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Le dernier ouvrage de Jean-Pierre Durand soulève une question à laquelle l’auteur de ces lignes est fort sensible : Comment le capitalisme formate-t-il les travailleurs aujourd’hui ? De fait, n’est-il pas pertinent de penser de manière gramscienne les rapports entre le travail et la fabrication culturelle de la main-d’oeuvre par le capital et les instances dominantes? Aux fins, bien sûr, de jauger si l’homme fordiste, marqué par une forte division du travail, caractérisé par un ethos à dominante instrumentale, régi par des codes stricts, et soumis aux exigences d’une discipline hiérarchique serrée, est en partie chose du passé.
Pour un sociologue, qu’il soit wébérien ou marxiste, la question est centrale : Les transformations contemporaines du monde du travail sont-elles à ce point fondamentales qu’elles se traduisent par la fabrication d’un « caractère social » inédit, voire par l’émergence d’un Homme nouveau, tant dans sa manière de produire que de consommer ? C’est à cette question qu’ambitionne de répondre Jean-Pierre Durand dans son ouvrage intitulé La fabrique de l’Homme nouveau. Travailler, consommer et se taire?
L’ouvrage est d’une facture simple et linéaire. Il comporte six chapitres, que je regroupe arbitrairement en deux ensembles.
Le premier ensemble, composé des chapitres un et deux, présente avec une grande clarté le lean production, modèle productif que l’auteur de La chaîne invisible. Travailler aujourd’hui : du flux tendu à la servitude volontaire maîtrise parfaitement et qu’il assimile ici à la figure porteuse du capitalisme contemporain, ce qui n’est pas faux, quoiqu’incomplet. Mais il le sait. Le chapitre suivant circonscrit les traits de caractérisation de cet Homme nouveau, de même que ses attributs identitaires, selon une conceptualisation originale. On y retrouve aussi avec beaucoup de satisfaction, une critique qui me semble juste de la dérive actuelle des théories de la reconnaissance. Ce chapitre est nodal et structurant, mais hélas insuffisamment développé à mon sens.
Par la suite, les chapitres trois et quatre, ici associés au deuxième ensemble, décrivent cet Homme nouveau sous de multiples facettes, depuis ses activités de travail jusqu’aux pratiques d’évaluation. Le lecteur n’a de cesse d’être admiratif face à la grande richesse empirique des illustrations. En outre, ces deux chapitres présentent les différentes formes de dépossession du travail qui caractérisent le vécu en entreprise, surtout dans le secteur des services. Fort original, le cinquième chapitre analyse les limites de la rationalisation dans le secteur des services, principalement en raison de la diversité des besoins des clientèles et de la multiplicité des formes de réactivité de l’objet. Le lean production a des limites. L’ouvrage se termine sur une synthèse critique, qui présente deux scénarios d’avenir, fondés soit sur la régression sociale, ce à quoi nous a préparé l’essentiel de la démonstration des chapitres précédents, soit sur un futur enchanté, jugé peu probable, mais évidemment souhaitable. Même si je n’aime pas trop le genre propre à ce dernier chapitre, je dois admettre qu’il est ici fort utile, attendu qu’il est construit de manière à ce que l’on puisse inférer à partir des observations antérieures. Ce qui est donc un complément de raisonnement intéressant.
À mon sens, le coeur du livre se trouve dans les deux premiers chapitres. Le premier, je l’ai déjà dit, présente l’émergence et les assises du lean management, modèle de production en expansion considéré comme la source de la fabrication de l’Homme nouveau par Durand; modèle qu’il assimile à du néo-fordisme, laissant ainsi de côté la régulation macro-économique dont on sait pourtant que les assises fordistes sont totalement ébranlées (rapport salarial, institutions de redistribution, etc.). Durand rejette, dans ce livre, la dénomination postfordiste. C’est qu’il considère que le modèle productif du flux tendu s’est non seulement renforcé, mais aussi largement répandu aux domaines des services, ce qui n’est pas faux du tout, mais ce qui restreint la dénomination à la seule activité productive, qui au demeurant n’englobe pas tous les autres modèles en cours. Ce faisant, l’auteur se condamne à examiner la consommation essentiellement sous l’angle de la production et de la dispensation des services. Il se prive ainsi d’une perspective plus étendue au chapitre des formes novatrices de régulation sociétale, notamment en ce qui a trait à la norme de consommation. Malgré cette limitation, soulignons que ce qu’il fait, il le fait brillamment, notamment en montrant comment l’entreprise mobilise le consommateur comme relais productif. Aussi son vif intérêt pour les secteurs des services de plus en plus soumis au flux tendu est-il fort riche en enseignement. On peut même dire qu’une partie importante de l’ouvrage est une esquisse d’une théorie des nouvelles formes de production des services. Et aussi une critique lucide de la déliquescence des services. C’est un peu le deuxième livre dans le premier, tout aussi intéressant que ce dernier.
Mais revenons à l’essentiel de l’ambition avouée de l’ouvrage. Pour l’essentiel, le raisonnement est conduit en deux temps.
Selon Durand, à la source de l’Homme nouveau se trouve le modèle productif du lean management, dont la synthèse proposée par l’auteur est d’une grande clarté. Rappelons-le : le flux tendu, le travail en équipe et l’évaluation individuelle sont le trépied du lean production, auquel s’ajoutent évidemment la quête de qualité totale, le jumelage du Kai et du Zen (pilotage de l’amélioration continue et de la performance), etc., etc.; et soulignons, surtout, que son « efficience » remarquable repose, en grande partie, sur le fait qu’il est aussi un lean management. Celui-ci se caractérise, entre autres, par une absence de porosité du temps de travail, ce qui se traduit par une implication nécessaire, contrainte. Bref, comme le résume Durand, « il contient en lui-même une norme de mobilisation au travail ». Autrement dit, le travailleur n’a d’autre choix que de s’impliquer, attendu cette absence de porosité du temps de travail, ce qui, au demeurant, est le sens de la notion d’implication contrainte développée par Durand dans le bel ouvrage antérieur déjà signalé ci-dessus.
Ce que Durand appelle un Homme nouveau est un travailleur, certes, plus qualifié et doté d’une capacité d’autonomie et de responsabilité, mais, surtout, soumis à une injonction d’autonomie et de responsabilité, laquelle est contrecarrée par la réalité des métarègles qui limitent les possibilités réelles de ce qui est diffusé comme une injonction, voire reçu comme un idéal de travail. C’est le coeur de la thèse.
Je souscris à cette thèse, toutefois, à mon sens, la démonstration aurait été meilleure si l’auteur ne s’était pas limité au seul milieu de travail. Car l’injonction en question et l’idéal en cause sont aussi largement produits, dans l’espace hors travail, par les instances dominantes (appareils d’État, système d’éducation, presse, etc.) de nos sociétés qui se font les relais indirects des exigences du capital. Ce qui n’enlève rien à la demande managériale excessive et au maintien de la tension du flux et des encadrements hétéronomes souvent inavoués de la part des entreprises. Au total, cet Homme nouveau, c’est donc celui qui doit être en mesure de répondre à des injonctions antinomiques, soit plus d’autonomie et de responsabilité dans un type d’encadrement plus étroit. C’est un homme disjoint : disjonction entre les promesses de réalisation de soi et la réalité, disjonction entre promesses et attentes, entre autonomie et cadre d’action, autrement dit « un travailleur clivé, failli entre une autonomie/responsabilisation promise et un cadre trop étroit pour autoriser celles-ci » (p. 67 sqq.). Mais il y a plus : cet Homme nouveau, c’est aussi celui qui doit lui-même se construire comme sujet disjoint (voir p. 53 sqq.). Il est, nous dit Durand, entre le roseau et le chêne : entre l’adaptation insatisfaisante ou la cassure. Dans ce dernier cas, la voie des problèmes de santé mentale est toute tracée, ce qui est bien exploré par l’auteur. C’est sous l’influence de cette lecture empirique que Durand propose des réflexions riches en quatre voies divergentes sur l’identité au travail, voies sur les chemins de l’adaptation, du retrait, de la cassure, etc.
En refermant le livre, le lecteur ne peut s’empêcher de réfléchir aux différentes théories sur les formes d’adaptation des travailleurs aux situations de travail considérées aussi bien sous les angles symboliques que matérielles, depuis les injonctions à l’autonomie et à la responsabilisation jusqu’aux marges de manoeuvre accordées aux travailleurs en regard précisément des demandes symboliques. Ce questionnement repose évidemment sur la thèse de l’ouvrage, à savoir cet homme clivé qui doit répondre à des injonctions contradictoires. Mais avant même de poser la question de l’adaptation, une autre réflexion s’impose. Que se passe-t-il donc dans la tête des managers ? Bref, on aimerait que Durand nous explique pourquoi les entreprises suscitent à ce point ce qu’elles savent ne pouvoir donner. N’en déplaise à certains de mes collègues, il y a quand même des limites à la bêtise humaine en GRH. C’est quand même l’abc du domaine que d’éviter de susciter des attentes auxquelles on sait ne pouvoir répondre. Alors, pourquoi en est-il ainsi ? Ici, le lecteur reste sur sa faim. Peut-être que la réponse à une telle question nécessite une vue plus élargie, qui commande de circonscrire l’univers des attentes globales de la main-d’oeuvre. De telles attentes ne seraient-elles pas un produit de facteurs culturels plus diffus, véhiculés par le discours idéologique de nos sociétés capitalistes, et évidemment bien repris par les entreprises, elles qui en furent aussi la source partielle, sinon principale. Bref, un examen plus attentif des ethos du travail et du rapport au travail serait peut-être de nature à compléter la réponse, qui ne peut, néanmoins, faire abstraction des pratiques concrètes des entreprises.
Quoi qu’il en soit, ce livre intelligent pose des questions fondamentales; il comporte aussi des observations pertinentes et des analyses stimulantes; en outre, il est porteur d’un niveau de réflexion très avancé sur nos sociétés de service. Un plaisir pour l’esprit.