmes, qui privilégieraient le temps partiel pour s’occuper de leur famille. Tout porte à croire que ce stéréotype trouve son origine dans le peu de valeur accordé au travail des femmes, longtemps considéré comme un travail n’apportant qu’un salaire d’appoint à celui du mari pourvoyeur.

Pourtant, les statistiques démontrent que de 1976 à 1995, le temps partiel involontaire a augmenté de 524 % au Canada (ministère du Travail du Québec, 1998 : 17). Au Québec, sur l’ensemble des emplois à temps partiel, le temps partiel involontaire endogène (on réfère ici aux personnes qui voulaient travailler à temps plein mais qui n’ont pu se trouver un tel emploi) s’élevait en 1995 à 68 % et la proportion de personnes occupant un emploi à temps partiel en raison d’obligations personnelles ou familiales ne représentait que 4,9 % (1998 : 44-45). Si on regarde les statistiques ventilées par sexe, on comprend que si 69 % des femmes travaillant à temps partiel le faisaient volontairement en 1976, elles n’étaient plus que 37 % en 1995 (1998 : 47). La réalité a bien changé, mais les mythes perdurent et on continue d’affirmer que les femmes, surtout celles qui ont des enfants, sont peu attachées au marché du travail.

Cette vision des choses met de l’avant un discours qui « s’intègre dans une vaste entreprise de psychologisation de ce qui relève du politique et a pour fonction de justifier, de légitimer un système en faisant porter la responsabilité de l’exclusion sur l’individu » (Abécassis et Roche, 2001 : 17). La responsabilité des entreprises dans le développement de formes d’emplois précaires, de même que la finalité première du travail précaire, à savoir l’abaissement des coûts du travail, sont ainsi occultées.

On peut valablement questionner et même contester toute thèse qui prétend que si plus d’un emploi sur trois ne correspond pas à la norme du travail régulier à temps plein, et cela depuis près de trente ans, c’est que le tiers de la main-d’oeuvre souffre d’un problème de formation, d’employabilité et de compétence, ou qu’elle rêve de « liberté ». Ces statistiques indiquent plutôt une normalisation et une « systématisation » du phénomène, dans le sens où un véritable système économique et social est établi sur les formes d’emploi atypiques, les entreprises se structurant autour de la flexibilité de la main-d’oeuvre.

Les personnes qui occupent un emploi dérogeant à cette norme du travail régulier à temps plein subissent des exclusions de divers ordres. Sur le plan économique, elles sont plus souvent qu’autrement exclues de la structure salariale « standard » de l’entreprise et des avantages sociaux généralement associés aux emplois typiques sans que cela ne soit basé sur des critères objectifs de compétence, de formation et d’expérience professionnelle :

Employment flexibility has been associated with fragmentation in access to enterprise benefits. For example, in Canada, temporaries, part-time workers, those working in small firms and in non-union firms have lower probability off access to such benefits than others.

Standing, 1999 : 223

Au plan juridique, ces personnes n’ont pas accès aux mêmes niveaux de protection que les salariés occupant un emploi permanent à temps plein, comme l’a bien démontré le rapport Bernier :

En effet, le recours croissant au travail atypique a notamment pour effet de placer en dehors du champ du droit du travail une quantité non négligeable (on parle de 25 % à 30 % de la main-d’oeuvre) de personnes qui, tout en étant actives sur le marché du travail, se trouvent exclues de nombreux avantages ou protections dont bénéficient les salariés traditionnels.

2003a : 38

L’effet discriminatoire, c’est-à-dire l’exclusion, résulte d’un processus, d’un système, qui exclut non pas sur la base du niveau de scolarité, de l’expérience ou de la compétence, mais sur la base du statut d’emploi. C’est la nature même du contrat de travail qui provoque l’exclusion et le traitement différent.

La multiplication des statuts d’emploi ne résulte pas de l’action « naturelle » des marchés, mais bien de l’action et des décisions des gestionnaires d’entreprises : « Les nouvelles stratégies de gestion basées sur la flexibilité ont provoqué l’augmentation du nombre de travailleurs atypiques. Elles sont également responsables de modifications dans la nature du travail et dans les formes d’emploi » (Bernier, Jobin et Vallée, 2003a : 31). Elle représente la consécration de la négociation individuelle ou du contrat de « gré à gré » qui postule l’égalité des parties au sens du droit civil. Or, les personnes non syndiquées occupant un emploi précaire ne sont pas dans un rapport de force égalitaire face à l’employeur. L’emploi salarié permanent à temps plein n’assure pas que des moyens d’existence, il assure aussi un statut social (Neyrand, 2001 : 299), il définit une identité. La précarisation du travail, c’est donc aussi la précarisation de l’identité sociale.

Le statut de travailleur précaire, une condition distinctive ?

L’existence des préjugés et des stéréotypes dont sont l’objet les personnes occupant un emploi à statut précaire démontrent qu’elles sont perçues et traitées comme un groupe distinct, identifiable, du moins par ceux qui les connaissent le mieux : les employeurs et les experts en relations du travail. Sont-elles toutes visées par la notion de condition sociale de la même manière ? La réponse à cette question n’est pas simple.

La Cour suprême a établi que pour invoquer une disposition de la Charte il faut subir un traitement différent qui a pour effet de produire un préjudice ou un désavantage. Les dispositions de la Charte, dit-elle encore, visent à protéger les groupes défavorisés sur le plan social, politique et juridique. Il nous semble assez évident que la Cour suprême utilise ici le terme « défavorisé » dans un sens large, qui va bien au-delà de la stricte notion économique. La Charte ne vise pas à protéger de la discrimination que les personnes pauvres ou à faibles revenus, mais bien toute personne subissant un traitement différent qui entraîne, par rapport à un groupe, une exclusion, un désavantage ou un préjudice, fondé, bien sûr, sur un motif prohibé. On doit comprendre que l’expression « défavorisé » réfère aux effets de la discrimination davantage qu’à la condition économique initiale de la personne ou du groupe discriminé.

À la lumière de cette interprétation, on ne peut que s’étonner de celle que la Commission des droits de la personne (CDP) propose à l’égard de la notion de condition sociale. En effet, dans ses Lignes directrices établies en 1994, la CDP affirme que sont considérées recevables les plaintes « alléguant de la discrimination fondée sur l’attribution d’une condition sociale particulière à partir d’un statut d’emploi précaire, si cette précarité se superpose à une occupation faiblement rémunérée et/ou stéréotypée comme peu prestigieuse » (Ledoyen, 1994 : 5). Elle soutient également que les stéréotypes associés au travail précaire sont liés uniquement aux emplois peu rémunérés et peu prestigieux (1994 : 10).

Dans l’affaire C.D.P.Q. c. Sinatra, c’est exactement ce point de vue qui a été présenté par le témoin expert de la Commission, qui explique que le travail à la pige (considéré ici comme un travail de courte durée) est un travail précaire, mais que :

l’occupation de travailleur à la pige [peut] varier non seulement en fonction de la scolarité, de l’âge, du sexe et de la profession de la personne mais aussi du secteur d’activité où elle évolue. Une occupation à la pige peut varier tellement selon les secteurs d’activités que cette forme d’occupation peut conférer un statut socio-économique très inégal. On retrouvera donc des pigistes mieux nantis ou au contraire plus précaires selon les secteurs d’activité. […] la condition de pigiste peut constituer un statut d’emploi précaire si cette précarité se superpose à une occupation faiblement rémunérée et/ou stéréotypée comme peu prestigieuse[25].

La juge Rivet reprend à son compte cette argumentation et précise que :

Ce ne sont pas tous les pigistes ou travailleurs détenant un emploi précaire qui sont visés par la notion de condition sociale. Par exemple, certains types d’emploi à la pige ou contractuels peuvent être très bien rémunérés ou considérés comme prestigieux. Ceux-là ne sont pas couverts par la notion de condition sociale. Cette notion réfère plutôt à une condition qui engendre de la discrimination en raison de préjugés, de stéréotypes, ou du contexte social[26]..

Selon cette interprétation des notions de condition sociale et de travail précaire, les travailleuses et les travailleurs précaires dont le droit à un traitement égal pour un travail équivalent est bafoué doivent démontrer qu’ils sont faiblement rémunérés pour se prévaloir des articles 10 et 19 de la Charte. À la lumière des enseignements de la Cour suprême, cette approche nous apparaît inexplicablement restrictive. D’une part, la Commission n’établit pas ce qu’est une « faible rémunération », laissant ainsi de nombreuses questions en suspend. D’autre part, envisager la situation des travailleuses et des travailleurs précaires sous le seul angle de leur revenu, c’est faire fi d’une grande partie de leur réalité. Les désavantages et préjudices subis par ces personnes s’expriment aussi dans l’accès réduit ou inexistant à la syndicalisation, à l’assurance emploi, à l’indemnisation suite à un accident de travail ou à une maladie professionnelle, aux avantages sociaux comme les régimes complémentaires de retraite et les assurances collectives (Bernier, Jobin et Vallée, 2003a), ou même à l’indemnisation suite à un accident de la route.

Associer trop étroitement condition sociale et faible revenu, c’est induire que le droit à l’égalité sans distinction ou exclusion fondée sur la condition sociale est un droit tributaire de la situation économique des plaignants et non d’un ensemble de facteurs qui détermine leur place dans la société. Or, ce n’est pas le cas du droit à l’égalité sans distinction ou exclusion fondée, par exemple, sur un handicap, la race ou l’orientation sexuelle. Comment justifier qu’il en soit ainsi pour la condition sociale ? Avec une telle approche, la discrimination fondée sur le statut d’emploi devient acceptable pour certaines catégories de salariés, ce qui ouvre sur une certaine « conditionnalité » des droits fondamentaux.

Pourtant, dans la première décision du Tribunal des droits de la personne qui a reconnu la condition sociale comme motif de discrimination, le juge Rouleau réfère à la Cour suprême du Canada qui a « insisté sur la nécessité d’interpréter cette disposition [le droit à l’égalité] avec suffisamment de souplesse en vue d’assurer la protection de gens défavorisés constituant des minorités discrètes et isolées dont l’éventail “a changé et va continuer à changer avec l’évolution des circonstances politiques et sociales” »[27]. Le juge Rouleau fait également référence à plusieurs reprises dans son analyse aux « désavantages » dont souffrent certains groupes vulnérables dans notre société, telles les personnes noires, ou assistées sociales, ou âgées. Les termes « gens défavorisés », « groupes vulnérables », « désavantages », ne sont pas synonyme de pauvreté ni de faible revenu. Le verbe « défavoriser » est défini dans le Petit Robert comme le fait de « priver [qqn] d’un avantage », de le « desservir, le frustrer, l’handicaper ». Le Petit Larousse définit le désavantage comme « une infériorité, un inconvénient, un préjudice ». On retrouve ici des termes qui peuvent parfaitement qualifier la situation des travailleuses et des travailleurs occupant un emploi à statut précaire et qui sont, sans contredit, beaucoup plus signifiants des caractéristiques propres au statut d’emploi précaire que le seul facteur du revenu, particulièrement lorsqu’on tente de déterminer les éléments constitutifs de la condition sociale d’une personne.

Conclusion

La discrimination fondée sur la condition sociale a essentiellement été traitée jusqu’ici au regard de la situation des personnes assistées sociales et l’affaire C.D.P.Q. c. Sinatra[28] est la seule décision traitant du statut d’emploi en lien avec le motif de la condition sociale qui ait été rendue à ce jour. Peut-être cela explique-t-il en partie que le Tribunal des droits de la personne ait si fortement associé jusqu’à maintenant condition sociale et faible revenu. Bien que la jurisprudence ait clairement établi qu’il n’y a pas nécessité de démontrer que chaque élément constitutif de la condition sociale (revenu, occupation, éducation) cause un préjudice, il semble y avoir un élément prépondérant, qui prenne le pas sur les autres, soit celui du niveau de revenu. Nous soumettons que dans le domaine du travail, la condition sociale ne peut se réduire à ce seul élément.

L’espace social, économique et politique dans lequel nous évoluons n’est pas immuable. Il est en constante évolution et il faut considérer que les processus d’exclusion le sont tout autant :

[…] il faut anticiper des situations de plus en plus nombreuses où soit dominera la condition sociale à titre de motif de discrimination, soit émergeront de nouveaux groupes pour qui le domaine des droits de la personne n’a pas encore envisagé d’analyse égalitaire.

Lamarche, 1999

Les travailleuses et les travailleurs victimes de discrimination fondée sur le statut d’emploi représentent un bon exemple de ces groupes pour lesquels on n’a pas encore envisagé d’analyse égalitaire. Il y a bien quelques ouvertures ça et là, nous pensons notamment à l’affaire C.D.P.Q. c. Sinatra qui a reconnu le statut d’emploi comme un élément constitutif de la condition sociale, mais pour faire évoluer la jurisprudence, encore faut-il soumettre aux tribunaux des causes de discrimination fondée sur le statut d’emploi. Encore faut-il que la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse arrime son interprétation de la notion de condition sociale à la situation réelle des personnes occupant un emploi à statut précaire qui sont, rappelons-le, défavorisées au plan économique, social et juridique au sens où l’entend la Cour suprême.

Seule la Charte des doits et libertés de la personne peut agir sur la discrimination tant « hors travail » (refus de louer un logement, d’accorder un prêt hypothécaire, etc.) que « dans le travail » (droit à un traitement égal pour un travail équivalent). Elle possède, de plus, l’avantage non négligeable de présenter un certain « poids moral », trouvant sa source dans l’esprit et l’histoire des droits internationaux de la personne. Demeurent toutefois les difficultés reliées à la démonstration, devant un tribunal, des éléments subjectifs de la condition sociale. Difficultés qui, conjuguées à l’interprétation restrictive de la Commission des droits de la personne et de la jeunesse, représentent pour l’instant un frein important à l’utilisation de la Charte par les travailleuses et les travailleurs subissant des disparités de traitement fondées sur leur statut d’emploi au titre d’une composante essentielle de leur condition sociale. Une enquête sociologique rigoureuse attestant des stéréotypes défavorables associés aux statuts d’emploi précaires et des préjugés entretenus à l’égard des personnes occupant ce type d’emploi viendrait assurément supporter et faciliter cette démonstration.

Compte tenu de ces difficultés, le droit du travail apparaît comme un outil indispensable aux côtés de la Charte, du moins au niveau de la discrimination « dans le travail » ou « intra-muros ». La Loi sur les normes du travail peut et doit garantir le droit à l’égalité de traitement pour un travail équivalent, tant sur le plan du salaire que sur celui des conditions de travail et des avantages sociaux, ce que, pour l’heure, elle ne fait malheureusement pas. L’inscription d’un tel principe viendrait combler les insuffisances des timides articles 41.1 et 87.1, qui ne visent que la discrimination salariale envers les salariés à temps partiel qui gagnent moins de deux fois le taux du salaire minimum[29] de même que les disparités de traitement basées sur la date d’embauche[30]. Le rapport Bernier présente d’ailleurs une recommandation à cet effet (Bernier, Jobin et Vallée, 2003a : 453) et précise que :

[…] c’est dans les dispositions introductives de la Loi sur les normes du travail que devrait être intégrée une telle disposition. Il s’agit d’une loi de portée universelle qui s’applique à l’ensemble des salariés, syndiqués ou non. […]. Elle est la loi toute indiquée pour comporter un principe touchant cette fois non plus le niveau des conditions de travail, mais l’équité qui doit prévaloir entre les salariés à l’égard des conditions de travail. […] La Loi sur les normes du travail est l’unique source de détermination des conditions de travail de plusieurs travailleurs atypiques. Il est probable qu’il s’agit de la loi qu’ils connaissent le mieux, ce qui n’est pas un argument dénué d’intérêt pour assurer un rayonnement maximal de ce nouveau principe auprès des salariés qu’il vise à protéger.

2003a : 452

À tous ces avantages, s’ajoute le fait que la Commission des normes du travail, chargée de la mise en oeuvre et de l’application des normes du travail, est spécialisée dans le domaine des relations de travail et qu’elle traite les plaintes et mène les enquêtes dans des délais généralement beaucoup plus courts que ceux de la Commission des droits de la personnes et des droits de la jeunesse. Par ailleurs, la Loi sur les normes du travail offre aux salariés qui ont exercé un droit prévu à la loi une protection directe contre les représailles, ce qui n’est pas le cas de la Charte (bien que certaines mesures d’urgence soient prévues à l’article 81) et cet obstacle est à considérer.

Le droit du travail a cependant lui aussi ses limites, puisqu’il n’est d’aucun secours face à la discrimination exercée « hors travail » envers les personnes occupant un emploi à statut précaire.

Les solutions face à la discrimination fondée sur le statut d’emploi doivent donc passer à la fois par la Charte, gardienne des droits fondamentaux dans toutes les sphères de la société, et par la Loi sur les normes du travail, qui peut, pour sa part, « normer » les pratiques en emploi de manière beaucoup plus fine que la Charte. Ainsi, cette loi pourrait, par exemple, établir qu’un employeur ne peut accorder à un salarié un salaire inférieur à celui consenti aux autres salariés qui accomplissent un travail équivalent pour la même entreprise, pour le motif que ce salarié travaille sur une base temporaire ou occasionnelle, ou que le travail effectué par ce salarié découle d’un contrat conclu avec une agence de placement temporaire, ou encore qu’il est réalisé en dehors de l’établissement (Au bas de l’échelle, 2000 : 10).

Il faudra, d’une part, revoir la Loi sur les normes du travail, dont les insuffisances en matière d’égalité de traitement sont de plus en plus criantes. Il faudra, d’autre part, assister au développement d’une interprétation plus juste, c’est-à-dire large et libérale, de la notion de condition sociale. Interprétation qui tiendrait compte non pas strictement du niveau de revenu, mais de la situation de désavantages économique, social et juridique vécue par les personnes occupant un emploi à statut précaire, par rapport aux avantages consentis aux personnes occupant un emploi permanent à temps plein qui effectuent un travail équivalent.

On comprendra que la présente réflexion ne vise pas à déterminer quelle est la « meilleure avenue » entre la Loi sur les normes du travail et la Charte des droits et libertés de la personne, mais plutôt à tenter d’ouvrir la voie aux travailleuses et aux travailleurs pour la reconnaissance de leur droit à un traitement égal pour un travail équivalent et cela, quel que soit leur statut d’emploi.