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Introduction

Il y a près de 50 ans, en octobre 1972 à l’Université de Stanford (États-Unis), se déroulait la toute première compétition officielle de jeux vidéo, appelée Intergalactic Spacewar Olympics. Depuis cette époque, la pratique du jeu vidéo s’est très largement développée dans la société, y compris à l’école, voire à l’université. Rappelons à ce sujet que la pratique du jeu est, depuis longtemps, considérée comme faisant partie intégrante du développement de l’enfant et participerait, de manière particulièrement active, aux apprentissages des élèves (Caillois, 1958; Dewey, 1963; Piaget, 1959). De nombreuses initiatives intégrant les jeux vidéo en classe, mais aussi en dehors, ont donc vu le jour et plusieurs études ont démontré l’impact positif de leur utilisation à des fins d’apprentissages (Bugmann, 2016; Joly-Lavoie et Yelle, 2016; Natkin, 2009).

Aujourd’hui, en 2018, une pratique particulièrement novatrice et collaborative semble s’imposer dans le milieu éducatif, et de plus en plus dans le domaine universitaire, l’e-sport. Il s’agit de la pratique compétitive et organisée du jeu vidéo où des e-athlètes s’affrontent, généralement en équipe, dans des jeux souvent très populaires auprès du grand public, comme par exemple : Fortnite, League of Legends, Counter-Strike, Call of Duty, Overwatch et Madden NFL, pour ne nommer que certains d’entre eux. Ces e-athlètes sont regardés et suivis par des millions d’admirateurs de partout dans le monde, à l’instar des autres sportifs. Ils compétitionnent lors d’événements pour lesquels des milliers de spectateurs sont présents. Il existe même des services de diffusion en direct de ces compétitions sportives, comme par exemple Twitch (http://twitch.tv).

En Corée du Sud (Paberz, 2012), cette activité a, depuis de nombreuses années, sa propre chaîne de télévision et elle y est même devenue un sport national depuis bientôt 10 ans. Aussi, en 2014, l’Université Robert Morris, à Chicago, fut la première université en Amérique du Nord à reconnaître les e-sports comme une discipline sportive universitaire à part entière et le terme e-athlètes est alors devenu de plus en plus commun. On retrouve désormais de nombreuses universités qui possèdent des équipes officielles de e-sport (plus d’une cinquantaine, que ce soit aux États-Unis, au Canada, en Europe ou autres). Dans ces universités, ceux que l’on nomme les e-athlètes sont souvent soutenus par les Services des sports, au même titre que les autres sportifs, puisqu’ils ont même accès à des bourses de sports-études et à des encadrements particuliers (nutritionniste, psychologue, etc.). Mais cela va plus loin encore et la ville de Paris envisage, dans son organisation des Jeux olympiques de 2024, de faire du e-sport une compétition officielle.

Pourtant, la reconnaissance de cette pratique ne va pas forcément de soi et de nombreuses questions se posent, notamment dans le milieu éducatif où, comme nous venons de le mentionner, cette pratique prend une place de plus en plus importante, particulièrement à l’université. L’une des principales interrogations soulevées est donc la suivante : peut-on vraiment parler de sport quand on fait référence au e-sport, comme cela semble être le cas lorsque l’on parle des e-sportifs universitaires? Alors que certains affirment avec véhémence que non (Parry, 2018), dans certains pays, le e-sport est reconnu comme étant un sport officiel (Paberz, 2012). Dans un contexte où les membres de certaines équipes se font appeler e-sportifs et véhiculent l’image d’établissements universitaires dans le monde entier, il apparaît important que la recherche puisse apporter un éclairage scientifique sur la question de l’impact de cette pratique sur les joueurs.

Dans ce texte, nous présentons les résultats d’une recherche menée auprès de quelque 522  e-athlètes universitaires internationaux. Quatre objectifs majeurs ont guidé notre travail de recherche, soit : 1) déterminer les méthodes et conditions d’entraînement des e-athlètes (nombre d’heures, accompagnement, etc.); 2) décrire les habitudes des e-athlètes en matière d’exercices physiques (pratique sportive, travail de la motricité fine, etc.); 3) définir la pratique des e-sports telle que vécue par les e-athlètes (conditions de jeu, collaboration, compétition, etc.); 4) mieux comprendre la potentielle reconnaissance de cette activité en tant que sport. Cette recherche est particulièrement originale dans la mesure où elle s’inscrit dans un domaine en plein essor et incontestablement tourné vers l’avenir.

Revue de la littérature sur le e-sport

On parle beaucoup des « e-sports » ces dernières années, et encore plus depuis leur évocation en tant que discipline sportive aux Jeux olympiques de 2024 à Paris. Mais tout d’abord, lorsque l’on parle du e-sport, de quoi parle-t-on et qui sont les acteurs de cet univers en plein essor? Cette partie présente une revue de la littérature destinée à mieux comprendre ce qu’est le e-sport et de quelle manière sa pratique est vécue par ceux que l’on appelle les e-sportifs.

Les e-sports, une pratique « sportive » émergente?

Lorsque l’on parle de e-sport, on s’intéresse à une pratique forte et en passe de devenir une pratique sociale majeure. Rappelons à cet effet que 1,8 milliard de personnes sur terre jouent aux jeux vidéo et que plus de 100 millions d’entre elles s’adonnent aux e-sports (Pinault, 2018). Cela a très certainement incité la ville de Paris, candidate officielle aux Jeux olympiques de 2024, à exprimer son souhait de faire des e-sports une véritable discipline olympique officielle (Jenny, Manning, Keiper et Olrich, 2017). Il faut reconnaître que, depuis quelques années, la pratique du e-sport a le vent en poupe. Certains clubs sportifs professionnels ont même créé des structures spécifiques aux e-sports (Le Monde, 2018) et les chaînes de télévision sportives n’hésitent plus, aujourd’hui, à diffuser les compétitions majeures de e-sports à des heures de grande écoute. Cette tendance apparaît comme particulièrement surprenante alors même que certaines activités sportives éprouvent une réelle difficulté, depuis toujours, à être reconnues en tant que telles. Ce fait est d’autant plus marquant que les principaux financements pour les équipes de e-sport proviennent de grandes entreprises (Orange, Adidas, etc.), qui semblent parfois prioriser ce type d’activité par rapport à d’autres sports pourtant bien plus reconnus en tant que tels (soccer, etc.). Mais avant tout, il est important de préciser de quoi il est question lorsque l’on aborde la thématique des e-sports. Ainsi, est-ce que les e-sports sont des « sports » comme les autres? Ou constituent-ils uniquement une pratique ludique et virtuelle sans aucun lien avec une activité sportive, quelle qu’elle soit, voire un outil de placement de produit, de marketing? Peut-on d’ailleurs répondre à ces deux questions? Selon Xue, Pu, Hawzen et Newman (2016), les « e-sports » correspondent à « toute compétition de jeu vidéo multijoueur organisée, où les individus et les équipes se rassemblent dans les stades et les arénas pour participer à des tournois sanctionnés, en temps réel, largement diffusés, financièrement incités et largement assistés ». Le terme « e-sports » a même été ajouté à la base de données de Dictionary.com et « fait référence aux tournois compétitifs de jeux vidéo, en particulier parmi les joueurs professionnels » (Jenny et al., 2017). Selon ces derniers, « comme les sports de compétition traditionnels, les sports électroniques requièrent des compétences, des stratégies, des tactiques, de la concentration, de la communication, de la coordination, du travail d’équipe et une formation intensive ». Toujours selon ces auteurs, une partie des rares travaux universitaires sur la question a d’ailleurs cherché à comparer la pratique des e-sports à celle des sports traditionnels. Pour certaines universités en Amérique du Nord, notamment, des jeux vidéo tels que League of Legends ou Halo: Reach sont considérés comme des jeux d’équipe et de réaction instantanée à une situation stratégique, comme c’est le cas, selon certains auteurs, de sports tels que le basketball et le hockey. Selon Jenny et al. (2017), les sports électroniques peuvent ainsi être qualifiés de sports parce qu’ils en présentent les cinq caractéristiques (le jeu, l’organisation, la compétition, les habiletés et le suivi général). Et cela soulève des interrogations d’autant plus que « les sports électroniques ne sont généralement pas perçus comme des versions “électroniques” de sports “traditionnels” tels que le football, le basketball ou les sports d’athlétisme », même si ces simulations de sports traditionnels sont aussi transposées en jeux vidéo (par exemple avec les jeux vidéo FIFA ou encore NHL) (Hamari et Sjöblom, 2017). Il s’agit là de l’une des problématiques fortes de cette activité. Lorsque l’on parle de « e-sports », est-ce que l’on parle réellement d’un « sport »? D’ailleurs, de plus en plus d’établissements universitaires possèdent un programme entourant la participation aux e-sports. Ainsi, Doran (2017) rapporte que les joueurs ou e-athlètes démontrent plusieurs qualités que l’on retrouve chez les athlètes traditionnels, par exemple la ténacité, la pensée critique, le travail d’équipe, la communication et le désir constant de s’améliorer. Ces compétences peuvent même être relativement proches des caractéristiques de certains artistes (musiciens, écrivains, etc.). C’est notamment le cas à l’Université de Montréal où l’équipe de e-sports a officiellement intégré depuis 2017 la section sportive universitaire. Mais quels sont les bénéfices du jeu pour les e-athlètes? Qu’apprennent-ils en jouant?

Être un e-athlète et apprendre en jouant

Selon plusieurs auteurs, dont Martončik et Lokša (2016), les e-sports ne sont pas uniquement des loisirs, et ils doivent être vus, et perçus, comme une pratique pouvant être source de plaisir, mais aussi et surtout, bénéfique pour les joueurs sur les plans physique et psychologique (relations sociales, anxiété sociale, solitude). Certaines études ont même montré que les joueurs de célèbres jeux vidéo en ligne ressentent, dans l’univers virtuel, moins d’anxiété sociale et moins de solitude que dans le monde réel. Au même titre que pour des sportifs traditionnels, le fait d’être en équipe, de participer à un groupe, un collectif, pourrait donc être bénéfique d’un point de vue psychologique pour certains joueurs. En participant à des équipes, les joueurs satisfont d’ailleurs au besoin d’appartenance, et ils comblent aussi leur désir de puissance dès lors qu’ils sont en position de chef d’équipe de jeu (Martončik, 2015). D’autres ont aussi mis en évidence une association entre la croissance de certaines régions cérébrales et la durée de carrière des professionnels du sport électronique (Hyun et al., 2013). Mais si les joueurs jouent, c’est principalement pour des raisons de sociabilité, de plaisir et de performance (Frostling-Henningsson, 2009; Hobler, 2007; Jansz et Martens, 2005; Müller-Lietzkow, 2006) et de nombreux travaux ont ainsi montré qu’il existait de multiples avantages à la pratique des jeux vidéo, tels que l’amélioration des compétences en communication, en coopération, en représentation dans l’espace et en prise de décision, voire le développement de compétences scolaires telles que les mathématiques (Amato, 2011; Ferguson, Garza, Jerabeck, Ramos et Galindo, 2013; St-Pierre, 2010). Il semblerait donc que l’on puisse apprendre, s’amuser et performer comme dans toute activité sportive. Ainsi, alors que le e-sport est de plus en plus proche de la reconnaissance, avec notamment une inscription possible des e-sports aux jeux olympiques, il apparaît particulièrement important de s’intéresser à cette pratique émergente et pouvant être visiblement bénéfique pour les joueurs. D’autant plus que l’on observe un rapprochement récent entre l’éducation et le jeu vidéo. Par exemple, le jeu vidéo en réseau — particulièrement proche des e-sports, dans la mesure où il s’agit de participer à une compétition, très souvent avec son équipe, et contre d’autres joueurs — est désormais intégré par certains établissements scolaires ou universitaires. Et des travaux récents abordent à présent cette problématique et cette relation entre certains établissements d’enseignement, principalement universitaires et le e-sport (DiFrancisco-Donoghue et Balentine, 2018; Keiper, Manning, Jenny, Olrich et Croft, 2017; Schaeperkoetter et al., 2017). On voit même aujourd’hui certains établissements scolaires proposer des dispositifs intégrant des parcours e-sports, à l’image des sports-études, comme par exemple, au Québec, le cégep de Matane (Radio-Canada, 2017a) ou encore l’école Arvida (Radio-Canada, 2017b). Dans ce contexte de forte présence des jeux vidéo à l’école, les journées de cours sont partagées entre informatique, activité physique, sport électronique et cours dits traditionnels.

Problématique

Depuis quelques années, les recherches sur le e-sport sont de plus en plus nombreuses (figure 1) et ont montré que cette pratique était loin d’être désorganisée. Il semblerait même qu’elle soit articulée autour de différents genres de jeux spécifiques que l’on pourrait qualifier de « sous-cultures au sein des sports électroniques » (Hamari et Sjöblom, 2017).

On retrouve ainsi des « jeux multijoueurs en arènes de combat, des jeux de tir à la première personne, des jeux de cartes, des jeux de sport » (Hamari et Sjöblom, 2017), sans oublier des « jeux de stratégie » (Funk, Pizzo et Baker, 2018). On parle donc d’une structure hiérarchisée, dans la mesure où elle comporte une organisation et où elle est gérée comme tout autre sport, et qu’il est ainsi possible d’étudier sous différents angles, de l’outil au joueur, en passant par les sous-cultures existantes.

Figure 1

Graphique représentant les publications parues où le terme e-sport apparaît dans la base de données Scopus pour 2000 à 2017

Graphique représentant les publications parues où le terme e-sport apparaît dans la base de données Scopus pour 2000 à 2017

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C’est vers cette pratique structurée du joueur, et en complémentarité avec les travaux de recherche sur la question, que notre recherche s’est articulée. Effectivement, alors que la pratique du jeu est depuis longtemps perçue comme une source d’apprentissage forte (Huizinga, 1971; Piaget, 1959; Winnicott, 1975), tout comme celle du jeu numérique (Amato, 2011; Berry, 2009, 2011), certains se sont intéressés aux différences et ressemblances entre ces deux versions du jeu (Buzy-Christmann, Filippo, Goria et Thévenot, 2016; Virole, 2005). Pour notre part, nous avons souhaité nous pencher, dans le cadre de notre recherche, sur la reconnaissance dont peut ou pourrait bénéficier le e-sport, notamment en contexte éducatif. Entre grande tendance chez les jeunes et mise en valeur très forte dans certains pays, par la culture pour certains, par les industriels ou encore par les systèmes éducatifs pour d’autres, la question de la reconnaissance des « e-sports » fait cependant toujours débat. En effet, alors même que certaines autres activités physiques ou sportives peinent à être reconnues et que l’influence des jeux vidéo est toujours aussi discutée, nous avons souhaité apporter un éclairage nouveau sur ce qui semble bel et bien s’imposer dans la société et que l’on en vient fréquemment à qualifier de « sport » à part entière. Mais alors, comment prendre en compte, du côté des établissements d’enseignement, une pratique aussi singulière que les e-sports? Et qu’est-ce qui différencie les sports dits traditionnels des e-sports? Les e-athlètes s’entraînent-ils? Et si oui, comment? En équipe? Seuls? Travaillent-ils la préparation mentale et physique? Et eux-mêmes, tout d’abord, voient-ils leur pratique comme pouvant être une pratique sportive à part entière, voire universitaire? L’objectif majeur de notre recherche était ainsi d’apporter un éclairage scientifique sur la question des e-sports dans notre société. En d’autres termes, comment se qualifie le e-sport face aux sports dans ces codes, valeurs, pratiques?

Méthodologie

En vue d’apporter des éléments de réponse à ces différentes questions, nous avons mis en place une démarche de recherche particulière qui vise à mieux comprendre ce qu’est le « e-sport » et comment se comporte le « e-sportif », tout particulièrement dans son approche à la compétition. Pour ce faire, des données ont été collectées au courant de l’année 2018.

Participants

Ce sont, au total, 522 e-athlètes universitaires qui ont participé à cette enquête. Les répondants provenaient du Canada (68,44 %), de la France (3,35 %), des États-Unis (8,68 %), mais aussi de la Hongrie (10,85 %) ou encore de l’Angleterre (1,58 %) ou d’autres pays (8,68 %). Parmi les participants ayant répondu à la question sur le sexe, on constate qu’il y a environ 11 % de femmes et 89 % d’hommes. L’âge moyen des répondants était de 20,4 ans.

Stratégie de collecte de données

Sur le plan des méthodes et stratégies de collecte de données, nous avons cherché à la fois à être exhaustifs et novateurs pour répondre à nos objectifs de recherche. Ces méthodes de collecte de données ont été regroupées en trois grandes catégories. La première (1) consistait en des questionnaires d’enquête en ligne (522 répondants), la deuxième (2) en des entrevues semi-dirigées individuelles auprès des participants membres d’une équipe de e-sport et ayant accepté de répondre à notre sollicitation (n = 22). Nous avons également procédé à trois entrevues de groupe (n = 8) avec les joueurs d’une équipe de e-sport. Cette équipe a été choisie non seulement parce qu’elle était fréquemment en compétition officielle, mais aussi pour sa reconnaissance en tant qu’équipe e-sportive évoluant dans un des jeux vidéo les plus reconnus dans le milieu du e-sport. Nous avons également réalisé des entrevues de type « think aloud » (Karsenti et Savoie-Zajc, 2018) (pendant des périodes de compétition ou d’entraînement). Enfin, nous avons réalisé des observations vidéographiées (350 minutes) de compétitions ou d’entraînements e-sportifs avec caméras afin d’étudier les pratiques des e-sportifs en immersion.

Traitement et analyse des données

Les données recueillies à l’aide du questionnaire comprennent à la fois des échelles de Likert et des réponses ouvertes. Par conséquent, l’analyse qui en ressort est dite de type mixte. L’analyse quantitative comprend des statistiques descriptives élaborées à l’aide du logiciel SPSS (version 23) et de l’outil de sondages en ligne SurveyMonkey (http://surveymonkey.com). Ces premiers résultats d’analyse sont approfondis et appuyés par une analyse qualitative des réponses ouvertes aux questionnaires, effectuée à l’aide du logiciel QDA Miner (version 5). Celle-ci consistera en une analyse de contenu (voir L’Écuyer, 1990; Miles et Huberman, 2003) dont le codage semi-ouvert a été construit à partir des réponses des participants en lien avec les principaux objets de recherche. L’analyse des données des entrevues individuelles et de groupe, de même que des observations vidéographiées, s’est inspirée des démarches proposées par L’Écuyer (1990) et Huberman et Miles (2003). Nous avons privilégié une approche de type « analyse de contenu ». Les analyses qualitatives ont à nouveau été facilitées par l’emploi du logiciel QDA Miner, abondamment utilisé dans l’analyse de données qualitatives en recherche (Karsenti et Savoie-Zajc, 2018).

Forces et limites méthodologiques

L’une des principales forces de la présente étude réside assurément dans la méthodologie de recherche particulière utilisée. Jumeler des questionnaires d’enquête en ligne à des entrevues individuelles et de groupe, de même qu’à des observations, semble constituer, en soi, un avantage majeur pour enrichir et trianguler les résultats obtenus. Les choix méthodologiques effectués ne sont pourtant pas sans limites. Tout d’abord, le fait de travailler à partir des perceptions peut constituer une limite que nous avons tenté de pallier par un vaste échantillon de participants (n = 522) et par des instruments de collecte de données variés. Pour réduire ce biais méthodologique, les analyses effectuées ont systématiquement comparé les réponses des différents types de répondants, mettant en exergue leurs points de divergence lorsque nécessaire. Une autre limite de l’étude est liée à l’échantillon des participants qui n’était pas aléatoire, c’est-à-dire que notre choix des participants n’avait pas pour objectif de représenter un sous-ensemble de la population interrogée. En effet, il nous était impossible de construire un échantillon prévisible dans la mesure où le questionnaire a été proposé en ligne. Enfin, une autre des forces principales de la présente étude réside assurément dans la collaboration mise en place avec différents membres des associations de e-sports universitaires et provinciales (avec la Fédération québécoise de sports électroniques, de même qu’avec les comités organisateurs de diverses compétitions de e-sports, comme par exemple le Lan ETS 2018 auquel plus de 2 000 e-athlètes ont participé).

Principaux résultats

Les données recueillies ont permis de mieux comprendre les comportements des e-sportifs lors des entraînements et des compétitions officielles de jeu vidéo auxquelles ils participent.

Des joueurs d’expérience pour une pratique stabilisée et reconnue

Les données collectées montrent que les participants jouent majoritairement à Overwatch (35 %) (figure 2), un des jeux les plus connus dans le domaine du e-sport. League of Legends suit juste après avec 24 % de joueurs.

Figure 2

Répartition des jeux vidéo les plus joués par les enquêtés

Répartition des jeux vidéo les plus joués par les enquêtés

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Plus de 70 % des participants affirment avoir déjà participé à une compétition e-sportive. Certains d’entre eux sont même des compétiteurs depuis de nombreuses années. En effet, certains font du e-sport depuis plus de 10 ans (12,04 % des enquêtés) et la majorité ont entre 2 et 4 années de pratique du e-sport (23,81 %). On est donc loin du joueur occasionnel et ce résultat rejoint les travaux de Hamari et Sjöblom (2017) qui voient dans la pratique du e-sport une organisation structurée, avec des genres de jeux particuliers en compétition, et somme toute assez répandue et stabilisée en tant qu’activité vidéoludique. Il est à noter également que ces e-sportifs sont principalement attirés par la compétition et qu’il s’agit pour eux de l’attrait principal de cette pratique (25,63 %). Cependant, la dimension affective reste particulièrement présente pour les joueurs qui s’y consacrent, à 20,49 % d’entre eux, pour le fait de jouer avec leurs amis et à 18,35 % pour s’amuser, seuls ou entre amis. Le fait de gagner de l’argent, ce qui est possible dans ce genre de pratique, reste secondaire (8,39 %) chez les personnes enquêtées.

On constate également que faire du e-sport est une pratique chronophage (figure 3). En effet, entre les entraînements et les compétitions, les joueurs peuvent passer plusieurs heures devant leur écran à jouer chaque jour. En l’occurrence ici, on constate qu’ils passent, pour près de 65 % d’entre eux, entre 12 et 35 heures à s’entraîner de manière individuelle chaque semaine. À ces heures d’entraînement individuel vont s’ajouter, pour certains d’entre eux, des heures d’entraînement collectif. En effet, les joueurs vont encore passer, pour 83 % d’entre eux, entre 2 et 30 heures par semaine avec leur équipe. Certains e-athlètes passent ainsi plus de temps à s’entraîner avec leur équipe (83 % des enquêtés) que de manière individuelle (65 % des enquêtés). À la vue de ces résultats, le e-sport semble donc ici particulièrement orienté sur le collectif.

Les entrevues individuelles réalisées confirment cette tendance. Ainsi, une joueuse d’une équipe de e-sport confirme lors d’un entretien que, pour performer dans une compétition de e-sport, il faut s’entraîner au moins « 5 heures par soir, pendant 5 jours d’affilée ». La question de l’entraînement est ainsi centrale. Cette joueuse parle même de camps d’entraînement lors desquels l’entraînement monte à 10 heures par jour, et ce, pendant 5 jours d’affilée.

Figure 3

Temps par semaine consacré à l’équipe

Temps par semaine consacré à l’équipe

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À l’égard de ce qui est travaillé lors des entraînements en équipe (figure 4) et des entraînements individuels, on repère deux distinctions majeures. La première concerne le travail stratégique qui est bien plus abordé lors des séances collectives. On constate également que la communication est particulièrement travaillée, mais que la répétition des mouvements sans adversité est clairement délaissée lors des séances collectives au profit d’autres activités d’entraînement.

Figure 4

Contenu des séances d’entraînement en équipe

Contenu des séances d’entraînement en équipe

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Par ailleurs, pour maintenir un niveau de jeu performant, les entraînements sont rythmés par plusieurs exercices pour ces joueurs. Ils font ainsi des exercices « de pensée, d’analyse », mais déclarent que « tout le monde ne les fait pas malheureusement ». Lors des sessions de jeu, ils utilisent également des « exercices imprimés » avec « des exercices d’écriture qui contiennent les objectifs » ou encore une pratique de « délibéré » (en pratiquant en dehors de leur zone de confort). Il arrive également aux joueurs de « visionner les parties d’entraînements pour identifier des points faibles et des points forts à travailler ». Là où réside la difficulté, selon les joueurs interrogés, c’est dans la lutte contre la déconcentration lors des entraînements. Les joueurs cherchent alors du soutien auprès d’autres joueurs ou de membres du personnel. En effet, de nombreux joueurs ont un entraîneur (Paberz, 2012), un thérapeute, un analyste et même parfois un gérant qui les accompagnent. Ce dernier est d’ailleurs « l’intermédiaire entre le coach, le staff, les joueurs et la direction de l’organisation », comme le confirme le manager d’une équipe de e-sport que nous avons interrogé lors d’un événement e-sportif majeur.

Le e-sport, une pratique « sportive » et éducative?

Lors des entraînements individuels, on constate que les joueurs déclarent très majoritairement (33 % d’entre eux) que ce qui leur semble efficace reste le travail de l’aspect technique du jeu et le temps de pratique. En d’autres termes, ce seraient très largement les manipulations du jeu qui sembleraient importantes aux yeux des joueurs. On relève aussi le fait que plus de la moitié des joueurs (56 %) n’utiliseraient pas d’outils extérieurs (fiches d’aide, chronomètre ou autre) pendant leurs parties, mais qu’ils ne seraient que 29 % à ne jamais prendre en compte de conseils de personnes extérieures. Enfin, les joueurs procéderaient à une écrasante majorité (73 %) à une préparation stratégique mentale et technique (manipulation) avant les parties, que cela relève de l’élaboration d’un plan de match, du choix de personnages en fonction de la carte de jeu, ou autre. Jouer aux e-sports, ce serait donc, en quelque sorte, aborder une compétition comme on pourrait le faire dans un autre contexte sportif, par exemple une compétition de football, et se préparer en conséquence afin d’être le plus efficace possible. Ceci serait confirmé par le manager d’une équipe interrogé lors d’une compétition de e-sport :

« C’est vraiment important pour les joueurs de travailler sur leur mental, il doit être à toute épreuve; un joueur qui pense qu’il est au sommet de sa forme va arrêter d’apprendre; l’apprentissage, c’est la clé, même les meilleurs joueurs du monde sont constamment en train de chercher l’apprentissage, en train de chercher à s’améliorer. »

Aussi, « les joueurs suivent un entraînement physique régulier », ils font de l’exercice, car « il faut être physiquement capable de se taper des games très intenses intellectuellement ». Selon ce manager, les joueurs seraient donc également préparés physiquement pour leurs compétitions. Dans le cadre de nos entrevues avec les joueurs, nous avons également relevé un certain nombre de commentaires à ce sujet. Ainsi, l’aspect social est mis en avant par les joueurs qui « mangent ensemble et font de grandes périodes d’entraînement avec des moments de discussion en attendant tout le monde ». Il s’agirait donc d’une pratique où les joueurs évoluent dans une sphère sociale, en appartenant à des communautés de joueurs, et par la même occasion, dans une sphère éducative.

En effet, alors que la pratique du e-sport est de plus en plus répandue et reconnue, il est primordial de s’interroger sur son impact sur les joueurs. D’autant plus que l’on parle de plus en plus de e-sport à l’université et qu’il est donc crucial de se poser la question de la reconnaissance éducative d’une telle activité. Aussi, lorsque l’on demande aux joueurs ce qu’ils ont l’impression d’acquérir par leur pratique du e-sport (figure 5), la majorité d’entre eux parlent d’apprentissages pour le travail d’équipe (42 %), de persévérance (29 %), de discipline personnelle (12 %) et d’habiletés cognitives et intellectuelles (11 %). Certains mentionnent même des habiletés physiques (7 %), des éléments tactiques ou stratégiques (6 %), des aspects éthiques (4 %), du plaisir (3 %), de l’autonomie (1 %) ou encore une connaissance de soi (1 %).

Figure 5

Impacts inhérents à la pratique du e-sport

Impacts inhérents à la pratique du e-sport

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En ce qui concerne la reconnaissance de cette pratique comme étant un sport, qui plus est un sport olympique, le manager d’une équipe interrogée confie que : « si des jeux qui ne sont pas forcément exigeants comme par exemple le curling sont représentés aux jeux olympiques, je ne vois pas pourquoi le e-sport ne pourrait pas être représenté dans le sens où qu’est-ce que c’est qu’un sport? C’est un jeu dans lequel il y a des règles précises que l’on suit avec différentes stratégies ». Par ailleurs, même si on a du mal à le voir comme un sport, « car on ne bouge pas », c’est « tellement stratégique, tellement compliqué » (déclaration d’une joueuse de e-sport). Finalement, dans le e-sport, au lieu d’être physiquement impressionnant, il s’agit « d’avoir de beaux réflexes, de la coordination main-oeil, et toutes sortes d’autres qualités physiologiques que les gamers ont besoin d’avoir pour performer » (déclaration d’un manager d’équipe de e-sport). Toutefois, la problématique de la reconnaissance du e-sport est complexe, car on constate que celui-ci n’est même pas forcément considéré comme un « sport » par tous les joueurs de jeux vidéo, comme en témoigne le résultat de notre enquête qui révèle que pour 48 % des joueurs, ce n’est pas forcément le cas (figure 6). Ils sont même près de 20 % à estimer que ça n’est pas probablement le cas.

Figure 6

Pourcentage de joueurs qui considèrent que le « e-sport » est un « sport »

Pourcentage de joueurs qui considèrent que le « e-sport » est un « sport »

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Discussion et conclusion

Nous l’avons vu, la pratique du e-sport prend une place de plus en plus importante dans la société, comme en témoigne la multiplication des compétitions mais aussi l’attribution d’un réel statut à cette pratique aux Jeux olympiques 2024 à Paris (Le Monde, 2017a, 2017b). Et cela se développe également dans le monde universitaire avec l’essor des équipes de e-sport. Cette reconnaissance semble aller dans le sens d’un développement constant de cette pratique qu’est le jeu vidéo, dans la société, notamment grâce à la multiplication des supports numériques mobiles (Ter Minassian et Boutet, 2015). Nous sommes dans l’ère de la ludification dans un nombre croissant de sphères de la société (Bouchard, 2015). En témoignent l’émergence des jeux vidéo éducatifs, aussi appelés jeux sérieux, et l’importance croissante de l’industrie du jeu vidéo qui est d’ores et déjà une industrie culturelle majeure. Au point de devenir une activité universitaire officielle? C’est ce que nous avons tenté de mieux comprendre dans cette étude. Ainsi, nous avons tout d’abord présenté les résultats d’une enquête menée auprès de 522 e-sportifs universitaires concernant leurs techniques d’entraînement afin d’étudier les écarts potentiels avec d’autres activités, notamment les activités sportives.

Notre recherche n’avait pas pour ambition de montrer que le e-sport, pratiqué par des e-athlètes universitaires, était un sport officiel. Nous avons plutôt cherché à mieux comprendre cette discipline, de même que la façon dont les compétitions et les entraînements sont vécus. Nous retiendrons notamment le fait que les joueurs ont une activité sportive soutenue, qu’ils s’entraînent comme tout autre sportif, mais aussi et surtout qu’ils pratiquent une activité avec des normes, structurée, dans laquelle il y a des coachs et des managers et où les entraînements sont particulièrement tournés vers la cohésion d’équipe. On relève enfin que seules 20 % des personnes sondées dans notre enquête ne voient pas le e-sport comme un « sport » à part entière. Cela dit, dans le cadre de recherches futures, il pourrait être intéressant de mesurer l’impact physiologique de la pratique du e-sport sur les e-athlètes. Il serait à ce titre particulièrement intéressant de mettre en place de nouvelles recherches, y compris certaines qui pourraient permettre de mesurer et suivre la fréquence cardiaque et l’estimation de la dépense calorique des joueurs. Nous pourrions alors mieux comprendre certains des effets liés à la pratique des e-sports sur l’organisme des joueurs et aller vers une comparaison plus proche encore entre « sport » et « e-sport ».

Aussi, pour évaluer l’impact de cette pratique sur l’engagement affectif et cognitif des joueurs, et ainsi estimer son impact éducatif et sa justification au titre d’activité universitaire, il serait intéressant d’avoir recours à des outils d’analyse des signaux encéphalographiques des joueurs, comme cela pourrait être le cas des casques Emotiv (http://emotiv.com), par exemple. Cela permettrait notamment de comparer une activité sportive classique normée à une activité e-sportive pour avancer encore dans cette problématique de la reconnaissance universitaire et sportive du e-sport.

Toutefois, l’un des premiers efforts pour aller vers une reconnaissance du e-sport concerne l’acceptation et la valorisation de cette pratique par les e-sportifs dans la mesure où, comme nous l’avons vu dans nos résultats, ces derniers ne voient pas forcément tous (pour 48 %, ce n’est pas forcément le cas, figure 6) le e-sport comme une véritable activité sportive. Il serait donc là aussi très intéressant de chercher à comprendre pourquoi ces acteurs du jeu vidéo ne s’accordent pas sur ce lien qui semble, pour certains, évident.