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Introduction

De la transition capitaliste chinoise, on retient souvent la rapidité avec laquelle son immense population rurale a été transformée en main-d’oeuvre industrieuse de l’« atelier du monde ». La violence qui accompagne la mise au travail industriel des paysans (mingong, travailleurs-paysans), ou encore les difficultés qu’ils rencontrent pour obtenir la mise en oeuvre du droit du travail, sont mises en avant comme une conséquence du capitalisme chinois (Chan, Selden 2017), laissant au second plan le rôle de la loi dans l’édification d’une institution centrale du capitalisme, le marché du travail.

La tradition institutionnaliste, dans la lignée des travaux de J. R. Commons, considère en effet que l’existence du marché lui-même est conditionnée par la présence de certaines règles ou normes (Hodgson 2006), en l’occurrence que l’économie capitaliste est accompagnée par l’évolution du droit et des lois (Commons 1924). Il y a donc une coévolution du droit et de l’économie (Deakin et al. 2017), et l’on se propose ici de comprendre comment la construction du marché du travail chinois s’est opérée concomitamment avec l’évolution du droit du travail à partir du tout début des réformes d’ouverture et de modernisation.

Se référer à Commons est justifiable à plusieurs égards : c’est en étudiant les règles mobilisées dans la relation d’emploi qu’il construit la notion de « règles opérantes » (working rules), mais aussi en étudiant les négociations collectives qu’il bâtit celle de l’institution comme « action collective », et des conflits sociaux (les « problèmes du travail ») issus de l’inégalité intrinsèque dans le rapport salarial qu’il extrait la trilogie des transactions (d’échange, de direction, de répartition) et celle de « capitalisme raisonnable » (Bazzoli 2000). Comprendre les règles organisant le rapport salarial devient central pour comprendre les formes du capitalisme, ici le capitalisme chinois.

Ensuite, vient la question de l’évolution sociale et du changement des règles qui permet à Commons d’énoncer sa théorie de la construction sociale des règles : étudier les spécificités du rapport salarial chinois conduit à comprendre comment se sont construites les règles du travail dans la transition, à la recherche d’une « valeur raisonnable » (Périsse 2017). Cette ingénierie sociale hérite et mobilise une discrimination conçue à l’époque socialiste, fondée sur des droits à recevoir le welfare associé au privilège des employés des entreprises d’État (zhigong), les mingong en étant exclus. Cette exclusion vient du statut différentiel lié au permis de séjour (villes vs campagnes), le hukou, bien que l’on soit maintenant à la troisième génération de mingong. Les premières réglementations du contrat de travail des années 1980 sont destinées à transformer le statut des zhigong, mais ne sont pas conçues pour s’appliquer aux mingong, maintenus dans une zone juridique grise qui ouvre la porte à tous les abus : déni de contrat de travail, emplois à durée déterminée récurrents.

Enfin, l’économie capitaliste étant considérée par Commons comme hiérarchisée, elle repose sur une société où règnent les inégalités de pouvoirs, les conflits et donc la coercition. Le capitalisme étant lié au développement d’une nouvelle forme d’État, l’État moderne dispose de prérogatives lui permettant de sélectionner certaines règles particulières, les règles de droit, en fonction des intérêts qu’il choisit de privilégier. Le processus de découverte de ces dernières repose, selon lui, sur le processus de la Common Law propre aux pays anglo-saxons. Mais en accord avec Laure Bazzoli (1999), il faut reconnaître la généralité du programme de recherche de Commons et considérer avec lui que le droit est une convention sociale qui assure l’ordre dans la collectivité. Ainsi, l’économie institutionnaliste consiste à mettre en corrélation l’économie, l’éthique et le droit, ce que Commons appelle « le lien économie-droit » (Commons 1924). Mais l’important étant de voir le droit « en action », le processus d’élaboration des « valeurs raisonnables » (ce qui fait consensus) n’est pas exclusif de la Common Law, et on doit pouvoir mettre en évidence des dispositifs différents qui répondent aux « problèmes du travail ». En Chine, clairement, le Parti communiste s’approprie la mission de découvrir quelles sont les « valeurs raisonnables » vouées à assurer l’ordre social nouveau issu de la transition vers le capitalisme.

Pour ces raisons, la mobilisation du cadre institutionnaliste nous semble opportune; il convient de garder cependant à l’esprit que la Chine, comme un grand nombre de pays d’Asie du Sud-Est, a préféré la voie d’un État de droit autoritaire, ce qui engendre nécessairement des conséquences en matière de signification du droit, tout en démontrant la plasticité du capitalisme, qui rencontre néanmoins partout les mêmes problèmes de régulation du travail.

La première partie replace la co-construction du droit et du marché du travail en Chine dans cette perspective institutionnaliste et historique. Le droit du travail étant une institution qui distribue des pouvoirs, nous poserons ensuite la question des choix quant aux normes du travail et leurs conséquences dans une Chine capitaliste. Le contexte particulier d’un État de droit illibéral nous conduira enfin à examiner le retournement des droits des travailleurs handicapés par un impératif de stabilité sociale prioritaire.

I – Le lien économie-droit indissociable du marché du travail

J. R. Commons considère, du point de vue de la dynamique de construction du capitalisme, le lien étroit entre l’État, l’économie et le droit (Commons 1924). La vie économique est fondamentalement marquée par le conflit d’intérêts et leur mutuelle dépendance. Ainsi, le capitalisme est conçu comme le produit d’une évolution, au XVIIIe siècle, où la confiance née des relations interpersonnelles a dû céder du terrain au profit d’échanges impersonnels à grande échelle. Pour garantir l’ordre social à partir des conflits issus de la rareté des biens économiques, assurer la bonne réalisation des échanges (transactions) et régler les conflits qui en découlent, une autorité, l’État moderne, et un nouvel instrument, la Loi, se sont constitués sous la pression des évolutions économiques, là où la coutume devenait moins efficace. L’économie capitaliste ne devient un système économique qui produit de l’ordre qu’avec l’invention de supports juridiques clairement définis (définir et protéger les contrats…). Ainsi, loin d’être une contrainte pesant sur les volontés individuelles, la Loi représente une ressource cognitive qui permet, d’une part, de diminuer l’incertitude dans les relations interpersonnelles (elle assure la confiance) et, d’autre part, elle organise la coordination des actions sur le marché (contrôle la conformité des comportements à la règle), d’où son caractère « constitutif » du capitalisme (Deakin et al. 2017).

S’intéresser à l’émergence du capitalisme chinois et à la construction de son marché du travail conduit à accorder une grande importance à l’instauration d’un ordre public économique qui passe par des règles de droit, lesquelles organisent la mise en ordre des échanges dans la sphère du marché. En effet, en économie capitaliste, le droit dispose d’une signification dans le domaine économique : il confère des droits; il revient donc à l’État de définir ces droits. Parce que la loi traite des questions de pouvoir et de légitimation, le préalable d’un échange marchand est que ses propres termes doivent en avoir été définis par la loi, cela vaut aussi pour le travail. Ainsi, avant même d’inventer l’outil juridique du contrat de travail en Europe au XIXe siècle, il faut que le travail ait été défini par la loi comme objet d’échange (Supiot 2019), i. e. que les individus soient passés d’un statut à celui d’individu libre d’échanger sur un marché. Dans le cas chinois, au début des réformes en 1978, outre les fonctionnaires du gouvernement et du Parti, il n’y a que des employés des entreprises d’État et des paysans qui ne disposent, ni les uns ni les autres, du droit de choisir leur emploi : il faut construire le marché du travail.

Néanmoins, la contrainte de la mise au travail industriel en Occident n’a jamais été suffisante pour assurer l’afflux de la main-d’oeuvre dans les manufactures; la liberté du travail a dû s’accompagner de contreparties, de garanties contre le risque inhérent au travail salarié (chômage, perte de moyens d’existence) (Deakin et al. 2019). En langage commonsien, les « problèmes du travail » viennent de l’absence de sécurité économique du travailleur (une « valeur raisonnable » favorable au patron) soumis au double déséquilibre des pouvoirs dans la relation d’emploi : pouvoir de marché de l’employeur, qui seul décide d’embaucher, et pouvoir de direction traduisant la subordination du travailleur (Kaufman 2010). Une chose qui compte en Chine pour opérer très rapidement est la transformation de ses paysans en ouvriers de l’industrie.

La Chine, contrairement à la plupart des pays en développement, connaît déjà un modèle de salariat qui, tout en ne représentant qu’une très petite minorité de travailleurs, a déjà institutionnalisé le travail en usine comme alternative au travail agricole. L’employé (zhigong) d’une « unité de travail » (danwei) ne disposait certes d’aucune liberté du travail (il est affecté de façon autoritaire par le bureau du travail local à un emploi), mais il a, du fait des privilèges associés aux résidents urbains (logement, santé, scolarisation, etc. fournis par la danwei, mais aussi et surtout l’absence de risque économique), rendu la position de salarié désirable, avant d’en faire une norme, pour la grande masse des ruraux toujours menacés par les mauvaises récoltes et la famine.

Cependant, pour Commons, le conflit des intérêts et leur mutuelle dépendance caractérisent l’économie capitaliste. Selon une vision fonctionnaliste du droit, la loi contribue à l’ordre économique et social, et distribue les pouvoirs au sein des activités économiques, d’où la présence de mécanismes de coercition qui exposent certains aux pouvoirs des autres : dans la relation d’emploi, le pouvoir, la liberté et la capacité sont le plus souvent du côté de l’employeur (Gislain 2017). Se pose dès lors la question de la liberté de s’engager dans la coercition économique (Samuels 1971); ce qui importe est de savoir quels intérêts doivent être érigés comme des droits, quelles valeurs dominent et qui est en capacité de prendre cette décision. Dans la société moderne, c’est à l’État qu’incombe le pouvoir de définir quels intérêts doivent être protégés comme des droits, leurs conséquences sur l’allocation et la distribution des ressources dans la société ainsi que les pouvoirs, revenus et richesses qui en résultent. Le pouvoir et, par conséquent, la coercition, mais aussi les opportunités et les choix économiques qui en découlent, sont tributaires des droits. Ainsi, les droits ne sont pas des droits parce qu’ils préexistent, ils le sont parce qu’ils sont protégés par le gouvernement (Medema et al. 2000) : ils sont les intérêts que le gouvernement choisit de protéger vis-à-vis des autres intérêts dans le cadre d’un conflit. Considérant que les relations humaines sont d’abord conflictuelles (conséquence de la rareté des ressources), il s’agit donc de bâtir la société sur des institutions qui réduisent la coercition en vue de produire de l’ordre à travers les droits; le système juridique de l’État moderne remplace la religion, la coutume, l’autorité arbitraire du chef, etc. dans la mise en ordre institutionnelle des relations sociales (Medema 1998). C’est ainsi que Commons définit la souveraineté. Les droits associés à la souveraineté sont les produits des choix faits par l’État dans les droits à protéger en vue de réguler les conflits, notamment ceux nés de la propriété privée. Dans le cadre de la relation d’emploi, il s’agit de définir quelles sont les positions et les pratiques qui doivent bénéficier d’un statut de protection, définir quelles sont les règles raisonnables d’un point vue à la fois social et juridique. Autrement dit, avec le droit du travail, il s’agit de déterminer quels intérêts comptent au sein du marché du travail, de mettre en oeuvre une autre « valeur raisonnable » (Commons 1924).

Partant du constat que le sous-développement chinois est le produit des erreurs et de la violence politique de la période Mao, Deng Xiao Ping oriente les choix du Parti, dès 1982, en direction de la reconstruction d’une méthode légale de gouvernement, le « gouvernement par la loi ». Une forme (faible, quoique réelle) d’État de droit (la loi est assez rapidement devenue prédictible, formellement rationnelle et légitime[1]) a été bâtie, tout en assurant un contrôle social strict : clairement, en Chine, l’État de droit concerne la sphère économique et non celle du politique. Cela est évidemment problématique en droit du travail qui vise à assurer le bon déroulement des contrats d’un côté, tout en refusant d’asseoir les droits du travailleur sur des droits civils et politiques sécurisés. Des choix in fine sont cohérents avec la perspective d’un État développementaliste autoritaire qui cherche à asseoir sa légitimité sur une gouvernance autoritaire efficace et réactive (Hurst 2016).

Le choix de protéger le travailleur par des législations spécifiques (les Codes du travail) à la fin du XIXe siècle en Occident a été un changement dans les intérêts devant être protégés : par la législation sociale, on a décidé d’étendre les droits et les opportunités des travailleurs aux dépens de ceux des employeurs. Quand la Chine demande une assistance technique à l’Organisation internationale du travail (OIT) en 1983, c’est ce modèle qu’elle est prête à accepter dans le cadre de ce qui apparaît comme le problème crucial, la réforme des entreprises d’État et donc du statut des zhigong.

II – Quels intérêts privilégier? Le choix de normes du travail élevées

On opposera d’emblée à cette acception « constitutive » du droit vis-à-vis du marché du travail en Chine, le développement d’un marché spontané du travail dès le début des réformes, où une institution informelle (les liens interpersonnels et familiaux avec les entrepreneurs capitalistes de Hong Kong et Taiwan, Bergère 2007) a ouvert la voie au développement de l’entreprise privée. Cette confiance interpersonnelle, comme alternative au droit, a par ailleurs été à l’origine de nombre d’entreprises de bourgs et de villages[2], qui ont démontré la remarquable capacité d’adaptation des acteurs s’engouffrant dans un vide juridique, notamment en embauchant des travailleurs sans contrat formel. Ce phénomène d’industrialisation des campagnes indéniable n’aurait donc eu recours au Droit ni pour assurer la réalisation des contrats ni pour drainer la main-d’oeuvre en direction des usines (Chen, Deakin 2015) : leurs directeurs disposaient de l’immense réserve des travailleurs des communes populaires à qui l’accès au travail en usine était présenté comme une faveur (Périsse 2006) et où l’autorité de l’employeur allait de soi.

Or cette présentation d’un capitalisme et d’un salariat sui generis (Nee, Opper 2012) n’est qu’une partie de l’histoire sous-entendant qu’il ait fallu attendre 1994 et le premier Code du travail pour que le travailleur chinois accède à un statut gouverné par le contrat de travail. Sans qu’il soit aisé d’éclaircir, d’une part, le rôle joué par l’ancien contrat de travail collectif temporaire, qui alimentait les entreprises d’État à l’époque socialiste en main-d’oeuvre rurale, ni, d’autre part, celui des syndicats officiels des provinces de départ et d’arrivée des migrants ruraux[3], ces dispositifs informels ou formels hérités du système socialiste ont organisé l’alimentation des usines en main-d’oeuvre rurale tout en participant à l’édification du segment du marché du travail des mingong dans les années 1990. Sur ce segment, on voit se développer l’aspect le plus violent de la mise au travail capitaliste par la marchandisation contrainte et sans contrepartie de la force de travail où s’exprime le pouvoir sans limite des employeurs. Un statut de force de travail de seconde zone associé au hukou illustre la conception utilitariste toute socialiste de personnes de médiocre qualité (associée à la détention de capital financier ou éducatif…[4]). De ce statut de semi-clandestins découle logiquement une forme généralisée de l’emploi temporaire, voire sans contrat de travail.

Cependant, considérer que ce segment dédié aux mingong se construit hors de toute référence à un dispositif légal est inexact : s’il répond à d’autres règles que celles de l’emploi formel, c’est parce que l’État, qui pilote les réformes, a fait ce choix délibéré. En effet, dès 1986, suivant les propositions de l’OIT, les premiers règlements relatifs aux contrats de travail sont élaborés par le ministère du Personnel et prévoient explicitement les contreparties au risque du travail salarié sous la forme des assurances sociales, même très modestes. Parmi elles, la création du statut de chômeur est remarquable en pays socialiste, où la Constitution met en avant le devoir de travailler, car l’on se doute des effets en termes de pertes d’emplois liées aux restructurations à venir du secteur d’État. Ces règlements temporaires de 1986 sont la première construction juridique qui rend légale l’embauche de salariés sous une forme contractuelle. Cependant, dans les zones économiques spéciales (Shenzhen, Zhuhai, Xiamen…), ces zones rurales du Sud éloignées des grandes villes industrielles chinoises appelées à devenir l’atelier du monde et où les migrants ruraux vont s’y diriger (ou y être dirigés) en masse vers la fin des années 1990, c’est un autre contrat de travail qui est mobilisé, voire un simple engagement oral. Il s’agit du contrat à durée déterminée expérimenté à partir de 1981 lors du retour des jeunes urbains envoyés à la campagne pendant la Révolution culturelle (Howard 1991). On découvre ici une partie de la production du droit et des règles juridiques en Chine : un projet pilote local jugé efficace est appelé à être étendu par l’autorité régionale (l’assemblée populaire régionale ou la branche locale du ministère concerné[5]), puis éventuellement nationale[6] (Heilmann 2011).

Cet embryon de marché du travail donne très rapidement naissance aux agences de placement qui, indépendamment des Bureaux du travail responsables de l’administration décentralisée du ministère du Travail, vont alimenter les institutions internationales en cours d’installation en personnel qualifié et, par extension, les entreprises privées pour ce qui est ensuite d’assurer leurs besoins en main-d’oeuvre non qualifiée (Potter, Li, 1996). Mais à ce moment-là, le statut des mingong est hors des préoccupations de l’État. De fait, la forme d’emploi sans contrat et sans droit qui se développe dans le secteur privé s’inscrit sciemment en opposition (mais donc bien en référence) à la norme de l’emploi formel élaborée par les règlements de 1986. Ces derniers jouent pourtant un rôle essentiel : ils institutionnalisent le salariat comme forme de travail de référence, une norme du marché du travail chinois.

Le sort des mingong provient donc de choix explicites faits par l’État quant aux droits à privilégier. Le Code du travail de 1994 a été élaboré d’abord en vue de convaincre les zhigong de renoncer à l’emploi à vie tout en donnant l’impression de garantir les privilèges associés au statut d’urbains. Et même si l’objectif est d’unifier tous les contrats de travail existants, les mingong apparaissent comme hors champ. La politique du hukou, régulièrement adaptée, reste jusqu’à aujourd’hui attachée à un objectif majeur : interdire l’installation dans les grandes villes industrielles des masses de migrants perçus comme des personnes de qualité inférieure. Ils sont exclus des politiques publiques urbaines et censées se contenter des fruits de la croissance économique.

Si le nouveau Code du travail en 1994 apparaît porteur d’un haut niveau de normes juridiques, c’est qu’il se veut autant une réponse au mouvement de contestation du Printemps de Pékin en 1989, où l’on avait vu se développer des syndicats libres (Han 2014), qu’un nouveau contrat social proposé aux travailleurs. Formellement, rien n’interdit d’appliquer le Code aux mingong, mais le choix de l’État est de construire une norme de l’emploi salarié formel des travailleurs urbains, un choix qui assume la discrimination institutionnelle. Ce Code, après un processus d’élaboration long et chaotique de plus de 40 projets depuis 1949, confirme que le lien économie-droit n’est pas découvert par l’action miraculeuse du marché; il est construit (Medema 1998) à travers la recherche de nouvelles solutions au sein du rapport salarial.

Ce statut du travailleur, défini par des normes formelles élevées, lesquelles sont adossées à celles de l’OIT, à l’exclusion des droits d’association et de négociation collective, est aussi un enjeu de légitimité du Parti. Aux yeux de Deng Xiao Ping, ce chantier était primordial dès le début des réformes : le Parti les justifie par le droit du travailleur à améliorer son sort. Cela est cohérent avec le projet de développement, où les droits économiques et sociaux sont associés à la modernisation du pays. On constate donc que, de la même façon qu’en Occident, puis dans les pays d’Asie de l’Est, l’élaboration du droit du travail accompagne le développement du capitalisme chinois (Deakin et al. 2019). Fondé sur le principe de subordination (Article 2) et en référence à la stabilité d’un contrat de long terme (le rejet de l’emploi at will), il consacre un droit protecteur vis-à-vis du pouvoir de l’employeur qui doit être circonscrit (responsabilité sans faute…). Les cinq assurances sociales et un système de règlement des conflits individuels (médiation-arbitrage-tribunal[7]) organisent la protection du travailleur contre l’insécurité économique inhérente à ce statut (Périsse 2017).

Mais cette norme est rendue inaccessible concrètement aux mingong en raison de la priorité donnée par les gouvernements locaux aux employeurs, au nom du développement économique. Ne pas appliquer le droit du travail aux mingong devient une règle informelle résiliente qui convient parfaitement à la complexité des relations de sous-traitance en chaîne qui caractérise la Chine. Il s’ensuit un contrôle du droit du travail par les autorités locales, qui en détournent la lettre en faveur du travail informel. Cela renvoie à un autre processus de production du droit chinois : les parlements régionaux, puis locaux ont toute latitude pour élaborer une version locale des textes nationaux, justifiée par des disparités économiques et sociales très vastes en Chine. En l’absence de mécanisme de contrôle de la constitutionnalité des lois locales, il se produit souvent que le droit du travail effectif prenne ses distances vis-à-vis du Code du travail. Cela permet au gouvernement et au Parti de revendiquer un droit du travail protecteur, alors que localement on assume l’inverse.

Les conflits récurrents, parfois violents, en sont la conséquence logique, et les problématiques suivantes finissent par apparaître : arriérés de salaires endémiques, absence d’assurances sociales, accidents du travail, etc., menaçant l’« harmonie sociale ». En fin de compte, il se produit dans la Chine du XXIe siècle le même phénomène que dans les manufactures occidentales au XIXe siècle : une relation salariale gouvernée exclusivement par l’autorité de l’employeur conduit au conflit, au paupérisme associé à des salaires de misère[8], et tend à menacer la société.

La Loi sur le contrat de travail de 2007 se veut une réponse en vue de restaurer l’équilibre dans les relations d’emploi et in fine incorporer les migrants ruraux dans son projet de société (Périsse 2017). Elle s’accompagne la même année de deux autres lois sociales : la Loi sur la promotion de l’emploi destinée à lutter contre les discriminations à l’emploi et la Loi sur la médiation et l’arbitrage des conflits du travail destinée à canaliser les plaintes individuelles en dehors du système judiciaire. Cette nouvelle réglementation vise l’instabilité sur le marché du travail : encadrement des contrats courts récurrents ainsi que du recours intensif aux agences de placement. Cela dit, l’important réside dans une volonté de formaliser (contrat écrit) la relation d’emploi, sous la menace d’une requalification en contrat à durée indéterminée, qui devient une nouvelle norme. La mise en ligne des projets successifs de la Loi sur le contrat de travail en vue de recueillir les commentaires du public[9] permet de saisir un autre mécanisme de création de nouvelles « valeurs raisonnables ». En amont, tout un processus de cueillette d’informations sur les conflits du travail a mobilisé les syndicats officiels à tous les échelons, les campagnes de recouvrement des arriérés de salaires ayant largement influencé l’élaboration de ce nouveau texte de loi (Biddulph et al. 2012). Les Conférences pour la consultation tripartite des relations professionnelles (déclinées elles aussi du national au local) depuis 2001 ont fait remonter du terrain un ensemble de difficultés, sans compter les Conférences consultatives du peuple chinois. Même les organisations non gouvernementales de défense des travailleurs (légales ou non), ou encore des universitaires, ont pu faire valoir leur expertise. Si ce n’est pas, en général[10], par le processus de règlement des conflits du travail par les tribunaux qu’est construite une nouvelle « valeur raisonnable », ces mécanismes combinés aux expérimentations à petite échelle de projets pilotes relèvent d’un processus de découverte de ce qui fait consensus dans le cadre d’un autoritarisme consultatif.

L’autorité de la loi dans la relation salariale peine cependant à se concrétiser : la capture locale du droit du travail s’ancre toujours plus avec la crise économique de 2008-2009 et, ensuite, par le processus de restructuration des industries de main-d’oeuvre en faveur d’une montée en gamme industrielle. L’effectivité de la loi en pâtit, alors qu’explosent les formes non standards d’emploi[11], justifiant les amendements de 2012, qui corsètent les agences de placement. Les conflits pour l’application du droit du travail démontrent cependant que la norme qu’il véhicule est bien devenue une référence centrale du rapport salarial chinois et accompagne le désir des migrants ruraux d’être reconnus comme la nouvelle classe ouvrière chinoise. La quasi-inexistence de négociations collectives, très pauvrement abordées dans le droit du travail, ainsi que l’absence de réels contre-pouvoirs syndical ou associatif constituent des obstacles supplémentaires[12]. De fait, renonçant aux « tiers-pouvoirs » syndical et associatif, le Parti assume que l’État seul soit le garant de l’effectivité du droit du travail. En conséquence, en Chine, c’est à l’État de prendre en charge la résolution des conflits, par le gouvernement autoritaire du travail par la loi. Cela se traduit dans la conception des droits qui est retenue.

III – Les droits du travailleur au risque de la stabilité sociale

Il y a donc, en ce qui concerne les dirigeants chinois qui se sont succédé depuis les années 1980, un consensus sur le fait que l’amélioration des droits du travailleur est un moyen d’assurer la stabilité sociale et de rompre avec la violence politique. Le droit du travail est étroitement associé par Deng Xiao Ping à la modernisation du pays; la restauration de la légalité juridique, notamment dans le monde du travail, doit se combiner avec des politiques visant l’amélioration du bien-être économique, et produire la stabilité sociale. La mise en avant du droit à la subsistance (ou au développement), privilégiant les droits économiques et sociaux par rapport aux droits politiques et civiques, fait partie de cette forme de développementalisme autoritaire choisie par la Chine, pour qui l’engagement du Parti à construire une société dans laquelle chacun peut bénéficier des fruits de la croissance sert la légitimité du régime. La justice sociale (droits économiques et sociaux comme extension du droit à la subsistance) est ainsi présentée au citoyen chinois comme un gage de dignité humaine : les droits de l’homme, conçus d’abord du point de vue du bien-être matériel, doivent être inscrits, pour se concrétiser, dans un projet de société conçu par l’État. La réalisation de cet objectif est étroitement liée, dès les débuts de la politique de réforme et d’ouverture de 1978, à la stabilité sociale, seule à même d’assurer le développement inclusif. L’une des conséquences inattendues des sanctions consécutives au massacre de Tian An Men en 1989 est de pousser la Chine à élaborer son propre discours sur les droits de l’homme : le livre blanc « Droits de l’homme en Chine » de 1991 conçoit les droits des citoyens comme subordonnés au droit de la Nation au développement (Cooney, Liu 2010, Muller 2019). Il en découle le choix de privilégier des politiques qui vont assurer la stabilité et l’élaboration de lois et règlements (le « gouvernement par la loi ») dont l’objectif principal est de canaliser les conflits dans les voies légales adéquates ou de promouvoir des dispositifs supposés les minimiser (la « société harmonieuse », sans conflit). En mettant en avant les « valeurs asiatiques » (priorité des droits collectifs, économiques et sociaux, souveraineté nationale), c’est l’exception culturelle qui est mise en avant, contre l’universalisme porté par l’ONU au cours des années 2000 (Nathan 2011), puis avec Xi Jinping à partir de 2013, une vision relativiste, contingente et sélective des droits de l’homme à partir de laquelle chaque État doit pouvoir choisir ses priorités en fonction de ses préférences (Kent 2019). Mais étant donné le choix du Parti d’adopter un comportement responsable plutôt que la contrainte constitutionnelle pour encadrer l’action de l’État (North, Weingast 1989) en vue de bâtir sa crédibilité et sa légitimité, il doit produire des engagements crédibles qui se matérialisent dans la performativité du système économique (par exemple annoncer l’éradication de la pauvreté en 2020) et le caractère inclusif de ses politiques (incorporer les nouveaux groupes sociaux, à l’instar des migrants ruraux avec la Loi sur le contrat de travail de 2007, afin d’éviter la constitution d’un pouvoir indépendant[13]) (Chen, Naughton 2017).

Ainsi, les droits énoncés à partir de 1991 visent à restaurer l’équilibre entre les réformes économiques et la stabilité sociale. La promotion de droits économiques et sociaux (le welfare collectif) répond au désir du Parti de construire une version chinoise des droits après les troubles de Tian An Men; ils forment le socle du droit à la subsistance dépendant de l’action du Parti en lien avec le maintien de la stabilité sociale (Biddulph 2015), sans que l’on sache vraiment comment ils sont concrètement accessibles (Muller 2019). De fait ces droits sont des droits positifs; ils sont octroyés par l’État, qui peut les étendre ou les restreindre à volonté : la Chine a signé le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1997, non ratifié) et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (1998, ratifié en 2001) sous la réserve de leur compatibilité avec les lois chinoises, mais dans une perspective de revendiquer sa propre conception illibérale des droits de l’homme, en opposition ferme à l’universalisme (Chen, Hsu 2018). Par conséquent, ils prennent corps à travers les réglementations et politiques mises en oeuvre et supervisées par l’État, et sont clairement conçus comme la contrepartie des devoirs du citoyen, notamment le devoir de travailler. La confusion avec des politiques publiques conçues en vue du bien-être du citoyen est délibérée (Pils 2018) : la protection des droits et intérêts légaux du travailleur (l’adhésion aux normes du travail décent énoncé par l’OIT en 1998 par exemple) passe par les politiques sociales adéquates et contribue au renforcement du leadership du Parti.

Cette voie est difficile puisque l’essor économique chinois s’accompagne d’un important accroissement des inégalités, d’une distorsion du droit du travail par les gouvernements locaux, d’un traitement clairement discriminatoire des populations considérées comme « de médiocre qualité »[14], entretenant un haut niveau de conflictualité sociale. Le citoyen chinois peine en effet à obtenir le respect de ses droits, qui ont pourtant besoin de l’action de l’État pour être effectifs, comme le prouvent les conflits du travail pour l’essentiel fondés sur une demande d’accès aux droits légalement définis (le droit d’être rémunéré notamment[15]). Selon S. Biddulph (2015), cela marque un échec systémique du gouvernement du travail par la loi, car est remis en cause ce qui est juste. L’autorité de la loi est sapée parce que la « sécurisation des droits du travailleur » (positifs, conditionnels et matériels) est défaillante, et au-delà l’est aussi la légitimité du Parti, qui dévoile ses difficultés à assurer la régulation du marché du travail, à développer la justice sociale, voire à assurer cette bonne gouvernance supposée assurer la stabilité sociale si chère à la « société harmonieuse ».

Ainsi, la souveraineté bâtie par l’État chinois repose bien sur le principe énoncé par Commons (1934) : des choix qui sont faits par l’État pour décider qui, in fine, doit percevoir les avantages de la production collective (ou sociale) et qui doit en supporter la charge. Mais dans le cas chinois, la mise en avant des droits économiques et sociaux supposerait que soient effectivement mises en place les politiques sociales configurées pour corriger a minima les inégalités institutionnelles liées au statut inférieur de certaines catégories de la population. Or les migrants ruraux sont toujours l’objet de discriminations liées à leur statut défini par la loi (le hukou) et ne bénéficient d’aucune politique sociale destinée à corriger un statut inférieur hérité de la période socialiste : souvent exclus des services publics urbains, ils ne sont l’objet d’aucune préoccupation quand ils perdent leur emploi (crise économique de 2008-2009, restructuration des industries intenses en main-d’oeuvre, crise pandémique en 2019-2020…). Dans le cadre chinois, non seulement les droits du travailleur ont un sens spécifique que l’État a configuré comme tel et qui s’éloigne de plus en plus de la référence à l’universalité pour servir d’autres objectifs.

En effet, face à la conflictualité sociale récurrente, le Parti devient sceptique au début des années 2000 vis-à-vis de la loi, qui n’apparaît plus comme le meilleur moyen de gouverner une société en transformation rapide ni d’assurer la justice sociale promise (Minzner 2011). Ces conflits sont interprétés, à la suite de Tian An Men, comme pathologiques, un obstacle à l’édification de la « société harmonieuse », ce qui justifie, par conséquent, le glissement qui s’opère dès lors non pas en faveur d’une amélioration de l’effectivité des droits des travailleurs, mais dans la recherche des moyens de mettre fin rapidement au conflit d’emblée interprété comme une menace à l’ordre social, y compris par un renoncement à la loi, à commencer par rendre difficile l’accès d’un travailleur à la justice : promotion de la médiation interne à l’entreprise, considérée comme un moyen moins conflictuel de gérer un différend employeur-employés[16], recours aux grandes campagnes de recouvrement des arriérés de salaires sur le mode maoïste (Biddulph et al. 2012), substitution des autorités municipales (création de fonds pour abonder les salaires) à l’application de la loi (obligation de rémunérer un salarié) (He, Su, 2010), etc. Peu à peu, l’objectif de stabilité sociale va in fine prendre le pas sur la défense des droits du travailleur. Le « paradoxe entre loi et stabilité » (Liebman 2011) vient de ce qu’un conflit naît des injustices dévoilées par les travailleurs, notamment les inégalités économiques, l’ineffectivité du droit du travail, etc., alors que ce sont des solutions en dehors de la justice qui sont recherchées en priorité. Le respect de la loi finissant par être considéré comme une contrainte pesant sur les obligations de maintien de la stabilité sociale (Liebman 2014), le travailleur perd confiance dans l’autorité de la loi, ce qui entretient le conflit social; il est dès lors peu étonnant de voir les grèves, notamment celles de 2010 dans le secteur automobile, ou lors du conflit de Shenzhen Jasic Technology en 2018[17], être de mieux en mieux organisées. Ces deux cas, coordination des travailleurs entre plusieurs usines Honda dans l’un ou implication des étudiants auprès des grévistes dans l’autre, montrent que le principe de localisation d’une grève peut toujours échapper au cadre ad hoc : l’individualisation des droits et des plaintes.

Pour y faire face, depuis 2006, un système complet et sophistiqué de « management social » a été édifié comme partie intégrante du projet de « société harmonieuse », issu de la fusion de plusieurs institutions chargées de la défense de l’ordre social d’un côté, et d’autres chargées des inégalités et du welfare de l’autre. Dans le même temps qu’il vise à accroître la capacité de l’État (surtout les autorités locales) pour organiser la société, améliorer la transparence de la gouvernance publique et diminuer l’arbitraire, ce système coordonné produit aussi des innovations sociales visant les travailleurs, allant de la promotion de la médiation à la Loi sur la sécurité sociale (2010) ou encore l’élaboration d’un mécanisme d’alerte précoce sur les conflits du travail, des stratégies de traitement des grèves jusqu’aux outils de répression des mouvements sociaux. Ces mécanismes d’ingénierie sociale sont cependant bien loin de ceux soutenus par J. R. Commons pour assurer une évolution progressiste et la participation du citoyen de base à la société. Le management social chinois démontre la capacité d’innovation importante des diverses strates de l’État chinois, mais qui construit une structure institutionnelle extensive et invasive de préservation de la stabilité sociale qui a la capacité d’être souvent abusive, intrusive et de fonctionner aux dépens des droits (Biddulph 2015). Les choix faits par le Parti ont donc bien des conséquences sur les droits : l’impératif de stabilité se traduit directement dans la définition légale des droits et dans leur réalisation. Cette préférence pour une « légalité autoritaire » (Gallagher 2017) combine des méthodes de mobilisation des masses (éducation au droit du travail par le syndicat officiel ou des ONG pilotées par les instances locales du Parti) avec des exercices démocratiques limités (élections des représentants syndicaux dans quelques entreprises). On cherche la mobilisation des masses en quête du respect du droit du travail, qui, en retour, avertit l’État sur le lieu et le moment auxquels il faut intervenir et faire évoluer la loi et son application. La gouvernance du travail par la loi donne ainsi l’apparence de la contrainte sur l’État, mais le contrôle permanent exercé par ce dernier au niveau local sur la mise en oeuvre discrétionnaire du droit du travail démontre le contraire. Cette forme d’État de droit autoritaire, qui affiche des normes du travail élevées, mais à géométrie variable, est « circonscrite, limitée et instable » (op. cit.), car elle décrédibilise l’institution de la justice et de la loi, reconduit et approfondit les inégalités et les discriminations du marché du travail : clairement, ce sont les plus éduqués parmi les urbains ou les migrants qui se saisissent des processus juridiques existants, autrement dit les plus privilégiés (Gallagher, Yang 2016). Le cercle vicieux de la légalité autoritaire s’autoentretient en l’absence de représentation autonome des travailleurs et de mécanismes efficaces de négociations collectives seules à même de contraindre au respect des droits inscrits dans la loi, et l’instabilité sociale se renforce.

Conclusion

L’élaboration de la législation du travail en Chine accompagne la construction du capitalisme chinois en ceci qu’elle offre au marché du travail des règles de fonctionnement qui progressent au fil des réformes : elles créent de l’ordre et de la confiance. Le fait que ces dernières produisent un effet inattendu, le développement d’une population laborieuse nouvelle et nombreuse au bénéfice de laquelle le droit du travail n’avait pas été pensé au départ, nous indique d’abord que les règles instituées du marché du travail sont soumises à un processus d’évolution incrémentale, évolutionniste, caractéristique des processus institutionnels (Commons 1934, Thelen 2005). L’étude de la co-construction du marché travail et du droit du travail rend par ailleurs compte de ce que ces évolutions ne sont pas « naturelles » ou soumises à l’obligation de nécessité : c’est sous le coup des conflits que des choix sont faits par l’État et le Parti communiste dans la sélection des droits à protéger. Cependant, dès lors que le Parti n’a jamais eu l’intention de laisser se développer une quelconque autonomie des travailleurs, qui est toujours considérée comme une menace à son pouvoir de décider ce qui est le mieux pour la société chinoise (la société harmonieuse), et que l’impératif de stabilité sociale finit par l’emporter sur le droit du travail, ce dernier n’apparaît pas porteur des droits promis. On laisse les strates locales de l’État organiser la capture du droit du travail en faveur des employeurs tout en mobilisant le génie autoritaire du régime chinois pour bâtir un vaste système de management social, qui menace in fine l’autorité de la loi et, en retour, alimente les conflits sociaux. Ce que nous apprend cette étude n’est pas tant que les régimes autoritaires sont toujours tentés de créer des institutions de contrôle des populations laborieuses, mais que la dynamique institutionnelle au cours du temps, ici la transition économique vers le capitalisme, permet aux legs autoritaires (Caraway et al. 2015) de façonner les nouvelles institutions selon des recombinaisons toujours inattendues.