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Introduction

La vision éducative de l’Organisation de coopération et de développement économiques (2020) en matière d’éducation préconise une métamorphose du métier et de la fonction des enseignants. Ces derniers deviennent des guides qui se fondent dans les quatre scénarios proposés par l’Organisation dans le maintien du système d’éducation actuel en introduisant des outils numériques et en maintenant des professeurs qualifiés aptes à produire des « contenus éducatifs » sollicités par les autorités éducatives et administratives de leur établissement. Ce scénario est le plus adapté au contexte camerounais qui exige des enseignants des contenus de cours à télécharger sur des plateformes ouvertes à cet effet depuis le début de la pandémie. Le deuxième scénario repose sur le développement des « entreprises éducatives » qui proposent des formations en ligne avec un tutorat assuré, voire une certification. Cette démarche se répand rapidement et tend à proliférer depuis la pandémie surtout lorsqu’on observe le pourcentage de MOOC, des cours en ligne proposés sur la plateforme LMS et des webinaires. Les deux derniers scénarios envisagent respectivement, comme l’exprime Jarraud (2020), « l’éclatement du système éducatif au profit d’acteurs locaux et donc une grande hétérogénéité de l’offre éducative » et « la mort de l’école », les professeurs étant remplacés par des entreprises offrant des « produits éducatifs ». Ces scénarios ne sont pas encore effectifs dans les universités camerounaises pour lesquelles la distance semble déterminer des actions de recherche individuelles et répondre à une offre ou à une ordonnance ponctuelle.

Toutefois, ces recherches se nourrissent d’actions isolées menées hors contexte et souffrent par conséquent des définitions fragmentaires des difficultés relatives aux infrastructures et aux capacités pédagogiques des tuteurs et des enseignants. Pourtant, le gouvernement camerounais semble avoir mis en oeuvre des moyens logistiques favorisant l’usage des outils numériques dans les établissements scolaires (Essono et Onguéne Essono, 2006) et universitaires. Les recherches sur les formations à distance sont légion (Béché, 2016; Depover et Orivel, 2012; Karsenti, 2009; Mohib, 2010) ainsi que celles sur le tutorat (Depover et al., 2011; Ndibnu-Messina Ethé, 2017; Peraya et al., 2013; Touré, 2014), sans oublier les formations hybrides qui allient la présence et la distance (Lamago, 2011; Peraya, 2007). S’ils ont en premier illustré les avantages novateurs de l’intégration des technologies de l’information et de la communication (TIC) dans les formations (Karsenti et Tchameni Ngamo, 2009; Karsenti et al., 2011) et du tutorat dans le suivi des apprenants, les facteurs de décrochage sont très peu examinés (Djeumeni Tchamabe, 2016), surtout quand il s’agit de fournir des solutions pérennes avec ou sans lien avec la pandémie actuelle.

En partant du constat des pratiques institutionnelles pendant la COVID‑19 et sachant que les universités ont sollicité de leurs enseignants des « cours en ligne » en rendant obligatoire le dépôt des ressources de leurs cours auprès des chefs de département qui se chargeraient de les envoyer dans les centres technologiques réquisitionnés à cet effet, cet article voudrait étudier les pratiques tutorales à distance dans les universités pour déterminer les difficultés les plus pertinentes en contexte.

1. Cadre conceptuel

1.1 Cadre institutionnel et défis du confinement : quelques dispositions

La croissance du secteur des TIC pour l’éducation (TICE) et le développement du numérique semblent compter parmi les sujets majeurs de débat public. Plusieurs initiatives nationales et régionales à travers une multiplication de rencontres, débats et colloques sont consacrées à l’analyse de l’intégration généralisée du numérique en éducation (Béché, 2010; Ndibnu-Messina Ethé et Nya Nouatcha, 2014). Les dispositions curriculaires du gouvernement sont en harmonie avec certains résultats positifs. Il s’agit de :

  • l’arrêté no 008/CAB/PR du 19 janvier 1993 portant création d’instituts universitaires de technologie au sein des universités;

  • l’arrêté no 01/0040/MINESUP/DDES du 29 mai 2001portant création d’un centre pour l’enseignement à distance (CED) à la Faculté d’agronomie et des sciences agricoles de l’Université de Dschang.

Face à la pandémie de coronavirus, le gouvernement du Cameroun a mis en place, le 18 mars 2020, plusieurs mesures restrictives à l’égard des regroupements et des déplacements, incluant entre autres la fermeture de tous les établissements scolaires et universitaires et la suspension des vols internationaux en provenance et à destination du pays. Cette décision affecte directement la scolarisation de plus de 7,2 millions d’élèves et étudiants sur l’ensemble du territoire. Fort de l’expérience tirée de la mise en oeuvre du projet « Education Cannot Wait » (ECW), le directeur régional de l’Unesco a proposé aux autorités ministérielles de recourir aux solutions technologiques d’enseignement à distance à travers l’utilisation des TIC. Cette approche est basée sur des classes pédagogiques mobiles capables de fonctionner en ligne et hors ligne. Les perspectives et les potentialités d’utilisation à grande échelle de cette approche durant cette période et au-delà de la COVID‑19 ont été accueillies avec beaucoup d’enthousiasme et d’attentes exprimés par les apprenants qui partagent entièrement la pertinence d’une telle approche. Celle-ci permettrait en effet au gouvernement, d’une part de répondre aux urgences d’accès des enfants à l’éducation face à l’impact immédiat de la crise de la COVID‑19, et d’autre part d’anticiper l’ampleur des besoins éducatifs qui pourraient résulter du prolongement éventuel du temps de fermeture des établissements scolaires selon la dynamique conjoncturelle liée à l’évolution de la pandémie, mais aussi de surmonter dans le futur le défi de l’accès à l’éducation de qualité pour tous.

Afin de limiter la propagation du coronavirus et d’éviter une année blanche, toutes les universités publiques camerounaises se sont arrimées au téléenseignement et au suivi à distance des étudiants après dépôt des ressources sur les plateformes pendant la suspension des cours en présence.

Concernant les enseignants et leurs dispositions à ce mode d’enseignement, Fame Ndongo (Actu Cameroun, 2020) déclare qu’ils sont, tout comme les étudiants, majoritairement prêts. Après ce premier défi, quelques autres ont été notés, parmi lesquels la connexion Internet instable et l’interactivité difficile pendant les séances de tutorat. Pour ce qui est des infrastructures insuffisantes, Fame Ndongo (Actu Cameroun, 2020) souligne « la mise en service des dix centres de développement du numérique éducatif qui sont déjà construits et visibles à travers le pays. Ces centres sont prêts et incessamment seront mis en service ». S’agissant du problème des coupures d’électricité récurrentes qui pourrait également constituer un frein à cette dématérialisation, les dispositions ont aussi été prises. Les réalités sur le terrain pendant la période sont de nature à favoriser les jeunes en résidence dans les grandes villes, même s’il faut noter que ce dernier défi est difficilement réalisable, car le directeur de la compagnie Eneo, Eric Mansuy (Ondoa, 2020), reconnaît la dégradation de la situation financière de l’entreprise, qui ne saurait être garante d’une énergie électrique sans baisse de tension.

1.2 Cadre théorique

1.2.1 La modélisation du tutorat en contexte subsaharien et pandémique

Le processus d’accompagnement des étudiants à distance respecte généralement un aspect triadique : le concepteur, le tuteur et les étudiants tiennent un ou plusieurs rôles au sein d’un dispositif de formation à distance d’après Denis (2003). Pour Depover et al. (2011), cet acte de tutorat se distingue de l’enseignement, car il revêt des spécificités et des caractéristiques bien distinctes. Parmi celles-ci figure la concrétisation des théories élaborées par le concepteur qui, d’après Lockwood (1989), ne les applique pas. L’assurance de l’interaction certifiée par le locuteur semble également constituer un élément qui empêche le décrochage ou l’abandon des étudiants. Pour mettre en place ce dispositif de concrétisation et d’interaction, il faudrait que le système éducatif garantisse l’efficacité des infrastructures technologiques (Jacquinot, 1993; Tonye, 2010). Creuzé (2010) suggère l’insertion d’un large choix d’objectifs par rapport aux activités pédagogiques proposées tout en privilégiant la collaboration et la mutualisation des compétences des participants au processus de tutorat. Papi (2013) revient sur la formation des potentiels tuteurs, car un enseignant ne ferait pas toujours un bon tuteur, et sur les formes de tutorat qui se découpent en proactif et réactif ainsi qu’en tutorat de groupe qui ne partage pas toutes les caractéristiques du tutorat individuel. Au-delà des compétences sur les formes de tutorat établies par Papi, le tuteur excelle en andragogie, en expertise de contenu, en gestion relationnelle et communication, en évaluation et en soutien motivationnel, tout en assurant un accompagnement cognitif et métacognitif, technique et méthodologique pour finalement marquer sa disponibilité par des rétroactions régulières (Messaoudi et al, 2012). En définitive, quelle que soit la situation géographique du tuteur, il « doit savoir accompagner, écouter, conseiller, prévoir les difficultés à venir; penser par rapport aux objectifs et non en fonction du temps passé; mutualiser les apports respectifs » (Jacquinot, 1999).

Les prescriptions d’accompagnement des étudiants camerounais s’établissent partiellement selon les formats indiqués par Papi (2013), Depover et al. (2013) et Creuzé (2010) et les enseignants se sont investis pour déposer des ressources sur les plateformes. Ces dispositifs se présentent comme des applications au tutorat du modèle quadripolaire de Wion et Gagné (2008). Il est question du pôle « système » qui « se rapporte ici aux structures et contenus institutionnels de l’établissement d’enseignement […] : vision, mission, valeurs, buts, règlements, procédures, etc. » (p.500). L’appui institutionnel est optimal (Quintin et Masperi, 2006), aussi les universités instruisent-elles les enseignants en tant qu’« acteurs administratifs », ces derniers agissant comme des concepteurs des cours; les autres participants, dans le contexte camerounais, ne sont pas encore très visibles. Les bibliothèques virtuelles numériques camerounaises ne sont pas encore fonctionnelles même si les bibliothécaires sont à la disposition des étudiants. Le pôle « soi » renvoie à la « personne tutrice » (Wion et Gagné, 2008) qui, selon Pernoud (2002), affecte le travail à opérationnaliser en fonction de ses représentations et des objectifs à atteindre. Le pôle « autres semblables à soi » représente le « corps d’emploi des personnes tutrices » qui se déploie à travers les collègues chargés de véhiculer les informations. Le pôle « personne à qui s’adresse le service » représente « l’étudiant avec ses caractéristiques individuelles, ses formations antérieures, réussies ou non, ses objectifs de formation, son identité professionnelle éventuellement » (Wion et Gagné, 2008, p. 503). Si les étudiants sont intégrés dans le processus, les éléments de déterminisme individuels ne sont pas envisagés pendant les comportements de formation à distance que nous étudions dans cet article.

Lorsque les enseignants s’emploient à intégrer l’accompagnement à distance dans leurs comportements pédagogiques, sont-ils formés à être des tuteurs? Quelles étaient les formes que prenaient leurs tutorats? Mais pour ceux qui ont concrétisé le tutorat à distance, la médiatisation par le numérique est essentielle pour renforcer les interactions.

1.2.2 La communication médiatisée par le numérique : quelle application des scénarios d’accompagnement à distance?

La naissance de la communication médiée par ordinateur évolue pour faire intervenir tous les outils numériques, notamment les tablettes, les téléphones et même la télévision. Ces instruments facilitent les échanges tout en renforçant, pour certains, une dépendance à l’outil numérique. La deuxième facette de l’outil numérique n’est pas l’objet de ce travail. En revanche, si l’on se fie à Béché et Schneider (2019) : « Si le tutorat est décliné en une multitude de rôles liés à des tâches d’encadrement et de réajustement, les scénarios de collaboration entre pairs s’enrichissent grâce aux technologies. » Les outils numériques prédisent la qualité de la collaboration au sein du dispositif tutoral tout en sachant que le contexte, comme le précise Strioukova (2006), pourrait y jouer aussi un grand rôle. En marge, ils influencent les nouvelles méthodes de formation universitaire (Peraya, 2006, 2007) qui respectent les notions de distance et de présence.

Les tuteurs, dans le cadre du suivi à distance des étudiants des universités publiques camerounaises, sont soit les enseignants, soit les collègues de leur département. Certains enseignants recourent également aux étudiants inscrits au doctorat pour effectuer les activités tutorales. Cet accompagnement participe à la formation professionnelle des enseignants débutants (Karsenti et Collin, 2010). Pendant le suivi, le tutorat réactif permet de répondre aux diverses interrogations des étudiants dans un espace de discussion asynchrone ou par clavardage synchrone. D’après De Lièvre et al. (2017) : « Le tutorat proactif se compose de rappels temporels, d’encouragements socioaffectifs et de précisions ou rappels structurels par rapport à l’obtention des badges » (p. 120). Dans le contexte camerounais, le rappel n’est pas relatif à un badge, mais plutôt aux contrôles continus harmonisés et aux examens semestriels. La présente étude ne s’est pas focalisée sur la forme de tutorat la plus pertinente pour les élèves, mais sur l’examen du dispositif d’accompagnement de la conception du tutorat pour déterminer les stratégies pédagogiques à pérenniser.

1.2.3 Le domaine de la conception de l’étude

La présente recherche tire ses orientations du croisement entre la didactique, la sociologie de l’innovation et la technopédagogie, en se focalisant sur la définition de Njoya (2018) : « La sociologie de l’innovation en éducation est un champ de la sociologie contemporaine. Elle privilégie l’analyse des comportements des acteurs et s’interroge sur les relations des usagers avec les technologies. » (p. 6). Elle permet d’interroger les acteurs d’une étude, particulièrement les concepteurs – en l’occurrence ici les enseignants –, sur les méthodes de problématisation de la conception de leurs pratiques pédagogiques à distance. Callon et Latour (1986) insistent sur le fait que cette problématisation conduirait les acteurs à déterminer les problèmes et à y apporter des solutions pour que leurs conceptions soient un « passage obligé pour tous les acteurs ». Sachant que l’innovation (Voulgre, 2011) repose sur la métamorphose du comportement afin de produire une situation nouvelle améliorée, l’accompagnement à distance comme l’envisagent les établissements camerounais paraît répondre à tous ces principes.

2. But et objectifs

La pandémie actuelle demande que soient conservés aussi bien la documentation que les résultats des recherches sur les actes pédagogiques menés pendant la pandémie. Les interrogations sur les formes et constituantes tutorales sont récurrentes en contexte non africain. L’Afrique subsaharienne se positionne progressivement dans cette mouvance. La pandémie a contribué à l’essor des pratiques d’accompagnement à distance, c’est pourquoi les objectifs visés sont les suivants :

  • recenser les formes de tutorat mises en place dans les universités pendant le confinement;

  • déterminer les stratégies pédagogiques utilisées par les enseignants-tuteurs pour atteindre les objectifs de formation pendant l’encadrement à distance,

  • analyser les difficultés relatives aux formations en tutorat des enseignants-tuteurs et à leurs collaborations avec les établissements universitaires pourvoyeurs des plateformes;

  • proposer des perspectives post‑COVID‑19 ambitionnant la pérennisation des pratiques.

3. Problématisation : vers un modèle de tutorat contextualisé

Des efforts de la part des décideurs politiques et éducatifs camerounais sont observés depuis près de deux décennies. Des études (Djeumeni Tchamabe, 2016; Ndibnu-Messina Ethé, 2017) valorisent les avancées technologiques relatives au suivi à distance des étudiants au Cameroun. Au-delà de la question infrastructurelle et de la littératie numérique souvent abordées par les technopédagogues, la présente recherche souhaite revenir sur l’état des lieux de l’enseignement à distance pendant la pandémie et évaluer la possibilité de changement de paradigme post‑COVID impulsée par cette dernière dans les universités du Cameroun. Il s’agit d’apporter des pistes de réponse aux questions vives des régions situées en Afrique subsaharienne pendant cette période de confinement. La principale est la suivante : Quelles sont les structures du tutorat mis en oeuvre auprès des étudiants camerounais pendant les périodes de pandémie?

QR1. Comment s’est opérationnalisé l’enseignement en ligne, particulièrement le volet tutorat, dans les disciplines universitaires pendant le confinement? Devilliers et Romainville (2013) attestent que le tutorat est « un soutien social apporté au tutoré par un tuteur » et Caraguel (2013) revient sur l’essence même du tutorat qui est selon lui « une transmission d’expérience, d’un savoir-faire ». Ces références suggèrent une interpellation sur les moyens mis en oeuvre pour rendre effectif l’accompagnement des étudiants de manière à pouvoir transmettre les connaissances disciplinaires.

QR2. Quelles sont les formes de tutorat majoritairement utilisées pendant la pandémie? Sans avoir à revenir sur les définitions du tutorat ou de ses composantes, le tutorat administré pendant le confinement a-t-il répondu aux attentes d’un tutorat proactif ou réactif? Il faut donc déterminer les aspects relatifs à la collaboration que les enseignants-tuteurs ont mis en exergue.

QR3. Quelles sont les stratégies mises en oeuvre pour surmonter les obstacles liés à l’enseignement à distance? Étant donné les limites infrastructurelles et relatives aux compétences des enseignants pour pouvoir être des tuteurs aptes à construire des scénarios, il y a lieu de non seulement se questionner sur les difficultés, mais aussi de recenser les astuces utilisées par ces derniers pour réaliser le tutorat.

4. Méthodologie

En sachant que la présente recherche propose d’étudier les pratiques tutorales des enseignants-tuteurs pendant la période de la COVID‑19 au Cameroun, les variables relatives aux usages des technologies pour assurer la communication et la médiatisation ainsi que les indices des rapports entre les établissements universitaires et les programmes de suivi à distance sont à opérationnaliser.

4.1 Échantillon

L’échantillonnage sélectif a permis de focaliser notre attention sur les enseignants du supérieur ayant déposé des ressources et suivi des étudiants pendant le confinement. Si au départ l’accent était mis sur les professeurs des lettres et sciences humaines, la variable a évolué pour intégrer tous les enseignants volontaires ayant instruit à distance leurs étudiants. Nous avons ainsi pu envoyer le questionnaire à 200 enseignants à travers plusieurs plateformes prévues pour cet usage.

L’échantillon définitif contient uniquement 26 enseignants des universités d’État qui ont accepté de renvoyer les questionnaires. L’âge varie de 28 à 58 ans. La tranche d’âge des 28 à 42 ans est celle qui a le plus répondu et elle est de surcroît composée en majeure partie d’enseignants des grades d’assistant ou de chargé de cours. Très peu sont des maîtres de conférences et aucun n’est professeur titulaire, ce qui est le cas des personnes âgées de plus de 42 ans. Parmi ces enseignants, 14 appartenaient à l’Université de Yaoundé I, 4 à l’Université de Ngaoundéré, 2 à l’Université de Maroua, 3 à l’Université de Douala et 3 à l’Université de Dschang. Aucun enseignant ne représente les deux régions dites « anglophones ». Il est difficile de justifier leur absence de participation sinon par le fait de la crise sécessionniste qui réduit toutes les formes pédagogiques à leur plus simple expression. Finalement, 67 % d’hommes et 33 % de femmes ont rempli le questionnaire soumis en ligne.

Ces répondants représentent les matières suivantes : linguistique (50 %), mathématiques (17 %) et, de manière égalitaire, les autres disciplines se partagent les 34 % restants. Il s’agit de la physique, de l’anglais, de l’histoire, de la géographie, de la chimie, du français et de la théorie des portefeuilles internationaux.

La variable indépendante qui repose sur la conception des cours à distance et la prise en charge du tutorat a été analysée à travers les questions ouvertes. Les stratégies pédagogiques ont suivi la même procédure. Les effets sur l’atteinte des objectifs et la collaboration avec les pairs agissent comme variables dépendantes.

4.2 Procédure d’enquête à partir du questionnaire

Un questionnaire a été utilisé pour interroger les enseignants des universités et des grandes écoles du Cameroun disséminées à travers le pays. Nous avons élaboré une quinzaine de questions sous divers formats pour pouvoir collecter les données relatives aux différentes pratiques pédagogiques et états infrastructurels des acteurs principaux de la formation. Les questions fermées ont apporté des résultats quantitatifs. L’objectif du questionnaire relatif au volet quantitatif est de collecter les renseignements généraux sur les répondants et les formes que prend le tutorat pendant le confinement ainsi que de déterminer les qualifications requises des enseignants pour concevoir et surtout tutorer les étudiants.

L’analyse qualitative découle des questions ouvertes et repose sur la principale variable indépendante. Elle répond à la définition de Mays et Pope (1995) qui voudrait que la recherche qualitative développe « les concepts qui nous aident à comprendre les phénomènes sociaux dans des contextes naturels (plutôt qu’expérimentaux), en mettant l’accent sur les significations, les expériences et les points de vue de tous les participants ». C’est ainsi que l’analyse repose sur l’interprétation des réponses ouvertes collectées dans le questionnaire. Ce procédé n’appartient pas aux deux méthodes principales de collecte de données (l’observation et l’entretien), mais plutôt à l’analyse du discours recueilli dans le questionnaire. Dans le cadre de référence de St‑Arnaud (2003), les réponses ont permis d’étudier la variable indépendante à partir des ressemblances régulières qui apparaissent dans les réponses afin de retirer une interprétation claire et des déductions significatives par rapport aux stratégies de tutorat utilisées en contexte universitaire camerounais pendant la pandémie. Finalement, la procédure respecte les principes de classification et d’association aux objectifs et thématiques de l’étude envisagés par Creswell (2012).

Relativement à l’administration du questionnaire, nous avons eu recours à la plateforme Google Formulaires afin de faciliter le dépouillement des réponses. Le lien vers la plateforme a ensuite été envoyé à plusieurs enseignants ayant offert des cours à distance, quelle que soit la plateforme numérique utilisée : Telegram, WhatsApp, Moodle, Facebook, Twitter ou autre.

5. Analyse de quelques résultats

5.1 Le pôle « système » dans le tutorat pendant le confinement

À la question de savoir pourquoi ces enseignants ont opté pour l’enseignement à distance pendant le confinement, la majorité d’entre eux (75 %) ont indiqué que c’était par respect des prescriptions institutionnelles, même si 57,1 % estiment que les instructions étatiques sur le déroulement des cours à l’université pendant le confinement ont été mal accueillies par les pairs et eux-mêmes. Les autres raisons invoquées varient entre le désir d’assister les étudiants dans leur préparation des examens de fin d’année et celui de conserver une dynamique interrelationnelle avec les apprenants. Si les enseignants sont volontaires, c’est principalement pour restreindre l’expansion de la maladie tout en maintenant un certain niveau cognitif chez les étudiants à partir des prescriptions de chaque université. Certaines universités mettent ainsi à la disposition des enseignants la plateforme Moodle gérée par des techniciens sélectionnés par l’Université. Les enseignants y déposent des ressources qui seront rendues accessibles par les techniciens de la plateforme. Les enseignants n’y accèdent pas eux-mêmes directement, mais transitent par leur chef de département ou ces techniciens.

Toutefois, cette généralisation des cours en ligne pendant le confinement surprend plus d’un enseignant inexpérimenté dans l’usage des plateformes LMS et des outils numériques dans un but pédagogique. Ceci soulève le problème de la formation des tuteurs ou des enseignants-tuteurs, comme c’est le cas dans cette étude.

5.2 Les pôles « soi » et « autres semblables à soi » : conception et déroulement du tutorat en ligne

De Lièvre et al. (2006) établissent deux formes de tutorat : le mode proactif et le mode réactif. La demande des établissements universitaires de numériser les cours et de les fournir comme des ressources émane d’une anticipation de la demande estudiantine et de l’arrimage du procédé du moment. La forme tutorale semble donc proactive même si les concepteurs, les enseignants d’université, n’ont pas tous été formés à la conception des cours en ligne et au tutorat. Il faut souligner que certains des enseignants ont été assistés par les pairs en fonction du type de cours à tutorer à distance.

5.2.1 Les types de cours en ligne

En ce qui a trait au déroulement des cours, plusieurs axes ont été étudiés. En premier, il s’agit d’examiner les formes prises par les cours. À l’université, il existe des cours magistraux réservés principalement aux enseignants confirmés admis aux grades de chargé de cours, maître de conférences et professeur titulaire. Les assistants en sont exclus et se consacrent plutôt aux travaux dirigés (TD) et aux travaux pratiques (TP) proposés par les enseignants des cours magistraux (CM). Il est constaté que 36 % des cours étaient des TD, 9 % des TP et 55 % des CM, comme l’illustre le graphique de la figure 1.

Figure 1

Types de cours en ligne

Types de cours en ligne

-> Voir la liste des figures

Le CM représente la majorité des types de cours, car les outils proposés par les universités étaient des plateformes LMS sur lesquelles il fallait déposer des ressources. Il repose essentiellement sur un grand nombre de ressources et, comme dans l’environnement classique, nécessite très peu d’échanges entre les étudiants et les enseignants. Ce pourcentage pourrait également s’expliquer par le fait que le confinement a été déclaré au début du second semestre, sachant que généralement, les TP et les TD ne se déroulent avec les étudiants qu’après qu’ils aient reçu les CM.

Les enseignants ont numérisé les cours et construit un calendrier d’activités tutorales. Ceux qui effectuaient les CM se sont fait assister par des pairs.

5.2.2 La conception et le tutorat par les enseignants

Au chapitre de la conception du tutorat, 25 % des enseignants n’ont pas éprouvé de difficultés à construire des scénarios pédagogiques en rapport avec les objectifs du cours et ceux qui étaient fixés par l’administration. Ils ont, dans leur majorité, assisté aux formations continues sur la conception et la gestion des cours en ligne proposées dans les universités. Les scénarios qu’ils présentent prévoient un espace-temps accordé à la lecture des ressources, un autre pour répondre aux questions des étudiants, un temps pour échanger de manière synchrone (même si ce dernier n’était pas récurrent) et enfin un autre pour la remise des tâches demandées. Cette structuration du cours en ligne est indiquée comme suit : « Pour ce qui est de mes UE que je dispense, les cours en ligne ont été synchrones et asynchrones. Et à chaque cours synchrone, le contenu est envoyé 5 jours d’avance. »

Des fiches fournies servaient de directives pour chacune des tâches que les étudiants devaient exécuter. Ces tâches sont considérées comme des évaluations formatives et 10 % des enseignants ont pensé à récompenser les étudiants les ayant accomplies. Leur réactivité s’exprimait par une réponse asynchrone sous forme de correction de l’exercice quelques jours après. Certains d’entre eux s’attardaient à trouver des solutions aux préoccupations que les étudiants avaient soulevées.

Les autres enseignants ont déposé des cours destinés à la présence sur les plateformes et 50 % d’entre eux ont entrepris de répondre aux questions des étudiants de manière asynchrone, comme l’indique un enseignant : « Je les avais rédigés et saisis, puis mis à leur disposition sur la plateforme. » Aussi, lorsque les tâches étaient mises à leur disposition, les étudiants pouvaient en prendre connaissance et les effectuer.

Si les tuteurs qui ont effectivement accompagné leurs étudiants ont adopté les deux formes de tutorat, les autres (75 %) ont obéi à une instruction gouvernementale et essayé de respecter un tutorat proactif. L’absence de formation chez les tuteurs a rendu difficile l’encadrement, car ceux‑ci semblaient adopter un rôle de concepteur plus que de tuteur.

5.2.3 Les compétences et les activités proposées par les enseignants-tuteurs pendant les tutorats de groupe

Le tutorat de groupe qui a été utilisé dans le contexte de la pandémie par les tuteurs semble avoir été conçu sans préalablement répertorier les compétences des accompagnateurs. Dans la majeure partie des cas, en tant que facilitateurs des apprentissages (Berge, 1995; Feenberg, 1989), ils se chargeaient de « proposer des exercices dans un groupe WhatsApp » et de « les retourner 4 jours après ». Les exercices génériques ambitionnaient de générer le débat dans les groupes de TP, particulièrement en mathématiques, chimie et physique. Dans le cas de la linguistique, les activités ont surtout servi à susciter des réflexions épistémologiques sur les nouveaux courants et les possibilités de contextualisation des théories. Les autres disciplines se focalisaient sur les projets à rendre à partir de divers questionnements.

Il ne semble pas utile de revenir sur les capacités des enseignants à organiser un emploi du temps pour le tutorat à distance (Berge, 1995), car même ceux qui n’ont pas reçu de formation en matière de conception et de suivi des cours en ligne avaient prévu un agenda qui oscillait entre dépôt de ressources et rencontres synchrones sur WhatsApp en passant par les activités. Un des enseignants résume ainsi son séquençage : « Rappel des principes vus en classe – dépôt des ressources – devoirs et travaux – changement de plateformes – entretien avec WhatsApp – séance de tutorat synchrone. »

Sur le plan technique (Berge, 1995), les enseignants-tuteurs ont retenu les outils les plus utilisés par les étudiants pour les échanges synchrones, Moodle demandant une prise en main un peu plus difficile. Sans recourir à une enquête spéciale, les enseignants ont privilégié WhatsApp qui semble plus accessible du fait de l’usage du numéro de téléphone des participants au groupe. Toutefois, ils ont évité d’utiliser des capsules vidéos, qui selon eux demandent plus de mégaoctets que les documents PDF. C’est ce dispositif préparatoire chez les enseignants-tuteurs et l’établissement qui a permis l’utilisation de la plateforme Moodle pour la majorité des téléchargements de ressources et les échanges synchrones ainsi que d’autres activités synchrones possibles. Les réponses des enseignants permettent ainsi de déterminer les répercussions des technologies sur les formes d’interaction qui, pour une moitié, consistent à déposer des ressources et, pour l’autre moitié, à utiliser celles-ci pour les discussions associant le synchrone et l’asynchrone, comme l’illustre la figure 2.

Figure 2

Formes des interactions du cours

Formes des interactions du cours

-> Voir la liste des figures

5.3 Synthèse des difficultés éprouvées par les enseignants-tuteurs pendant le confinement

Plus de la moitié des enseignants ont évoqué « le manque de préparation et de formation à offrir un cours en ligne ». Ces formations, bien que proposées par les universités et l’Agence universitaire de la Francophonie, ne voyaient pas la participation de la majorité des enseignants. Ces derniers se plaignaient d’avance du surcroît de travail et des difficultés de concertation pour améliorer les conditions de travail de l’enseignant, car si les conditions sont déplorables, comment pourraient-ils effectuer des cours en ligne au vu des difficultés de connexion dans leurs maisons et leurs bureaux? Si les instances ont amélioré la connexion dans les bureaux pendant la période de la COVID‑19, ces enseignants qui refusaient de se former ou qui n’en avaient pas la possibilité se sont vus contraints à réaliser des cours en ligne.

D’autres situent leurs difficultés uniquement sur le plan des « moyens logistiques liés à la préparation d’un cours en ligne ». Certains sont incapables d’effectuer les recherches en ligne du fait de leur âge, de leur manque de formation en la matière ou pour toute autre raison. La période du confinement a permis de relever les défis relatifs à la recherche documentaire en ligne et aux nouvelles littératies. En matière de littératies numériques, certains domaines semblent difficiles d’accès, c’est pourquoi certains font reposer leurs difficultés sur « le manque de ressources éducatives dans le domaine ». Ainsi, cette difficulté a trouvé sa réponse dans la saisie des textes de cours, renforçant la charge de travail existante. Parmi les difficultés logistiques figurent les problèmes de connexion. Tout comme les apprenants, certains enseignants déplorent la mauvaise « qualité de la connexion » ou encore une « connexion lente avec des coupures intermittentes sur Zoom après 40 minutes de conversation ». Ces dispositifs ne relèvent pas toujours des instances administratives mais des fournisseurs de connexion ou des plateformes.

Les difficultés relatives à la gestion du tutorat de groupe concernent la gestion des retardataires dans les communications synchrones que les enseignants justifient par une mauvaise préparation des étudiants à prendre en main la plateforme d’apprentissage. C’est également l’une des raisons des absences des étudiants lors des interactions synchrones, sachant que la plupart s’étaient réfugiés dans les villages en attendant la reprise des cours après la COVID‑19.

Conclusions et perspectives

Dans la présente recherche, nous avons jeté un regard interrogateur sur le suivi des cours à distance tel que préconisé par le gouvernement pendant la période de confinement et évalué la possibilité d’un changement d’axe d’enseignement après la COVID‑19. Aussi était-il question d’analyser le déroulement des cours en ligne et d’examiner les stratégies mises en oeuvre pour surmonter les obstacles liés à l’enseignement à distance.

Pendant cette période de confinement, les cours ont été réalisés à l’aide de supports numériques tels que les téléphones portables, les tablettes, les ordinateurs de bureau et autres. Diverses plateformes ont servi à la transmission des données de manière synchrone et asynchrone. Quelquefois, les ressources étaient déposées et les explications de cours étaient données en mode synchrone. Les plateformes utilisées étaient entre autres Moodle et WhatsApp. Les enseignants ont fait face à des défis qui concernent principalement la connectivité continue et stable du réseau Internet. Il était également question du délestage accru que toute la population en général déplore depuis de nombreux mois. Au-delà de ces problèmes, certains facteurs comme le manque de formation des enseignants à l’utilisation des outils numériques sont autant d’éléments perturbateurs qui ont contribué à la non-efficacité des mesures prises par le gouvernement pour les cours à distance pendant la COVID‑19. En dépit des avancées technologiques relatives au suivi à distance des étudiants au Cameroun dont font état Djeumeni Tchamabe (2016) et Ndibnu-Messina Ethé (2017) et au regard des difficultés que la présente analyse fait ressortir, quelques interrogations émergent. Quelle nouvelle structuration pouvons-nous apporter aux cours après la COVID‑19?

Après le confinement, il est question de repenser la structuration des cours en présence et à distance, et d’évoluer vers un mode d’enseignement hybride dans les universités et les grandes écoles de manière généralisée et non individuelle. Les universités pourraient d’ores et déjà faire usage des 10 centres de développement du numérique éducatif qui sont construits à travers le pays, à l’exemple de plusieurs universités qui ont déjà mis leurs cours en ligne et réalisent des cours à distance depuis quelques années.

Les universités sont aujourd’hui porteuses des possibilités apportées par la distance et également des inégalités sociales qui pourraient en découler. Prévoir des cours à distance serait une garantie de réussite de certaines activités, notamment les travaux dirigés et les travaux pratiques. Ces formes gagneraient à allier la présence en salles de classe aux formes de tutorat en ligne, d’autant plus que les modèles de conception des tutorats en présence et à distance semblent inchangés. Après un état des lieux des aspects du déroulement des cours pendant le confinement, les enseignants répertorient et catégorisent les problèmes liés au suivi à distance. Cette catégorisation des difficultés mènera vers la recherche de solutions appropriées à chacun des obstacles rencontrés. En d’autres termes, il est ici question de penser à des perspectives nouvelles dans la formation à distance des étudiants et des enseignants camerounais.

Il s’agirait de formateurs de formateurs qui inculqueraient aux enseignants ces notions dont ils ont besoin pour le tutorat à distance. Diverses formations leur sont proposées par les universités et l’Organisation internationale de la francophonie. Les coûts y relatifs seront amoindris pour le gouvernement qui dispose déjà des ressources et de la logistique nécessaires pour ces formations. L’expérience serait par la suite étendue aux apprenants dans les situations de cours proprement dites. Ceci bien entendu demande des ressources humaines et des infrastructures adéquates. D’où la nécessité de mettre en service les différents centres numériques mentionnés par le ministre de l’Enseignement supérieur. Le gouvernement pourrait étendre l’installation des fibres optiques afin d’agrandir la bande passante et, par ricochet, donner droit à une meilleure couverture réseau.

Le début du déconfinement remet à jour la classe inversée, car la plupart des enseignants doivent repenser les formes de transmission. Ils reviennent sur les cours effectués tout en renvoyant les étudiants lire les ressources déposées en ligne. La salle de classe est devenue conviviale et moins centrée sur l’enseignant pendant les cours magistraux.