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La sollicitation des salariés à la performance, ainsi que le désir d’efficacité et d’efficience de la part des gestionnaires, ont conduit à des changements notables dans la gestion des ressources humaines. Le souhait affirmé « d’humaniser le travail », la mondialisation, la concurrence internationale, ainsi que la financiarisation de l’économie amènent les gestionnaires et les employeurs à déployer de plus en plus de moyens et d’outils dans le but d’atteindre les objectifs des entreprises auxquels ils souhaitent que les travailleurs adhèrent. Afin d’accroître le rendement du capital financier, on sollicite davantage la dimension psychologique des travailleurs dans le procès de travail, bien qu’en parole, l’on déclare mettre l’emphase sur le capital humain. Malgré les bonnes intentions affichées par les innovations dans les pratiques managériales, l’écart entre le discours et la réalité s’avère très grand et ce sont les travailleurs qui, actuellement, en paient le prix. Les auteurs de cet ouvrage montrent comment les changements sociaux, économiques, politiques et culturels affectent les travailleurs, non seulement dans leur sphère professionnelle, mais également dans leur vie privée. La sollicitation de la part du management va au-delà du savoir-faire pour également mobiliser le savoir-être des travailleurs, ce qui peut entraîner des impacts psychologiques négatifs.

L’oeuvre comporte cinq parties et comprend quatorze chapitres. La première partie (soit trois chapitres) s’efforce d’analyser les transformations du capitalisme, tandis que la deuxième partie (soit deux chapitres) scrute le management contemporain et le compare au fordisme et au taylorisme. Les trois chapitres de la troisième partie s’intéressent au contrôle et au pouvoir qu’exerce le management contemporain, tout en prenant en compte les changements numériques. Enfin, les auteurs des quatrième et cinquième parties analysent le comportement des travailleurs face au nouveau management considéré comme « hypermoderne ».

Dans la première partie, les auteurs font le bilan de l’évolution des grands changements en management. C’est ainsi que Boyer, dans le premier chapitre, analyse la métamorphose du capitalisme et ses effets sur les modes de gestions des salariés. Il identifie trois configurations du travail depuis la Deuxième Guerre mondiale qui correspondent à trois phases du capitalisme. En passant du capitalisme industriel au capitalisme financier avide de rendement, l’économie a entraîné des effets pervers dans la gestion du travail. Il en résulte que le management contemporain fait face à un dilemme qui est celui de créer « stress pour les actifs et exclusion pour les chômeurs » (p. 37).

Mercure, dans le deuxième chapitre, démontre que le travailleur a, au travail, été successivement l’agent, l’acteur assigné et le sujet autorégulé. La subjectivité du management moderne s’appuie sur une hyper-responsabilisation des salariés qui doivent s’identifier aux objectifs de l’entreprise, voire à l’entreprise elle-même, entrant ainsi « dans un monde [du travail] de plus en plus dangereux pour [leur] intégrité psychologique » (p. 63).

Martuccelli boucle cette partie en traitant du caractère ancien de la subjectivité. Toutefois, la nouvelle forme de la sollicitation de la subjectivité transcende l’ancienne forme « volontaire » par le biais d’une coercition insidieuse à travers l’éthique, l’identité et l’aliénation du travailleur. Ceci crée d’autres formes de vulnérabilités mentales chez les travailleurs.

Dans la deuxième partie, les auteurs rappellent les limites des anciens modes de management, ainsi que l’opposition qu’ils ont connue. La période actuelle fait face à des changements de paradigmes dans le management et est renforcé par des phénomènes et des évènements majeurs, tels les bulles Internet et financières, sans oublier la montée du concept de la responsabilité sociale des entreprises, les perversions de la mondialisation, les inégalités sociales et les changements climatiques.

Bourdages-Sylvain, dans le cinquième chapitre, effectue une analyse de la littérature académique sur les régimes de mobilisation de la subjectivité. Elle observe qu’il existe un débat de fond qui ne date pas d’aujourd’hui. Les conflits entre les salariés et les gestionnaires émanent de l’écart qui prévaut entre les bonnes intentions du discours des gestionnaires et les pratiques dans la vie professionnelle des salariés. Actuellement, dans les milieux académiques, la remise en question des pratiques demeure quasi inexistante. Cette réalité ne permet guère de préparer de meilleurs gestionnaires qui seront aptes à faire face aux nouveaux profils des travailleurs.

Pour ce qui est du pouvoir et du contrôle, Enriquez questionne la manière dont se prennent les employeurs pour obtenir un consentement des salariés. Il passe en revue les quatre types de pouvoir (charismatique/paternaliste, bureaucratique, technocrati- que et stratégique) qui ont pour conséquence un contrôle total sur les salariés. Son analyse l’amène à avancer deux hypothèses pour tenter d’expliquer « l’aliénation » du travailleur : 1- les tendances individualistes et 2- les sentiments de honte et de culpabilité qui peuvent les habiter.

Au septième chapitre, Linhart montre que les entreprises voilent leurs objectifs mercantilistes sous des prétextes anthropologiques. Selon lui, le management moderne crée de la déstabilisation chez les travailleurs dans le seul but de les dominer, ce qui entraîne de réels problèmes auxquels la société entière doit faire face.

Chardel conclut cette partie en analysant la fracture provoquée par le numérique dans la gestion des salariés. Selon lui, le discours managérial basé sur le numérique est rempli de contradictions. Avec les TIC, la frontière entre vie professionnelle et vie privée des travailleurs s’est amoindrie alors que le fossé entre le discours et la réalité s’avère difficile à combler.

Gaulejac et Hanique s’intéressent, dans le premier chapitre de la quatrième partie, aux réalités qui démontrent que le management moderne est au service de la finance. Dans ce mode de management, la mobilisation de la subjectivité divise les travailleurs, favorisant les uns au détriment des autres. La mobilisation de la subjectivité est passée de l’instrumentalisation du travail au détournement du travail, altérant le cadre et le sens de celui-ci.

Otelo, quant à lui, présente un panorama des pathologies liées au nouveau mode de management, ce qui vient renforcer les dénonciations effectuées par les auteurs précédents. Quant à Rhéaume, son enquête traite des pathologies professionnelles causées par les nouveaux modes de management et liées au néoproductivisme (un mélange de néolibéralisme et du néotaylorisme). Malgré le fait que l’activité subjective humaine soit le fondement du travail, le nouveau management, lui, en fait, ne la prend pas en considération.

Cousin, Meda et Wieviorka nous introduisent aux stratégies individuelles et collectives de résistance au management contemporain, en présentant les impasses auxquelles elles ont mené. Selon ces auteurs, l’introduction du thème de la reconnaissance dans le milieu du travail a dressé les salariés les uns contre les autres, ce qui conduit à des fragilités dans la gestion des ressources humaines. Bien qu’initiées avec l’objectif de corriger les lacunes du taylorisme et du fordisme, ces innovations revêtent un caractère davantage insidieux.

Bellemare, dans l’avant dernier chapitre, présente les stratégies de résistance des salariés au management contemporain. Deux types de mobilisation — la mobilisation par les directions et la mobilisation temporelle — affectent aussi bien l’espace privé que professionnel des travailleurs. Selon cet auteur, les travailleurs peuvent décider de répliquer de manière individuelle ou collective ou encore par le biais de leurs représentations. Quant aux travailleurs précaires de plus en plus présents, la réalité dans laquelle ils se trouvent dans l’économie néolibérale les amène à se surinvestir dans le but de garantir leur place au sein de l’entreprise. Il propose que des pressions soient « exercées auprès des États afin de légiférer les demandes excessives de disponibilité des salariés » (p. 296).

Le livre se conclut par un texte de Thuderoz qui propose de réfléchir à la façon de modeler l’opposition au travail, cela dans le contexte de la mobilisation de la subjectivité des travailleurs. Privilégiant le terme opposition à celui de résistance — car les actes de résistance et de coopération existent de manière conjointe dans le milieu de travail entre les gestionnaires et les travailleurs —, il aborde quelques aspects de la coexistence dans le milieu de travail à travers certaines modalités et contextes qui permettent de modéliser l’opposition au travail.

D’une lecture fluide, aussi bien entre les chapitres que les parties, ce livre présente de manière adéquate et avertie le phénomène du lean management. De plus, cet ouvrage contribue adéquatement à démontrer que la sollicitation de la subjectivité constitue une menace réelle pour la santé mentale des travailleurs. Toutefois, ces approches critiques pêchent surtout par le fait de ne pas s’aventurer dans la formulation de solutions alternatives, mise à part les textes de Bellemare et de Thuderoz. Cette posture ne permet pas, dans les faits, de participer à la modernisation des pratiques de management. Une autre limite de l’ouvrage est de ne pas avoir abordé le rôle des regroupements de travailleurs. À l’exclusion du chapitre de Bellemare, le lecteur demeure sur sa faim, car les auteurs n’ont pas présenté les stratégies syndicales face au nouveau management. Malgré les lacunes soulevées, cet ouvrage contient bon nombre d’analyses intéressantes qui s’avèrent être très instructives.