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Les théories sur ‘l’activité’, dont les racines philosophiques se trouvent dans la pensée de Karl Marx, s’inscrivent dans un courant interdisciplinaire ayant pour ancêtres les représentants de la psychologie culturelle russe des années 1930, soit Lev Vygotsky, Alexis Leontiev et Alexandre Luria. Après la Deuxième Guerre mondiale, ces théories se sont développées à l’intérieur de la psychologie comportementale et des sciences cognitives. Elles connaissent un premier regain d’intérêt au cours des années 1980 et, un deuxième, à partir du milieu des années 2000, à la suite des métamorphoses du monde du travail induites par les nouvelles formes d’activité communicationnelles et relationnelles qui ont suscité un intérêt renouvelé pour « le travail en acte ». Malgré cette longue ascendance, les théories de l’activité, leurs racines et les travaux produits par ce courant de pensée demeurent très fragmentés et mal connus, notamment dans le monde francophone.

Réunissant la contribution de neuf chercheurs en provenance de plusieurs universités françaises, cet ouvrage, dirigé par Dujarier, Gaudart, Gillet et Lenel, est issu d’un colloque organisé en avril 2014 au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), et il constitue la première synthèse en langue française qui nous offre l’opportunité de connaître les nouveaux développements et les perspectives de recherche sur ‘l’activité’. Concept polysémique, qui réfère à « ce que font les travailleurs », l’activité est actuellement mobilisée principalement par les ergonomes, les psychologues cliniciens et, marginalement, par les sociologues du travail, notamment dans leurs analyses de la distinction entre tâche et activité.

« À quoi nous sert l’activité pour comprendre le travail ? », voici la question qui donne matière aux réflexions contenues dans cet ouvrage qui se propose « d’expliciter de façon pédagogique des théories et des débats pluridisciplinaires sur l’activité », et s’adresse « à des spécialistes du travail qui cherchent à repérer, comprendre et articuler la diversité théorique des approches » (p. 10). La pluridisciplinarité caractérise la structure de l’ouvrage. Les auteurs des chapitres appartiennent à des disciplines variées : l’ergonomie (Corine Gaudart), l’ergologie (Yves Schwartz), la psychologie (Yves Clot et Christophe Dejours) la psychosociologie (Dominique Lhuilier), la sociologie (Alexandra Bidet, Anni Borzeix, Marie-Anne Dujarier et Gilbert de Terssac), l’économie (François Vatin), et ils inscrivent leurs analyses dans des traditions intellectuelles différentes, allant du marxisme au pragmatisme américain, de l’ethnométhodologie à l’interactionnisme et à la psychologie clinique. Cette diversité disciplinaire et de traditions intellectuelles, qui constitue l’une des forces de l’ouvrage, illustre, en même temps, la fragmentation du travail scientifique consacré à l’activité.

La structure du livre comporte huit chapitres, outre une introduction et une riche conclusion. Chacun des chapitres tente de répondre à des problématiques transversales qui ont été établies par les coordonnateurs de l’ouvrage et transmises comme consigne de rédaction aux auteurs. Ces problématiques concernent : 1- la clarification des concepts mobilisés ; 2- les théories du sujet adossées à l’approche de l’activité ; 3- le lien activité-santé ; 4- la prise en compte des rapports sociaux dans l’analyse de l’activité ; 5- les liens entre activité, temps et histoire; et, enfin, 6- les méthodologies utilisées dans les enquêtes sur l’activité.

Les limites de cette recension et la densité des analyses réalisées dans chaque chapitre sur ces problématiques spécifiques excluent la tentative de rendre compte de façon exhaustive de cet ouvrage. Je me limiterai donc à souligner brièvement quelques constats qui me semblent importants et mettrai en relief la valeur ajoutée apportée par cette publication.

D’abord, soulignons l’une de ses principales forces : la clarification des approches de l’activité dans différentes disciplines. Il se dégage de l’ensemble des chapitres une vision large de l’activité qui offre de nouvelles perspectives et de nouveaux développements conceptuels pour aborder les questions théoriques que posent l’appréhension du travail. Sur le plan de la définition de l’activité, il y a une convergence des points de vue. Si elle est conceptualisée de manière différente par chaque auteur (i.e. technicité chez Bidet et Vatin, forme anthropologique de la vie chez Schwartz, moment où le travailleur se confronte au réel du travail chez Clot, Dejours, Dujarier et Lhuiller), tous soulignent que le plus important aspect de l’activité humaine est la créativité et l’habileté du travailleur à excéder ou transcender les contraintes et les instructions. L’intelligence « rusée », désignée par le mot grec mètis (Eckert et Vultur, 2016)[1] et mobilisée en situation de travail, permet de contourner les obstacles auxquels se heurtent les activités humaines. Ainsi, « ce que font les travailleurs n’est pas une pure exécution de la prescription. Ils créent des arrangements locaux, des normes, des manières de dire et de faire au-delà de la planification et des ordres » (p. 7). Même s’il oeuvre pour autrui, le salarié est investi par son labeur.

Cette même convergence apparaît sur le plan de la représentation de l’individu au travail (‘sujet’ inséré dans son contexte productif auquel il fait face de manière active), et du lien entre activité et santé (l’activité n’est pas une source de souffrance, mais une productrice de sens pour le travailleur). L’entrée par l’activité dans ces deux problématiques entraîne ainsi la réfutation des thèses de l’aliénation issues de la sociologie critique de l’emploi industriel.

Mais des divergences de point de vue et des nébuleuses à clarifier se dégagent également, et celles-ci concernent principalement la question de l’inscription de l’activité dans les rapports sociaux. Pour Dejours, par exemple, l’activité est un concept solipsiste qui ne peut être analysé qu’au niveau individuel, tandis que pour Schwartz et Dujarier, entre autres, elle peut s’inscrire dans les rapports sociaux de production. Le ‘travail concret’ est susceptible d’être incorporé au statut social et dans les rapports entre les travailleurs. D’un côté comme de l’autre, les arguments sont fluides et l’interrogation sur les relations entre les niveaux micro et macro de l’analyse dans les théories de l’activité demeure un point de débat important. Si plusieurs études ont été produites sur les situations concrètes et les pratiques de travail, les analyses micro qui s’y retrouvent peuvent être difficilement connectées au niveau des structures sociales et du fonctionnement des institutions. Puisque, dans la tradition sociologique, le travail devient social en se détachant du travailleur, le défi consiste à établir l’unité d’analyse qui permet cette fusion ; et, dans ce processus, l’activité est un candidat important à considérer.

La grande réussite de ce livre tient dans la richesse et la diversité des éclairages portés sur l’activité comme paradigme en émergence. La solidité des analyses présentées et l’importance des questions soulevées rendent cet ouvrage attrayant pour tous ceux qui sont intéressés par de nouvelles expériences théoriques susceptibles de bousculer leurs habitudes mentales. Éclaté, à l’image de l’activité, il séduira les adeptes d’une pensée ouverte au renouvèlement théorique. Comme le note Borzeix dans son texte, « adopter le prisme de l’activité [fera] bouger la sociologie du travail ».