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Yerochewski examine le phénomène de la pauvreté en emploi à partir de l’analyse de l’héritage méthodologique (chapitre 1) et politique (chapitres 2 à 5) du compromis fordiste, ainsi que de sa substitution par la remarchandisation du travail. Le mérite du travail de Yerochewski est double. D’une part, elle clarifie la notion de pauvreté en emploi et met en lumière la réalité des travailleurs pauvres (hommes et femmes), ainsi que l’incapacité des institutions démocratiques à en rendre compte. D’autre part, l’ouvrage fait aussi le récit des « grandes transformations » que subit le marché de l’emploi et des enjeux de la lutte des travailleurs pauvres contre la remarchandisation du travail. En dernière analyse, l’auteure pose un regard éclairant sur le potentiel subversif des nouvelles pratiques d’organisation collective des travailleurs pauvres.

Le livre de Yerochewski s’ouvre sur le constat que les outils statistiques par lesquels on appréhende les différents visages de la pauvreté renvoient une image incomplète de la réalité, en partie parce qu’ils sont fondés sur l’héritage normatif du fordisme. Dans son premier chapitre, l’auteure indique que les notions de revenu familial et de seuil de pauvreté absolu mènent à des évaluations complaisantes de l’efficacité des transferts sociaux, et qu’ils gomment l’importance des inégalités socioéconomiques d’aujourd’hui. Ceux qui souhaitent comprendre la réalité de la pauvreté en emploi devrait s’affranchir des a priori sur lesquels reposent les modèles statistiques, ce qui implique évidemment de comprendre les postulats normatifs sur lesquels ces derniers reposent. C’est un constat que l’on retrouve aussi dans les dernières pages de l’ouvrage, où Yerochewski souligne avec justesse que le compromis fordiste ne portait pas, en lui-même, l’émancipation des travailleurs, mais qu’il « reposait sur l’existence du travail ménager gratuit des femmes ou sur le fait de confier les ‘sales boulots’ aux immigrants […] » (p. 140). On ne saurait trop insister sur l’importance de ce premier chapitre qui, tout en proposant une définition extensive de la pauvreté en emploi empruntée à Ponthieu (2009), rappelle que l’affaiblissement du compromis fordiste n’implique pas qu’il faille en être nostalgique. En contribuant à institutionnaliser les inégalités et les rapports de pouvoir, le compromis fordiste imposait une trajectoire à la société salariale, qui laissait en reste les travailleurs les plus vulnérables.

L’auteure consacre les chapitres suivants aux effets de la « Grande Transformation », se référant aux processus de dérégulation du marché et au retour de l’utopie capitaliste, soit celle d’un marché autorégulé et indépendant des institutions sociales. Le sens original de l’expression, que Yerochewski emprunte à Karl Polanyi, renvoie au mouvement ‘d’encastrement’ et de ‘désencastrement’ du marché au cadre politique autour duquel s’organise la société. Lorsque le marché entre dans une phase de désencastrement, le travail devient une marchandise, et les travailleurs deviennent des commodités dont la valeur est soumise aux lois du marché. Or, les outils statistiques habituels ne suffisent pas à démontrer clairement qu’on assiste à un désencastrement du marché, ainsi qu’à une remarchandisation du travail. En effet, si c’était le cas, ces outils arriveraient à mieux mesurer les effets de ce processus sur les plus vulnérables. Au-delà du constat de l’incapacité des outils à rendre compte de la réalité de la pauvreté en emploi, Yerochewski remarque que la remarchandisation du travail entraîne de lourdes conséquences politiques. D’abord, pour les travailleurs pauvres, c’est le sens même du travail et, dans une plus large mesure, celui de son rôle social qui est remis en cause. En effet, quel sens donner au travail lorsque celui-ci ne suffit plus à s’affranchir de la précarité ni à garantir la participation à la vie civique ?

Dans le troisième chapitre, l’auteure s’applique à montrer que la remarchandisation du travail n’est pas seulement la conséquence attendue de la polarisation de l’emploi et de l’incapacité de certains à se requalifier dans un marché exigeant des compétences de plus en plus spécialisées. Dans les faits, elle serait davantage le fruit d’une idéologie gestionnaire fondée sur la naturalisation du marché, c’est-à-dire sur l’idée que le marché est une force quasi naturelle qu’il ne faut pas chercher à maîtriser. Ce qu’on appelle l’idéologie gestionnaire n’agit pas seulement sur le plan économique. En s’attardant au rôle joué par l’État dans la promotion de la marchandisation du travail (chapitre 4), l’auteure indique aussi que cette idéologie a des conséquences importantes sur le plan politique. Dans un marché naturalisé, il ne saurait être question de citoyens, mais d’entrepreneurs responsables de leur sort. Autrement dit, il devient plus commode pour nos gouvernements d’adopter le lexique économique et de faire l’économie des discours portant sur les valeurs civiques. On parlera alors de contrats entre partenaires et de gestion du risque, pas de droits et de libertés.

En pratique, la naturalisation du marché vient justifier les pratiques visant à faciliter l’adaptation des entreprises au marché, ce qui se traduit par la promotion du travail atypique, par des politiques flexi-sécuritaires et par une précarisation des travailleurs. C’est ce qui fera dire à Yerochewski que c’est « dans ce sens-là qu’on peut parler de la ‘fin d’un compromis tacite’ visant à maîtriser les forces du marché » (p. 109). Sans surprise, l’auteure conclut que la remarchandisation du travail modifie considérablement les conditions de lutte des travailleurs, qui doivent composer avec l’individualisation du travail, l’atomisation du temps social, ainsi qu’avec des mesures de protection sociale diminuées. Dans ces circonstances, il ne faut plus compter sur les mécanismes traditionnels de défense et de représentation, qui, en épousant la trajectoire de la société salariale, s’inscrivent dans le modèle de la relation standard d’emploi. Yerochewski propose plutôt de repenser le travail en recherchant des « formes de démocraties plus appropriées pour refléter la multiplicité des voix qui aspirent à refonder les notions d’égalité et de justice sociale » (p. 155).

Quand travailler enferme dans la pauvreté et la précarité constitue une contribution positive aux débats portant sur les effets néfastes des nouvelles formes d’organisation du travail. À ce titre, il s’inscrit dans la même foulée que les travaux de Cranford (2003), Fudge (2006), Vosko (2009) et Coiquaud (2011), que Yerochewski cite d’ailleurs fréquemment.