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Introduction

La particularité de ce numéro est qu’il permet de documenter des expériences d’enseignement/apprentissage au postsecondaire en contexte de pandémie. Ce compte rendu d’expérience a pour vocation d’offrir un aperçu des perceptions d’étudiants et étudiantes universitaires suisses à l’égard de leur collaboration lors de deux travaux de groupe nécessitant l’usage du numérique pendant le semestre de printemps 2020, le premier ayant eu lieu avant le confinement et le deuxième après. Ces deux travaux de groupe, formant un scénario pédagogique (Daele et al., 2003), étaient inscrits dans un dispositif de formation[1] articulé à une évaluation continue dans le cadre d’un cours de maîtrise en sciences de l’éducation intitulé Observation de pratiques en contexte scolaire : une approche collaborative. La double visée du dispositif de formation était d’amener les étudiants et étudiantes : a) à coélaborer des savoirs sur des thèmes relatifs à la recherche collaborative en éducation, et b) à développer des compétences en collaboration. Le dispositif prévoyait différentes « pièces », requises pour la certification, visant à les mettre au travail tout au long du semestre. Ces pièces ont été conçues selon un principe d’homologie (ou isomorphisme) pédagogique qui renvoie à une proximité entre les tâches demandées et la pratique professionnelle enseignée (Joris et Noben, 2019), avec le postulat que « c’est en faisant vivre et analyser aux formés des situations proches au niveau des attitudes, des méthodes, voire des contenus […] que le formateur aide durablement ses formés à intégrer l’ensemble des procédures cognitives et affectives mises en jeu » (Develay, 1994, p. 80). Le dispositif prévu dans ce cours était hybride, c’est-à-dire qu’il proposait « une partie des activités en présentiel et une autre partie à distance » (Joris et Noben, 2019, p. 1). À la suite de l’annonce du confinement, celui-ci a été adapté pour que tout se déroule à distance et majoritairement en asynchrone de manière à permettre aux étudiants et étudiantes de s’organiser selon leurs contraintes individuelles.

Parmi ces pièces figuraient les deux travaux de groupe qui nous intéressent dans ce compte rendu, pour lesquels l’utilisation d’au moins une application numérique collaborative était demandée. Les résultats de cette étude présentent un aperçu des perceptions des étudiants et étudiantes à l’égard de leur collaboration et de leur utilisation du numérique au sein de ces deux travaux de groupe, en se basant sur des réflexions critiques individuelles – pièce à part entière de l’évaluation continue – rédigées par eux en parallèle de leurs travaux de groupe. Les réflexions critiques détaillaient notamment l’utilisation du numérique lors de ces travaux ainsi que les expériences collaboratives vécues à l’aune de la situation du semestre de printemps 2020, troublée par le confinement mis en place dès la cinquième semaine de cours.

Éléments contextuels

Les deux travaux de groupe

Les deux travaux de groupe concernés par ce compte rendu sont : la rédaction collaborative d’un Google Doc par groupes de 3 (pièce 1) et la création d’une ressource thématique par groupes de 6 (pièce 2). Pour la pièce 1, les étudiants et étudiantes ont pu choisir les pairs avec qui ils souhaitaient collaborer. Ils avaient pour consigne de rédiger collaborativement un texte, au moyen d’un Google Doc, au sujet d’un article scientifique (imposé) portant sur une recherche collaborative. Les trois lisaient le même texte et devaient l’analyser au regard d’un thème prédéfini relatif aux contenus du cours. La pièce 2 réunissait deux groupes de trois ayant travaillé pour la pièce 1 sur le même thème, mais avec deux textes différents. Cette fois-ci, les étudiants et étudiantes ne connaissaient pas les pairs de l’autre groupe. La tâche consistait à dégager les similarités et les différences entre les deux articles afin de produire une ressource thématique (dont le format était libre) qui puisse servir à l’ensemble des étudiants et étudiantes du cours en vue du travail final.

La figure 1 schématise le travail demandé pour ces deux pièces :

Figure 1

Schématisation du scénario pédagogique liant les deux travaux de groupe

Schématisation du scénario pédagogique liant les deux travaux de groupe

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Le numérique comme soutien aux travaux de groupe

Pour les deux travaux, les étudiants et étudiantes avaient pour consigne d’utiliser une application numérique de soutien à la productivité pour favoriser leur collaboration. Les applications (gratuites et accessibles sur téléphone intelligent) proposées par l’enseignante ainsi que leurs principales fonctionnalités figurent au tableau 1. Le but était de proposer des applications dont la fonctionnalité dominante était différente, afin que les étudiants et étudiantes puissent choisir celle qui convenait le mieux à leurs préférences en matière de style organisationnel et de style d’apprentissage.

Tableau 1

Description des applications collaboratives proposées aux étudiants et étudiantes

Description des applications collaboratives proposées aux étudiants et étudiantes

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Chaque groupe de trois devait choisir une application pour collaborer sur le Google Doc. Ensuite, pour le second travail, les étudiants et étudiantes pouvaient choisir de prendre soit une application déjà utilisée par l’un des groupes, soit une autre. L’idée était que chacun et chacune teste au moins une application collaborative durant le semestre et mène une réflexion critique sur son usage.

Méthodologie

Ce compte rendu s’appuie sur les réflexions critiques réalisées par les étudiants et étudiantes dans le cadre du contrôle continu. Ces réflexions, d’un minimum de 1 000 mots, devaient répondre aux questions suivantes :

  1. Comment se sont déroulées vos deux expériences de travail collaboratif à distance et comment avez-vous perçu la collaboration au sein de vos deux groupes (apports et limites)? Expliquez et comparez vos expériences entre le premier travail collaboratif (production d’un Google Doc par 3) et le deuxième (production d’une ressource thématique par 6);

  2. Si vous deviez retenir des éléments de vos expériences pour favoriser vos collaborations dans vos futures vies a) estudiantine, b) professionnelle, et c) personnelle, quels seraient‑ils?

  3. Quels ont été les apports et limites des applications numériques (préciser lesquelles) utilisées par vos groupes?

Les 24 étudiants et étudiantes du cours ont donné leur accord pour que leurs réflexions critiques soient utilisées à des fins de recherche (ils ont rempli un consentement écrit lors du rendu de leur réflexion critique). Leurs écrits ont fait l’objet d’une analyse thématique inductive (Blais et Martineau, 2006) avec l’aide du logiciel NVivo, qui permet de faciliter l’organisation et la structuration des données qualitatives à analyser. Afin d’assurer la rigueur de l’analyse thématique, une première synthèse de l’analyse leur a été présentée lors du bilan final du cours. Ils ont pu donner leur avis sur cette synthèse, ce qui a permis une vérification de la pertinence des catégories au regard de leurs expériences personnelles (vérification auprès des participants et participantes; Blais et Martineau, 2006).

Question de recherche

Ce compte rendu a pour but de répondre à la question suivante : Comment les étudiants et étudiantes ont-ils perçu leurs expériences de collaboration pendant le confinement, plus particulièrement en ce qui concerne l’utilisation des applications numériques?

Résultats

Confinement et expériences de collaboration

La seconde collaboration a été quelque peu laborieuse. D’une part, et très certainement la plus causale, celle de la pandémie du coronavirus. En effet, un stop a interrompu notre cursus avant même que l’on puisse prendre connaissance de nos nouveaux collègues pour ce deuxième travail.

Pauline[2]

La principale conséquence du confinement sur la collaboration dans le deuxième travail de groupe a été que les étudiants et étudiantes n’ont jamais pu rencontrer « en chair et en os » les membres de l’autre groupe de trois avec lesquels ils devaient produire leur ressource thématique. Cette situation semble avoir représenté un obstacle au démarrage du deuxième travail de groupe, notamment concernant la dimension sociale : faire connaissance, partager des informations personnelles, créer une cohésion de groupe. La présence sociale, essentielle à toute collaboration (Murphy, 2004), a été mise en difficulté par le confinement. « Par ce contexte, nous étions contraintes de ne pas interagir en présence, ainsi, nous n’avions pas accès au non‑verbal des personnes, aspect primordial selon moi pour une collaboration en toute confiance » (Jackie). Un point positif a été rapporté par certains, soit une prise de conscience des bénéfices du travail synchrone pour leurs futurs travaux de groupe et collaborations :

J’ai quelque peu négligé l’importance d’être « connectée » (j’utilise ce terme car [la] COVID‑19 ne nous a pas permis de se retrouver) au même moment que mes collègues. J’ai appris que les travaux individuels peuvent parfois attendre pour que le travail collectif puisse prendre place. Faire du travail non simultané dans ce cadre-là n’est vraiment pas conseillé, même si une collaboration peut très bien avoir lieu en non‑simultané.

Héloïse

Cette prise de conscience semble ainsi être liée à la situation de confinement. En effet, pour le premier travail de groupe, les étudiants et étudiantes se sont rencontrés en présentiel pour démarrer la collaboration, sans se poser de questions, comme allant de soi. C’est la privation du présentiel qui semble avoir fait ressortir ce besoin de connexion exprimé à répétition dans les réflexions critiques.

Le défi majeur décrit par les étudiants et étudiantes était donc de créer des possibilités de travail synchrone. Ceux-ci rapportent qu’un tel espace-temps est essentiel non seulement pour favoriser les contacts sociaux, mais également pour exprimer ses points de vue et ses méthodes de travail, pour « rendre ses idées explicites » (Darryl), pour « discuter et débattre » afin de permettre une « co-construction de sens » (Béatrice), en faisant en sorte que « chacun(e) puisse laisser l’autre s’exprimer » (Jackie). Ils soulignent également l’importance qu’ils accordent au fait d’établir ensemble une « ligne directrice » (Darryl) permettant d’atteindre une « cible commune » (Jackie). Commencer par un travail synchrone permet ainsi de « créer un espace interprétatif partagé où les partenaires peuvent discuter et construire ensemble le sens qu’ils veulent donner à l’objet sur lequel ils collaborent » (Caroline). À noter que les étudiants et étudiantes ont mobilisé dans leurs écrits des connaissances communicationnelles et relationnelles avec lesquelles ils ont été sensibilisés au préalable. Des termes comme « co-construction de sens » ou « espace interprétatif partagé » font notamment partie du vocabulaire de la recherche collaborative. Ces différentes composantes qu’ils ont mentionnées font écho aux six processus qui constituent un continuum entre interaction et « relation finalisée » (Schrage, 1995) modélisé par Murphy (2004) : 1) la présence sociale, 2) l’articulation des perspectives individuelles, 3) la réflexion sur les perspectives d’autrui, 4) la coconstruction de sens partagé, 5) l’établissement de buts partagés et 6) la production d’un artefact partagé. Il semblerait donc, selon eux, que le manque d’espace-temps synchrone ait affecté de nombreux processus collaboratifs, même si l’accent est mis sur la présence sociale.

Finalement, devoir faire face aux rythmes de travail différents des membres du groupe a été une difficulté majeure rencontrée dans les deux travaux, plus encore dans le deuxième, alors que certains rencontraient des situations personnelles (enfants, proches malades) et/ou professionnelles troublées par la pandémie. Ces circonstances ont rendu plus difficile l’aménagement de temps de travail synchrone.

Confinement et utilisation du numérique

Le tableau 2 présente l’utilisation du numérique rapportée par les étudiants et étudiantes pour leurs deux travaux de groupe.

Tableau 2

Utilisation du numérique dans les travaux de groupe

Utilisation du numérique dans les travaux de groupe

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Du point de vue des étudiants et étudiantes, une combinaison d’applications semble avoir été optimale pour la réalisation du deuxième travail de groupe : a) WhatsApp, facile à utiliser, efficace, déjà connu de tous et toutes, qui permet une communication directe par textes ou audios, et des échanges plus informels; b) un espace numérique partagé également connu de tous et toutes (notamment Google Docs, déjà utilisé pour le premier travail de groupe), permettant une collaboration sur un même document, favorisant la cohérence du travail et le suivi collectif tout en offrant la possibilité de s’inspirer du travail des autres; toutefois, l’espace numérique partagé permet un travail sur un même document, mais pas forcément de façon synchrone; c) le téléphone, FaceTime, Skype et Zoom pour répondre au besoin des étudiants et étudiantes de communiquer de manière synchrone et pour avoir un minimum de contact en direct, se voir, entendre leurs voix, notamment en raison de l’impossibilité de se réunir en présentiel à cause du confinement, comme en témoigne cette étudiante :

Finalement, les appels téléphoniques (vidéos ou non) nous ont permis de discuter plus facilement, de s’organiser, mais aussi de rédiger en même temps, en direct sur le Google drive. Et puis, [c’était] très agréable de « voir » du monde pendant ce confinement! (rires, pardon).

Jackie

Bien que des étudiants et étudiantes ont relevé avoir aimé découvrir des applications nouvelles jugées utiles pour leur productivité et organisation personnelles futures (en particulier TimeTree et Trello), les applications collaboratives proposées ont finalement été utilisées de manière périphérique pour les travaux de groupe, voire ont été délaissées : « En discutant avec les autres membres de mon groupe, nous avons tous ressenti la même chose, à savoir que l’utilisation de l’application nous encombrait plus qu’autre chose » (Darryl). Ils les ont perçues comme difficiles à utiliser, notamment parce qu’elles nécessitaient un travail de prise en main. Certaines applications ont également été jugées redondantes compte tenu de celles qui sont déjà utilisées. D’autres apportaient des fonctions plus complémentaires (par exemple, TimeTree offre un calendrier collaboratif que les autres applications n’offrent pas), mais même dans ce cas, le fait de multiplier les applications n’a pas été perçu comme bénéfique. Le modèle de l’acceptation de la technologie de Davis (1989) « postule que cette acceptation est dictée par deux facteurs : la perception de l’utilité et la perception de la facilité d’utilisation » (Huu Binh, 2014, p. 39). Davis (1989) rapporte une relation plus forte entre acceptation et perception d’utilité qu’entre acceptation et perception de facilité d’utilisation. Dans le cas de nos étudiants et étudiantes, au contraire, c’est principalement leur perception de la difficulté d’utilisation qui les a amenés à mettre de côté les applications numériques (bien qu’ils en aient rapporté l’utilité).

La situation de confinement semble avoir joué un rôle dans la non-acceptation des applications collaboratives proposées. En effet, les étudiants et étudiantes ont rapporté avoir été submergés par la situation de la COVID‑19, ce qui les a amenés, par souci de gain de temps, à directement se tourner vers des moyens de communication connus préalablement, comme énoncé, entre autres, par ces deux étudiantes :

Au vu de la situation actuelle (COVID‑19), nous n’écartons pas l’éventualité que l’appréciation finale de l’application puisse avoir été influencée. En effet, cette situation a impliqué toute une série d’adaptations et la prise en main de l’application était une adaptation supplémentaire, ce qui ajoutait une charge supplémentaire à notre travail.

Marie

Suite [à] la situation actuelle (COVID‑19), et [aux] changements radicaux qui ont été effectués, nous n’avions malheureusement pas trop le temps de comprendre la fonctionnalité de cette application, surtout que nous avions d’autres outils à disposition, qui permettaient déjà de très bien communiquer entre nous. En effet, des logiciels comme WhatsApp et Skype nous ont permis de nous mettre d’accord de façon plus collaborative et plus humaine.

Raquel

Conclusion

Ce compte rendu visait à donner un aperçu de la collaboration d’étudiants et étudiantes universitaires lors de deux travaux de groupe nécessitant l’utilisation d’outils numériques. La situation de pandémie, comportant déjà suffisamment d’incertitudes et de nouveautés, les a amenés à privilégier des moyens de communication connus et habituels. Leurs écrits réflexifs donnent également à voir un regain de l’importance accordée aux dimensions sociale et humaine de la collaboration. La situation de pandémie, par ailleurs saturée par l’usage du numérique, les a conduits à écarter des applications prévues pour une communication asynchrone au profit de moyens numériques permettant une synchronicité de la collaboration. Ainsi, si l’enseignement asynchrone semble avoir été privilégié au regard de leurs contraintes personnelles, les étudiants et étudiantes semblent avoir eu besoin de se retrouver de façon synchrone pour la collaboration dans les travaux de groupe.