Comptes rendus

Le maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, de Jacques Rancière[Notice]

  • Émilie Gomez

Titre curieux, si ce n’est oxymorique, pour le lecteur encore non avisé du contenu de l’ouvrage, c’est à démontrer l’évidence de cette association jugée incongrue que s’attache Jacques Rancière. Professeur émérite de philosophie à l’Université Paris 8, il fréquente l’École normale supérieure de Paris où Louis Althusser est un de ses enseignants. Ils écrivent Lire le capital, puis Rancière se démarque de son professeur avec La leçon d’Althusser. Il publie sa thèse, La nuit des prolétaires, en 1981, alors qu’il participe activement à la revue Les révoltes logiques. Ses recherches sur l’émancipation ouvrière le mènent à la découverte de penseurs du peuple, méconnus ou oubliés, comme Joseph Jacotot, à qui l’on doit cette étrange formule du « maître ignorant » et dont les réflexions sont à l’origine du livre qui nous intéresse ici. En 2005, Rancière déplore dans un entretien pour la revue Nouveaux regards, que son ouvrage paru en 1987, bien que débattu dans les sphères artistiques, n’ait pas été suffisamment reçu par les acteurs de la pédagogie française alors occupés par les écrits de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Milner. Suite à sa réédition en 2004, le titre est l’occasion de quelques articles, mais là encore le bouleversement méthodologique qu’il propose passe relativement inaperçu. Si les tenants de l’école, terrain privilégié des sciences de l’éducation, ont boudé l’ouvrage, les acteurs de la médiation, qui s’emparent pourtant de certains concepts de la pédagogie, ont peu considéré ce discours. Ces derniers se sont plus volontiers tournés vers Le spectateur émancipé, recueil de conférences dans lequel Rancière reprend l’assise théorique développée dans Le maître ignorant pour la mettre à l’épreuve du monde du spectacle. Ce numéro de la Revue musicale oicrm consacré à la médiation de la musique est ainsi l’occasion de revenir pleinement sur la philosophie de Jacotot réactivée par Rancière à la lueur des préoccupations qui peuvent être celles des médiateur·trice·s culturel·le·s. Rancière actualise au fil de son discours l’oeuvre oubliée de Jacotot. Ce dernier, à la suite d’une expérience hasardeuse, découvre qu’il est possible d’enseigner ce que l’on ignore et situe là la clé de l’émancipation intellectuelle. Envoyé en Hollande pour enseigner le français, mais tout à fait ignorant du flamand, Jacotot, démuni, se rabat sur l’unique livre bilingue qu’il trouve dans la bibliothèque de l’institution qui l’accueille, Le Télémaque de Fénelon. Il demande à ses élèves d’en apprendre la traduction française en s’aidant de la version flamande, après quoi il leur pose des questions auxquelles tous répondent dans un français admirable. Il ne connaissait pas ce qu’il enseignait, il n’avait rien expliqué, il n’avait pas enseigné au sens cartésien de la transmission de connaissances hiérarchisées ; et pourtant ils avaient appris. C’est cette « aventure intellectuelle », titre du premier chapitre (p. 7-34), qu’analyse Rancière en pointant d’abord du doigt l’action « d’expliquer ». L’explication professorale serait caractérisée par le fait de présupposer l’incapacité de l’élève à comprendre sans l’aide de son maître. Or, l’auteur remarque que chaque enfant a appris sa langue maternelle sans que personne n’ait pris de dispositions particulières, mais parce qu’il a été lui-même contraint par son propre besoin, lequel attisait sa propre volonté. Devant la puissance de cette volonté, l’explicateur se fait donc imposteur, celui qui « jette le voile de l’ignorance qu’il se charge lui-même de lever » (p. 16). Il entretient la fausse incapacité de l’élève qu’il rend dépendant de ses explications sous couvert de l’inégalité d’intelligence entre le savant et l’ignorant qu’il s’agit d’instruire. Ce maintien de l’ordre social qui se joue derrière « l’ordre explicateur » (p. 11) est fondé sur la conception …

Parties annexes