Corps de l’article

1. Introduction

De nombreux débats sur le numérique se focalisent sur l’impact des technologies sur l’emploi ou abordent la transformation digitale des entreprises d’un point de vue purement technique ou financier, laissant de côté leurs effets sur le travail et l’organisation. Ainsi, l’approche dominante est souvent « insuffisante pour capter la diversité des effets potentiels directs ou indirects des avancées technologiques sur le travail » (Conseil d’orientation stratégique pour l’emploi, 2017). Or, il paraît évident que les technologies, et plus particulièrement les TIC, influencent les façons d’organiser, de gérer, de réguler, de communiquer, de coopérer ou encore de s’engager dans le travail.

Pourtant, la révolution numérique est menée tambour battant dans les entreprises, plus encore depuis la crise pandémique qui a propulsé le travail à distance (Canivenc, Cahier, 2021), engendrant un empilement d’outils dont on n’interroge ni les usages ni les effets réels. Aujourd’hui, toutes les entreprises se plient à l’injonction technologique enrobée de discours idylliques promettant autonomie des salariés et performance des entreprises, sans forcément prendre le recul nécessaire à une intégration constructive de ces outils pour qu’ils produisent les effets escomptés.

Il est donc nécessaire d’interroger les interconnexions entre les modes d’organisation et les TIC, qui, si elles ne sont pas suffisamment prises en compte, peuvent être à l’origine de nombreux échecs de transformations numériques comme managériales, mais également de dysfonctionnements organisationnels ou de conséquences délétères sur les travailleurs et finalement de désillusions pour tous (salariés, managers, dirigeants, investisseurs, pouvoirs publics). L’enjeu spécifique aux entreprises dans le contexte de cette numérisation accélérée consiste ainsi à « anticiper les changements à l’oeuvre pour parer les risques qu’ils comportent, saisir les potentialités qu’ils recèlent, et être capables d’en initier d’autres » (Mettling, 2015), en conciliant qualité du travail (Clot, 2021) et qualité de vie au travail (Bourdu et al., 2016).

1.1. L’ambivalence des travaux consacrés aux impacts organisationnels des TIC

Il existe pourtant de nombreux travaux scientifiques sur les impacts organisationnels des outils numériques. Cependant, force est de constater que leurs conclusions révèlent des effets profondément paradoxaux, en soulignant « l’ambivalence et les tensions que cela génère en matière de travail : entre autonomie et contrôle, nouveaux collectifs et isolement, injonction à collaborer et responsabilisation individuelle (…), procéduralisation et agilité organisationnelle » (Benedetto-Meyer, Boboc, 2021 : 16-17). Anca Boboc (2017) décèle toutefois une évolution historique des outils numériques professionnels qui favoriseraient désormais une plus grande autonomie des salariés au détriment des logiques prescriptives d’origine : aux systèmes informatiques d’entreprise intégrés (de type ERP) des années 1980 accentuant la centralisation et la standardisation tayloriennes se sont ajoutés les services de communication dans les années 1990 (courriel, messagerie instantanée) puis, à partir des années 2000, les outils coopératifs (réseaux sociaux d’entreprise, wikis, outils de gestion collaboratifs) « promus comme des vecteurs de nouvelles manières d’organiser le travail » aptes à favoriser l’expression, la prise d’initiative et la créativité de chacun dans son activité professionnelle, avec cependant ici encore des effets parfois ambivalents, voire contre-productifs. Ainsi, les pratiques participatives et collaboratives dont sont porteurs ces outils entreraient souvent « en contradiction avec le modèle d’organisation, de planification et de coordination fondé sur le command & control » (Dudézert, 2018) et n’occasionneraient au bout du compte qu’un « faible renouvellement des pratiques » (Benedetto-Meyer, 2017).

L’enjeu de cet article est précisément d’éprouver cette dualité entre opportunités et contraintes que présentent les outils numériques et leur inscription organisationnelle pour l’activité professionnelle et, plus particulièrement, l’hypothèse d’une évolution vers des formes de travail post-tayloristes à travers l’exemple emblématique des plateformes no code.

1.2. Le « mouvement » no code : un engouement récent accompagné de discours utopistes

Le no code renvoie à une méthode de réalisation de produits logiciels (sites web, applications, chatbots, automatisation de process, etc.) ne nécessitant aucune connaissance en programmation informatique grâce à un environnement de développement basé non plus sur l’écriture de lignes de code en langage expert (Java, C++, Ruby, Python, etc.), mais sur une interface visuelle simplifiée : les lignes de codes sont déjà préprogrammées dans des composants (ayant chacun une fonction) qu’il suffit de « glisser-déposer » ou de relier entre eux, un peu comme des briques de Lego.

Ces plateformes s’inscrivent dans une longue histoire de démocratisation de l’informatique qui a débuté dans les années 1970 avec le développement de la micro-informatique, puis l’amélioration de l’interface utilisateur (clavier, souris, bureau, logiciels de textes et de calculs) dans la décennie suivante. Après la démocratisation de l’édition de contenu sur la toile permise par le Web 2.0 dit « participatif » (wikis, blogs, réseaux sociaux) au tournant du XXIe siècle, la création même de logiciels est aujourd’hui concernée.

Parallèlement à ce mouvement global, les langages de programmation se sont eux aussi rapidement orientés vers un souci d’accessibilité, de BASIC inventé en 1964 aux langages les plus récents comme Python ou Ruby. Un même souci de simplification continue d’animer l’histoire des interfaces, dont le design est guidé par la fluidité optimale de l’expérience utilisateur. Cette recherche de simplicité pour les développeurs de produits numériques d’un côté et pour les utilisateurs de l’autre fusionne et culmine avec l’émergence des plateformes no code, dont l’origine est toutefois difficile à dater précisément. Elles semblent cependant avoir récemment permis d’atteindre une sophistication de rendu jusqu’ici inégalée. Ainsi, dans le domaine de la création de sites web, des plateformes bien connues comme Wordpress (créée en 2001) ou Wix (datant de 2006) sont aujourd’hui dépassées par des plateformes aux potentialités techniques bien plus développées comme Bubble (2012) ou Webflow (2013). Les plateformes no code sont désormais foisonnantes, et ce, dans tous les domaines d’application : AppSheet, Glide ou PowerApps pour les applications mobiles ; Airtable, GoogleSheet et Metabase pour la gestion de base de données ; Zapier, PowerAutomate et IFTTT pour l’automatisation ; Landbot ou Chatfuel pour les chatbots, etc. L’intensité des requêtes Google[1] menées sur le sujet témoigne de cet engouement récent (voir figure 1) : de nombreux facteurs peuvent l’expliquer, notamment la crainte d’une pénurie de développeurs devant la demande croissante en produits numériques, mais également la crise sanitaire qui accélère cette transition numérique des entreprises et plus largement de la société.

Figure 1

Évolution de l’intensité de recherche du terme « No-code development platform » du 1erjanvier 2010 au 31 décembre 2021 sur Google

Évolution de l’intensité de recherche du terme « No-code development platform » du 1erjanvier 2010 au 31 décembre 2021 sur Google
Source : Googletrends (consulté le 6 janvier 2022)

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À notre connaissance, il n’existe pas à ce jour d’écrits académiques relatifs aux outils no code. Une recherche effectuée sur le portail CAIRN ne révèle aucun écrit dédié spécifiquement à la thématique du « no code », certainement du fait de la jeunesse de ce label. Une recherche menée sur les outils de la génération précédente, tels que Wordpress ou Wix, fait état de quelques guides pratiques relatifs au secteur du e-commerce ou au métier de community manager dans le cadre du déploiement de stratégies digitales (création de site-vitrine, animation de communautés, transformation de la marque). S’inscrivant principalement dans une perspective technique ou stratégique, ces écrits n’étudient pas l’impact de ces outils sur l’organisation du travail, l’activité de travail et le ressenti des acteurs appelés à s’en emparer. Si la mouvance du web 2.0 a été bien plus investie sous cet angle, les analyses menées ne nous renseignent que sur les effets des outils numériques permettant de publier du contenu (et non sur ceux permettant la création logicielle), avec ici encore des résultats très contrastés. Cette nouvelle génération d’outils no code change-t-elle la donne ?

Les discours promotionnels qui accompagnent le développement du mouvement no code se révèlent en effet riches de promesses pour les entreprises : ces outils permettraient de baisser considérablement les coûts et les temps de développement, sans pour autant représenter une menace pour l’emploi des développeurs du fait du manque de main-d’oeuvre pressentie dans ce secteur (Mendix, 2021). Cette technologie concentre ainsi des enjeux stratégiques et financiers importants à l’heure de la transition numérique généralisée. À ce premier niveau, les discours des promoteurs restent donc centrés sur une analyse relativement classique privilégiant les aspects techniques et financiers ou les problématiques d’emploi, au détriment des enjeux organisationnels plus profonds.

Certains discours vont cependant beaucoup plus loin en annonçant une véritable révolution sociopolitique. Ainsi en va-t-il de certaines plateformes offrant diverses ressources sur le no code (formations, tutoriels, newsletter), qui se multiplient elles aussi, comme Ottho ou NocodeStation. La première perçoit dans ce mouvement « l’accession à une forme de “démocratie digitale” » : « le no code permet de démocratiser et rendre accessible le développement et la création au plus grand nombre, et nous sommes convaincus que cette tendance apporte un réel bénéfice à la société, à la liberté d’entreprendre et à l’égalité des chances »[2]. Pour la seconde, « cela va être un véritable changement de paradigme puisque les citoyens vont pouvoir devenir créateurs d’applications no code et plus seulement utilisateurs. Probablement que cela participera même à la vie démocratique locale où des citoyens pourront s’engager plus facilement »[3]. Émerge ainsi une nouvelle figure sociologique : celle du « développeur citoyen » désormais capable de s’emparer de tout le potentiel des outils numériques pour le mettre au service de projets personnels, professionnels ou sociétaux et ainsi « rendre le monde meilleur »[4]. On retrouve ici parfaitement illustré le constat plus générique qu’opérait Victor Scardigli (1992 : 42), soulignant que « le premier temps de la diffusion d’une vague technologique est bien celui des fantasmes ». Fiction et utopie sont en effet des alliés nécessaires aux nouvelles technologies, et en particulier aux TIC, pour favoriser leur adoption (Sfez, 2002).

La première techno-utopie liée au numérique émerge dès les années 1940, avec la « cybernétique » de Norbert Wiener (1948, 1950), une nouvelle discipline à prétention universelle où l’information devient la pierre angulaire d’une société transparente, rationnelle et juste, grâce à la libre circulation des données permises par les technologies informatiques naissantes. Wiener entrevoit ainsi l’émergence d’une société décentralisée à la fois « plus “égalitaire”, plus “démocratique” et plus “prospère” » (Breton, 1995, 2000, 2002), une nécessité dans le contexte de l’après-guerre fortement marqué par la barbarie nazie. La cybernétique continue encore aujourd’hui d’influencer profondément notre conception des technologies informatiques comme en témoigne le Sommet Mondial de la Société de l’Information de 2003 où les TIC sont présentées comme étant « propice[s] à l’instauration d’un monde plus pacifique, plus juste et plus prospère »[5]. Cette rhétorique technophile se retrouve pleinement dans les discours promotionnels qui accompagnent le déploiement du mouvement no code.

Si enthousiasmantes soient-elles, ces analyses prospectives semblent prisonnières d’une vision simpliste où les techniques déterminent unilatéralement les formes organisationnelles, qu’elles soient d’ordre sociétal ou professionnel. Elles nous semblent ainsi adopter un cadre théorique trop restrictif pour saisir réellement les potentialités dont ces outils peuvent être porteurs.

Nous proposerons donc dans un premier temps d’élargir ce cadre théorique en dépassant cette vision technophile au profit d’une approche en termes de co-évolution où objets techniques et formes organisationnelles se façonnent mutuellement.

Nous analyserons ensuite les usages des outils no code en contexte professionnel à travers une étude de terrain menée au sein d’une entreprise qui s’est récemment engagée dans le mouvement no code. Nous montrerons que les usages de ces outils et leurs effets organisationnels sont certes réels, mais bien plus contrastés que ne le laissent entendre les discours promotionnels. Ici encore, nous constaterons des effets ambivalents, entre opportunités et contraintes, qui nous permettront de préciser dans quelle mesure ces outils peuvent être porteurs de transformations organisationnelles majeures dans le monde du travail, mais également dans quelle mesure ils peuvent fragiliser la qualité de vie au travail et amoindrir la qualité du travail. Ces constats nous permettront ainsi d’éclairer les conditions à réunir pour assurer une implantation organisationnelle constructive de ces outils et plus largement une transition numérique durable au sein des entreprises comme de la société.

2. Cadre analytique

2.1. Cadre théorique : du déterminisme à la co-évolution

Comme le souligne le Conseil d’orientation pour l’emploi (2007) « les effets de la révolution technologique sur le contenu du travail et la façon de travailler sont si vastes et interdépendants qu’ils imposent un cadre d’analyse global ». Or, comme nous l’avons souligné, les discours qui accompagnent actuellement le déploiement des outils no code s’inscrivent dans un cadre d’analyse réducteur empreint de déterminisme technique.

Nous proposons ici de dépasser cette approche, sans pour autant tomber dans le travers inverse du déterminisme social. En effet, ces deux courants, si antinomiques soient-ils, buttent en réalité sur le même écueil consistant à envisager les relations entre outils techniques et phénomènes organisationnels selon des logiques d’influence unilatérale (Valenduc, 2005) : pour l’un, la technique façonne l’organisation sociale, à l’instar de la « cybernétique » technophile de Norbert Wiener (1948, 1950) ou encore du « système technicien » résolument technophobe de Jacques Ellul (1954, 1977) ; pour l’autre, à l’inverse, ce sont les phénomènes sociaux qui déterminent de manière totalement univoque les technologies, réduites au rang d’outils neutres, de simples « moyens » que les individus peuvent modeler à leur guise en fonction de leurs aspirations (Perriault, 1989). À l’encontre de ces visions unidirectionnelles, nous souscrivons plutôt à une conception interactionniste, systémique (Bertalanffy, 1968) et complexe (Morin, 1991), où technique et organisation se façonnent mutuellement selon des boucles récursives : l’outil comporte certes des potentialités, mais qui ne peuvent être activées que par des usages qui sont eux-mêmes à la fois permis et contraints par les caractéristiques du dispositif technique et du contexte organisationnel dans lequel il est déployé.

À un cadre d’analyse en termes de causalités linéaires prédéterminées, nous préférons donc une approche en termes de « propensions » (Popper, 1992). Ce terme désigne des « tendances, dispositions » et a permis à Karl Popper de rendre compte, dans le cadre de la mécanique quantique, de la probabilité d’événements singuliers. À travers cette vision « propensionniste », le monde n’apparaît plus comme « une machine causale » précise et déterminée à l’avance telle une horloge, mais comme « un processus de déploiement des possibilités » toujours ouvertes dont certaines s’actualisent grâce à des « propensions » élevées, sans pour autant être prédéterminées par ces dernières. Et comme le souligne Popper (1992 : 35), les propensions ne sont pas à appréhender comme des « propriétés inhérentes à un objet (…) mais comme des propriétés inhérentes à une situation, dont l’objet en question fait naturellement partie ».

Au-delà des caractéristiques intrinsèques aux objets techniques étudiés, et des promesses utopistes qu’on leur prête, l’enjeu est donc de penser l’interaction profonde que l’être humain entretient avec les objets techniques, à travers les usages spécifiques qui en sont faits en situation.

Cette approche s’inscrit ainsi dans la lignée des travaux de Leroi-Gourhan (1964) démontrant l’origine simultanée de l’humanité et de la technique à travers la co-évolution du cortex et du silex, du cerveau et de l’outil. Dans cette perspective, l’être humain se construit dans sa relation avec la technologie et simultanément les technologies sont créées par les pratiques humaines : individu et technologie n’existent que par leur enchevêtrement. Loin d’être séparés comme le postulent à la fois le déterminisme technique et le déterminisme social, ils sont consubstantiels : depuis l’aube des temps, la technique et l’être humain sont constitutifs l’un de l’autre et se déterminent mutuellement (Stiegler, 1994).

Au-delà des technologies primaires des débuts de l’humanité, cette approche « co-évolutionniste » (Gilles, 1977) s’applique également aux technologies numériques dont l’appropriation consiste toujours à les adapter à soi et à s’y adapter « dans un jeu continuel » (Bobillier-Chaumon, 2017). Les TIC représenteraient même un terrain privilégié pour l’étude des phénomènes de co-évolution selon Valenduc (2005) du fait du façonnage continuel entre acteurs humains et objets logiciels, un aspect que les plateformes no code sont appelées à accentuer.

Ce cadre théorique appliqué aux TIC en contexte professionnel ajoute cependant un troisième élément à l’équation co-évolutionniste posée par Leroi-Gourhan : aux objets techniques et aux êtres humains s’ajoutent les phénomènes organisationnels. Cet angle d’analyse révèle ainsi que seul l’usage situé peut nous informer des formes concrètes que prennent ces interactions en émergence. Nos analyses s’inscrivent ici dans le prolongement des travaux d’Orlikowski (2000, 2007), dans la lignée de ceux de Callon et Latour (1991), où les objets matériels et les acteurs humains sont étroitement intriqués et se constituent réciproquement dans un contexte organisationnel particulier qui contraint leur interaction, mais qu’ils participent aussi en retour à façonner. Il s’agit ainsi d’aller au-delà des caractéristiques intrinsèques de ces outils pour comprendre comment les caractéristiques organisationnelles du milieu dans lequel ils sont déployés et les stratégies d’acteurs influencent leur appropriation et, in fine, leur impact organisationnel réel.

Figure 2

La co-évolution entre organisation – individu – objets techniques. Schéma simplifié inspiré de Orlikowski (1992 : 410)[6]

La co-évolution entre organisation – individu – objets techniques. Schéma simplifié inspiré de Orlikowski (1992 : 410)6

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Ce mouvement complexe et infini de co-émergence et de co-structuration explique en grande partie le caractère ambivalent des analyses menées sur les outils numériques en entreprise.

Ce cadre théorique empêche ainsi toute généralisation abusive et prétention universaliste : la compréhension des interactions entre technologies, individus et organisation ne peut qu’être située, dans l’espace et dans le temps. C’est avec ces limites en tête que nous proposons une première analyse du mouvement no code d’après l’expérience d’une entreprise particulière.

2.2. Cadre méthodologique : de l’analyse des imaginaires à l’analyse des pratiques

Si « l’étude de l’imaginaire social de la technique apparaît comme une composante importante de l’étude des techniques » (Flichy, 2003 : 199), elle n’apparaît pour autant pas suffisante et se doit d’être complétée par « des études minutieuses de l’organisation du travail, des modes de régulation et des usages sociaux avant d’inférer des propositions globalisantes sur la “révolution de l’information” » (Tremblay, 1995 : 155).

Nous proposons ici un premier terrain d’analyse exploratoire à travers l’exemple de l’intégration des plateformes no code dans une entreprise de conseil spécialisée dans la transformation numérique des organisations (réalisation de produits et services numériques, accompagnement au déploiement d’une stratégie digitale, du marketing digital et des transformations managériales). Fin 2021, cette entreprise comptait 350 salariés, dont une majorité de développeurs (environ un tiers de l’effectif), mais aussi des designers, des consultants, des marketeurs, des analystes et data scientists ainsi que des fonctions support.

Résolument tournée vers l’innovation organisationnelle et numérique, cette entreprise se caractérise par une configuration organisationnelle de type « professionnelle » (Mintzberg, 1986), où les salariés sont considérés comme des experts détenant un haut niveau de qualification et bénéficient en conséquence d’une large autonomie. Cette première configuration se marie à une autre, de type « adhocratique », où l’affectation des salariés s’adapte aux projets du moment, dans le cadre desquels ils bénéficient une nouvelle fois d’une large autonomie. Pour préserver cette autonomie individuelle et son agilité organisationnelle, cette entreprise a opté pour un management peu structuré et pour une organisation du travail qui cherche à briser volontairement les silos traditionnels entre métiers. Elle peut ainsi proposer une offre complète à ses clients au travers d’équipes projet pluridisciplinaires qui agrègent différents métiers, mais dont les différences identitaires restent cependant marquées.

Au sein de cette structure, les plateformes no code ont d’abord été investies de manière officieuse par certains salariés qui ont découvert avec enthousiasme le potentiel de ces nouveaux outils pour faciliter la réalisation de leur activité professionnelle ou de projets personnels. Rapidement, certains d’entre eux ont envisagé d’en faire une véritable « opportunité business » pour leur entreprise. Ce mouvement d’appropriation, d’abord souterrain, spontané et informel, s’est ainsi formalisé avec le lancement en septembre 2021 d’une équipe dédiée au no code.

Dans le cadre de cette étude exploratoire, nous avons mené des entretiens compréhensifs et semi-directifs (Guibert et Jumel, 1997 ; Depelteau, 2000 ; Becker, 2002 ; Albarello, 2003 ; Kaufmann, 2004) avec un panel limité, mais diversifié de salariés en matière de métier, âge et ancienneté, défricheurs et promoteurs du no code, mais également non-usagers de ces nouveaux outils (voir tableau 1).

Tableau 1

Présentation des enquêtés

Présentation des enquêtés

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Comme on le voit à travers ce tableau, la thématique de la transformation organisationnelle et celle de la transformation numérique sont profondément imbriquées dans cette entreprise, qui en fait ainsi un terrain de choix pour étudier les phénomènes de co-évolution qui caractérisent ces deux dimensions.

Les entretiens, d’une durée moyenne d’une heure, ont sondé les acteurs sur deux aspects : 1) la description du déploiement des outils no code au sein de leur entreprise : plateformes utilisées, date de déploiement, objectifs poursuivis, initiateurs, dispositifs d’accompagnement et d’évangélisation, déroulement des projets de développement, rôle de la DSI, (non)usages et réactions d’évitement ou d’opposition constatés ; 2) leur ressenti personnel sur les effets de ces outils : apports et limites vécues en matière d’appropriation, d’organisation du travail, d’autonomie subjective, de montée en compétences, de relations et de collaborations internes, de qualité de vie au travail.

Ces entretiens ont été intégralement retranscrits avant de faire l’objet d’une analyse thématique à partir d’un codage ouvert. La grille d’analyse a ainsi été construite de manière inductive, l’absence de littérature autre que promotionnelle sur la thématique no code nous empêchant de partir d’hypothèses solides. Une analyse sémantique comparée a ainsi permis de faire ressortir cinq thématiques clés, associées à diverses sous-thématiques récurrentes : déploiement (découverte individuelle et officialisation organisationnelle des outils no code), appropriation (profil et processus d’apprentissage des no-codeurs), impacts sur le travail et l’organisation du travail (efficience opérationnelle, autonomisation individuelle, évolution des métiers et des relations intermétiers), risques et régulations nécessaires (manque de cadrage des projets no code et coûts cachés), limites (freins identitaires chez les codeurs et nombre de no codeurs restreint).

Nous avons dans un second temps cherché à compléter ces données en interrogeant six développeurs officiant pour des grands groupes de télécommunications ou de technologies multimédias, en utilisant une grille d’entretien similaire. Le traitement des données recueillies a ici fait clairement apparaître une seule thématique dominante : le non-usage des outils no code dans le milieu professionnel du développement traditionnel ainsi que les réactions d’opposition et les stratégies d’évitement déployées par les développeurs.

Cette enquête exploratoire s’inscrit ainsi dans une approche ethnométhodologique qui, contrairement à ce qu’on prétend parfois, « ne [prend] pas pour des descriptions de la réalité sociale les comptes rendus qu’en font les acteurs », mais les utilise pour révéler « comment les acteurs reconstituent en permanence un ordre social fragile et précaire » (Coulon, 1987). Leurs ressentis et les stratégies d’acteur (Crozier et Friedberg, 1977) qu’ils déploient en situation nous permettront ainsi de mieux appréhender ce processus complexe de co-évolution continue qui caractérise les phénomènes sociotechniques.

3. Une reconfiguration organisationnelle post-taylorienne

3.1. Une hybridation des métiers qui brise les divisions verticale et horizontale du travail

Comme nous l’avons vu, avec les plateformes no code, la création logicielle n’est plus une affaire de développeur et s’ouvre à des profils moins techniques pour toutes les étapes (de la définition du cahier des charges au déploiement en passant par le prototypage). Par cette démocratisation, le no code semble provoquer une hybridation de métiers qui étaient auparavant distincts dans cette entreprise de conseil : les métiers non techniques intègrent désormais un aspect technique et inversement, permettant au passage d’enrichir les tâches de chacun et d’accroître aussi potentiellement les capacités de création et d’innovation.

Comme en témoigne le graphiste interrogé : « Avec le no code, je peux me positionner dans des secteurs créatifs avec un peu une étiquette de technicien ». Cette acquisition de compétences est perçue comme une occasion d’élargir ses opportunités professionnelles : « Je sens que mon profil est devenu plus attractif depuis cet apprentissage-là ».

Ce mouvement d’hybridation se retrouve du côté des experts techniques, comme l’explique le directeur technique :

« [Sur un projet no code] je passe beaucoup plus de temps à discuter véritablement du produit et de ses enjeux avec des designers, avec le client, avec des contributeurs, avec des populations qui ont des sensibilités vraiment différentes. Il y a plus de variété de réponses que quand on a une équipe orientée développeurs qui pense tout de suite fonctionnalités et moyens de les réaliser ».

La pratique du no code pourrait ainsi enclencher le développement d’une nouvelle forme de métier hybride que certains promoteurs du no code nomment le « Product Builder » : « Alors qu’avant (et qu’aujourd’hui encore), on donne un rôle différent à la personne qui recherche la problématique métier (Product Manager/Designer) et un autre rôle à une personne responsable de réaliser la solution (développeur), le Product Builder a la tâche de combiner à la fois ces deux rôles sur des problématiques particulières »[7]. Une évolution qui met à mal la division verticale du travail taylorienne – séparant les activités de conception et celles d’exécution – tout comme sa division horizontale – consistant à décomposer l’activité productive en multiples tâches ensuite réparties sur les différents salariés :

« Hier, le designer créait une maquette, puis la passait à une autre personne en charge de la transformer en produit numérique, qui la modifiait sans toujours expliquer pourquoi. Maintenant, le designer crée la maquette et puis, il va plus loin et il crée aussi tout le site Internet ».

Directeur des opérations

« (… En termes de) division du travail, ça a rendu ces frontières un peu plus floues ».

Graphiste

3.2. De nouvelles formes de coopération

Si les excès de la division du travail sont décriés depuis longtemps (Friedman, 1956), cette forme d’organisation du travail a cependant pour avantage de développer les interdépendances entre acteurs sociaux et donc leur solidarité (Durkheim, 1893) : si, d’un côté, la division du travail divise techniquement, de l’autre elle rassemble socialement. Dès lors, si les salariés ont désormais la capacité de prendre en charge l’ensemble d’un processus de production logicielle, de la conception à l’exécution, l’entreprise court le risque d’une individualisation des activités de travail au détriment de ce sentiment d’interdépendance.

Pour autant, dans cette entreprise de conseil, ce risque semble compensé par la capacité qu’ont les outils no code d’hybrider les activités et, par ce biais, de faciliter la compréhension et le dialogue intermétiers au profit d’une meilleure ambiance de travail et d’un travail de meilleure qualité. Les projets réalisés en no code aident, en effet, chacun à mieux comprendre les préoccupations et les soucis de ceux avec lesquels il collabore, ce qui développe les capacités de coopération. Une évolution palpable dans cette entreprise de conseil :

« Tout d’un coup, le design arrive à comprendre pourquoi le développeur parle de la maintenance de demain. Alors qu’avant, il n’en avait pas conscience. Donc, on se retrouve. Ça augmente le dénominateur commun, je pense, entre les différents métiers ».

Directeur technique

« On comprend mieux pourquoi [les développeurs] nous demandent de faire des choses comme ça, ce n’est plus quelque chose d’abstrait ».

Graphiste

Ainsi, tel qu’il se déploie dans cette entreprise, le no code semble renforcer tout à la fois les interactions intra et interéquipes :

« Chacun trouve de nouvelles options et va le dire à voix haute dans l’open space, ce qui va attiser la curiosité de quelqu’un d’autre qui va venir regarder : on est un peu dans cette émulation-là, (…) c’est pour ça que c’est aussi intéressant d’avoir des profils différents. Parce que des fois, quand on a des dev qui passent, ils nous apportent des compléments ».

Graphiste

Ce renforcement des interactions intermétiers, loin d’être vécu comme une interdépendance contraignante, est au contraire perçu comme un facteur favorisant l’autonomie individuelle grâce aux pratiques d’échanges égalitaires et d’entraide : « dans ce cadre, l’accès au réseau technique devient une ressource essentielle à l’activité en offrant un espace d’échange et d’émulation. Il permet de faire face aux manques d’informations, de formation et/ou d’expériences en assurant le maintien du professionnalisme » (Bobillier-Chaumon, 2003).

Quelques personnes entrevoient cependant un risque de scission progressive entre les adeptes du no code et les autres, susceptible de recréer de nouvelles hiérarchies d’expertises, des silos et des tensions :

« Il y a des petites écoles qui se créent, je pense. Maintenant que je suis passé au no code, j’aurais du mal à refaire un site sur d’autres plateformes à partir d’un template, c’est tellement moins gratifiant d’un point de vue design. Et je pense que pour ceux qui n’ont pas cette curiosité envers le no code, ça peut être un peu frustrant d’entendre parler de ça ».

Graphiste

On retrouve ici pleinement les constats effectués par plusieurs rapports consacrés au numérique (Centre d’analyse stratégique, 2012 ; Conseil d’orientation pour l’emploi, 2017) soulignant qu’à contre-courant des nombreuses analyses pointant un risque d’isolement chez les utilisateurs des TIC, ce sont surtout les non-usagers qui en souffrent.

3.3. Un exemple de co-évolution technique et organisationnelle

Les outils no code semblent ainsi avoir de puissants effets organisationnels dans l’entreprise étudiée : l’hybridation des métiers qu’ils provoquent fait voler en éclat les divisions verticale et horizontale du travail tout en renforçant les collaborations intra, mais aussi interéquipes. Pour autant, il serait trompeur de voir dans cette évolution organisationnelle la démonstration d’un déterminisme technique tout-puissant, où les outils influenceraient de manière univoque les structures sociales.

Selon l’étude de terrain que nous avons pu réaliser, ces effets induits par les outils no code semblent dépendre du contexte organisationnel particulier avec lequel ils interagissent. Si ces « propensions » parviennent à s’actualiser dans cette entreprise, c’est aussi parce que cette dernière représente un terrain social propice, dont la philosophie organisationnelle combine agilité et numérique et dont les pratiques organisationnelles déstructurent les silos, autonomisent les salariés et réduisent la ligne hiérarchique. À cet égard, l’un de nos interlocuteurs souligne :

« Le no code, ça va avec un état d’esprit. Toutes les organisations ne peuvent pas mettre ça en place » .

Manager de projet

L’exemple de cette entreprise révèle ainsi la simultanéité des influences techniques et sociales : les outils techniques ont bien des effets organisationnels qui sont eux-mêmes conditionnés par le contexte social dont, en retour, ils accentuent les caractéristiques préexistantes. Déterminisme technique et déterminisme social dévoilent chacun une partie de l’équation, mais restent réducteurs lorsqu’ils ne dialoguent pas. Comme nous l’avons souligné dans notre cadre théorique, ces deux mouvements d’influence sont à penser simultanément.

Dans cette entreprise de conseil, sa culture organisationnelle souple et transversale basée sur l’autonomie des salariés favorise clairement l’appropriation spontanée des outils no code qui, à leur tour, renforcent l’agilité organisationnelle. Si les outils no code ont bien un impact organisationnel (déterminisme technique), leur appropriation et leurs potentialités post-tayloristes sont également conditionnées par la structure organisationnelle initiale (déterminisme social). La rencontre entre cette organisation particulière, les individus qui la composent et les outils no code actualisent dans cette entreprise des propensions que l’on pourrait qualifier de « positives » dans le sens où elles sont « désirées », car concordantes avec sa stratégie et sa philosophie organisationnelle (voir figure 3).

Figure 3

Cas d’une co-évolution actualisant des propensions « positives »

Cas d’une co-évolution actualisant des propensions « positives »

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Il n’y a donc pas de causalité linéaire aux effets prédéterminés entre technique et organisation, mais des propensions qui s’actualisent en fonction du dialogue particulier qui se noue entre l’organisation, les individus et les outils no code. Nous formulons l’hypothèse, qui reste à vérifier, que dans un autre type de situation (organisation plus hiérarchisée et silotée ; composée uniquement d’experts techniques ou, a contrario, exclusivement de non-techniciens), les outils No Code pourraient actualiser des propensions totalement différentes.

Cette première analyse doit cependant être nuancée : si les propensions qui s’actualisent dans notre entreprise de conseil à la suite de l’introduction des outils no code peuvent être considérées comme « positives », car « désirées » au regard du bouleversement occasionné sur les préceptes organisationnels tayloriens, cette situation particulière engendre d’autres propensions qui peuvent affecter autant la qualité des projets logiciels que la qualité de vie au travail, allant ainsi à l’encontre des effets escomptés.

4. Des freins identitaires, des barrières techniques et des « coûts cachés » sous-estimés

4.1. Une forte perturbation de l’identité professionnelle des développeurs

Une première limite, bien connue du mouvement no code, concerne la réticence de certains développeurs à intégrer ces outils dans la panoplie des technologies mobilisées pour la création logicielle.

D’emblée, il est nécessaire ici de souligner que code et no code se complètent plus qu’ils ne se concurrencent : non seulement les plateformes no code sont créées par des développeurs, mais la réalisation de logiciels pointus aura toujours besoin de développeurs, y compris dans la réalisation de projet no code où ils peuvent pousser les fonctionnalités des plateformes qui restent limitées par rapport à la liberté créative qu’offre le code expert. Plus encore ces plateformes peuvent servir les développeurs en leur permettant de se focaliser sur des tâches à valeur ajoutée plutôt que sur des tâches basiques, répétitives et rébarbatives :

« Je constate, personnellement, que je ne traite plus aucun sujet répétitif. Il y a tout un tas de fonctionnalités qui sont très bien prises en charge par la plateforme et je ne me concentre plus que sur la valeur ajoutée qui n’est pas accessible en no code ».

Directeur technique

Pour autant, ces plateformes perturbent fortement la culture propre au métier de développeur (Breton, 1990) et le jeu stratégique de ces acteurs (Crozier et Friedberg, 1977). Lorsque l’utilisation des langages de programmation experts (le « code ») domine, les développeurs occupent en effet une place centrale dans les projets logiciels, car ils maîtrisent une « zone d’incertitude » très large, sur laquelle les autres ont peu de prise du fait de leur manque d’expertise. L’alternative « no code » est clairement ressentie comme une menace, non sur leur emploi, mais sur leur place privilégiée au sein des projets logiciels.

Ainsi, sur les six développeurs appartenant à d’autres entreprises que nous avons contactés pour cette enquête exploratoire, un seul utilise des outils no code, car ils lui sont imposés par son employeur dans le cadre de son activité de test logiciel. Les cinq autres, tous codeurs, ne semblent ni les connaître ni vouloir les utiliser, l’un d’eux affirmant même les « fuir ». Soit ces outils leur paraissent bien trop limités techniquement pour répondre à leurs besoins d’expert, soit ils soutiennent que leurs routines professionnelles leur permettent déjà de gagner du temps (comme réutiliser un ancien morceau de code ou aller chercher celui dont on a besoin sur le net). Les outils no code ne font pas « sens » dans le cadre de leur activité (Benedetto-Meyer et Boboc, 2021) telle qu’ils la perçoivent : ils trouvent donc légitime de s’y opposer pour des raisons de « performance maximale » et d’adaptation sur-mesure, allant même jusqu’à « recoder des choses qui peuvent être automatiquement réalisées par le compilateur ». Le développeur-testeur interrogé confirme que la « fierté du métier », la « logique de l’honneur » dirait d’Iribarne (1989), est certainement le premier facteur expliquant ce désintérêt total pour les outils no code.

Dans l’entreprise étudiée, ces inquiétudes des développeurs quant à leur perte d’identité professionnelle et de pouvoir ne s’expriment pas ouvertement, mais se cachent derrière des arguments « paravents » similaires : fonctionnalités standardisées, manque de fiabilité et de sécurité. Pour autant, les réticences exprimées par les développeurs de cette entreprise sont pleinement écoutées par l’équipe no code : non seulement pour ménager cette catégorie de professionnels précieuse et pouvant témoigner d’un réel désarroi envers le no code, mais aussi pour mieux comprendre les enjeux et limites de ces outils :

« On est vraiment conscient des limites et on n’a pas envie de vendre le no code à tout prix, ça ne correspond pas à tout le monde. Et je trouve ça bien aussi qu’il y ait des personnes un peu méfiantes parce que ça ouvre les discussions ».

Chef de projet no code

Cette attitude ouverte et bienveillante permet d’amoindrir les angoisses et les attitudes de rejet frontal dans cette entreprise où les développeurs réfractaires au no code sont minoritaires. Cette « dispute professionnelle » (Clot, 1994, 2021) autour des outils no code semble donc primordiale pour déployer de manière constructive ces outils dans les milieux professionnels du numérique.

4.2. L’illusion d’une démocratisation technique totale

Au-delà de la réticence des développeurs au déploiement des outils no code, cette entreprise de conseil révèle également une démocratisation très limitée de leur usage parmi les non-développeurs.

Les défricheurs et utilisateurs no code font en effet partie d’une catégorie de population au profil bien précis : sans être des experts du développement (beaucoup ont un profil « école de commerce »), ils nourrissent une appétence assez développée pour les outils numériques et n’hésitent pas à « mettre les mains dans le cambouis » pour découvrir chemin faisant les diverses fonctionnalités des plateformes. Ce sont avant tout des « bidouilleurs » curieux du numérique et prêts à investir du temps pour explorer, à l’image finalement des caractéristiques propres aux hackers (Levy, 1984 ; Himanen, 2001) :

« Les personnes qui travaillent dans l’équipe no code sont des personnes très débrouillardes, parce qu’elles ont l’habitude de passer du temps dans des outils où il faut se débrouiller, aller chercher l’info, tester ».

manager de projet

Si les outils no code représentent une avancée considérable par rapport à l’apprentissage long et fastidieux des langages expert en code, ils n’en demandent pas moins de longues heures de tâtonnement, qu’il faut en outre régulièrement renouveler du fait de l’évolution constante des plateformes :

« C’est finalement un boulot de patience et d’apprentissage ».

Directeur technique

« On dit que c’est simple, qu’on l’a tout de suite en mains, mais c’est faux. Il faut passer pas mal de temps sur l’outil pour apprendre à le maîtriser ».

Manager de projet

Ces barrières techniques et de temps à y consacrer expliquent que la diffusion des outils no code soit loin d’être généralisée, même dans cette entreprise engagée dans ce mouvement, avec le risque de créer une nouvelle division du travail entre des concepteurs et de simples utilisateurs. Tel semble être, par exemple, le cas de l’équipe RH de cette entreprise qui sollicite souvent l’équipe no code pour la réalisation d’applications internes, mais préfère se faire livrer les solutions clés en main plutôt que de s’emparer des plateformes permettant de les créer.

4.3. D’importants risques de « coûts cachés » induits par un défaut de cadrage

Le déploiement des outils no code nécessite ainsi de s’assurer au préalable que les futurs utilisateurs possèdent « les aptitudes et les compétences requises pour agir convenablement dans cette nouvelle configuration de travail » (Bobillier-Chaumon, 2003). Malgré leur relative facilité d’accès, leur appropriation nécessite la détention d’une certaine culture technique, car même si ces outils s’adressent avant tout aux non-développeurs, ils restent néanmoins développés par des codeurs et sont donc imprégnés de leur logique particulière : l’algorithmie[8].

« Il y a une manière de penser de développeur derrière [les outils no-code], donc l’appropriation est souvent plus facile pour eux ».

Chef de projet

Disposer de bases techniques permettant de comprendre cette logique représente donc un atout non négligeable non seulement pour accélérer l’appropriation de ces outils, mais aussi pour leur permettre de déployer leur plein potentiel – une barrière à l’entrée trop souvent sous-estimée dans les discours enthousiastes accompagnant le mouvement no code. Or, négliger cet aspect fait courir le risque d’engager de longues heures de « bidouillage » pour finalement créer des produits mal architecturés, faits de bric et de broc, qui se transforment en usine à gaz ingérable. Ce sont alors les développeurs qui sont appelés à la rescousse pour réparer les dégâts, offrant ici un autre facteur explicatif à leur réticence :

« Les développeurs, même les plus enthousiastes vis-à-vis du no code, ont cette arrière-pensée qu’à un moment ou un autre, il y aura quelqu’un qui devra remettre au propre tout ça, et que ce sera sûrement pour leur pomme ».

Directeur technique

Ce type de dérives propres aux projets no code vient ici directement contrecarrer les effets bénéfiques dont ils peuvent être porteurs, qu’il s’agisse des gains de temps et d’argent espérés ou de la possibilité d’enrichir le travail des développeurs. Dans ces cas de figure, les développeurs sont en effet condamnés à devenir les « pompiers » a posteriori de logiciels mal réalisés plutôt que les créateurs de logiciels développés dans les règles de l’art. Un travail d’autant plus fastidieux que les no-codeurs n’ont pas encore le réflexe de créer la documentation permettant de comprendre l’architecture et le fonctionnement de leur création. Ici encore, des compétences propres au métier de développeur sont nécessaires :

« Finalement, ce qu’on attend de ces initiateurs, c’est qu’ils apprennent à avoir une démarche de développeur dans l’idée de capitalisation, c’est-à-dire être capable d’expliquer l’architecture, de faire un petit schéma pour rendre compte des briques auxquelles ils ont fait appel sur les différentes plateformes. Le type a fait un gros boulot de réalisation de la solution, mais il n’a pas forcément le bagage pour l’expliquer de manière solide et complète ».

Directeur technique

Il y a ici un véritable risque de surévaluer les capacités du no-code, mais aussi celles des no-codeurs, dont on peut être tenté de réduire les moyens alloués :

« Comme il y a beaucoup de bidouille, ça peut donner l’impression qu’on peut tout faire avec rien en deux secondes. Et parfois, on se sent un peu abandonné par certains corps de métiers. Typiquement, pour le site Internet de [l’entreprise], l’équipe qui a fait la version actuelle disposait d’une sprint room, donc une salle dédiée avec six personnes qui ont bossé pendant quasiment deux mois à temps plein dessus. Là, pour le nouveau site, on est un noyau dur de deux personnes qui avons en plus plein de projets parallèles ».

Graphiste

La facilité d’utilisation des outils no code ne doit ainsi pas faire oublier que tout développement logiciel, qu’il soit réalisé avec du code ou non, nécessite un minimum de cadre technique et de gestion de projet. À défaut, il faut s’attendre à d’importants coûts de non-qualité auxquels pourrait s’ajouter une montée des risques psychosociaux, eux-mêmes porteurs de nouveaux coûts cachés.

5. Conclusion

Du fait du caractère exploratoire de cette recherche, les conclusions que l’on peut tirer de cette première analyse sont avant tout des hypothèses à prendre avec prudence. Cette première étude de terrain permet néanmoins d’apprécier plus finement le jeu d’interaction entre les outils no code et les processus organisationnels au sein de cette entreprise, au-delà des discours souvent enthousiastes et peu critiques qui émergent dans les médias au fur et à mesure de la montée en puissance de ce mouvement.

Elle confirme que ces outils ont le potentiel de transformer l’organisation du travail : les frontières intermétiers se brouillent de plus en plus, offrant au passage des marges d’autonomie et de collaboration sans précédent aux salariés travaillant sur ou grâce à des produits logiciels. Ce mouvement transforme directement la division horizontale du travail en tâches disjointes qui tendent ainsi à se fondre, mais également sa division verticale entre les activités de conception et d’exécution. C’est finalement toute la philosophie organisationnelle de l’entreprise du XXe siècle héritée de Taylor qui en vient à être bouleversée.

Toutefois, ces évolutions dépendent également d’un contexte organisationnel particulier qui est lui-même impacté en retour, confirmant la pertinence des analyses co-évolutionnistes au détriment des approches déterministes.

Implanter les outils no code en milieu professionnel n’augure donc nullement des bienfaits organisationnels vantés par certains discours utopistes. Et même lorsque des propensions « positives » s’actualisent en matière d’organisation du travail, ils peuvent être porteurs d’effets déstabilisateurs non désirés et pour le moment sous-estimés. Ces outils perturbent en effet fortement le jeu d’acteur des développeurs, qui y voient une menace quant à la place privilégiée qu’ils occupent dans les projets logiciels et plus profondément pour leur identité professionnelle basée sur l’excellence technique. Comme nous l’avons souligné, ces craintes ne doivent pas être négligées, mais intégrées dans une « dispute professionnelle » constructive, visant non pas à préserver leurs prérogatives, mais à tirer enseignement de leur regard d’expert pour assurer un déploiement durable de ces technologies.

Du côté des non-développeurs qui mobilisent ces outils, cette étude de cas révèle également des barrières, mais aussi des risques de dérives importants. Malgré leur simplicité d’usage tant vantée, ces outils nécessitent du temps et des efforts pour se les approprier et sont donc avant tout mobilisés par des personnalités au profil particulier, finalement très proche de celui des hackers. Loin de la démocratisation égalitaire annoncée, le risque est grand de retomber dans une division entre concepteurs et utilisateurs si un effort important d’acculturation technique n’est pas déployé. Cette formation technique s’avère également cruciale pour assurer la qualité des produits numériques créés, devant impérativement respecter les bases de la conception logicielle (algorithmie) et des processus de développement (documentation).

Par ailleurs, la facilité d’usage de ces outils n’incite pas à structurer ces projets avec la même rigueur que ceux réalisés en code expert : il est tellement facile de bricoler une solution fonctionnelle en quelques heures qu’une moindre attention est portée au cadrage amont et à la maintenance future ; les ressources allouées peuvent être sous-estimées tout comme les méthodologies de gestion de projet.

En ce sens, le no code souffre de ses atouts : rapidité et facilité d’exécution font oublier les barrières techniques qui ne peuvent être totalement levées ainsi que les bases de tout développement logiciel et, plus globalement, de toute activité de travail. La simplicité d’usage de ces outils induit une forme de simplisme dans les approches organisationnelles accompagnant leur déploiement qui peut s’avérer dangereuse, tant pour les salariés que pour l’entreprise.

Au-delà des discours utopistes vantant une accessibilité sans frein de ces outils et une démocratisation extrême de la création numérique aux effets révolutionnaires, les usages des outils no code que nous avons étudiés invitent à adopter une vision plus modérée.

D’un point de vue opérationnel, ils incitent notamment à mixer les no-codeurs et les codeurs au sein des projets logiciels, ces derniers étant détenteurs des bonnes pratiques de développement auxquelles ils peuvent acculturer les premiers.

D’un point de vue plus global, l’un des enjeux clés du mouvement du no code ne consiste finalement pas à masquer la complexité technique de la création logicielle, à l’origine d’un impensé technique qui nous rend myopes, mais au contraire à amplifier la diffusion d’une culture technique sans laquelle ces outils ne peuvent se déployer de manière constructive. Un impératif souligné en son temps par Gilbert Simondon (1958), seul à même de nous permettre de développer une relation moins fantasmée ou aliénante avec nos objets techniques, mais qui fait encore largement défaut dans nos sociétés pourtant en pleine accélération de leur numérisation.