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1. Introduction

Cet article présente une recherche en ergonomie en cours[1] dans les services d’ingénierie de conception d’un groupe industriel automobile français possédant des usines et des filiales internationales. Les bureaux d’études de ce groupe fonctionnent en organisations en projets, ou « management de projets », défini comme un :

Processus unique qui consiste en un ensemble d’activités coordonnées et maîtrisées comportant des dates de début et de fin, entrepris dans le but d’atteindre un objectif conforme à des exigences spécifiques, incluant les contraintes de délais, de coûts et de ressources.

Garel, 2011 : 15

À travers cette organisation en projets, l’industrie automobile doit relever des défis propres à son secteur, principalement de deux ordres : économique et écologique. Depuis une vingtaine d’années, le secteur automobile français perd en compétitivité du fait d’un marché mondialisé et en récession, soumis à de fortes pressions concurrentielles internationales. Pour y faire face, le secteur a délocalisé de nombreuses filiales et usines ; le groupe étudié a connu la plus forte augmentation des délocalisations de 2000 à 2018 et figure parmi les cinq premières marques qui délocalisent le plus au monde (Head, Martin, Mayer, 2020). Par ailleurs, l’industrie automobile représente l’un des éléments clés de la transition écologique : en 2012, l’Agence de la Transition Ecologique (ADEME) exigeait la conception de véhicules écologiques accessibles à tous d’ici 2020 (Faure, 2014). Parallèlement, de nombreuses villes européennes adoptent des plans visant la neutralité carbone, par exemple, le Plan Climat Air Énergie (2018), ayant pour objectif la fin des moteurs diesel en 2024 et à essence en 2030 à Paris. Ainsi, la technologie de motorisation thermique sera interdite par les autorités publiques dans de nombreuses villes françaises et européennes, ce qui revient à une quasi-interdiction générale (Aït-El-Hadj, 2020).

Dans cette conjoncture, les bureaux d’études doivent s’organiser pour concevoir des véhicules répondant à plusieurs critères de qualité. Tout en raccourcissant les délais pour s’adapter en temps réel aux demandes du marché, cette industrie doit innover en matière de technologies de motorisation afin de respecter les exigences environnementales des pouvoirs publics. De plus, ces véhicules doivent être maintenus à bas prix pour rester compétitifs et abordables pour tous. La caractéristique principale des organisations en projets repose donc sur la nécessité de s’affranchir des limites spatio-temporelles pour s’adapter en temps réel à un environnement économique qui évolue de plus en plus rapidement. Dans ce cadre, des équipes pluridisciplinaires et pluriterritoriales sont créées et, à cet égard, elles ont à leur disposition un panel d’outils digitaux leur permettant de bénéficier d’une vue d’ensemble de l’état d’avancement du projet (Petit, 2020). Elles se dotent à cet effet – depuis plusieurs décennies déjà – d’interfaces digitales (Vacherand-Revel, 2007), qui constituent des prérequis pour la réalisation du projet et qui établissent un cadre dans lequel les travailleurs réalisent leur activité.

Dans cette perspective, ces bureaux d’études adoptent différents modes de management, se succédant les uns aux autres pour encourager la flexibilisation des individus et des organisations (Bachellerie, Gaudart et Petit, 2020). Ces « temporalités gestionnaires » (Gaudart et Ledoux, 2013 : 119) se structurent sur l’idée que l’atteinte des critères de qualité ne peut s’obtenir que dans un environnement de travail capable de s’adapter aux changements continus. En ce sens, le groupe industriel a adopté en 2019 une nouvelle organisation de projet inspirée des méthodes agiles. Ces dernières, initialement développées par le secteur de la conception d’applications informatiques pour de très petites entreprises, ont été transposées à l’industrie de conception automobile. Elles ont pour ambition de simplifier et de fluidifier les processus de conception jugés trop rigides et chronophages (Korohnen, 2013 ; Dikert, Paasivaara, Lassenius, 2016). Le management par projet agile a donc été créé afin d’accélérer ces processus et ainsi de gagner en compétitivité. En adaptant les méthodes agiles à son propre contexte, le groupe industriel a mis en place un projet organisationnel spécifique s’ajoutant à l’organisation en projet qui régissait auparavant les bureaux d’études.

Dans ce contexte, nous nous intéressons aux usages organisationnels des technologies digitales au sein de ces modes de management fluctuants. Nous nous sommes particulièrement intéressés à deux types de technologies conçues au service de la pluridisciplinarité et de la pluriterritorialité des équipes de conception : d’une part l’outil de la visioconférence permettant la communication et d’autre part un logiciel collaboratif de gestion de projet. Ces technologies ont été étudiées à travers deux études de cas. Sans prétendre à la généralisation des résultats de l’analyse, ces dernières révèlent la manière dont ces technologies digitales sont utilisées selon le contexte organisationnel particulier dans lequel elles s’inscrivent et les tâches auxquelles elles sont destinées. De manière plus générale, les résultats montrent l’opportunité que constitue l’analyse des technologies digitales afin de saisir la complexité de ces situations de travail.

2. Les enjeux de l’activité en organisation en projet

L’usage des technologies digitales dans l’activité de conception préexistait à la crise sanitaire. Les acteurs de la conception sont depuis plusieurs décennies expérimentés à l’utilisation de ces technologies étant donné les caractéristiques de l’activité de conception et la structuration des projets.

2.1 L’ingénierie de conception : l’activité collective et individuelle de synchronisation cognitive soutenue par les technologies digitales

Dans ce milieu professionnel, dès les années 1990, la littérature scientifique décrit la manière dont l’activité de conception repose sur la coordination entre les différentes parties prenantes au projet. Darses et Falzon (1996) décrivent les modalités de l’activité de conception comme reposant sur un travail collectif. Les auteurs parlent de « co-conception » et de « conception distribuée » pour décrire les processus de « synchronisation cognitive » et de « synchronisation opératoire ». La synchronisation cognitive désigne l’action de rendre égalitaire le niveau de connaissance d’un problème de conception afin que les travailleurs puissent participer à sa résolution. La synchronisation opératoire regroupe les procédures et les méthodologies communes pour résoudre les problèmes. Cette dernière permet la répartition et la division des tâches entre les travailleurs ainsi que leur planification. Ces deux formes de synchronisation sont regroupées par les auteurs sous l’expression de « pratiques collectives », désignant les activités de coopération, de coordination et de synchronisation entre les travailleurs, où l’enjeu est d’assembler leurs différentes compétences afin de construire les solutions aux problèmes de conception. Plus les niveaux d’expérience et les savoirs diffèrent, plus les travailleurs ont besoin d’établir un dialogue afin de pouvoir créer des référentiels opératifs communs (Jeantet, 1998). Il est nécessaire que les travailleurs remettent à niveau leurs degrés de connaissance afin de communiquer sur le problème, d’en établir les contours, les spécificités techniques et les méthodologies à appliquer. L’évaluation des solutions se construit ainsi dans l’interaction entre les travailleurs. En conséquence, au sein d’une équipe projet, les travailleurs déploient une activité collective permettant de « réguler l’efficience par des compensations des perturbations internes et externes et des processus de mises en commun et de partage de l’expérience, de transmission des gestes de métier et d’apprentissage » (Caroly, 2010 : 108). L’activité collective est déployée dans le but de réaliser une synchronisation cognitive.

En ce sens, Vacherand-Revel (2007 : 3, op. cit.) parle de « méta-travail » consistant à lier différentes sphères de travail, à les organiser et à les coordonner. Dans ce but, l’auteure relève trois stratégies mises en place par les travailleurs qui éclairent la synchronisation cognitive évoquée ci-dessus. La première est de « maintenir une vue d’ensemble des différentes sphères de travail ». Par cette stratégie, le travailleur se tient informé des objectifs de chaque sphère, des exigences temporelles et des prochaines actions à conduire. La seconde est de « maintenir une fenêtre flexible de focalisation à travers les différentes sphères de travail » ; le travailleur est à la fois en mesure de s’intégrer dans chaque sphère qu’il occupe, tout en gardant suffisamment de recul pour savoir ce qui se passe dans une autre sphère lorsqu’il n’y est pas, et en gardant une vue d’ensemble. Toutes ces sphères étant liées les unes aux autres, des perturbations dans l’une sont susceptibles d’entraîner des répercussions sur d’autres. Enfin, la troisième stratégie est de « gérer les transitions entre les différentes sphères de travail ». Celles-ci peuvent se révéler difficiles lorsqu’une interruption inopinée oblige le travailleur à reporter son attention d’une sphère à une autre.

Les acteurs de la conception doivent ainsi coordonner leurs compétences individuelles pour mettre en oeuvre des compétences collectives et distribuées (Largier, Delgoulet et de La Garza, 2008) permettant de résoudre des problèmes de conception. Celles-ci sont interdépendantes, mais les actions en situation de travail qui en découlent peuvent être indépendantes et réalisées de manière asynchrone, appuyant la nécessité de fonctionner en réseau pour se créer une représentation de la situation de travail. Ces formes de synchronisation sont soutenues par l’utilisation des technologies digitales (Gronier, 2008). Celles-ci sont donc au coeur des interactions interindividuelles et occupent deux fonctions principales : la mise en commun des connaissances et le partage de l’information en vue de créer et d’alimenter un référentiel opératif commun.

2.2 La place des outils digitaux au sein d’équipes distribuées et virtuelles

La synchronisation cognitive nécessaire à la réalisation d’un projet de conception se déroule au sein d’équipes pluridisciplinaires et pluriterritoriales que nous définissons comme des équipes distribuées (Bourgault & Daoudi, 2014 ; Dietrich et al. 2010) et virtuelles (Taskin, 2010). Les équipes distribuées ont pour caractéristiques d’avoir des membres physiquement séparés et qui coopèrent dans la réalisation d’objectifs communs grâce aux outils digitaux leur permettant de s’affranchir de ces distances spatio-temporelles. Les travailleurs qui les composent ont des compétences et des parcours hétérogènes. Nous qualifions également ces équipes de virtuelles, car elles sont de nature éphémère et ne dureront que le temps de la réalisation du projet qui leur est attribué. Enfin, les outils digitaux y tiennent une place primordiale, car il s’agit d’outils de travail collaboratif à distance et de communication. Dans ce contexte, les technologies collaboratives soutiennent l’ambition gestionnaire de coordonner le travail en équipes distribuées et virtuelles en vue de l’optimiser (Valenduc et Vendramin, 2016).

Dans ces conditions, la collaboration au sein des équipes distribuées et virtuelles est la condition de réussite d’un projet, notamment dans le secteur de la conception (Dietrich et al., 2010, op.cit. ; Bourgault & Daoudi, 2014, op. cit.). Ces auteurs présentent la collaboration comme reposant sur trois dimensions : la communication, la coordination et la prise de décision. En ce sens, il s’agit d’étudier les interactions permettant la collaboration. Selon Cahour et Karsenty (1997), chaque travailleur s’inscrit dans des contextes cognitifs différents qui détermineront la manière dont les interactions se dérouleront. Ainsi, le travailleur produit des croyances sur les communications qu’il reçoit en fonction du contexte dans lequel il se situe. Cette nécessaire collaboration constitue donc un défi d’autant plus important pour les équipes distribuées et virtuelles. Les outils digitaux sont ici présents pour réduire la distance entre les membres de ces équipes et ainsi permettre la collaboration.

Dans une recherche s’intéressant à des activités de conception collective, Cahour (2002) souligne également la diversité des compétences et des intérêts des acteurs de la conception. Cela nécessite selon l’auteure que les travailleurs créent un espace d’intersubjectivité afin que les points de vue de chacun puissent être partagés et que les solutions soient négociées collectivement. Cependant, la création d’un tel espace peut être mise à mal dans le cas des équipes distribuées et virtuelles dont les communications sont médiées par les outils digitaux, car il s’agit alors de pouvoir coordonner des prises de décisions et des communications tout en les articulant au cadre contraignant du projet (budget, temps et effectifs alloués).

Enfin, les outils digitaux servant à la synchronisation cognitive n’en sont pas seulement les supports, étant donné qu’ils engendrent aussi des interactions particulières et situées (Cahour et al., 2007). Par exemple, dans le cadre des communications médiées par les outils digitaux, ceux-ci peuvent être synchrones ou asynchrones et cette caractéristique n’aura pas le même impact sur les interactions entre les travailleurs (Cahour, 2006). Enfin, la seule présence d’outils digitaux ne suffit pas à créer de la collaboration et un certain nombre d’auteurs soulignent que d’autres facteurs propres à l’expérience des individus et des équipes entrent en jeu dans la création de la collaboration (Bourgault & Daoudi, 2014, op. cit. ; Cahour & Karsenty, 1997, op.cit. ; Dietrich et al., 2010, op. cit.).

À l’issue de cette première partie, nous constatons que l’un des enjeux de l’activité de conception dans les situations professionnelles qui seront examinées repose sur une activité individuelle et collective permettant une synchronisation cognitive. Celle-ci prend place au sein d’équipes distribuées et virtuelles qui ont à leur disposition des technologies digitales afin de collaborer. Cependant, il a été identifié dans la littérature que la seule présence de ces technologies n’est pas l’unique condition de la collaboration alors qu’elle s’avère essentielle pour réaliser des projets de conception dans le cadre des contraintes structurelles, économiques et écologiques déjà décrites.

3. Méthodologie

Nous présentons dans cette partie les deux projets de conception automobile concernés par les deux cas sélectionnés et les méthodes de recueil de données associées. Nous exposerons ensuite la méthodologie de l’étude de cas utilisée.

3.1 Les deux projets de conception automobile étudiés et les méthodes de recueil associées

Dans le cadre de cet article, nous nous appuierons sur deux situations relevées lors d’observations de deux projets de conception différents nommés Projet A et Projet B. Ces deux projets ont pour caractéristiques communes d’être dans la phase de conception appelée « développement » qui est une phase spécifique se situant entre l’« amont » du projet, où toutes les grandes orientations de conception sont arrêtées, et le « manufacturing », où le véhicule est fabriqué en usine. Ils sont également organisés sous les principes du management par projet agile déjà exposés.

3.1.1 Le Projet A

L’étude du Projet A a eu lieu en 2019 et 2020, avant la crise sanitaire due à la COVID-19, le recueil de données s’étant étendu sur quatre mois. Ce projet était le premier du groupe à être réalisé en management par projet agile. Le projet A avait donc pour objectif d’expérimenter cette nouvelle organisation et notamment d’estimer son impact sur la fluidification des communications entre les membres de l’équipe projet. Pour ce faire, les acteurs de la conception, regroupés initialement en « directions de métier » ayant chacune des compétences techniques spécialisées, ont été rassemblés pour former une équipe projet ayant les caractéristiques des équipes distribuées et virtuelles.

Dans un premier temps, quatre observations exploratoires d’une durée d’une journée chacune ont été réalisées auprès de quatre acteurs de la conception, volontaires pour participer à la recherche. Par la suite, des observations systématiques des réunions d’équipe ont été faites dans le but d’étudier les modes de collaboration au sein de ces équipes distribuées et virtuelles. Au total, dix observations ont été menées. Dans un second temps, un entretien biographique était réalisé avec les travailleurs ayant été suivis durant les observations. Cet entretien se divisait en deux parties comportant deux objectifs. La première partie de l’entretien visait à retracer le parcours du travailleur ainsi que les différentes organisations de travail qu’il avait rencontrées. La seconde partie était à visée compréhensive et consistait à demander au travailleur d’expliciter certains éléments relevés en observation.

Nous nommons le cas relevé lors de l’étude du projet A, Cas n°1. Celui-ci a été observé lors d’une réunion hybride médiée par un outil de visioconférence entre sept travailleurs, dont cinq ingénieurs internes au groupe et deux représentants d’un fournisseur externe.

3.1.2 Le projet B

L’étude du Projet B s’est déroulée en 2020 au sein d’une équipe projet qui expérimentait également le nouveau management par projet agile. Du fait de la crise sanitaire, cette équipe projet a dû fonctionner uniquement à distance, en télétravail. Ainsi, l’utilisation des technologies digitales, notamment celles permettant la communication, a été renforcée, étant donné que les interactions entre les travailleurs ne pouvaient avoir lieu qu’à travers ces interfaces.

Nos méthodes de recueil ont également dû être adaptées à cette impossibilité d’accéder physiquement aux situations de travail. En outre, des entretiens à distance ont été réalisés auprès de travailleurs de la conception volontaires pour participer à l’étude. Ces entretiens avaient lieu quotidiennement, pendant deux semaines (consécutives ou non en fonction de la disponibilité des travailleurs), auprès de chaque enquêté, et duraient une trentaine de minutes. Ils se déroulaient en deux temps. Chaque jour, nous demandions à un travailleur ce qu’il prévoyait de faire le lendemain (les réunions, les dossiers à travailler, les personnes à contacter, etc.) et réalisions un « emploi du temps prévu » co-conçu en écran partagé. Le lendemain, ce même travailleur était interrogé sur ce qu’il avait réellement fait et nous composions alors les « emplois du temps réels », toujours en écran partagé. Ce protocole méthodologique a permis, dans une certaine mesure, d’appréhender une partie de l’activité de ces acteurs de la conception en retraçant les arbitrages effectués entre « emplois du temps prévus » et « emplois du temps réels» grâce aux commentaires émis par les travailleurs sur leur activité. La composition des emplois du temps en écran partagé jouait ici un rôle de support pour permettre ces verbalisations. Une fois que cela a été de nouveau possible, nous avons complété ces entretiens grâce à des observations du même type que celles qui ont été réalisées pour le projet A. Au total, huit acteurs de la conception ont participé à ce recueil de données.

Nous nommons le cas relevé lors de l’étude du Projet B, Cas n°2. Celui-ci a été relevé durant dix entretiens réalisés auprès d’un acteur de la conception, répartis sur dix jours non consécutifs. Ce concepteur faisait face à l’introduction d’un nouveau logiciel de gestion de projet dont il avait également la charge de la diffusion au sein de son équipe.

Les éléments contextuels des Cas n°1 et n°2 seront présentés de manière systématique et plus détaillée dans la partie Résultats (Tableaux 1 et 2).

3.2 L’étude de cas

Afin d’analyser les données recueillies, nous avons choisi la méthode qualitative de l’étude de cas. Cette méthode nous semble pertinente pour comprendre les liens entre les caractéristiques d’une situation et un phénomène étudié – ici l’utilisation des technologies au sein d’équipes distribuées et virtuelles dans un but de synchronisation –, en particulier dans des contextes où les liens sont trop complexes pour être étudiés de manière systématique (Yin, 2009). Les deux études de cas qui seront présentées dans la partie suivante sont à visées descriptives (ibid.) et intrinsèques (Stake, 1995), c’est-à-dire qu’elles nous permettent à la fois de décrire un phénomène et un contexte sans chercher a priori à le généraliser.

Ces deux études de cas représentent des situations typiques dans lesquelles les travailleurs mettent en place des moyens, par l’intermédiaire des technologies digitales, afin de se synchroniser collectivement. Ces situations sont chacun inédites, du fait du changement d’organisation. En suivant le cadre méthodologique proposé par Falzon (1998), ces situations typiques ont été sélectionnées à partir de deux critères : d’un côté, la survenue d’aléas, de difficultés, de contradictions entre les exigences et les moyens dans l’activité pour l’organisation du travail en interaction avec autrui ; d’un autre côté, les ressources, sources d’opportunités et marges de manoeuvre créées afin de réaliser et d’organiser l’activité collective pour faciliter la synchronisation. Par la suite, nous avons reconstitué, selon une approche inductive, les processus de régulation des interactions médiées par les technologies digitales, ce qui a permis la production de récits documentant ces processus pour chacune des situations typiques identifiées.

L’unité d’analyse (Leplat, 2002) est l’activité d’acteurs de la conception travaillant pour un projet de conception automobile dans le groupe industriel où est menée la recherche, utilisant une technologie digitale dans le but de réaliser une activité individuelle et collective de synchronisation cognitive. Les deux types de technologies auxquelles nous nous sommes intéressés sont ceux permettant la communication et la gestion collaborative du projet. Bien que chaque cas dévoile une manière d’utiliser les technologies digitales, ressources ou sources de contraintes, les deux situations présentées sont dissemblables et n’ont pas été identifiées dans les mêmes conditions de recueil. Néanmoins, leur démonstration permet de faire apparaître les contradictions présentes dans l’apparition d’une nouvelle organisation du travail se saisissant de technologies digitales déjà présentes ou en inventant de nouvelles.

Dans la partie suivante, nous exposons les deux cas que nous avons relevés lors de l’étude des projets A et B.

4. Résultats

4.1 Cas n°1 : réappropriation collective d’une technologie digitale

Dans un premier temps, les éléments de contexte (Leplat, 2002, op.cit.) à prendre en compte pour le Cas n°1 sont décrits dans le tableau ci-dessous.

Tableau 1

synthèse de la configuration du Cas n°1

synthèse de la configuration du Cas n°1

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Le cas n°1 a été relevé lors des observations menées pendant le Projet A, c’est-à-dire avant la crise sanitaire et lors de la première expérimentation du management par projet agile de la conception d’un véhicule.

Le travailleur qui fait l’objet de cette observation est ingénieur interne au sein du groupe. Il est responsable de l’intégration d’un groupe de composants mécaniques au sein du véhicule conçu. Il exerce son métier depuis cinq ans, dont deux en tant que prestataire, puis il a été embauché par le groupe. Du fait de la réorganisation issue de l’implémentation des méthodes agiles à l’ingénierie de conception, impliquant la délocalisation des ingénieurs de leur direction de métier pour les intégrer à une équipe projet pluridisciplinaire, c’est la première fois de sa carrière qu’il est amené à travailler seul sur son périmètre technique.

Il assiste à une réunion entre l’équipe-projet A et des salariés du fournisseur des composants mécaniques dont il a la responsabilité. Lors de cette réunion, les deux parties concernées doivent prendre des engagements contractuels quant aux modes de conception de ces composants, l’enjeu étant qu’il n’y ait aucune ambigüité dans les termes qui seront formalisés à l’issue de la réunion. La synchronisation cognitive se joue donc ici entre des acteurs internes au groupe industriel et des acteurs externes.

La réunion se tient sous un format hybride : certaines personnes sont en présentiel et d’autres à distance. Au total, sept personnes participent : au sein du groupe industriel, cinq sont réunies physiquement et sont en relation en visioconférence avec deux représentants du fournisseur. Parmi les cinq personnes du groupe, deux sont des acteurs du Projet A : l’ingénieur observé et une de ses collègues, responsable du coût économique de l’intégration des composants mécaniques au sein du véhicule. Ils ont sensiblement le même profil : après quelques années passées en tant que prestataire, elle a été recrutée par l’entreprise il y a huit ans et elle exerce à ce poste depuis trois ans. Pour ces deux membres de l’équipe projet A, c’est la première fois qu’ils collaborent avec des fournisseurs. Du fait de la réorganisation issue de l’implémentation des méthodes agiles au sein de l’ingénierie de conception, ils ont été délocalisés quelques semaines auparavant de leur direction de métier pour intégrer l’équipe projet. Les trois autres personnes présentes appartiennent à leur ancienne direction de métier et participent en incognito. La caméra de l’outil de visioconférence n’est en effet pas actionnée, uniquement la fonction audio. Les fournisseurs ne voient donc pas les personnes présentes dans la salle de réunion et lors d’un tour de table, seuls les deux ingénieurs de l’équipe projet A se présentent, les trois autres venus en soutien restent muets. Les fournisseurs, à distance et « aveugles », n’ont aucune idée de la présence d’autres personnes en plus des deux ingénieurs. Lorsque ces derniers ont des doutes ou ne comprennent pas certains éléments, ils coupent le micro de l’outil de visioconférence pour échanger avec les trois autres personnes, plus expérimentées, en vue d’apporter une réponse appropriée aux fournisseurs.

Dans l’entretien d’explicitation qui suivra cette observation, l’ingénieur observé précise que ces trois dernières personnes, plus expérimentées dans la construction des interactions avec les fournisseurs, étaient présentes de manière informelle afin de transmettre leur expérience sur la manière de se coordonner avec ce type d’interlocuteur. Leur présence avait été anticipée et prévue justement dans ce but de transmission.

« Là ils étaient plutôt là, je dirais, pour apporter leur soutien, leur RETEX[2], ils n’avaient pas d’obligation à être présents, c’était plus un support. Par exemple Jean-Pierre, il a un RETEX au niveau projet, c’est toute son expérience qu’il a, il a fait je ne sais combien de projets depuis je ne sais combien de temps […]. Je dirais qu’il a une grande expérience et du coup on a besoin de son retour par rapport à son vécu qu’il a pu avoir, comme ça s’il y a des problèmes qu’il a pu vivre, il peut nous dire : “attention nous on n’avait pas forcément bien fait ça” ou alors “on l’avait bien fait donc faites-le aussi”, etc. Donc c’est partager son expérience. »

Extrait d’entretien ingénieur projet A – Cas n°1

Se dégagent ici deux types d’interaction afin de réaliser la synchronisation cognitive : l’une dédiée à la transmission d’une expérience collective et l’autre à la création d’une relation de coordination en vue d’un travail collectif avec les fournisseurs. Ces interactions, médiées par les technologies digitales, se jouent à deux niveaux. D’abord, elles font l’objet d’une transmission collective des expérimentés aux novices qui leur apprennent la manière de gérer une relation avec ces nouveaux acteurs que sont les fournisseurs. C’est la transmission de règles de métier destinées à se créer des marges de manoeuvre pour la suite de leurs interactions avec ces fournisseurs. Ensuite, cette interaction par technologies digitales permet la création d’un espace-temps pour que cette transmission ait lieu. Elle a été rendue possible par les fonctionnalités de l’outil de visioconférence : avoir la possibilité d’actionner la caméra et donc de montrer ou ne pas montrer les personnes présentes, mais aussi pouvoir discuter en aparté sans que les interlocuteurs entendent. Bien que l’outil de visioconférence soit communément utilisé pour permettre la synchronisation entre des équipes distribuées et virtuelles, cette technologie est ici réinstrumentalisée au service du maintien de l’ancien mode d’organisation qui permettait la transmission de l’expérience collective au sein d’une direction métier et qui n’est pas prévue par la nouvelle organisation.

4.2 Cas n°2 : un logiciel de gestion des tâches au service de la synchronisation cognitive

Dans un premier temps, nous décrivons dans le tableau n°2 les éléments de contexte (Leplat, 2002, op.cit.) à prendre en compte pour le Cas n°2.

Tableau 2

synthèse de la configuration du Cas n°2

synthèse de la configuration du Cas n°2

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Le cas n°2 a été relevé lors d’entretiens menés pendant le Projet B, c’est-à-dire pendant la crise sanitaire. Dans cette situation, nous nous intéressons à l’intégration d’un nouvel outil digital de gestion des tâches de conception que nous nommerons SSP (Système de Suivi des Problèmes). Ce logiciel est directement au service de la synchronisation cognitive au sein des équipes de conception distribuées et virtuelles.

Initialement, le SSP a été spécifiquement créé pour des équipes travaillant sous les principes des méthodes agiles, et donc à destination du secteur de la conception informatique. C’est un logiciel permettant aux équipes de conception d’avoir un suivi de l’état des différents sujets à traiter dans une période donnée, appelée « sprint », mais aussi de partager ces informations au sein des membres de l’équipe. Ces sujets sont regroupés dans un « backlog ». L’équipe doit ainsi traiter les sujets du backlog pendant toute la durée du sprint. Lorsqu’un sujet arrive, celui-ci apparaît sous forme de « ticket » que les équipes doivent modifier en fonction de leur avancée sur le sujet. Quand un ticket est créé dans le backlog, deux provenances sont possibles : de l’équipe elle-même ou d’une autre équipe qui a identifié un sujet concernant le périmètre technique de l’équipe. Le SSP vient remplacer deux outils auparavant à disposition des équipes : un premier sous forme de tableau partagé dont la fonction était de classer les sujets selon leur criticité et leur priorisation et un second sous forme de comptes-rendus, rédigés lors de chaque réunion, puis envoyés à l’ensemble des acteurs du projet. Toutes ces informations sont maintenant rassemblées dans l’interface du SSP qui devrait permettre à chaque équipe d’avoir accès aux informations des SSP de l’ensemble de l’équipe projet et donc, de favoriser la synchronisation cognitive.

Durant les dix jours pendant lesquels ont été effectués les entretiens, nous avons relevé qu’un des ingénieurs interrogés a réalisé vingt-et-une tâches liées à l’intégration du nouveau logiciel SSP au sein des équipes de conception. La nature de ces tâches est variable : il peut s’agir de mettre à jour les informations présentes sur l’interface afin que les autres sous-équipes du projet puissent prendre connaissance de l’évolution de son périmètre technique ou bien d’appeler un collègue pour lui expliquer comment se servir du logiciel ou encore de participer à la co-conception de l’interface – toujours en cours au moment de son intégration.

Le travailleur concerné est employé par l’entreprise en tant qu’ingénieur sous-traitant depuis dix-huit mois et a la responsabilité de la cohérence géométrique d’une partie du véhicule. A priori, cette fonction n’a pas de lien avec la mise en place du logiciel. Par ailleurs, en plus de cette fonction, il occupe un rôle issu des méthodes agiles, dont l’objectif est d’être le garant de la collaboration et de la coordination entre les membres de son équipe et donc de la bonne utilisation des outils. En outre, ce nouveau rôle « organisationnel » le positionne comme étant responsable de l’intégration du nouveau logiciel qui n’a pas été conçu pour la conception automobile.

« C’est le bordel. Déjà l’agile c’est issu de l’info, des projets de développement d’applications, bref d’informatique. Et du coup, il y a plein d’outils qui ont été créés pour gérer de manière agile des backlogs, des sous-tâches, des machins, des actions et le SSP, ça en fait partie. […] La difficulté, c’est que le SSP, c’est déjà utilisé dans l’entreprise, mais c’est utilisé en informatique. Et du coup, il faut qu’on adapte au projet le SSP, du coup à la convergence technique de l’entreprise. On n’a pas les connaissances techniques du logiciel. Du coup, on ne peut pas le faire nous-mêmes. Donc, on est obligé de passer par quelqu’un qui est de l’informatique. Du coup, il ne connait pas la technique… […] Et j’essaie de traduire la demande aux gars de l’info. Moi, mon rôle, c’est de faire l’intermédiaire. »

Extrait d’entretien ingénieur Projet B – Cas n°2

Au-delà de ce rôle d’intermédiaire entre la conception informatique du logiciel et les réalités de la conception technique industrielle, cet ingénieur doit faire en sorte que ses collègues utilisent le nouvel outil, notamment en leur expliquant son fonctionnement. Cette activité, en lien avec son rôle agile, se cumule avec ses autres activités qui sont, elles, liées à la conception automobile et crée un sentiment de surcharge.

« En ce moment c’est une période de rush. […] Je pense que c’est parce que du coup, je me retrouve à faire un peu de tout dans le sens où, si je n’étais qu’ingénieur dans l’équipe projet, je ne participerais pas à tout. Mais comme il y a le Scrum Master[3], je crois qu’il faut que je sois forcément là tout le temps et puis je suis en train de pousser tout le monde à utiliser le SSP, à rabâcher pour que ça devienne vraiment une plus-value, à expliquer aux gens qu’il y a un réel intérêt, mais il faut que je convertisse les gens. Il y a des gens réticents où c’est une question de changement d’habitudes, donc c’est un peu long. Mais il faut rabâcher, rabâcher, rabâcher. Ça prend du temps. C’est un peu tout ça. […] Je ne sais même pas trop l’expliquer en fait ! »

Extrait d’entretien Ingénieur Projet B – Cas n°2

Dans cette situation, les ruptures auxquelles ce concepteur est confronté sont de trois ordres. Premièrement, le management par projet agile met en place de nouveaux rôles organisationnels faisant reposer sur un même travailleur des responsabilités qui, dans notre cas, sont à rapprocher de l’enjeu de la synchronisation cognitive. Deuxièmement, toujours dans le but de favoriser la synchronisation cognitive en utilisant des principes issus des méthodes agiles, une nouvelle interface de gestion des tâches est intégrée, mais celle-ci ne semble pas correspondre à l’activité de conception automobile. Enfin, la troisième rupture est le télétravail contraint du fait de la crise sanitaire. Celle-ci s’avère certes d’une nature différente par rapport aux deux premières, car externe au contexte singulier du groupe industriel, mais gagne à être soulignée, car toutes les interactions durant cette période ne peuvent avoir lieu qu’en étant médiées par des technologies digitales.

Grâce aux observations qui ont complété ces entretiens et qui ont eu lieu plusieurs mois après le déploiement du logiciel SSP, il a été relevé que cet outil a eu également un impact sur la gestion des sujets pour les équipes. Auparavant, les équipes projet traitaient leurs sujets progressivement en fonction des actualités qui se présentaient à elles. La nouvelle organisation agile prescrit la création d’un backlog avant le début de chaque sprint, les obligeant à anticiper les sujets qu’ils auront à traiter. Finalement, et de l’avis de tous les acteurs de la conception –les équipes projet comme leurs hiérarchies –, cette manière d’organiser la gestion des sujets n’était pas pertinente vis-à-vis de leur activité de conception automobile. En effet, devant la diversité et l’hétérogénéité des acteurs en présence, les équipes ne pouvaient pas anticiper plusieurs semaines à l’avance les sujets à traiter. Ils ont donc opéré un retour à l’ancien mode de gestion progressif des sujets, en mettant de côté les principes de backlog et de sprint, inspirés des méthodes agiles, tout en continuant à travailler sur l’outil digital SSP.

Cependant, l’un des attraits de SSP était de permettre à toutes les équipes d’avoir une vue d’ensemble de l’avancée des autres équipes, mais également de leur donner la possibilité de créer des tickets pour d’autres, alors qu’avec les anciens outils c’était la responsabilité de chaque équipe de créer ses propres tickets. Ainsi, avec le nouvel outil SSP, on observe une multiplication des sources et causes de création d’un ticket, pouvant provenir de n’importe quel travailleur de l’équipe projet. Lors des observations complémentaires, les travailleurs relèvent une augmentation du nombre de tickets, ce qui introduit des interrogations quant à leur provenance. Lorsqu’un nouveau ticket est créé, il s’agit de reconstituer son histoire : d’où vient-il ? De qui ? Pourquoi maintenant ? Cela complexifie l’anticipation des sujets à gérer et instaure une nouvelle forme d’activité de coordination avec l’usage de ce nouveau logiciel.

Paradoxalement, vis-à-vis du projet organisationnel agile consistant à favoriser la synchronisation cognitive, l’utilisation qui est faite de ce logiciel la complexifie. En effet, ce logiciel crée une charge supplémentaire pour ces travailleurs à deux niveaux. Tout d’abord en matière d’apprentissage d’un nouvel outil de travail pour l’équipe de conception et spécifiquement pour cet ingénieur chargé de l’intégrer au sein de son équipe et de l’adapter à la conception automobile. Ensuite, l’usage de ce logiciel complexifie l’anticipation des sujets à gérer.

5. Discussions et perspectives : l’analyse des usages de technologies digitales afin de restaurer les liens entre travail et santé dans un contexte de flexibilisation des organisations

Les deux études de cas montrent que les possibilités de réappropriation d’une technologie digitale dans le but de réaliser une activité de synchronisation sont dépendantes des contextes organisationnels. Le premier cas dévoile les usages possibles d’une technologie, permettant d’étudier les dynamiques en présence pour une réappropriation collective. Nous observons que les technologies digitales ont permis de raviver un mode d’organisation antérieur, non prévu par le management par projet agile. Cet usage constitue alors une ressource pour l’activité dans la mesure où il permet une transmission de l’expérience collective à travers l’apprentissage de règles de métier. Le deuxième cas montre les effets d’une vision technocentrée puissante dans laquelle l’organisation et l’activité sont négligées au profit d’une vision technologique. Nous voyons que, contrairement à ce qui était prévu, le nouveau logiciel SSP ne simplifie pas la synchronisation, mais semble la complexifier. Cependant, cette organisation issue des méthodes agiles fait reposer sur un seul et même travailleur la responsabilité d’ajuster le logiciel à l’activité, créant alors une surcharge décuplée par l’incompatibilité entre ses fonctions au sein du projet et son rôle organisationnel agile.

Ce résultat montre bien que la présence d’une technologie digitale à elle seule ne suffit pas pour assurer la collaboration entre les travailleurs d’une même équipe et donc la synchronisation cognitive. Au contraire, l’expérience collective est une condition de l’appropriation des dispositifs techniques et organisationnels mis à la disposition des travailleurs (Cuvelier et Caroly, 2009). De ce fait, dans un contexte de changement ou dans une situation instable, la façon dont les travailleurs vont se réapproprier le prescrit s’établit en fonction des situations de travail auxquelles ils sont confrontés (Cau-Bareille, 2012). Ces dernières offriront ou non la possibilité de développer et de maintenir l’activité collective qui permettra la création de marges de manoeuvre, ressources pour le déploiement de l’expérience collective (Caroly, 2010). Dans ce contexte, les liens entre santé au travail et usages des technologies digitales sont à interroger à l’aune de la flexibilisation des individus et des organisations (Bachellerie, Gaudart et Petit., 2020, op. cit.), telle qu’elle a été présentée en introduction. D’après Volkoff (2012), cette injonction à la flexibilité conduit à intensifier le travail par le renforcement de contraintes temporelles hétérogènes s’exerçant sur les travailleurs. Sur la période récente, celles-ci ont tendance à s’accentuer et à s’enchevêtrer, renforçant d’autant plus le risque d’intensification, tandis que les stratégies de préservation de soi, observées dans d’autres contextes, sont d’autant plus importantes en périodes d’intensification, bien qu’elles soient rendues impossibles à mettre en oeuvre du fait de l’existence même de multiples contraintes temporelles (Gaudart, 2010). Dans ce contexte de changements continus et de flexibilisation, les liens entre activité et santé sont d’autant plus complexes à saisir. Ainsi, dans ces organisations occultant les liens entre santé et travail, l’usage des technologies digitales peut être appréhendé comme le révélateur de l’activité qui se joue dans des milieux organisationnels intensifs. Si les problématiques de santé émergent dans ces liens complexes entre technologies digitales et organisation du travail, alors l’analyse de ces dernières est un moyen pour réinterroger ces formes d’organisations intensives et les enjeux de santé qu’elles portent. Afin d’analyser ces liens, nous pointons l’intérêt d’adopter un point de vue diachronique (Hélardot, Gaudart et Volkoff, 2019) permettant l’analyse des transformations dans le temps. Cette analyse représente un moyen de réinscrire ces technologies dans la durée et de repérer les évolutions organisationnelles qui les accompagnent et leurs conséquences à moyen et long terme.

Enfin, de manière plus générale, dans un contexte qui voit apparaître la mise en place d’accords sur le télétravail à la suite de la crise sanitaire, l’analyse de l’usage des technologies digitales auprès de populations expérimentées à leur utilisation est pertinente afin de saisir leurs liens avec la réalisation de l’activité et la santé au travail. En effet, les technologies digitales sont des outils privilégiés du télétravail (Taskin, 2010, op.cit.), alors même qu’un certain nombre d’auteurs ont montré que leur usage peut être un facteur d’intensification du travail. Par exemple, Lahlou (2007 : 11) propose la notion « d’attracteur cognitif » pour décrire ces environnements complexes, où le travailleur coopère à différents niveaux avec des artefacts et d’autres personnes et où la cognition est distribuée. Datchary et Licoppe (2007 : 11) montrent la « surcharge informationnelle et communicationnelle » pour désigner ces environnements. Le champ lexical utilisé par Créno et Cahour (2016 : 3-4) révèle une intensification du travail sous-tendu par l’usage des technologies digitales : le « brouillard informationnel » ou encore « l’overdose communicationnelle » désignent l’accroissement du sentiment d’urgence qui empêche et contraint le temps de réflexion sur d’autres aspects de l’activité. Ainsi, l’impact des technologies digitales sur l’activité sera amené à être davantage interrogé dans la mesure où, en 2021, le télétravail concernait 27 % des salariés (Erb et col., 2022).