Corps de l’article

Introduction

La crise liée à la COVID‑19 a nécessité le confinement de millions de personnes en Europe et dans le monde. Elle n’a pas épargné l’éducation, et les établissements scolaires ou universitaires – y compris les établissements supérieurs de musique – ont dû repenser leurs modalités d’enseignement. Continuité pédagogique ou enseignement à distance, deux dénominations couvrant la même réalité, ont été les mots d’ordre pendant deux ou trois mois durant le printemps 2020 pour de nombreux établissements. D’autres, face au risque d’une deuxième vague de la crise, ont d’ores et déjà annoncé que les modalités d’enseignement à distance se poursuivraient jusqu’à l’hiver 2020‑2021. Alors que l’enseignement à l’ère numérique et les enjeux de sa numérisation sont des sujets largement débattus depuis le milieu des années 1980, le monde de l’enseignement musical en conservatoire et en école de musique est resté assez peu concerné par cette mouvance. La crise sanitaire de la COVID‑19 l’a propulsé en l’espace de quelques jours au XXIe siècle. Les professeurs de musique ont dû rapidement mobiliser les outils numériques accessibles pour poursuivre leur enseignement. En l’espace d’une semaine, le Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP) et la Haute école de musique de Vaud Valais Fribourg (HEMU) ont mis à la disposition de leurs enseignants et de leurs étudiants des outils numériques et des informations en ligne. Ces établissements ont mobilisé leurs équipes pour assurer une continuité pédagogique auprès des étudiants-musiciens en laissant chaque enseignant libre de fixer les objectifs à atteindre.

La présente contribution propose un premier bilan de cette période d’enseignement à distance totalement inattendue. Comment ce premier contact avec l’enseignement à distance a-t-il été vécu par les enseignants d’instrument ou de chant? Avantages? Inconvénients? Quelles difficultés ces musiciens-enseignants ont-ils rencontrées? Quel impact sur leur pédagogie ont‑ils observé?

Nous allons tout d’abord proposer une brève revue de la littérature sur la formation à distance et la continuité pédagogique. Sans prétendre à l’exhaustivité, tant les études sont nombreuses sur les formes et les modalités d’enseignement à distance, nous nous intéressons à celles qui concernent l’enseignement supérieur en général et la musique plus spécifiquement. Nous présentons ensuite quelques résultats issus d’une enquête réalisée auprès des professeurs de musique du CNSMDP et de l’HEMU au début du déconfinement. Dans cette partie, nous nous attachons tout particulièrement à relever et à décrire l’impact que cette phase inédite d’enseignement à distance « obligé » a pu avoir sur les pratiques pédagogiques des professeurs de musique dans ces deux établissements d’enseignement supérieur de la musique.

Revue de la littérature et spécificités

De l’enseignement à distance à la continuité pédagogique

L’enseignement à distance peut revêtir différentes formes qui ont été étudiées depuis le milieu des années 1980 par le monde de la recherche en éducation et sur lequel des rapports importants ont apporté des informations convergentes et complémentaires selon les situations qu’ils cherchaient à renseigner (Centre national d’enseignement à distance, 2000; Organisation de coopération et de développement économiques, 2006; Wirt et al., 2004). L’ensemble de ces rapports souligne les avantages et les inconvénients de l’enseignement à distance tant pour l’éducation et la formation à proprement parler que pour la gestion et les politiques des établissements. Des études plus spécifiques se sont intéressées aux enjeux du développement du e‑learning, vocable accepté par la communauté éducative au tournant des années 1990, dans quelques universités européennes et d’Amérique du Nord (Amin et Roberts, 2006; Becker et Watts, 1995, 2001; Brown et Liedholm, 2002; Garret et Jokiverta, 2004; Garrot et al., 2009). Certaines études ont examiné les modalités d’évaluation de la formation à distance des programmes ou des étudiants (Albero, 2004; Benbunan-Fich et Hiltz, 1999; Clark, 1994, 2009; Fenouillet et Dero, 2006; Raby et al. 2011. D’autres se sont penchées sur l’évaluation non pas des processus d’enseignement ou d’apprentissage mais des artefacts utilisés (logiciels, tutoriels, etc.) (Gagne et al., 1992; Romiszowski, 2003; Schumacher, 2016, Terrien, 2010, 2018). Certaines recherches portent sur la dimension collaborative ou coopérative que peut induire l’enseignement à distance (Devauchelle, 2014; Gillies et Ashman, 1996; Henri et Lundgren-Cayrol, 2001; Heutte, 2011; Paukovics et al., 2019; Schumacher, 2016; Terrien, 2010). Ces travaux de recherche et les rapports que nous avons évoqués ci-dessus abordent tous, d’une manière ou d’une autre, la question des avantages et des inconvénients de l’enseignement à distance, du e-learning, et des outils numériques utilisés (Biasutti, 2011; Clark, 1994, 2009; Gagne et al., 1992; Jenkins et Crawford, 2016; Joy et Garcia, 2000).

Avantages et inconvénients

Certains avantages sont communs à tous les enseignements à distance : flexibilité organisationnelle; adaptation aux rythmes et aux niveaux des étudiants; plus grande facilité d’accès à l’information; choix de la formation suivie; unités de temps et de lieux synchrones ou asynchrones; variétés des supports; familiarité de l’environnement de travail; individualisation du rythme de travail; gain d’autonomie du côté des élèves ou des étudiants, pour n’en citer que quelques-uns (Devauchelle, 2014; Gagne et al., 1992; Giovannini-Cartulano et al., 2018; Schumacher, 2016; Terrien, 2010, 2018). Il en est de même pour les inconvénients : moins de souplesse dans l’interaction avec les élèves ou les étudiants; suivi pédagogique moins maîtrisé; absence de contact humain; incitation à la procrastination; engagement dans le travail et motivation moindres; perte de repères temporels; etc. (Garrot et al., 2009; Güsewell et al., 2018; Raby et al., 2011 Romiszowski, 2003).

Plusieurs études s’intéressent aux résultats obtenus (Albero, 2004; Clark, 1994, 2009; Fenouillet et Dero, 2006). Force est de constater que leurs résultats ne départagent pas nettement l’enseignement à distance de l’enseignement en présence. Fenouillet et Dero (2006) révèlent, à partir d’une méta-analyse réalisée sur 34 articles, que l’enseignement à distance n’est pas ou est peu supérieur à l’enseignement en présence en matière de résultats dans les apprentissages. Une recherche menée par Garrot et al. (2009) relève que les utilisateurs ont parfois tendance à surestimer leur capacité à utiliser les outils des technologies de l’information et de la communication (TIC). Ces auteurs montrent aussi que les formateurs n’intègrent pas toujours la notion du temps d’apprentissage et du temps d’appropriation des outils numériques (p. 117). Leur étude souligne aussi l’importance du suivi de formation pour soutenir l’effort et l’engagement de l’apprenant – notamment en établissant et en développant un lien de confiance (Gannon-Leary et Fontainha, 2007) et d’appartenance à une communauté malgré la distance (Ellis et al., 2004; Gibson et Manuel, 2003; Jarvenpaa et Leidner, 1998; Kirkup, 2002) – et la nécessité de construire et de maintenir des interactions continues permettant une compréhension partagée des besoins et des situations ainsi que des valeurs communes (Amin et Roberts, 2006; Gibson et Manuel, 2003).

Et dans l’enseignement supérieur de la musique?

Ces avantages et inconvénients se retrouvent dans la littérature sur l’enseignement à distance de la musique. Il est à noter que cette littérature est limitée, surtout si on s’intéresse à l’enseignement instrumental et vocal en contexte professionnalisant (et non en école de musique). En ce qui a trait aux avantages, les résultats d’une recherche-action que nous avions dirigée entre 2008 et 2009 montrent que l’enseignement numérique redéfinit la nature et les fonctions du cours (Terrien, 2010). Ce type d’enseignement demande aux enseignants une maîtrise plus ciblée et évolutive des objectifs pédagogiques (Rativeau, 2010, p. 95) et une collaboration renforcée avec d’autres collègues ou avec l’informaticien du collège pour anticiper et résoudre des problèmes numériques et de manipulation des fonctions du logiciel (Terrien, 2010, p. 47). Il influe selon ce dernier auteur, sur l’engagement des élèves en cours et leur collaboration entre pairs, et développe des compétences d’écoute. Au chapitre des inconvénients, les professeurs relèvent un aspect chronophage dans la préparation du cours, la peur de ne pas maîtriser l’outil informatique, les dimensions numériques de l’activité et la remise en question de leur pratique pédagogique.

D’autres aspects relevés sont signalés dans l’enseignement musical à distance, notamment la multimodalité des outils dont le professeur dispose (Koutsoupidou, 2015), les apports des assistants numériques personnels (Coen et Zulauf, 2015) et l’objectivité que peut imposer la situation de e-learning (Koutsoupidou, 2015). D’une certaine manière, l’enseignement à distance crée un espace d’enseignement informel au sein d’un cours relativement formel. Ruokonen et Ruismäki (2016) rapportent dans leurs études comment les professeurs de musique ont dû accepter les retours des étudiants pour faire évoluer leur enseignement à distance et proposer un environnement mixte d’apprentissage. La coopération ne s’est plus seulement jouée au seul niveau des enseignants ou des étudiants, mais dans les espaces de créativité et d’innovation interniveaux et intercatégoriels (Burnard, 2007; Kos et Goodrich, 2012; Webster, 2007).

Par ailleurs, l’enseignement musical à distance, qu’il soit synchrone ou asynchrone, modifie, voire redéfinit la nature et les fonctions du cours de musique (Després et Dubé, 2012; Martin de Guise, 2009). L’artefact numérique, quelle que soit sa forme, s’impose comme un médiateur supplémentaire, avant d’être complémentaire, dans le rapport au savoir qu’entretiennent professeurs et élèves (Deveney, 2018; Güsewell et al., 2018; Terrien, 2018). La maîtrise de l’artefact tant dans sa manipulation que dans sa fiabilité aux environnements numériques pose des questions qui peuvent empêcher le développement d’un enseignement ou d’un apprentissage (Manach, 2018; Olivier, 2018; Rativeau, 2010). Des études montrent que l’outil numérique déplie les objets d’enseignement (Deveney, 2018; Miniou et al., 2010), que ce soit dans l’apprentissage instrumental (Lisowski, 2010; Masum et al., 2005; Parkes et Comeau, 2015; Shoemaker et van Stam, 2010) ou dans la composition (Koutsoupidou, 2015). En effet, les professeurs doivent déconstruire et anticiper leurs gestes d’enseignement et les gestes d’apprentissage pour les adapter à l’enseignement à distance, que celui-ci soit synchrone ou asynchrone (Boutet et Bouyer, 2010; Ruokonen et Ruismäki, 2016).

D’autres études ont évalué la valeur pédagogique des tutoriels vidéos (Schumacher, 2016; Thorgensen et Zandén, 2014; Whitaker et al., 2014) et, comme le relève Manach dans son étude (2010, p. 128) : « L’enseignement en distanciel asynchrone [de l’instrument] apparaîtrait comme un bon complément de l’enseignement distanciel synchrone. »

Lors de la crise sanitaire de la COVID‑19, toutes les formes d’enseignement à distance et tous les outils numériques disponibles ont été utilisés pour répondre à l’urgence de la mise en place d’une certaine continuité pédagogique. Plateformes de visioconférences accessibles en ligne, ordinateurs, tablettes ou téléphones portables, plateformes d’apprentissage, fichiers partagés, sites Web d’hébergement de vidéos ou d’enregistrements audios, etc., les musiciens-enseignants disposaient de nombreux outils plus ou moins conviviaux et fiables pour assurer la continuité de leur enseignement. Les recherches sur le e-learning ont montré que ce ne sont pas tant les matériels, outils, logiciels ou dispositifs utilisés qui favorisent l’efficience pédagogique que la manière dont l’enseignant les intègre pour transmettre des contenus (Baldwin et Ford, 1988; DeRouin et al., 2004; Güsewell et al., 2018; Ponnuswamy et Manohar, 2016; Terrien, 2018; Tsai et Tai, 2003).

À la lumière de cet état de la littérature sur l’enseignement à distance ou e-learning, nous relevons que peu d’études abordent la question de l’enseignement instrumental ou vocal. Si le passage à l’enseignement à distance a permis d’assurer la continuité pédagogique[2] dans les établissements supérieurs de formation à la musique, nous faisons l’hypothèse qu’il a certainement influencé les approches et les pratiques pédagogiques des professeurs de musique. Compte tenu des avantages et des inconvénients reconnus par les travaux de recherche sur ces formes d’enseignement et de formation ainsi que des spécificités de l’enseignement instrumental ou vocal, notre étude a questionné les professeurs de musique sur ce que cet enseignement à distance, synchrone ou asynchrone, provoqué par la crise de la COVID‑19, a modifié dans leurs approches et leurs pratiques pédagogiques.

Méthodologie

Déroulement

Un sondage créé à l’aide du logiciel Sphinx iQ2 Quali a été envoyé à l’ensemble du corps enseignant du CNSMDP et de l’HEMU au début du déconfinement progressif (fin mai) qui a suivi la période d’enseignement à distance dans les deux établissements (mars à mi‑mai 2020). Ce bref sondage (durée : 10 à 15 minutes) comportait des questions fermées et ouvertes sur l’impact qu’avait pu avoir le confinement et l’enseignement à distance sur les activités des professeurs. Après quelques indications sociodémographiques (discipline(s) et niveau(x) enseignés, établissement(s), âge, sexe, expérience professionnelle), il abordait les principales thématiques relevées dans la littérature sur l’enseignement à distance de la musique : les problèmes techniques rencontrés, l’organisation et les modalités concrètes de mise en oeuvre de l’enseignement à distance/de la continuité pédagogique par les professeurs, l’aide demandée/reçue, les avantages et les inconvénients perçus et, finalement, l’impact sur la pédagogie. Le questionnaire était anonyme, mais les répondantes et répondants avaient la possibilité de laisser une adresse courriel s’ils acceptaient d’être recontactés pour un entretien approfondi sur le sujet.

Participants

Un total de 93 enseignantes et enseignants ont pris part au sondage, 19 du CNSMDP, 71 de l’HEMU et 3 qui ont indiqué travailler dans un « autre établissement ».

Compte tenu de notre questionnement dans le cadre de la présente contribution, qui concerne spécifiquement l’enseignement instrumental et vocal, nous ne prenons en compte que le sous-échantillon des participants qui dispensent un enseignement instrumental et vocal, et nous laissons de côté celles et ceux qui enseignent une ou plusieurs branches théoriques (formation musicale, solfège, harmonie, contrepoint, analyse, histoire de la musique, composition, arrangement, sciences de l’éducation, didactique, etc.) ou qui ont coché « autre(s) ». Il y a parmi ces N = 56 participants 40 hommes et 16 femmes. Leur âge moyen est relativement élevé puisque 49 (71,4 %) indiquent avoir 50 ans et plus, 13 (23,2 %) entre 40 et 49 ans, et 3 seulement (5,4 %) moins de 40 ans.

Analyses

Les données brutes ont été exportées sous Excel, puis importées dans SPSS (version 24). Les variables quantitatives ont été nettoyées et recodées. Seules des statistiques descriptives (fréquences pour les variables nominales, mode ou médiane pour les variables ordinales, moyennes et écarts-types pour les variables d’intervalle) ont été calculées. Concernant les réponses aux questions ouvertes, c’est une analyse de contenu catégorielle de type thématique (Dany, 2016) qui a été effectuée.

Données et résultats

Mise en oeuvre de l’enseignement à distance

Questionnés sur les modalités de mise en oeuvre de l’enseignement à distance, 53 des 56 enseignants (soit 94 % ou la quasi-totalité des répondants) indiquent avoir proposé des cours « présentiels » en ligne (donc essayé de reproduire quasi « à l’identique » ce qu’ils ou elles ont l’habitude de faire). En complément, 47 (83 %), respectivement 42 (75 %), indiquent avoir commenté des enregistrements vidéos ou audios réalisés et envoyés par les étudiants. Pas moins de 32 (57 %) ont tenté de mettre en place des enseignements collectifs en ligne, et 30 (53 %) ont réalisé eux-mêmes des enregistrements vidéos pour illustrer ou concrétiser un aspect vu en cours. Finalement, 9 (16 %) ont testé d’autres manières de faire : envoi par courriel de supports écrits (exercices, partitions, copies de schémas pour exercices de respiration); envoi par courriel ou WhatsApp de liens vers des accompagnements accessibles en ligne ou des « bonnes versions » à écouter sur YouTube ou Spotify; échanges téléphoniques pour faire un retour; cours en direct par téléphone pour pouvoir accompagner l’étudiant au piano ou pour travailler la transposition, des réductions ou le déchiffrage.

Concernant les plateformes utilisées pour l’enseignement à distance, Zoom (N = 42), WhatsApp (N = 39), Skype (N = 35) et FaceTime (= 15) figurent clairement en tête de liste. D’autres outils tels que Skype Entreprise, RENAvisio, Adobe Connect, Microsoft Teams, Cisco Webex Meetings ou Blackboard Collaborate ne sont mentionnés que de manière anecdotique par un ou deux participants et semblent donc peu connus.

Difficultés, avantages, inconvénients et efficience de l’enseignement à distance

Questionnés sur les difficultés rencontrées lors de la mise en oeuvre de l’enseignement à distance, la majorité (64,3 %) des répondants indique que cela n’a « pas du tout » ou « plutôt pas » été le cas (figure 1). Les difficultés mentionnées (champ libre « Explicitez en quelques lignes ») concernent essentiellement des problèmes de connexion, un réseau/Wi‑Fi insuffisant, des outils (ordinateurs, tablettes, logiciels) inadaptés ou manquants, une qualité de son très médiocre, le stress de la première semaine, l’aspect très chronophage de la mise en route du nouveau dispositif d’enseignement ainsi que la difficulté de concilier vie familiale et activité professionnelle.

Aucune tendance claire ne se dessine par rapport à l’avantage ou à l’inconvénient perçu de l’enseignement à distance : dans les deux cas, la médiane est de 3 (= cela dépend), et les choix de réponse « plutôt non » et « plutôt oui » sont très également représentés (20,4 à 26,8 %). Il semble donc que ce qui constitue un avantage pour les uns est vécu comme un inconvénient par d’autres et que globalement, les avis sur la période d’enseignement à distance sont nuancés. Finalement, 43,8 % de répondants considèrent avoir développé une pédagogie plus efficiente durant les deux mois d’enseignement à distance.

Figure 1

Distribution des réponses aux questions concernant les difficultés, avantages, inconvénients ainsi que l’efficience perçue de l’enseignement à distance. N = 56. En pointillé : médiane

Distribution des réponses aux questions concernant les difficultés, avantages, inconvénients ainsi que l’efficience perçue de l’enseignement à distance. N = 56. En pointillé : médiane

-> Voir la liste des figures

Si on s’intéresse de plus près aux avantages et aux inconvénients dont rendent compte les enseignants, on voit que 38,9 % des répondants estiment que l’enseignement à distance facilite les retours sur des éléments du cours précédent (« tout à fait » et « plutôt oui »), 31,5 % qu’il facilite l’organisation interne du cours, 25,9 % qu’il facilite la clarification de notions du cours et 18,6 % seulement qu’il facilite l’explication d’un savoir‑faire (figure 2).

Figure 2

Réponses aux items concernant les avantages perçus de l’enseignement à distance (N = 56)

Réponses aux items concernant les avantages perçus de l’enseignement à distance (N = 56)

-> Voir la liste des figures

Du côté des difficultés (figure 3), 89 % des professeurs indiquent avoir rencontré des difficultés dans le travail de la qualité sonore avec leurs étudiants (« tout à fait » et « plutôt oui »), et 66,6 % mentionnent des difficultés liées à la transmission (par imitation ou démonstration) de gestes. La description de gestes et la transmission de savoirs et de savoir-faire semblent leur avoir posé moins de problèmes (34,5, respectivement 32,8 %). Ainsi, si l’enseignement à distance permet des échanges et des explications d’assez bonne qualité, la part non verbale de l’enseignement instrumental – écoute, analyse fine de la qualité sonore, démonstration, observation, ou accompagnement de gestes instrumentaux ou de la posture – est difficile à transmettre à distance au moyen d’un ordinateur, d’une tablette ou d’un téléphone intelligent.

Figure 3

Réponses aux items concernant les inconvénients perçus de l’enseignement à distance (N = 56)

Réponses aux items concernant les inconvénients perçus de l’enseignement à distance (N = 56)

-> Voir la liste des figures

Dans leurs commentaires libres, les participantes et participants amènent des éléments qui ne figuraient pas dans les questions fermées et qu’il semble intéressant de relever. Du côté des avantages, ils mentionnent la possibilité tout d’abord de garder le lien, de poursuivre le travail instrumental ou vocal engagé et de donner un cadre aux étudiants; la possibilité ensuite de les motiver tout en leur permettant de développer leur autonomie. Pour certains professeurs, le fait d’avoir dû « trouver des solutions », « développer de nouvelles façons de travailler » et adopter « un point de vue différent sur son enseignement » a été vécu très positivement. Selon eux, « l’inventivité a été riche de sens » et la période « profitable pour revoir certaines bases ». Finalement, un certain confort personnel – moins de déplacements, une plus grande souplesse sur le plan des horaires – et une « plus grande disponibilité de part et d’autre » ont été relevés. Du côté des inconvénients, le fait de ne pas pouvoir jouer ensemble, de ne pas pouvoir accompagner les étudiants revient souvent. Par ailleurs, la charge de travail élevée pour préparer les cours, le manque de motivation de certains étudiants et des difficultés organisationnelles (p. ex., décalages horaires avec les étudiants retournés en Asie ou en Amérique, logistique familiale) font partie des inconvénients auxquels les enseignants se sont trouvés confrontés.

Impact de l’enseignement à distance sur la pédagogie

Nous avons posé comme hypothèse de départ que l’enseignement à distance ou la continuité pédagogique auraient un impact sur l’enseignement et induiraient des changements dans les approches et pratiques pédagogiques des professeurs d’instrument ou de chant. Qu’en est-il à la lumière de leurs réponses?

L’analyse des questions fermées qui portent sur ces deux aspects (tableau 1) montre que l’enseignement à distance a eu un impact négatif sur la qualité de l’enseignement et sur la possibilité d’atteindre les objectifs d’apprentissage. En effet, les moyennes pour ces deux items (= 1,43 et 1,52, respectivement) se situent clairement au-dessous du point médian de l’échelle (2 = inchangé). En revanche, l’engagement et la participation des étudiants (= 1,82), leur motivation (= 1,91) et la qualité de la relation entre professeurs et étudiants (= 1,98) semblent avoir subi un impact moindre. Il est à noter que la différence entre la moyenne pour les items concernant la qualité de l’enseignement (Q.92) et la motivation des étudiants (Q.93) est significative (t (55) = ‑3,605, p = 0,001). Concernant les éventuels changements pédagogiques, toutes les moyennes se situent au-dessus du point médian de l’échelle (3 = ça dépend). Certains répondants ont donc estimé que la préparation des cours s’est modifiée, que leurs réflexions didactiques se sont approfondies et que leur capacité à faire des retours ciblés aux étudiants a été stimulée. Aucune différence significative n’a pu être constatée entre les moyennes de ces quatre items.

Tableau 1

Moyennes et écarts-types des scores pour les items concernant l’impact de l’enseignement à distance et les changements induits (N = 56)

Moyennes et écarts-types des scores pour les items concernant l’impact de l’enseignement à distance et les changements induits (N = 56)

Q. 91-95, échelles de Likert à trois niveaux (1 = moins bonne à 3 = meilleure)

Q. 114-117, échelles Likert à cinq niveaux (1 = pas du tout à 5 = tout à fait)

-> Voir la liste des tableaux

En complément de leurs réponses à ces quelques items (un choix forcément réduit et incomplet), les enseignantes et enseignants ont profité des champs libres pour apporter de nombreux ajouts que nous allons développer de manière plus détaillée puisqu’ils concernent l’hypothèse principale de notre recherche. L’analyse de contenu a permis de dégager huit thématiques principales en lien avec la question de l’impact de la continuité pédagogique sur l’enseignement instrumental ou vocal (figure 4) :

  1. Un changement du temps pédagogique : « J’ai eu envie de réfléchir à adapter mieux le temps pédagogique avec les élèves (varier la récurrence des cours avec les plus hauts niveaux), de répondre au rythme naturel, parfois irrégulier, du travail artistique ».

  2. Une curiosité et une appétence nouvelles de certains enseignants pour les outils numériques : « J’ai envie aujourd’hui d’expérimenter davantage les outils numériques. »

  3. Une écoute plus attentive, tant de l’enseignant – « une écoute plus intense » – que de l’étudiant – « plus d’exigence ». Et en lien avec cela, l’intérêt pédagogique de demander aux étudiants de s’enregistrer et de s’écouter ou de s’observer : « Nous avons également ponctuellement recouru à des échanges de vidéos, ce que je compte conserver par la suite, car les aspects positifs de l’autoscopie ne sont plus à prouver, bien que les élèves n’y recourent que rarement par eux-mêmes. »

  4. Une nécessité de créativité, de flexibilité et d’innovation pédagogique : « On doit se réinventer » ou encore : « Il a fallu réfléchir afin de trouver d’autres moyens.... Ce qui est assez instructif (pour le professeur). »

  5. Une préparation différente, souvent plus importante : « Beaucoup d’éléments techniques doivent être anticipés car ils ne peuvent se régler aussi facilement qu’en présentiel. L’enseignement à distance implique donc une plus grande préparation et anticipation de cours. »

  6. Une prise de conscience de l’importance des mots : « Passer par l’écrit – parfois l’oral par téléphone ou WhatsApp – représente naturellement un changement. Parfois bénéfique car il est alors possible de prendre le temps de choisir les mots justes, d’expliciter et de conseiller par conséquent de façon plus adéquate. »

  7. Une certaine prise de distance ouvrant à la réflexivité : « C’est sûr que le changement vous fait voir les choses sous un autre angle et vous permet de découvrir d’autres aspects de vos capacités et celles de l’élève aussi. »

  8. Un constat qui revient à maintes reprises, formulé toujours un peu différemment, mais qui semble faire l’unanimité, le fait que s’il y a eu un changement de forme, il n’y a pas eu de changement de fond : « Sans modifier la pédagogie en elle-même, la situation en a modifié les moyens et les outils, en [en] offrant d’inédits que j’utiliserai très probablement à l’avenir hors de cette situation imposée, notamment l’enregistrement commenté. ».

Figure 4

Analyse de contenu : thématiques émergentes (entre parenthèses, le nombre de participants ayant abordé ces thématiques)

Analyse de contenu : thématiques émergentes (entre parenthèses, le nombre de participants ayant abordé ces thématiques)

-> Voir la liste des figures

Discussion

Les résultats de cette étude soulèvent un paradoxe que la citation précédente illustre bien : le constat que si cette période de confinement lié à la COVID‑19 a contraint les enseignants à une autre forme d’enseignement, à distance, le fond est resté le même. En d’autres termes, les répondants estiment que si les modalités ont changé, ce n’est pas le cas des pratiques pédagogiques. Or, l’analyse des réponses montre que la forme a interrogé le fond et que l’enseignement à distance a amené les professeurs à remettre en question leurs pratiques et à les modifier sinon à les changer en profondeur. Cette période de confinement a nécessité la mise en oeuvre d’une continuité pédagogique fondée sur l’enseignement à distance synchrone ou asynchrone dans les formations supérieures en musique. Elle a bousculé certaines pratiques dans la pédagogie de la musique. Les pédagogues ont dû s’interroger sur leurs modalités d’enseignement liées aux modes de la formation que les professeurs de musique ont ou n’ont pas reçue. Beaucoup d’entre eux, au regard de la moyenne d’âge élevée (cf. 71 % ≥ 50 ans), n’ont pas bénéficié d’une formation professionnelle spécifique aux métiers de l’enseignement musical. Lorsqu’ils ont pu en suivre une, elle était donnée par des pairs musiciens-experts qui fondaient leurs préceptes sur ce que les recherches en éducation nomment l’épistémologie pratique (Sensevy, 2007; Amade-Escot, 2019). De nombreux musiciens-enseignants transmettent des savoir-faire acquis par l’expérience de musicien et de professeur capitalisée au cours de leur carrière. Or, ces modes de transmission sont proches du compagnonnage et ne sont pas toujours en corrélation avec les résultats des recherches scientifiques sur l’enseignement ou l’apprentissage (Güsewell et al., 2017; Vivien et al., sous presse). Ces auteurs (2017) soulignent que le type de formation confond l’expérience du musicien et celle du professeur de musique, là où ce sont deux professionnalités, deux métiers aux pratiques différentes, même si l’on convient que l’une enrichit l’autre.

Les modalités de l’apprentissage par mimétisme, où l’expert montre au novice un mouvement pour qu’il l’imite en pensant qu’il reproduira le son, s’avèrent souvent peu efficaces tant elles masquent la complexité du geste du musicien, celle du geste du professeur et leur compréhension. Il n’est donc pas surprenant de constater dans cette étude les difficultés qu’expriment les professeurs de musique à enseigner les gestes instrumentaux ou vocaux à distance.

Nos récents travaux (Güsewell et al., 2017, 2018, 2019) ont montré que peu de musiciens-enseignants anticipaient leurs cours de musique, tant sur le plan du pilotage dans l’organisation temporelle des activités au sein du cours que sur celui de la prise en compte du rapport aux savoirs ou au savoir-faire entre le professeur et l’élève. Les réponses à ce questionnaire soulignent la prise de conscience des professeurs pour mieux préparer et organiser leurs cours en clarifiant leur discours sur les savoirs et savoir-faire instrumentaux et vocaux. Cet intérêt porté à la formalisation des prescriptions ou des préconisations a pour objectif d’être mieux compris de leurs étudiants. C’est alors, comme le soulignent les réponses, toute une réflexion sur la temporalité du cours, les rapports aux savoirs et savoir-faire, l’aspect formel des relations imposé par la distance, l’espace de la classe, le rythme de travail des élèves, la densification et l’anticipation des contenus du cours, la place du silence dans les cours, qui a mobilisé l’attention des musiciens‑enseignants.

La figure 4 ci-dessus permet de visualiser quelques avantages et inconvénients qui recoupent ceux que nous avions relevés dans la littérature, notamment sur la conception du cours, l’organisation des contenus et l’innovation pédagogique (Manach, 2018; Martin de Guise, 2009; Olivier, 2018; Schumacher, 2016; Terrien, 2010; Thorgensen et Zandén, 2014; Whitaker et al., 2014). Ces données décrivent aussi la nature des problèmes rencontrés et l’impact sur les pratiques didactiques. C’est sur ce dernier aspect que nous souhaiterions porter notre attention.

Les commentaires laissés dans le questionnaire par les professeurs de musique soulignent que la distanciation de l’enseignement a fait émerger une prise de conscience de la temporalité du cours et de son organisation accrue par la période de confinement. Cette conscientisation a remis en question leur capacité à anticiper les contenus des cours, voire à les densifier, car pour eux, la distanciation atténue l’effet de certaines interactions par la faible qualité des sons perçus, la réduction du champ visuel sur le jeu instrumental et le sens que peuvent prendre certaines prescriptions. Le temps et l’espace pédagogique s’en trouvent modifiés. Si le processus d’enseignement semble rester le même pour l’élève qui présente son travail au professeur, les contraintes liées à l’enseignement à distance transforment le rapport aux savoirs, notamment la perception sonore, et aux savoir-faire par manque de visibilité de l’ensemble des gestes de l’instrumentiste. Ainsi, cette modalité d’enseignement a un impact sur le fond de la pédagogie des professeurs en leur demandant d’anticiper les rencontres et leur évaluation de certains phénomènes musicaux et instrumentaux (sons, gestes, mouvements), et en développant une écoute et un regard différents sur la performance de leurs élèves.

Cette période les a aussi conduits à chercher de nouvelles ressources, qu’elles soient matérielles (logiciels, méthodes, partitions) ou pédagogiques (tutoriels). Innovant sur la forme en choisissant d’autres matériels, ils ont aussi innové sur le fond en repensant les processus didactiques.

Il leur a été souvent difficile d’enseigner à plusieurs élèves en même temps et de les faire jouer ensemble. Il a donc fallu avoir recours à des matériels nouveaux et mettre en place un espace numérique facilitant les échanges. Il était aussi compliqué de suivre avec la même attention l’ensemble des élèves, d’où la création de nouveaux dispositifs pédagogiques fondés sur l’échange d’enregistrements audios ou vidéos où les enseignants encouragent le principe d’autoévaluation chez leurs élèves en demandant l’ajout d’un commentaire sur la prestation. Cette situation les a amenés à prendre en compte le rythme de travail de chacun selon l’environnement dans lequel il évolue et les difficultés qu’il rencontre. Tous ces éléments changent l’évaluation du travail de l’élève, minimisant pour des raisons techniques l’attention au timbre pour favoriser des aspects plus formels de l’oeuvre.

Si l’enseignement à distance est apprécié pour le confort relatif du professeur et de ses élèves, il en va autrement pour l’espace du cours. Habituellement confiné dans une salle de classe mutuellement partagée, l’enseignement à distance synchrone pénètre l’intimité spatiale du pédagogue et de l’apprenant, fragmentant ainsi ce lieu unique et partagé, presque neutre, de la classe, en deux espaces distincts. Outre le fait que la distance entre eux est réelle, l’échange pédagogique prend une dimension virtuelle et intrusive. Paradoxalement, malgré l’idée de confort souvent liée au choix du temps de cours, cette virtualité présente un inconfort lié à la fragmentation de l’espace qui transforme l’action pédagogique. Cette intrusion dans l’espace intime de l’autre, et presque à son insu, associée à la réduction de ce qui est donné à entendre et à regarder, masque aussi une partie du corps de l’apprenant, tronquant certains gestes et mouvements qui renseignent le professeur, et en retour l’élève, sur des informations liées au corps et aux mimiques.

Les enseignants estiment qu’une des difficultés de la pédagogie à distance est de laisser vivre le silence entre les échanges, qu’ils soient verbaux ou musicaux. Ce rôle du silence dans les cours à distance synchrones ne semble pas avoir été relevé dans la littérature. Pour autant, ils font valoir l’importance du rythme de travail, que ce soit celui de l’élève ou celui du cours.

Les résultats de l’enquête corroborent d’autres études sur l’enseignement à distance en soulignant, d’une part, la confusion entre l’espace privé et l’espace professionnel, la pratique pédagogique se jouant dans les mêmes lieux pour des raisons de confinement et, d’autre part, les effets sur la santé physique – liés à l’environnement de travail inadapté à la pédagogie – et sur la santé psychique – liés trop souvent à l’isolement social, voire à l’éloignement affectif – (Ellis et al., 2004; Gannon-Leary et Fontainha, 2007; Gibson et Manuel, 2003).

En d’autres termes, si les études sur l’enseignement à distance montrent que l’artefact numérique contraint le professeur à déplacer son point de vue sur l’enseignement, les différents dispositifs et outils l’obligent aussi à changer ses pratiques pédagogiques par une analyse réflexive accrue non plus fondée seulement sur le geste instrumental, mais sur un ensemble de critères psychologiques, sociologiques et affectifs. La contingence modifie ses pratiques pédagogiques et aide l’enseignant à la conscientisation quant à une épistémologie actualisée. La continuité pédagogique a bien eu lieu dans l’enseignement supérieur musical, et elle a révélé la prise de conscience, par l’utilisation de l’artefact numérique, d’une genèse instrumentale (Rabardel, 1995) certes balbutiante, mais nouvelle. Les questionnements épistémologiques des enseignants de musique sur leurs savoirs et savoir-faire ont de ce fait été enrichis par la médiation des dispositifs et des outils numériques. Ainsi, le changement de forme sur les pratiques pédagogiques a conduit les musiciens-enseignants à se requestionner sur le fond de leurs connaissances de musiciens et de pédagogues.