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Toute initiative visant à recenser et à faire la synthèse des répercussions de ladite révolution technologique qui s’amorce constitue une aventure hasardeuse et ardue. La pluralité, pour ne pas dire le fouillis, des angles d’analyse et des perspectives théoriques jumelée au rythme accéléré des études publiées et des évolutions autant technologiques que juridiques à l’échelle mondiale complexifient sérieusement l’exercice d’élaboration d’une synthèse digeste et à l’abri d’une obsolescence trop rapide. Osons le dire, la vie d’un chercheur sur l’intelligence artificielle (IA) et le travail n’est pas de tout repos.
Dans ce contexte, cet ouvrage collectif dirigé par Jean Bernier et regroupant une douzaine d’auteurs et autrices québécois et européens atteint cet objectif de très belle façon. Précisons d’emblée que le contenu du livre s’avère beaucoup plus large que l’annonce son titre, qui pointe vers l’IA alors que les chapitres abordent principalement la question plus englobante des transformations numériques. Si cette distinction peut paraître vaine, concevoir l’IA comme un aspect des technologies numériques permet de mieux débattre de leur continuité ou rupture avec les grands changements technologiques rencontrés dans l’histoire de l’industrialisation.
L’ouvrage aborde les implications du numérique dans la sphère travail à partir des perspectives principalement sociale, économique, et juridique. Il est divisé en deux parties. La première, qui regroupe quatre chapitres (1 à 4), vise à dresser les contours des transformations du travail à l’ère du numérique ainsi que des enjeux qu’elles posent. Après un exposé habile et appuyé des principales innovations technologiques incluses sous le parapluie du « numérique » (chapitre 1), on nous amène sur le terrain des inégalités socioéconomiques en montrant à qui profitera surtout cette révolution numérique (chapitre 2). Vient par la suite le troisième chapitre qui allie avec adresse les questions fondamentales de déterminisme technologique à celles de gouvernance et de régulation sociale, en arguant que cette dite révolution ne doit pas être vécue comme une fatalité. Le quatrième chapitre aborde ensuite d’un ton lucide des considérations managériales, surtout en matière de gestion de ressources humaines (GRH), autant en ce qui concerne la numérisation des outils et des processus que la transformation plus profonde du rôle de la GRH.
La seconde partie du livre comporte également quatre chapitres (chapitres 5 à 8) et autant d’avenues à explorer pour de nouveaux modes de régulation du travail en réponse aux transformations numériques. Le chapitre 5 examine certains enjeux du numérique sous la loupe du modèle wagnérien, à la source du droit du travail nord-américain, et discute notamment des amendements possibles pour mieux encadrer ces enjeux. Fait à souligner, l’autrice y aborde entre autres les questions du renouveau syndical et du rééquilibrage du rapport de force, que l’on aurait pu par ailleurs s’attendre à retrouver de manière plus centrale dans le livre. Dans la même lignée, le chapitre 6 aborde le droit à la déconnexion et au repos sous l’angle principal de l’éventualité de sa prise en charge par le cadre législatif québécois. Les deux derniers chapitres (7 et 8) sont consacrés à l’économie des plateformes, analysée d’abord sous l’angle des multiples questions relatives au statut des travailleurs et ensuite par la lorgnette du conflit autour de la régulation dans l’industrie du transport de personnes au Québec.
Les grands mérites de l’ouvrage
Le thème du futur du travail et de la révolution numérique nourrit actuellement une série d’hypothèses, s’inscrivant soit dans un esprit de continuité, soit dans un « jovialisme technologique », et qui vont de plausibles ou conservatrices à beaucoup plus alarmistes, notamment parmi celles relayant une pensée dystopique ou technophobe. L’ouvrage parvient à maintenir un équilibre relatif entre ces pôles, en présentant des perspectives surtout empiriques qui interrogent, d’une part, la façon dont les modèles actuels pourraient s’adapter ou non à ces diverses éventualités, et d’autre part, les avenues susceptibles de nous orienter vers les scénarios les moins sombres. En ce sens, l’ouvrage apporte assurément une contribution à l’avancement des connaissances.
En plus d’analyser les transformations des mondes du travail en lien avec le numérique, plusieurs chapitres abordent les enjeux relatifs à l’un de ses principaux substrats, à savoir l’économie des plateformes. Celle-ci chamboule profondément des secteurs d’activités auparavant régulés et stables, engendrant précarité d’emploi et inégalités socioéconomiques. L’ouvrage traite notamment des batailles juridiques, des conditions de travail ainsi que des modes de régulation associés à cette nouvelle économie.
En outre, un des premiers et des meilleurs chapitres, à notre avis, est celui dédié à la question des inégalités sociales et économiques exacerbées par le numérique, que signent David Rocheleau-Houle et Jocelyn Maclure. Les auteurs y expliquent en quoi la révolution numérique fait et fera quelques gagnants, mais aussi beaucoup de perdants. Cette perspective d’analyse est souvent occultée dans les écrits sur le numérique, alors qu’elle illustre et convainc du besoin criant de mécanismes de régulation. D’ailleurs, pour quiconque a eu l’occasion d’y séjourner, une courte promenade à Seattle suffit pour saisir l’ampleur phénomène. Le chapitre de Mathilde Baril-Jannard sur le modèle wagnérien à l’épreuve du numérique, qui figure parmi les plus constructifs de l’ouvrage, mérite aussi une mention spéciale.
La diversité des enjeux éthiques laissée dans l’ombre
L’objectif de l’ouvrage n’est pas de brosser un portrait complet des perspectives d’analyse permettant d’appréhender le phénomène de la révolution numérique. Heureusement, car un tel objectif aurait bien peu de chances d’être rencontré. Néanmoins, s’il faut absolument trouver à redire à propos de l’ouvrage, la question de l’éthique aurait davantage mérité sa place dans l’intitulé si elle avait été transversale à plusieurs chapitres et examinée sous différents angles. Concept prioritairement (mais pas exclusivement) philosophique, l’éthique, ou l’étude de ce qui est moralement bien ou mal (et juste ou injuste) relève d’horizons disciplinaires diversifiés et traite d’objets qui le sont tout autant. Alors que l’ouvrage aborde essentiellement les enjeux éthiques du numérique sous l’angle nécessaire des inégalités, d’autres perspectives qui permettent d’étudier ceux-ci ne s’y retrouvent pas. La perspective psychologique est à ce titre parmi les grandes absentes du livre. Cette perspective est pourtant pertinente pour examiner « la fin de l’équation », c’est-à-dire comment les applications de l’IA et du numérique se traduisent en bout de ligne sur les expériences de travail telles que vécues et perçues par les employés. Une quantité grandissante d’écrits s’intéressent au sens que les individus accordent à leur travail « numérisé », à leur sentiment d’autonomie ou au contraire de contrôle et de déshumanisation, à leur motivation au travail, leur bien-être et leur santé psychologique. Cette même perspective est utile pour s’interroger sur l’avenir du rôle de gestionnaire et sur sa valeur ajoutée, s’il en est, une fois que la machine aura pour de bon surpassé l’homme dans les activités de planification, de coordination et de contrôle du travail. Le numérique sonnera-t-il le glas du gestionnaire technocrate au profit du coach mobilisateur?
En outre, la notion de contrôle du travail et des travailleurs se retrouve le plus souvent en filigrane dans l’ouvrage, alors qu’on se serait attendu à ce qu’elle fasse l’objet d’une analyse approfondie. Si l’expression même de 4e révolution industrielle ne fait pas l’unanimité et que d’autres y voient plutôt une renaissance du taylorisme, la résurgence de l’emprise des organisations sur les travailleurs, largement facilitée par le numérique, est envisagée comme de plus en plus préoccupante. La surveillance électronique des travailleurs, propulsée par le télétravail et rendue possible par des applications toujours plus intrusives, constitue une des formes les plus évidentes de ce contrôle, qui s’accompagne néanmoins de formes encore plus insidieuses.
Enfin, bien que transversale et non spécifique aux impacts sur la sphère du travail, la question du coût environnemental et de la viabilité de cette croissance numérique perpétuelle devient inéluctable, notamment face à l’urgence climatique. Allié du développement durable aux yeux certains, carrément extractiviste pour d’autres, il demeure que le jupon de la croissance aveugle à la sauce néo-libérale dépasse souvent de façon bien visible.
Les enjeux éthiques soulevés par le numérique sont multiples et occupent somme toute une place relativement réduite dans l’ouvrage. Cela n’enlève rien au regard lucide qu’il pose sur les transformations numériques, à l’abri de la complaisance comme du fatalisme. En somme, ce brillant ouvrage a de quoi faire réfléchir les sceptiques et inspirer les décideurs.