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Oh my GoT ! Manager depuis le Trône de Fer

Notre époque semble propice à un retour aux grands auteurs classiques de l’économie et du management. Dans leur ouvrage Petit traité de management pour les habitants d’Essos, de Westeros et d’ailleurs, Marine Agogué et Cyrille Sardais contribuent à ce mouvement en offrant une illustration et une relecture des théories administratives de Max Weber et Henri Fayol, à l’aune de la série télévisée Games of Thrones (GoT).

Ouvrage labellisé par la FNEGE, Le Petit traité […] d’Agogué et Sardais étudie de manière approfondie l’incarnation des trois formes de légitimité wébérienne (charismatique, traditionnelle et rationnelle-légale) par trois des personnages principaux de la série, légitimité qu’ils incarnent à la fois positivement, mais aussi négativement à travers leurs échecs à endosser toute autre forme de légitimité (p. 117 et suiv.). Le livre se centre également sur les travaux de Fayol, penseur de l’administration autour de quatre grandes fonctions PODC (planifier, organiser, diriger, contrôler). Fayol, également inventeur du poste de Directeur Général ou de l’organigramme en râteau, tient une place centrale dans cet ouvrage, alors qu’il semble quelque peu négligé dans l’enseignement du management.

De plus, Le Petit traité propose une avancée conceptuelle et empirique en croisant, à travers les personnages de GoT, les typologies wébériennes et fayoliennes, et en typifiant le résultat ainsi obtenu. Le projet sous-tendant cet ouvrage singulier est donc tant théorique que pédagogique. Nous proposons ci-dessous une visualisation synthétique de cet effort conceptuel.

Par ailleurs, l’ouvrage étudie un terrain peu commun en management, une série télévisée (du genre heroic fantasy), et en montre toute la richesse. Ce choix de terrain semble judicieux à double titre. D’une part, le temps long de la série GoT (huit saisons, dont les sept premières analysées par les auteurs) donne à voir la manière dont les personnages incarnent les concepts théoriques de manière durable. D’autre part, le large succès populaire de la série constitue un facteur facilitant la diffusion des idées des auteurs.

Enfin, le livre propose une annexe méthodologique, véritable acte de foi où les auteurs nous font découvrir les coulisses de leur projet. En cinq pages, Agogué et Sardais dévoilent leur modus operandi et éclairent la complexité de leur projet de 18 mois. En proposant cette autre « carte » de leurs voyages, ils permettent à tous de pratiquer l’exercice critique d’un cheminement intellectuel.

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Ainsi que l’illustre notre tableau, les auteurs proposent donc une visite de ces terres d’Essos et de Westeros en deux parties : le premier temps du livre se consacre aux formes wébériennes de légitimité; le second temps propose une hybridation théorique entre les travaux de Weber et Fayol.

Daenerys, Tyrion et Jon : trois incarnations de la légitimité

Dans la première partie, le lecteur découvre notamment que trois des personnages principaux de la série incarnent trois formes « pures » de chacune des légitimités (p. 93), et illustrent trois réponses à la question « pourquoi choisit-on librement d’obéir ? » (p. 8). Daenerys Targaryien incarne la légitimité charismatique, Tyrion Lannister la légitimité rationnelle-légale, et Jon Snow la légitimité traditionnelle. À travers ces personnages, les auteurs caractérisent trois formes de management : le management charismatique se rapporte à la personnalité et aux miracles de Daenerys, le management technique se rapporte aux compétences et à la position formelle de Tyrion, tandis que le management organique se rapporte à l’expérience du collectif par Jon.

Dans le chapitre 1 consacré à Daenerys, alias Khaleesi, l’Imbrûlée, Mère des dragons, Agogué et Sardais réalisent un retour étymologique pour extraire trois caractéristiques relatives au charisme. Primo, la mise en évidence du charisme par les miracles. Secundo, la reconnaissance de la construction du charisme dans le seul regard de l’Autre, comme unique validateur. Tertio, une temporalité particulière du charisme, celle de l’éphémère devant « se prouver encore et toujours » (p. 27). Ainsi définie, l’émergence de Daenerys comme leader charismatique passe d’abord par sa volonté farouche d’« exprimer ses désirs, jusqu’à refuser l’ordre établi » (p. 27 et suiv.). Sa « consolidation » se réalisera lorsque Daenerys sera reconnue comme leader par tous les Dothrakis. C’est précisément dans cette relation à double sens que les auteurs fondent le management charismatique : une fusion éphémère entre une personnalité thaumaturge et ceux qui la suivent. La saison 8, pas encore diffusée au moment de l’écriture de l’ouvrage, illustrera rétrospectivement la pertinence de cette analyse du personnage de Daenerys, dont la fureur incontrôlable provoquera finalement sa perte.

Dans le chapitre 2 dédié à Tyrion, alias la Main du roi, les caractéristiques du management technique reposent cette fois sur la compétence, la règle et l’autorité formelle (p. 47-49). Le management technique se trouve grevé d’une grande précarité : en effet, la position du conseiller Tyrion doit être instituée par une autorité hiérarchique supérieure (p. 52). Si cette nomination venait à être supprimée, l’individu perdrait alors toute légitimité, bien que ses compétences soient toujours présentes. C’est ainsi que les épreuves permettront à l’individu de (ré-)affirmer ses compétences (p. 56-57). La légitimité technique de Tyrion lui offre alors le « pouvoir [de] se mettre au service du management organique ou du management charismatique en offrant un socle de compétences permettant d’analyser toute situation » (p. 64).

Dans le chapitre 3 présentant Jon et la Garde de Nuit, les auteurs analysent le management organique et sa compréhension de la « machine collective » (p. 66). Il s’agit ici d’un assujettissement : à la tradition, au groupe, au collectif, dont l’expérience en constitue l’un des socles. Passer par la notion d’expérience permet aux auteurs de mettre en exergue la temporalité, longue, nécessaire à la constitution d’un chef selon la tradition. Cet héritage se construit longuement, à travers des apprentissages successifs au sein d’un collectif institué et séculaire (p. 69). Outre l’expérience, le second socle est celui du sacrifice (ou de l’engagement total, p. 78). Cette adoption pleine et entière des intérêts du collectif — au détriment des intérêts individuels — est davantage une responsabilité envers le collectif qu’un désir de commander (p. 88). Ainsi posée, la construction de l’engagement total du leader traditionnel permet d’éclairer subtilement le passage de l’assassinat de Jon Snow lors du dernier épisode de la saison 5. L’analyse via le personnage de Jon permet également de montrer la construction de la notion de collectif, puisque Jon Snow ne va finalement pas diriger un mais trois collectifs : la Garde de Nuit, le Peuple Libre (p. 82 et suiv.) et le Nord (p. 85).

Management des conflits, conflits du management ?

La seconde partie du livre illustre quant à elle une proposition théorique initiée dans un précédent ouvrage[1] des auteurs : croiser la typologie wébérienne de la légitimité avec le PODC de Fayol. Dès lors, les pérégrinations de Daenerys, Tyrion et Jon sont analysées au prisme de ce croisement. Cette approche permet de comprendre les différentes teintes et colorations dans la manière de manager (p. 13). Cette analyse procède par axe du PODC (un chapitre par axe), où Agogué et Sardais déclinent finalité, modalité, caractéristiques et limites des formes technique, charismatique et organique de management.

Cette conceptualisation s’appuie sur de nombreuses références à la série, très détaillées et souvent accompagnées d’extraits de dialogue. Les guerres et intrigues omniprésentes dans Games of Thrones constituent un terreau fertile pour décortiquer un management de la conflictualité. Par exemple, le « planifier » est illustré par trois batailles préparées très différemment selon les personnages : la bataille de la Neva et le plan détaillé de Tyrion; celle de Meereen, où Daenerys réalise sa vision et change le cours des événements avec ses dragons; celle du Mur, où Jon rappelle à ses compagnons leur raison d’être (tenir la porte du Mur coûte que coûte).

Retour d’expérience pédagogique

Pour conclure cette recension, nous souhaitons souligner la clarté et la minutie de l’ouvrage qui le rendent accessible au plus grand nombre, que l’on soit ou non familier de la série. Il s’agit autant d’un petit manuel que d’un petit traité.

Nous avons eu l’opportunité d’expérimenter l’ouvrage auprès d’un public d’apprenants durant la session d’hiver 2019/2020 — avant que l’Hiver nous ait tous ébranlé — sur deux publics d’étudiants, en formation initiale et en formation continue, pour un cours de théories des organisations (pour un total de 67 étudiants). L’identification des personnages au cadre wébérien est un succès incontestable pour éclairer des phénomènes organisationnels complexes. Quand on connait l’appréhension de certains étudiants à l’égard des théories des organisations, le livre d’Agogué et Sardais est donc aussi un outil pédagogique susceptible de susciter des débats animés dans les organisations et dans les salles de cours. A Dream of Spring ?