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Un changement soudain, une situation de crise

À la mi-mars 2020, en raison de la pandémie de COVID‑19, les autorités scolaires ont annoncé les unes après les autres la fermeture des établissements de formation, du primaire à l’université. Du jour au lendemain ou presque, plus d’un milliard d’élèves ont dû suivre l’enseignement à distance. En parallèle, des millions d’enseignants ont été contraints d’enseigner non seulement à distance, mais aussi dans l’urgence et confinés chez eux. En l’espace de quelques jours, il leur a fallu adapter les modalités de leur enseignement. Leur mission : assurer la « continuité pédagogique ». Les enseignants ont dû également adapter leurs pratiques d’évaluation des apprentissages, aussi bien dans leur visée de régulation (autrement dit, formative) que dans leur visée de certification (Mottier Lopez, 2015). Cette crise sanitaire a en effet changé les « règles du jeu » en matière d’évaluation, du point de vue technologique (évaluation à distance), mais aussi sur les plans émotionnel et social. La crise a modifié le contrat pédagogique, la relation entre l’apprenant et l’enseignant, mais également entre les élèves eux-mêmes, et la collaboration entre les enseignants. Les conditions ont également changé au point de vue institutionnel. Certains systèmes scolaires ou établissements ont, par exemple, priorisé l’évaluation formative, supprimé les notes ou annulé certains examens; certains échecs aux examens n’étaient plus comptabilisés; les évaluations en présence n’étaient plus possibles pour cause de sécurité sanitaire, etc. Les évaluateurs, tout comme les évalués, se sont donc retrouvés dans l’obligation de s’adapter rapidement à cette nouvelle situation.

L’intention de ce texte est de mener une analyse de cette situation extraordinaire en matière d’évaluation afin d’accompagner la réflexion des enseignants du supérieur pour d’autres situations de crise sanitaire similaires (une deuxième vague de COVID‑19, un autre virus, etc.) ou tout simplement pour ceux qui souhaitent développer leurs pratiques évaluatives vers une évaluation plus « constructive » (Hadji, 2017), c’est-à-dire une « évaluation claire (simple et lisible), éclairante (pour chacun, sur ses acquis et difficultés) et utile (pour motiver les élèves et rendre leurs apprentissages plus efficaces) » (p. 229). Dans cet article, nous nous basons sur une acceptation de l’évaluation des apprentissages définie comme un « processus qui consiste à recueillir, analyser et interpréter les données relatives à la réalisation des objectifs proposés dans les programmes d’études, au développement général de l’élève, en vue de prendre des décisions pédagogiques et administratives éclairées » (Legendre, 2005). Il s’agit bien, pour nous, d’un processus en continu et non d’un « après-coup » (Yerly et al., 2019) déconnecté de l’enseignement. La pandémie de COVID‑19 a été (est encore au moment de la rédaction de ce texte) une situation complexe en matière d’évaluation, même pour nous, spécialistes de ce champ et actifs dans la formation des enseignants. Mais cette période a été fascinante à observer, car unique et révélatrice de la réaction des professionnels de l’éducation. Il ne s’agissait pas cette fois-ci d’une énième réforme politique, d’une injonction top down – bien souvent rejetée par les enseignants ou mise en place très difficilement –, mais bien d’une situation inédite de survie pédagogique, d’une urgence didactique!

Cet article a été rédigé à la fin de l’année universitaire 2020‑2021. Il propose donc un regard rétrospectif sur la période de mars à juin 2020, touchée par la pandémie de COVID‑19. Il a été rédigé alors que les cours étaient terminés, les examens passés ou presque, et non dans l’urgence totale et l’angoisse du début de la pandémie. Par cette réflexion, nous souhaitons contribuer aux discussions de manière spécifique dans le champ de l’évaluation des apprentissages. Nous discutons les défis que pose une telle situation aux enseignants-évaluateurs, mais aussi les possibilités qu’elle leur a offertes, tout en pointant les dangers qu’elle a fait et fait encore courir aux évaluateurs et aux évalués.

Notre réflexion est étayée par des sources théoriques et empiriques, notamment certains textes rédigés au début de la crise sanitaire. Elle est également soutenue par des expériences vécues dans notre propre enseignement en France et en Suisse et observées auprès de collègues enseignants au supérieur, à l’université, en haute école, mais aussi dans le degré secondaire postobligatoire (niveau préuniversitaire, soit le lycée en France et le secondaire II en Suisse). Nos observations n’ont pas été instrumentées et sont certes empreintes de la subjectivité de notre regard. En cela, elles ne peuvent en rien être généralisées aux pratiques de tous les enseignants.

Des défis « particuliers » à relever pendant cette rupture pédagogique

Les bouleversements dus à la pandémie de COVID‑19 ont provoqué à l’échelle mondiale des ruptures contextuelles inédites d’ordre médical, politique, socioéconomique et éducatif. Dans le champ éducatif, cela s’est notamment traduit par une véritable rupture pédagogique : l’enseignement à distance est devenu la forme unique, brusquement, pour un temps incertain et face à de nombreuses incertitudes d’ordre sanitaire. En temps normal, la mise en place d’une évaluation à distance adaptée constitue déjà un véritable défi. Selon Leroux et al. (2019), sa réussite dépend d’actions conjuguées sur le plan institutionnel, des programmes d’études et des pratiques d’enseignement. Les ressources nécessaires sont donc pédagogiques, technologiques, administratives, financières et humaines. La pandémie de COVID‑19 est une situation particulière. Il a fallu (ré)inventer des pratiques évaluatives à distance, dans un contexte sans précédent d’urgence, d’anxiété et d’isolement dû au confinement. Compte tenu de cette situation inédite mais aussi des défis des évaluateurs déjà présents au postsecondaire avant cette crise (p. ex., évaluation des apprentissages d’un nombre important d’étudiants, gestion de l’hétérogénéité, mise en place de l’évaluation formative, intégration des TICE), nous nous sommes questionnés sur les contraintes générées par cette rupture pédagogique et les nouveaux défis particuliers liés à la pandémie de COVID‑19 (Brown, 2020).

Un des défis auxquels les enseignants ont dû faire face est lié à l’urgence de la transition qui était imposée. On attendait d’eux qu’ils transitent, voire « basculent » (Alonso Vilches et al., 2020; Barras et Dayer, 2020; Lollia et Issaieva, 2020) vers l’enseignement à distance du jour au lendemain, dans une situation anxiogène sur le plan sanitaire. Ils devaient faire la démonstration d’une flexibilité pédagogique hors du commun, dans un temps très limité et dans une période marquée par l’incertitude et le stress. Ainsi, d’un contexte à l’autre, les temporalités de changement ont varié, mais étaient toutes très restreintes. Globalement, entre l’annonce des fermetures des établissements du postsecondaire et le passage à l’enseignement à distance, une semaine tout au plus s’était écoulée. Dès lors, le premier défi qui a émergé face à cette entrée rapide et forcée dans l’enseignement à distance consistait à savoir comment, en si peu de temps et dans cette période particulière, les enseignants allaient basculer vers l’enseignement à distance? Comment allaient-ils adapter leurs pratiques sans perdre de vue les attentes des plans d’études, mais en ménageant les individus? Face au changement brutal et incertain, seraient-ils en mesure de gérer leur propre stress et celui de leurs étudiants? Seraient-ils capables de (re)penser et de développer leurs pratiques d’évaluation? Ces interrogations sont d’autant plus importantes que les nouvelles directives qui commençaient à se succéder dans les différents contextes (nationaux, institutionnels, etc.) étaient plus ou moins claires, plus ou moins implicites, au moins au début de la crise. Dans ces circonstances, nous pouvons nous demander si les enseignants ont été soutenus dans leur compréhension des attentes des prescrits et comment ils les ont pris en compte dans leurs pratiques. Cela a-t-il créé des tensions particulières entre leurs propres intentions et les finalités communes?

À ce premier défi s’ajoute celui de gérer la complexité de l’évaluation à distance et ses caractéristiques propres. Globalement, l’enseignement et l’évaluation à distance reposent sur une démarche d’ingénierie précise et particulière qui se fait sur une temporalité conséquente puisqu’elle nécessite une gestion de plusieurs éléments (pédagogiques, didactiques, technologiques, temporels, spatiaux). Or, dans la situation de cette crise, les enseignants n’ont pas eu la possibilité et le temps de planifier et de penser tous ces aspects (Detroz et al., 2020). Nous pouvons dès lors nous demander : Comment est-il possible de réguler ses pratiques évaluatives dans de telles conditions? Quelles sont les contraintes de la situation en matière d’évaluation? Quelles démarches évaluatives faut-il utiliser en fonction des différents changements d’ordre spatial, temporel, technologique, socioculturel, socioéconomique et pédagogique? À cette multiplicité et à cette complexité de défis s’ajoute l’importance de la gestion de la diversité qui nécessite une évaluation adaptée au vécu de la crise par les étudiants, de manière collective et différenciée.

Dans la section suivante, nous allons tenter d’apporter des éclairages à ces questions et plus exactement d’appréhender les conditions dans lesquelles les enseignants ont pu (ou non) transformer les contraintes évoquées en ressources potentielles.

L’occasion de se questionner, de développer ses pratiques et de collaborer

Pour l’enseignement et la formation, la pandémie de COVID‑19 est une période complexe. Comme présenté dans la section précédente, elle a apporté son lot de difficultés pour les évaluateurs et les évalués. D’un autre côté, cette période particulière peut également être vue comme une occasion à saisir, une période charnière pour le développement de la pédagogie, de l’enseignement et de l’évaluation des apprentissages. Aucun enseignant n’a pu rester immobile devant ce raz-de-marée. Les professionnels de l’éducation se sont retrouvés dans l’obligation de réagir et de s’adapter pour ne pas couler et emporter les apprenants avec eux. Si certains enseignants auront souffert de cette situation de crise et vécu cette période comme une obligation ardue de s’adapter, d’autres l’auront vue comme une occasion de revoir leurs pratiques d’évaluation pour les développer et renforcer la collaboration autour de l’évaluation. Ainsi, pour les apprenants, la pandémie de COVID‑19 a, nous l’espérons, été l’occasion de bénéficier d’une évaluation plus dynamique et interactive. Le passage au numérique offre en effet de nouvelles manières de former et d’apprendre (Peraya, 2018), toutefois, la spécificité de cette période est plus large que l’aspect numérique et à distance, par son aspect d’urgence sanitaire, de changement momentané globalisé, et par l’obligation de confinement (ou de semi‑confinement).

Dans une situation ordinaire (sans urgence), il est déjà établi que le passage au numérique comporte de nombreux avantages « techniques » pour l’évaluation (Charroud et al., 2020). Les différents moyens numériques permettent de capter des données à large spectre (non seulement de nombreuses « traces » d’apprentissage, mais aussi des données plus périphériques) et de façon parfois automatique. Ils permettent d’observer le parcours des apprenants de manière longitudinale. Aussi, les moyens informatiques peuvent permettre de gagner du temps en automatisant certaines démarches, par exemple la correction des épreuves destinées aux grands groupes d’étudiants (Gilles et Charlier, 2020). Le revers de la médaille – les limites de l’évaluation à distance – est lié aux difficultés et aux bogues informatiques, mais surtout à l’aspect parfois trop automatisé, peu humain des procédures. On risque la déshumanisation (Brown, 2020). Enfin, le passage au numérique comporte le risque de creuser davantage le fossé déjà bien profond des différences entre les apprenants.

Au-delà de l’aspect technique et des modalités d’un simple examen (d’une mesure finale des apprentissages), le passage à l’évaluation à distance a permis à certains enseignants de repenser et de développer leurs pratiques et d’échanger davantage avec leurs collègues autour de l’évaluation. Selon une vision optimiste, les enseignants auront su éviter trois réactions néfastes : un trop grand conservatisme (un passage en force, sans adaptation de la démarche évaluative), des changements de façade (une évaluation alibi qui perd tout son sens), des changements trop importants et complexes (peu efficients et épuisants pour les évaluateurs et/ou pour les évalués). Les réactions des enseignants face à la crise sont liées à la fois à la sensibilité et aux moyens individuels des personnes confrontées à la pandémie, mais aussi aux conditions institutionnelles qui soutiennent, orientent, voire décident des pratiques d’évaluation.

L’occasion de se questionner sur ses pratiques d’évaluation

Avec les changements soudains et brutaux causés par la pandémie de COVID‑19, les interactions en présence sont devenues impossibles, voire prohibées. Chacun, élève et enseignant, a dû rester confiné chez soi. L’enseignement et donc l’évaluation se sont transformés en interaction à distance. Pourtant, le semestre de cours ayant déjà commencé avant le confinement (février à mars 2020), les enseignants se sont retrouvés devant une tension : continuer comme prévu initialement dans leur planification (et passer en force) ou réguler leurs pratiques pour rendre le processus d’enseignement-apprentissage-évaluation possible à distance. Certes, certains enseignants la situation était moins périlleuse, car ils étaient déjà habiles et coutumiers des technologies et de l’enseignement à distance. En effet, avant la pandémie, une partie des enseignants utilisaient déjà une plateforme d’archivage des données (p. ex., Moodle, OneDrive, Genially, Discord, etc.), avaient mis en place des plateformes d’interaction entre les étudiants et entre les étudiants et l’enseignant (p. ex. Moodle, Discord, Slack, Socrative, etc.) et étaient coutumiers de la classe inversée, etc. D’autres collègues ont dû revoir leur conception pédagogique de fond en comble. Leurs cours qui fonctionnaient très bien, construits solidement sur une riche expérience de plusieurs années, doivent muer en l’espace de quelques jours! Il en va de même pour l’évaluation, dans sa visée formative comme certificative. Dans cette situation particulière d’urgence, la réflexivité de l’enseignant n’est donc pas un joli concept de formation, mais bien une planche de survie. Enfin, pour certains, la situation de la COVID‑19 a été une occasion rêvée de casser des moules de pratiques évaluatives imposées par l’établissement, par la tradition ou par les collègues (p. ex., plus d’examen de connaissance papier-crayon, pas de notes, échecs non comptabilisés, etc.). Bien sûr, au début, un plan de survie a dû être mis en place pour les premières séances, avec une certaine dose d’improvisation. Toutefois, la pandémie étant annoncée pour quelques mois, la planification des enseignants a pu être régulée pour du moyen terme.

Comme bien souvent, l’évaluation a pu être une excellente porte d’entrée pour la réflexivité et le développement professionnel, même si celui-ci ne peut être complètement abouti en si peu de temps. Il a fallu en effet (re)penser rapidement son dispositif d’évaluation. Plus concrètement, comment les évaluateurs, contraints à cette réflexivité sur leurs pratiques d’évaluation ou heureux de pouvoir changer certaines pratiques, peuvent-ils s’y prendre? Inspirés de Cardinet (1986), nous proposons une démarche d’analyse selon les questions suivantes, bien sûr interconnectées : Pourquoi? Quoi? Qui? Quand? Comment? (tableau 1). Pour la situation actuelle de confinement et d’enseignement à distance, il nous semble important d’ajouter une question : Où? Pour une vision plus dynamique et longitudinale de l’évaluation, nous proposons que le « Quand? » porte sur différents moments d’évaluation et non uniquement sur un test final.

Tableau 1

Questions pour (re)penser son dispositif d’évaluation en temps de crise

Questions pour (re)penser son dispositif d’évaluation en temps de crise

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Ces questions d’analyse peuvent permettre à tout enseignant de se réorienter après le choc et de prendre les décisions principales rapidement, mais aussi de conseiller des collègues désorientés. En mettant en lien ces différentes questions, l’enseignant peut également s’assurer de l’« alignement » de son dispositif (Biggs, 1996; Detroz et al., 2020). Selon nous, il est nécessaire que la réflexion de l’enseignant suive certaines priorités, voire un ordre logique. Certes, la réflexion de l’enseignant n’est pas linéaire, mais elle devrait toujours prendre en compte le « Pourquoi? » et le « Quoi? » En effet, la réflexion sur les finalités de l’évaluation et sur les objets à évaluer doit déterminer la réflexion sur les moyens à mettre en oeuvre, et non l’inverse. C’est d’ailleurs encore plus important dans une situation de crise comme celle de la COVID‑19. Le risque y est que la réflexion des enseignants soit complètement absorbée par les moyens à mettre en place (évaluation à distance) et que certaines questions essentielles soient négligées (Pourquoi? Quoi?).

L’occasion de développer ses pratiques d’évaluation

La pandémie de COVID‑19 a permis à certains enseignants de repenser et de développer leurs pratiques. Certains collègues ont réussi à élargir le champ de leurs pratiques évaluatives, parfois avec l’aide de collègues et de leur établissement (objet du prochain point). Ces changements touchent les deux fonctions de l’évaluation, formative et certificative (Mottier Lopez, 2015), et – espérons‑le – de manière conjointe pour gagner en alignement. En effet, la situation aura pu permettre une articulation des différentes fonctions de l’évaluation et une évaluation tournée davantage vers l’évaluation-soutien d’apprentissage (assessment for learning) (Laveault et Allal, 2016), une évaluation au service des apprentissages.

Visée formative de l’évaluation (évaluer pour réguler son enseignement et l’apprentissage des étudiants)

Le contexte lié à la pandémie de COVID‑19 a permis à certains enseignants de renforcer, voire de prioriser la visée formative de l’évaluation. D’une part, car le besoin de prendre de l’information et d’en redonner (rétroaction) a été plus grand à cause de la distance (ou plutôt grâce à elle!) et d’autre part, en raison de l’isolement social, car dans certains établissements ou juridictions, l’évaluation ne pouvait être que formative (autrement, elle ne « comptait » pas). Dans ces cas-ci, c’est surtout la fonction de « régulation » qui a été mise en oeuvre durant cette pandémie, et c’est déjà toute une avancée! En effet, bien souvent les enseignants, surtout aux niveaux secondaire et postsecondaire, acceptent volontiers l’idée d’une évaluation dite formative, mais ne la mettent pas en oeuvre (Issaieva et al., 2015). Cette pandémie et l’enseignement à distance imposé leur ont, nous l’espérons, démontré que l’évaluation formative est un levier bien plus puissant pour l’apprentissage et l’enseignement que l’évaluation certificative (lorsque c’est un test final), notamment grâce aux effets d’une rétroaction efficace (Black et Wiliam, 2009; Hattie, 2012). Ainsi, on peut espérer que l’évaluation est devenue un outil pour les enseignants et non une contrainte à mettre en place pour mettre une note à la fin du cours. Certains collègues auront pu faire l’expérience d’accepter de perdre un peu le contrôle et de laisser plus de place à l’étudiant.

L’évaluation formative porte également davantage, en temps de pandémie, sur l’interaction avec les étudiants individuellement, moins de manière collective. Ce constat est propice à la régulation interactive (Allal, 2007) et à la différenciation (Feyfant, 2016) afin de gérer l’hétérogénéité des apprenants, d’ordre cognitif, émotionnel, social… mais aussi d’ordre technologique et de gestion des ressources. Le caractère asynchrone des dispositifs à distance peut permettre de respecter les rythmes d’apprentissage et non plus seulement d’imposer celui de l’enseignement (séance de cours). Il est aussi propice à l’interaction avec des élèves timides ou en difficulté qui n’osent pas prendre la parole en classe ou en auditoire. Aussi, l’évaluation à distance permet de laisser certains choix à l’élève : par exemple choisir son espace de travail, adapter son rythme. Toutefois, cette différenciation fait également partie des dangers de cette période lorsqu’elle se transforme en individualisation. On risque alors l’épuisement de l’enseignant, mais aussi la perte de l’apport primordial des interactions au sein du groupe-classe. Cette situation, souvent sans évaluation notée, demande également à l’enseignant de responsabiliser ses élèves dans ses apprentissages et de les intégrer dans le processus d’évaluation. Ainsi, la pandémie aura fait la part belle aux dispositifs d’évaluation par les pairs (parfois randomisés et automatisés par des plateformes). Par la situation d’autonomie forcée, certains enseignants auront pu donner la possibilité aux étudiants d’exploiter et de développer davantage leurs compétences d’autorégulation (Jézégou, 2010). Enfin, les machines auront pu permettre d’évaluer davantage la progression et le processus d’apprentissage, de comparer et de mutualiser des traces, etc. Tous ces avantages auront néanmoins compté au détriment de la rétroaction immédiate et des évaluations informelles possibles uniquement (ou surtout) en classe telles que l’observation individuelle ou collective, les questions instantanées, la prise de température en direct lors d’une activité, etc. plus difficile par visioconférence.

Visée certificative de l’évaluation (évaluer pour certifier les apprentissages des étudiants)

Du côté de l’évaluation certificative, c’est-à-dire celle qui permet de valider un cours ou non, d’attribuer des crédits, de promouvoir, etc., les enseignants ont dû également adapter leurs pratiques. L’avantage de la situation de pandémie, c’est que sans notes et/ou sans échecs qui comptent – comme cela a été le cas dans bon nombre de systèmes éducatifs –, l’évaluation certificative n’était plus la principale carotte qui fait avancer les étudiants. La situation à prioriser est le fait de se rendre compte plutôt que de rendre des comptes! Toutefois, la certification a dû se faire, d’une manière ou d’une autre. Les décisions de promotion, de diplomation, etc. ont dû être prises par les enseignants. Par contre, le confinement a rendu dans certains cas impossibles (ou plus difficiles) les pratiques d’évaluation certificatives les plus courantes au postsecondaire : il n’était plus possible de rassembler des étudiants dans les classes ou les amphithéâtres pour les interroger individuellement par écrit en un temps limité. Bref, les enseignants ont dû innover, étant dans l’incapacité d’évaluer une performance en un temps T, sur un contenu C, dans un espace E. Vouloir conserver ces modalités (certes nécessaires dans certaines conditions, pour de très grands groupes d’étudiants, par exemple), c’était en effet s’exposer à la tricherie, aux problèmes de connexion, etc. En passant, pour nous, la tricherie est un bon indicateur : s’il est possible aux étudiants de tricher, cela démontre que l’évaluation mise en place a peu de sens. En outre, sans faire une analyse approfondie du « Quoi? » (Qu’est-ce que j’évalue?), dans cette période de transition à distance, l’enseignant risque d’évaluer d’autres compétences que celles qui sont visées dans les programmes d’études. Ainsi, on risque plutôt d’évaluer les compétences numériques des enseignants (importantes en soi, mais pas l’objet de tous les cours!), les capacités d’attention devant un écran, les capacités d’organisation et de gestion des ressources, etc. C’est un problème de validité. D’ailleurs, tous les étudiants ne sont pas égaux devant l’usage du numérique, voire même l’accès à un ordinateur.

Cette situation particulière a permis à certains collègues d’expérimenter ou d’asseoir des démarches d’évaluation certificatives plus authentiques et plus signifiantes. Notre expérience de cette période rapporte des exemples d’évaluation qui font la part belle à des épreuves-bilans (en fin de processus d’enseignement/apprentissage) qui privilégient des situations complexes, des travaux collaboratifs, des niveaux taxonomiques élevés (création de projet, présentations critiques, etc.). Bref, une évaluation qui n’est pas une sanction, une « épreuve » à passer par les étudiants grâce au bachotage, mais qui offre la possibilité aux élèves de mobiliser leurs savoirs dans des situations complexes et aux enseignants de constater l’acquisition de compétences. Le risque reste toutefois, au vu de la situation d’urgence, d’évaluer des compétences qui n’ont pas été enseignées et/ou selon des modalités pas entraînées. C’est un problème de validité et de pertinence (De Ketele et Gérard, 2005) ou, autrement dit, d’alignement pédagogique (Biggs, 1996).

Dans certaines conditions, la situation particulière a demandé aux enseignants de mobiliser davantage leur « jugement professionnel » (Lafortune et Allal, 2007). Sans notes, sans points, avec une évaluation certificative plus qualitative et critériée (p. ex., acquis/non acquis; validé/non validé; des niveaux d’acquisition descriptifs et au nombre limité), les enseignants ne pouvaient pas se cacher derrière un cumul de points et des moyennes arithmétiques. Ils ont pu/dû bâtir leurs décisions sur la triangulation de certaines données. Surtout, on a évité une grande partie des biais négatifs de la note et de l’évaluation normative (p. ex., stress, comparaison, classement, teaching to the test) (Merle, 2015). Malheureusement, les plus pessimistes auront vu dans cette situation une perte de valeur des diplômes et une génération sacrifiée de diplômés sans notes à leur bulletin. Espérons que les employeurs (surtout s’ils sont pédagogues) pourront donner de la valeur à d’autres indicateurs qu’une note.

La situation a également demandé aux évaluateurs une plus grande transparence (Romainville, 2011). À distance, les modalités, les consignes, les compétences évaluées (ou les objectifs), les critères d’évaluation, les niveaux de réussite, etc. doivent gagner en clarté. En période de crise, il est encore plus important de discuter, voire de négocier les modalités de l’évaluation avec les étudiants et de faire preuve de flexibilité selon les conditions des étudiants (émotionnelles, familiales, logistiques, etc.). Il en est de même des cours qui ont proposé aux étudiants de coconstruire les critères et les outils de leur évaluation (p. ex., grille d’évaluation).

L’occasion de renforcer la collaboration autour de l’évaluation

Alors que la pandémie de COVID‑19 nous aura forcés à rester confinés chez nous, paradoxalement, elle aura permis de rapprocher les évaluateurs entre eux, certes à distance. Dans la société civile, cette période a été marquée par certains élans de solidarité. C’est le cas également dans la communauté de pratiques du champ de l’évaluation scolaire. Certains enseignants, se retrouvant seuls face à l’urgence d’adapter leur dispositif d’évaluation (en lien avec l’enseignement et l’apprentissage), auront été grandement soutenus par leurs collègues, leur établissement de formation, leur juridiction scolaire, des collaborateurs pédagogiques, voire leurs étudiants!

Il aura été encourageant de constater dès mars 2020, et par la suite, que la communauté des chercheurs et formateurs spécialistes de l’évaluation s’est mobilisée pour proposer des pistes pour l’évaluation à distance, mais aussi des occasions et des espaces de réunion en réseau, en communauté de pratique. Des documents, des vade‑mecum, des arborescences de décision, des graphiques interactifs, des revues de littérature et des numéros spéciaux de revue ont pu voir le jour très rapidement afin de soutenir les praticiens. Ce sont également les établissements de formation ou les juridictions scolaires, par leurs collaborateurs ou leurs entités de soutien pédagogique, qui ont proposé des aides à leurs collaborateurs et au-delà. Certains établissements universitaires ont également soutenu les étudiants dans la réussite de leurs examens en ligne, modalité parfois peu habituelle pour eux. Enfin, dans certaines situations, ce sont les étudiants eux-mêmes qui ont pu apporter du soutien à leurs enseignants en proposant des outils numériques ou leurs compétences plus affûtées. Enfin, la collaboration avec les étudiants aura également consisté, comme nous l’avons décrit plus haut, à leur laisser dans certaines situations davantage de responsabilités dans le processus d’évaluation (autoévaluation, évaluation par les pairs) et à échanger avec eux sur celui‑ci (coévaluation).

Cette solidarité a porté sur la création d’examens finaux, mais pas uniquement. La collaboration a concerné le processus d’évaluation en son entier et créé certaines formes de « modération sociale » autour de l’évaluation (Laveault et Yerly, 2017). Elle aura permis à certaines équipes de se (re)questionner sur les différentes questions développées plus haut (Pourquoi? Quoi?…). La recherche de cohérence, d’alignement, aura aussi été externe et non seulement interne, chaque enseignant pour son cours. La situation aura été l’occasion, en équipe, de trouver une certaine cohérence dans les programmes d’études et de ne pas proposer tous les mêmes types d’évaluations, de varier le travail pour les étudiants. Dans certaines occasions, la pandémie de COVID‑19 aura même amené certains enseignants à se rassembler et à évaluer de manière interdisciplinaire. Le risque potentiel est que cette collaboration impose plutôt une obligation et une souffrance lorsqu’elle devient chronophage et une barrière à l’innovation (Vangrieken et al., 2015).

Que retenir de la période de COVID‑19 pour les pratiques évaluatives?

Quels constats peut-on faire de la crise sanitaire de la COVID‑19 pour les pratiques évaluatives au postsecondaire? Quelles sont les leçons à en tirer pour un retour à une situation régulière (espérons le plus rapidement possible) ou une nouvelle crise similaire? L’objectif de notre analyse, menée à la fin de l’année universitaire 2019‑2020, était de porter un regard rétrospectif sur les pratiques évaluatives mises en place dans le postsecondaire lors d’un semestre bien particulier afin de contribuer à la réflexion des enseignants pour affronter une telle situation à l’avenir. Notre analyse était appuyée par des constats issus du terrain et par des concepts théoriques actuels. Nous avons pu décrire certaines logiques d’action d’enseignants du postsecondaire en examinant les défis posés par cette crise et les occasions saisies, tout en soulignant les dangers courus par les évaluateurs et les évalués.

Face à la rupture pédagogique provoquée par le caractère exceptionnel et inédit de la crise sanitaire, les contraintes étaient fort nombreuses et complexes ainsi que les défis à relever sur les plans technologique, professionnel, émotionnel et social. En début de crise, face au choc et à l’urgence, on a pu observer une certaine déstabilisation, voire un découragement dans certains cas. Ceci n’a pas duré. En tant que professionnels, les enseignants n’ont pas perdu de vue leur mission éducative et n’ont pas baissé les bras. La situation de pandémie a été l’occasion pour les enseignants de (re)penser leur évaluation, d’expérimenter et d’innover. Cette situation de crise les y a même contraints. La situation a montré qu’ils sont capables de faire preuve de réflexivité dans l’urgence pour assurer un enseignement et une évaluation de qualité dans ces conditions exceptionnelles et nouvelles. Dans de nombreuses situations observées, ces réflexions se sont concrétisées par le développement de démarches et d’outils évaluatifs, de manière individuelle ou collaborative. On peut se réjouir du fait – rare dans l’enseignement supérieur – que les enseignants, mais aussi les établissements, ont attribué une place de choix à l’évaluation formative, sans oublier d’assurer une évaluation certificative de qualité. Nous avons observé une forte volonté de soutenir les étudiants grâce à l’évaluation sur le plan cognitif, mais aussi social et affectif. Aussi, en temps de pandémie où les interactions sociales en chair et en os ont été interrompues à cause du confinement, l’évaluation aura permis – dans certains cas – de conserver, voire de renforcer la relation entre les étudiants, entre les étudiants et les enseignants, et entre les enseignants. Enfin, cette situation aura permis à certains enseignants de constater les apports des outils numériques pour approfondir et/ou faciliter certaines démarches d’évaluation. Nous espérons qu’à la fin de cette période de crise, les enseignants retiendront ces éléments pour le retour à la normalité.

N’oublions cependant pas que la pandémie de COVID‑19 a été très coûteuse pour les enseignants sur le plan émotionnel et a exigé d’eux une grande charge de travail supplémentaire. Il est de même important de rappeler que beaucoup d’enseignants n’ont pas été formés à pratiquer un enseignement (et donc une évaluation) à distance. Bien que la période écoulée ait démontré que les enseignants peuvent faire face à des situations inédites et urgentes, il est judicieux de réfléchir à la façon de préserver leur santé mentale et de leur permettre de s’épanouir professionnellement et personnellement. De ce fait, la pandémie aura souligné l’importance du soutien apporté par les établissements et de la solidarité entre les professionnels.

Enfin, ce texte est une réflexion réalisée sur la base d’observations peu formalisées et une analyse elle aussi menée dans l’urgence. Il serait important de réaliser ultérieurement des analyses empiriques plus outillées sur cette période particulière et sur ses conséquences pour le retour à la normalité. Il nous paraît également nécessaire d’analyser davantage l’impact des pratiques évaluatives pendant la pandémie sur les apprentissages, le vécu et le cursus des étudiants. La période de pandémie de COVID‑19 constitue en effet une fabuleuse occasion de contribuer encore davantage à « élucider comment des situations innovantes (c’est-à-dire des solutions locales, ponctuelles) peuvent générer des connaissances cumulables et partageables » (Tricot, 2019, p. 1).