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La crise du syndicalisme et son renouvellement ne sont pas des sujets nouveaux en relations industrielles et, plus généralement, en sciences humaines et sociales. Depuis plus de 20 ans maintenant, une littérature abondante a mis en évidence les défis de la représentation syndicale et les prescriptions sont nombreuses quant aux changements et aux innovations qui pourraient paver la voie à la revitalisation syndicale et aider les syndicats à rebâtir un rapport de force plus favorable à leurs revendications, cela tant dans l’arène politique que dans les milieux de travail. L’enjeu maintes fois identifié est celui de la participation des membres, de la représentation interne et, plus généralement, de la démocratie syndicale. Un courant de ce débat propose que, pour reconquérir le coeur des travailleuses et des travailleurs, les organisations syndicales doivent repenser les processus de participation, les structures organisationnelles et le fonctionnement des assemblées. Il s’agit, en fait, de propositions qui visent à faciliter l’appropriation du syndicat par les membres et pour les membres. Cet enjeu est d’actualité lorsqu’on songe à l’arrivée d’une nouvelle génération de membres qui ne sont pas rompus aux modes de fonctionnement traditionnel des organisations syndicales et qui pourraient remettre en question les processus de prises de décision et le mode de représentation traditionnel.

Christian Nadeau propose, dans cet ouvrage, une contribution à ce débat et des pistes de solutions aux défis de la représentation et de la participation interne. Cette courte contribution théorique suggère d’allier deux formes de démocratie syndicale. La démocratie représentative qui s’exprime par le rôle de représentation syndicale et la démocratie participative qui renvoie aux processus de prises de décision dans les syndicats. L’essai débute par une réflexion et une analyse de la signification de l’action collective et de qu’est un groupe (chapitre 1). La conception avancée par Nadeau est celle du groupe pensé comme interactions entre ses membres. Selon cette conception, ce qui compte n’est pas tant les membres du groupe dans leur individualité, ni le groupe lui-même, mais la manière dont les membres organisent leurs rapports et leurs échanges tout en respectant l’individualité de chacun. C’est à partir de la notion d’interdépendance et d’échanges entre les membres du groupe — le syndicat dans ce cas-ci —, que Nadeau développe une critique de la démocratie syndicale, des modes de participation des membres aux décisions et des méthodes de délibération que les syndicats favorisent.

Le chapitre 1 établit le cadre d’analyse qui permet de comprendre le syndicalisme, d’abord, comme un groupe qui se définit comme une interdépendance entre individus qui ont besoin les uns des autres afin de décider quels sont les objectifs qu’ils devraient poursuivre et afin d’adopter ensemble des règles mutuelles pour y parvenir. Il écarte le raisonnement agrégatif selon lequel le groupe se réduit à la somme de ses parties, ainsi que le raisonnement collectiviste qui conçoit l’institution et l’organisation syndicale comme une entité homogène qui cache les dissidences. Nous sommes invités à concevoir l’organisation syndicale comme une interaction à géométrie variable entre des êtres différents dans leur personne, mais identiques dans leurs droits, qui permet aux membres d’être ce qu’ils sont plutôt que ce l’organisation leur impose d’être. Bref, le raisonnement interactif est une manière de concilier individualité et action collective à travers un arrimage entre la démocratie représentative et la démocratie participative. Cette dernière fait souvent défaut.

Cette démarche sert ensuite à aborder ce qu’est un « groupe politique ». Selon Nadeau, un groupe politique est « […] un ensemble de personnes qui agissent ensemble en vue de promouvoir et de défendre des états de fait et/ou les règles économiques, sociales et juridiques qui leur apparaissent légitimes, ou inversement, qui agissent pour critiquer ou s’opposer aux états de fait et/ou aux règles qui leur apparaissent illégitimes » (p. 26). Dans ce sens, il est nécessaire pour un groupe politique — les syndicats dans ce cas-ci —, de trouver un équilibre entre la libre volonté de ses membres et la cohésion propre à l’action collective. À travers ce cadre d’analyse, Nadeau propose de repolitiser le syndicalisme par sa démocratisation. Il met en garde, par ailleurs, quant à l’interprétation que l’on pourrait donner à ses propos. En effet, si l’auteur concède que l’une des raisons de la démobilisation des membres est le sentiment d’impuissance face aux dirigeants élus et la méfiance envers les instances, ce n’est pas en raison des efforts faits pour rapprocher les membres de l’organisation syndicale. L’éloignement des membres des décisions est une problématique réelle qui ne peut trouver une solution par des réformes à la marge des processus et des méthodes de participation et de prises de décision. Selon l’auteur, « le travail à faire consiste à favoriser la participation des membres de manière à influencer de façon concrète les instances » (p. 32). On peut donc dire que Christian Nadeau invite les organisations syndicales à penser avec leurs membres à la manière dont on pourrait changer le fonctionnement des instances syndicales, cela avant de penser à comment on pourrait modifier la perception qu’on les membres du syndicalisme et de l’action collective.

L’éloignement des membres du fonctionnement et des décisions prises par les organisations syndicales ne s’explique pas uniquement par l’inadéquation entre leurs aspirations et les processus internes de participation. Les relations de travail sont, de nos jours, complexes et régies par un ensemble de lois, de normes et de jurisprudences qui sont étrangères à la réalité et la compréhension des membres. Le contexte externe de l’action syndicale favorise également certaines priorités qui ne concordent pas toujours avec celles des membres. Nadeau, au chapitre 2, identifie quatre grands obstacles à l’action politique des syndicats. L’auteur avance l’argument — que je partage en grande partie —, que la juridicisation du syndicalisme nuit à sa dimension politique, car elle établit une relation individuelle à l’organisation syndicale. C’est ce que nous pouvons identifier comme la montée en puissance de la dimension service de l’action syndicale dont les principaux leviers échappent aux membres et reposent entre les mains des experts et conseillers. Cette logique de service est renforcée par le deuxième obstacle à l’action politique que sont le clientélisme et le maraudage. Le syndicat se représente comme un distributeur de services et le membre en vient à le considérer comme une entreprise en concurrence avec d’autres syndicats pour obtenir la faveur des personnes salariées. Le troisième obstacle interne à l’action politique est, toujours selon Nadeau, la professionnalisation qui découle des deux premiers. En confiant l’exclusivité des responsabilités d’organisation, de représentation et de l’action syndicale à des experts, les membres sont déresponsabilisés par rapport au fonctionnement et aux décisions prises par l’organisation. Enfin, le quatrième et dernier obstacle relevé par l’auteur est l’autoritarisme causé le mode de fonctionnement adopté par les organisations syndicales. Il note, avec une certaine justesse, que les décisions sont prises selon une logique descendante qui limite les possibilités d’une véritable démocratie participative. L’auteur insiste sur la nécessité des instances, des procédures et des structures d’organisation dans la poursuite des luttes sociales. C’est lorsqu’elles deviennent trop distantes des membres que les organisations syndicales courent le risque de devenir sclérosées et incapables d’action politique collective.

Afin de remédier à ces quatre obstacles, l’auteur propose de revoir le mode de fonctionnement des organisations syndicales en limitant les pouvoirs de la permanence et des élus. Il met, également, de l’avant la nécessité de reformer les instances et les procédures afin de créer de véritables assemblées délibérantes. Selon Nadeau, une solution est de sortir des cadres rigides qui dictent le fonctionnement des assemblées et permettre « la formation de préférences », c’est-à-dire la conception des options entre lesquelles il faudra choisir (p. 44). Mais, pour que la consultation et la participation des membres se traduisent en une véritable délibération, encore faut-il une culture de la délibération. L’auteur suggère de créer l’espace requis afin que les membres puissent prendre des initiatives et formuler des alternatives aux propositions qui émanent de la direction du syndicat.

Le chapitre 3 propose quelques pistes de solution quant aux manières de sortir des raisonnements agrégatif et collectiviste à la faveur du raisonnement interactif. La prémisse est que la délibération démocratique devrait permettre l’autonomisation (empowerment en anglais) des membres, ainsi que leur responsabilisation envers les décisions arrêtées et les actions poursuivies. Christian Nadeau avance cinq propositions et changements qui exigent tous d’être accompagnés de moyens considérables. Ces innovations institutionnelles devraient s’appuyer sur des courroies de transmission entre la démocratie participative et les instances décisionnelles des syndicats.

Premièrement, les débats publics doivent être encouragés par les autorités syndicales. Selon ce modèle, les membres sont sollicités dès le départ du processus décisionnel et ils doivent être en mesure de poser des questions et d’y répondre. Il s’agit donc de permettre une dynamique ascendante plutôt que descendante dans les prises de décision. Une proposition qui renverse les processus habituels et qui pourrait difficilement être mise en oeuvre, à notre avis, sans une refondation du fonctionnement des assemblées et un investissement significatif dans le formation et l’accompagnement des membres. Le second changement proposé par l’auteur est l’adoption du modèle des jurys citoyens qui pourraient intervenir en amont et en aval des décisions. L’auteur est conscient des dangers d’une telle proposition, car ce type de jury risque de devenir des tribunaux inquisiteurs et de faire une place encore plus grande aux experts qu’il ne l’est actuellement. Nous ajouterons que cette proposition risque d’accorder une place démesurée aux opposants à l’intérieur du syndicat et de paralyser son fonctionnement en raison des dissensions et de la fragilité des exécutifs syndicaux soumis à un processus de politique de révision des actions.

La troisième proposition est l’usage de sondages délibératifs. Selon ce modèle, les membres du groupe sont formés et ont accès à une information significative par rapport à l’enjeu avant d’en débattre et d’en arriver à une décision. L’étape finale est un sondage détaillé qui permet d’exprimer les préférences par rapport à l’enjeu. La quatrième proposition s’inspire des budgets participatifs mis de l’avant par des groupes populaires et politiques. Les membres participent en amont d’une décision et contribuent à la formulation de préférences dont la mise en oeuvre est confiée à l’exécutif syndical. Si, comme le souligne l’auteur, cette procédure permet une plus grande participation aux décisions, tout comme elle favorise la démocratisation et la bonne gouvernance, il n’en demeure pas moins que le développement d’un tel rapport horizontal entre les élus et les membres nous semble difficilement atteignable dans les organisations de grande taille comme les centrales et les fédérations syndicales. Elle pourrait, par ailleurs, être une innovation porteuse dans les organisations locales de plus petite taille. La dernière proposition est une meilleure utilisation des médias sociaux qui, si lorsqu’on évite le repli sur soi, contribuent à renforcer la démocratie délibérative.

Selon l’auteur, ces cinq propositions offrent des possibilités pour combler l’écart entre la démocratie participative et délibérative, d’une part, et la démocratie représentative, d’autre part. Ces innovations peuvent être utilisées en succession dans un même processus participatif et délibératif en amont, en aval et à postériori des décisions. Un tel processus se doit d’être continu et il devrait donner lieu à l’émergence de préférences qui seront relayées aux instances de représentation qui les mettront, ensuite, en oeuvre. L’efficacité de la décision et des moyens devrait, par la suite, mener à des délibérations à postériori.

Le chapitre 4 vient clore cet essai avec un plaidoyer pour une plus grande démocratie syndicale qui contribuerait à la démocratisation de notre société. En effet, pour que les organisations syndicales apportent une plus grande contribution à la démocratie de la société, elles doivent d’abord se démocratiser elles-mêmes et modifier les relations qu’elles entretiennent avec les mouvements sociaux. À cet effet, un cercle vertueux est proposé à la page 70 selon lequel la démocratisation syndicale déboucherait sur un engagement plus important envers les autres mouvements sociaux et politiques. Ce cercle vertueux faciliterait un changement dans la manière dont les syndicats participent à la vie militante du Québec. Il faudrait donc entretenir un dialogue soutenu avec les mouvements sociaux, ainsi que contribuer à des structures et des mécanismes afin d’assurer une convergence légitime des luttes sociales. Selon l’auteur, il est nécessaire et essentiel de créer des structures qui offrent une garantie de longue durée aux coalitions politiques. Ces coalitions et alliances devraient s’inscrire dans un raisonnement d’interdépendance sans domination syndicale sur les autres partenaires sociaux.

En somme, cette contribution théorique ouvre la voie à une réflexion sur les défis de la démocratisation syndicale et la manière de conjuguer individualité et appartenance à un collectif dont l’objectif est l’avancement des conditions de travail et de vie des membres et des citoyens. Tandis que la grande majorité des contributions en relations industrielles portent sur des moyens, comme les comités de toute sorte, avec ses propositions d’intégrer les membres à l’organisation syndicale et de susciter leur engagement, Nadeau propose de réfléchir en amont aux enjeux de la démocratisation. Le défi, à notre avis, est dans la mise en oeuvre de telles propositions. Les organisations syndicales n’exercent pas seulement le pouvoir en faveur des intérêts de leurs membres, elle l’exerce également sur leurs membres. Ainsi, ouvrir la voie à une plus grande délibération et à un jeu perpétuel de remise en question des décisions peut conduire à une certaine paralysie de l’organisation syndicale, alors incapable d’établir avec certitude une orientation stratégique. Force est d’admettre, par ailleurs, que la démocratisation des instances et la participation des membres aux décisions constituent des enjeux réels. Si les organisations syndicales veulent s’engager sur la voie de la revitalisation, elles ne peuvent, à notre avis, faire l’économie d’une réflexion de fond quant à la relation entre les membres et les instances. Dans ce contexte, la contribution de Christian Nadeau a l’avantage de réfléchir au sens que l’on donne à l’action collective et à la place qu’occupent les membres dans les décisions qui les concerne.