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À l’occasion du dépôt, en mai 2015, du Projet de loi 53 favorisant « la transparence et l’imputabilité des comités paritaires », divers acteurs sociaux se sont réunis afin d’évaluer le régime québécois des décrets de convention collective dans le cadre du Comité consultatif sur le travail et la main-d’oeuvre (CCTM). L’ouvrage de Bernier est un recueil de contributions d’universitaires, d’acteurs syndicaux et patronaux qui ont pris part à cette instance. Ces contributions, qui font l’état des lieux du fonctionnement du régime depuis sa mise en place en 1934, envisagent ses perspectives d’avenir. Les auteurs examinent, dans un premier temps, ce régime en analysant les divers enjeux qu’il soulève pour le patronat, les associations syndicales et les travailleurs concernés. Dans un second temps, après un consensus sur le maintien du régime, plusieurs hypothèses sont avancées sur les moyens qui permettraient d’adapter la Loi sur les décrets de convention collective (LDCC) aux préoccupations des acteurs sociaux. L’intérêt de cet ouvrage est l’information qu’il apporte sur la trajectoire de la LDCC et sur les principaux enjeux mis au jour par les acteurs.

La Loi sur les décrets de convention collective : dispositions et origine

Inspiré de la tradition européenne, le régime de l’extension des conventions collectives fut mis en place en 1934 à la suite de la Loi sur les syndicats professionnels de 1924. Il prévoit des dispositions qui permettent à l’une des deux parties signataires de la convention collective de demander au ministre du Travail d’étendre les conditions conclues dans le contrat collectif à l’ensemble des travailleurs et des employeurs d’un secteur d’activité d’un territoire donné. Par la suite, le ministère du Travail juge de la recevabilité de la requête, avant d’étendre les normes négociées au niveau d’un l’établissement à l’ensemble des employeurs et travailleurs d’une branche d’activité. La loi prévoit aussi la mise sur pied d’un comité paritaire chargé du contrôle de l’application du décret. Notons que le régime vise à réguler la concurrence déloyale entre les entreprises afin qu’elle n’affecte pas les conditions de travail des employés touchés par le décret. Il fait en sorte, également, d’améliorer les conditions de travail en offrant à certaines catégories de travailleurs de meilleures conditions de travail que celles prévues par la Loi sur les normes du travail (LNT).

La perspective historique adoptée par les auteurs dans cet ouvrage conduit à souligner les facteurs institutionnels et contractuels à l’origine du déclin de la LDCC. En effet, de 1959 à 1985, le nombre de décrets chute, passant de 120 en 1959 à 42 en 1985. En raison des conflits entre les contractants, l’on note la sortie de nombreux secteurs d’activité, notamment la fonction publique municipale, l’industrie de la chaussure et celle de l’imprimerie. L’adoption de la Loi sur les relations ouvrières dans l’industrie de la construction en 1968 va entraîner la perte de vitesse du régime en le privant de 16 décrets de convention collective et de 100 000 travailleurs. Durant la même période, le législateur confie la mission d’apprentissage contenue dans les décrets au ministère du Travail. De plus, l’adoption de la Loi sur les normes du travail en 1979, qui couvre davantage de travailleurs, viendra remettre en cause la pertinence des décrets.

Acteurs sociaux : enjeux et préoccupations autour de la Loi sur les décrets de convention collective

Au début des années 1990, la LDCC est remise en cause dans le cadre d’un Comité interministériel sur les décrets de convention collective dont la mission était d’évaluer la pertinence du maintien de ce régime. En 2015, il restait seulement 15 décrets correspondant à 8 988 employeurs majoritairement dans le secteur des services et couvrant près de 79 189 salariés. Le Projet de loi 53 a conduit à évaluer la pertinence et la nécessité de maintenir le régime des décrets de convention. À cet effet, le CCTM, qui réunissait des employeurs et des représentants syndicaux, va produire un rapport qui servira de cadre d’élaboration de ladite loi. Les discussions dans le cadre du CCTM ont permis de faire émerger deux courants opposés. D’une part, les patrons des PME, pro-abolitionnistes de la LDCC, indiquent que les grandes entreprises qui siègent dans les comités paritaires « ont une voie plus forte dans les négociations et finissent par imposer les conditions aux PME » (p. 54). D’autre part, les autres patrons et les syndicats qui sont en faveur du maintien de la LDCC.

Même si les parties patronales et syndicales sont partagées sur la nécessité du maintien de la LDCC, un consensus se dégage finalement sur la nécessité de la réformer en l’adaptant aux pratiques actuelles des parties. Par exemple, les deux parties s’entendent pour que la fusion des décrets soit inhérente à la volonté des parties et que le règlement des litiges en lien avec l’interprétation et le champ d’application soit du ressort du Tribunal administratif du travail (TAT). Le patronat s’oppose, toutefois, à l’extension de la portée des décrets, préférant la négociation individuelle et collective à l’échelle de l’établissement à la négociation sectorielle. Il remet aussi en question le fonctionnement et la gouvernance des comités paritaires. Les représentants patronaux exigent plus de transparence par le biais de la reddition de comptes et la production de rapports financiers et statistiques. De plus, selon le patronat, le comité paritaire serait juge et partie et, en conséquence, il propose que la surveillance de l’application des décrets revienne plutôt à la Commission des normes, de l’équité et de la santé et sécurité au travail (CNESST).

Pour la partie syndicale, la LDCC contribue à réduire les inégalités sociales parce qu’elle permet une forme « d’accréditation multi-patronale » facilitant l’extension des conditions de travail décentes dans un secteur d’activité. Contrairement au patronat, le milieu syndical se positionne en faveur de l’extension de la Loi à de nouveaux secteurs d’activité, notamment parce qu’elle améliore les conditions de travail des travailleurs et travailleuses vulnérables et permet de lutter contre la concurrence déloyale basée sur les conditions de travail entre les entreprises syndiquées et non syndiquées appartenant à un même secteur d’activité.

Notons cependant que la composition des comités paritaires est peu représentative des entreprises et des syndicats assujettis au décret. Par exemple, pour que les salariés tiers prennent part au processus de négociation, ils doivent être membre d’une association de salariés accréditée en vertu du Code du travail. De même, les employeurs doivent adhérer à une association patronale pour avoir des administrateurs qui siègeront au comité paritaire.

Perspectives d’avenir de la Loi sur les décrets de convention collective

En ce qui concerne les perspectives d’avenir, les auteurs de l’ouvrage envisagent une réforme de la LDCC visant à l’adapter aux enjeux mis en lumière par les acteurs. Tout d’abord, le premier défi est celui de la reconnaissance du caractère représentatif d’une association de salariés capable de négocier une convention susceptible d’extension. Pour cela, en lieu et place de la preuve de représentativité, l’association syndicale ou patronale devrait plutôt justifier d’une activité syndicale reconnue dans le secteur considéré. La procédure d’extension devrait capitaliser les acquis du Code du travail, et en cas de mésentente survenant durant le processus de négociation; le ministre du Travail pourrait désigner un médiateur-conciliateur ou un arbitre dans le but de faciliter la conclusion de la convention. À cela, il faut ajouter l’élargissement du contenu des normes conventionnées extensibles, notamment les régimes d’avantages sociaux, les assurances collectives, les régimes de retraite contributifs. En ce qui concerne la modification de la LDCC, le ministre du Travail devrait continuer à juger de l’opportunité d’extension, sans oublier de déterminer la pertinence du champ d’application professionnel et territorial, ainsi que de la position concurrentielle des entreprises concernées par l’extension.

Le deuxième défi de la réforme concerne les moyens capables de garantir l’imputabilité et la prévention des conflits d’intérêts dans les comités paritaires. Le Projet de loi 53 prévoit que les comités paritaires doivent produire des rapports d’activités et financiers accessibles aux parties. En outre, à des fins de contrôle des activités des comités paritaires, le ministre a le pouvoir de nommer un observateur qui produira des rapports relatant ses observations. Enfin, afin d’éviter les conflits d’intérêts, le contrôle de l’application des décrets serait transféré à la CNESST. Cela permettrait d’uniformiser les mesures de surveillance (par exemple, en mettant fin au dédoublement des organes de surveillance) et de rendre le contrôle plus efficace, car il se déroulerait par secteur d’activité et serait assuré par des inspecteurs spécialisés.

Conclusion 

Cet ouvrage de Jean Bernier sur le régime des décrets de convention collective s’inscrit dans le cadre de la modernisation du socle qui fait la particularité du régime des relations de travail du Québec en Amérique du Nord. L’ouvrage documente les réformes en cours d’un régime en perte de vitesse. En évoquant les arguments en faveur de l’abolition du régime, l’ouvrage met l’accent sur les défis que cette position soulève, notamment en termes de transparence des comités paritaires, de représentativité des acteurs, des tiers-intervenants et de non prise en compte des spécificités des entreprises. Il souligne la contribution du régime à la construction de milieux de travail plus justes et équitables, notamment pour les travailleurs atypiques généralement soumis à des conditions de travail précaires et davantage exposés à la loi du marché. Cependant, l’ouvrage ne s’intéresse pas à la perspective des pouvoirs publics comme acteur-clé des décrets de convention. De plus, il met seulement en évidence les points de vue d’universitaires et d’acteurs syndicaux et patronaux.