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La contribution de la société civile à la cause climatique et la mobilisation du droit à faveur de cette cause émergent nettement lorsque le cadre institutionnel et la capacité de l’État à prendre en charge le problème climatique s’avèrent bouleversés ou insuffisants. À cela s’ajoute l’inexistence de règles de responsabilité fermes et précises, suffisamment punitives. Dans ce contexte, la notion de justice climatique est très mobilisée. Mais elle n’est pas suffisamment bien définie et donc peu opérationnelle. Parallèlement, on observe la montée d’un contentieux climatique, qui semble être le volet « justiciabilité » de la justice climatique, dans lequel la société civile se saisit du droit et le mobilise devant des institutions judiciaires.

Le terme de justiciabilité renvoie à « la qualité de ce qui peut être utilement discuté dans une procédure judiciaire, ce qui peut donner lieu à une appréciation du juge », et à « l’aptitude d’une question à être résolue par le biais de règles de droit et de principes juridiques ». Dans le contexte de la justice climatique, cette définition nous amène à nous poser deux questions : la lutte contre le changement climatique est-elle désormais identifiée comme objet juridique par les juridictions nationales ? La lutte contre le changement climatique peut-elle se voir reconnaître comme justiciable par les différentes juridictions ?

La chambre commerciale de la Cour du district de La Haye (la « Cour ») a rendu un arrêt inédit par lequel le gouvernement néerlandais est contraint à changer et à adopter une règlementation plus restrictive et contraignante en matière de changements climatiques[1]. Les Pays-Bas devront s’assurer que leurs émissions de gaz à effet de serre (GES) seront inférieures au moins de 25 % par rapport à celles de 1990. L’organisation non gouvernementale (ONG) Urgenda (qui est la contraction d’urgent et d’agenda), une association ayant pour but de promouvoir la transition vers une société soutenable, et neuf cents autres plaignants sont sortis victorieux d’un procès dans lequel ils demandaient au gouvernement néerlandais de prendre des mesures renforcées dans la lutte contre le réchauffement climatique.

Le gouvernement des Pays-Bas vient ainsi d’être condamné à accomplir son obligation de protection des citoyens au nom du principe de diligence (duty of care dans le texte de l’arrêt[2]) contre les effets et conséquences des changements climatiques, y compris les risques, en faisant application du principe de précaution. Il s’agit d’un arrêt novateur et marquant qui met le climat au prétoire et oblige l’État à prendre soin de ses concitoyens contre un phénomène hypothétique, incertain et néanmoins considéré comme catastrophique.

Quelques précisions concernant les faits et la procédure aideront à une meilleure compréhension de l’affaire. La procédure en effet peut sembler complexe de prime abord, dans la mesure où le système de justice néerlandais considère que relève des juridictions civiles toute affaire ayant trait au droit de la responsabilité, y compris celle de l’État. En réponse à une lettre envoyée par Urgenda au gouvernement néerlandais le 12 novembre 2012, dans laquelle elle lui demandait de faire le nécessaire afin d’atteindre en 2020 l’objectif de réduction d’émissions de gaz à effet de serre de 40 % par rapport à l’année 1990, la secrétaire d’État à l’infrastructure et à l’environnement a fixé un objectif de réduction en accord avec les autres États membres de l’Union européenne, et ce, dans une perspective à long terme pour 2050. Urgenda, trouvant cet objectif trop éloigné, a alors décidé de saisir la justice néerlandaise de cette question. La chambre commerciale de la Cour (compétente en matière civile) a ainsi accepté de répondre à la question de savoir si l’État avait agi illégalement en ne poursuivant pas une politique climatique de réduction de GES à court terme plus ambitieuse. L’ONG fondait son intérêt à agir sur l’article 3:303 du Code civil néerlandais qui lui reconnaît cet intérêt et lui donne le droit d’accès à la justice sur la base de la défense d’un intérêt collectif[3]. La nature de l’action est celle d’une action en responsabilité civile fondée notamment sur les dispositifs du Code civil néerlandais. L’État répond en effet, en droit néerlandais, devant les juridictions civiles des faits dont il est responsable[4]. L’action portée devant la Cour est par conséquent une action en responsabilité civile pour commission d’un fait illicite conçu objectivement comme un manquement au droit. Le juge va ainsi se placer sur le terrain de l’examen du fait générateur d’un dommage imputable à l’État en raison des obligations dont il est redevable en vertu de la loi ou des principes généraux[5]. L’État, de son côté, estime qu’il ne peut pas être contraint d’agir en ce sens compte tenu de son pouvoir discrétionnaire.

Ce jugement, s’il est purement déclaratoire[6], n’en est pas moins frappant puisque l’arrêt soulève la question de savoir si l’État a une obligation légale consistant à augmenter les niveaux de limitation des émissions de gaz à effet de serre au-dessus du niveau retenu par les plans climatiques élaborés par le gouvernement néerlandais. L’ONG estimait que l’État n’avait pas mis en oeuvre des politiques de lutte contre les changements climatiques adéquates et qu’il avait agi de manière contraire à son devoir de protection de la société. Par son attitude, le gouvernement agirait, d’après Urgenda, en violation du droit international en exposant la communauté globale aux risques et dangers des changements climatiques. De ce comportement erroné, il résulterait des dommages sérieux et irréversibles à l’environnement. Il est demandé à l’État, au nom de son obligation de diligence (duty of care), qu’il augmente les niveaux de limitation des émissions. Les questions de droit soulevées devant la Cour portent donc sur la recevabilité de la requête d’Urgenda visant la mise en oeuvre par l’État d’une obligation légale en matière climatique et sur le fondement et le contenu d’une telle obligation.

Cet arrêt, qui n’est plus un cas isolé, est toutefois pionnier sur la question du devoir de diligence (duty of care) appliqué aux changements climatiques[7]. Il est ainsi novateur et enrichissant pour plusieurs raisons. Premièrement, il rend le climat justiciable en acceptant de dépasser des difficultés qui ont découragé auparavant d’autres cours saisies d’affaires climatiques. On fait ici référence autant à la question de la temporalité des changements climatiques qu’à celle de son caractère planétaire, sans oublier sa teneur incertaine. Les juges franchiront ces obstacles en mobilisant des notions et des textes qui pourtant existent depuis longtemps, mais qui n’avaient pas été utilisés avec succès jusqu’ici. En deuxième lieu, la Cour renouvèle la notion du devoir de diligence, jusqu’ici seulement utilisée dans le cadre du droit international pour désigner l’obligation d’un État de ne pas porter préjudice à un autre État, en lui donnant des contours très précis et en l’inscrivant désormais dans le droit des changements climatiques en tant qu’obligation à la charge de l’État vis-à-vis de ses citoyens. La redéfinition de cette notion, de plus en plus mobilisée dans des affaires concernant la santé et l’environnement, permet de confirmer la responsabilité publique et surtout l’obligation d’agir de l’État face à une menace documentée bien qu’incertaine. Ce concept, qui puise ses origines dans le droit international, se voit ici réaffirmé et assimilé au devoir de diligence du droit civil des obligations. On voit bien l’intensité accordée ici à cette définition, puisqu’on passe d’une obligation de nature internationale à une obligation de droit national — en l’occurrence de droit civil néerlandais — afin de l’appliquer à un problème nouveau, menaçant et planétaire.

La Cour raisonnera ainsi en deux temps : elle franchira d’abord une série de difficultés qui auraient pu l’empêcher de rendre effective la justice climatique (I), puis se prononcera sur l’obligation légale de l’État et le duty of care (II).

I. Les limites d’une justiciabilité climatique

La justiciabilité climatique rendue possible par sa judiciarisation dans l’arrêt de la Cour du District de la Haye n’a pu se concrétiser que par le dépassement d’un certain nombre d’obstacles[8]. Cet arrêt répond ainsi positivement à deux conditions essentielles à la réalisation d’une justice climatique : celle de la légitimité à agir non seulement au nom des générations présentes, mais aussi au nom des générations futures (A) et celle qui à trait à la difficulté d’établir un lien de causalité (B).

A. Les difficultés spatio-temporelles

Le problème climatique pose, plus encore que d’autres problèmes environnementaux, la question de la temporalité. Ainsi, il est crucial de protéger le système climatique actuel, mais également d’épargner aux générations futures une situation injuste à laquelle elles n’ont point participé et dont elles vont certainement hériter. Aussi est-il essentiel de pouvoir agir en leur nom afin de déterminer des mesures d’atténuation dès aujourd’hui.

Si la question de la légitimité d’Urgenda à agir en justice au nom des générations présentes ne soulevait pas de difficultés particulières, l’État néerlandais contestait cependant sa capacité à agir au nom des générations futures.

La Cour fonde son raisonnement sur deux textes : l’article 303:3 CCN qui permet à une ONG d’agir en justice afin de protéger l’environnement, mais également les statuts d’Urgenda qui stipulent son engagement pour une société plus soutenable. Les juges considèrent en effet que le terme « société soutenable » est une priorité qui ne se limite ni aux générations présentes (a) ni au territoire néerlandais (b), mais dépasse les frontières aussi bien géographiques que temporelles[9].

1. La dimension temporelle des changements climatiques

La question de la justice intergénérationnelle et du dépassement des frontières temporelles du droit pour protéger les droits des générations futures par rapport aux problèmes environnementaux a rarement été tranchée de manière directe du point de vue du droit positif, même si quelques rares affaires ont déjà soulevé la question des droits des générations futures[10]. La question est toujours posée indirectement aux juges par rapport aux problèmes environnementaux. Pourtant, il est évident que s’agissant des changements climatiques et, plus précisément encore de la manière de mettre en oeuvre des mécanismes d’atténuation des émissions de gaz à effet de serre en fixant un plafond maximal d’émissions dans une échelle temporelle, la motivation principale est celle de préserver le système climatique pour les générations futures.

La notion de justice intergénérationnelle est donc bien au coeur du problème et les juges ont eu raison de soulever la question. Ils ont également le courage de faire face à ce défi conceptuel, s’appuyant sur la notion de durabilité, en mettant en avant à plusieurs reprises le terme de « société soutenable ». À cet égard, les juges rappellent l’appui conceptuel de la durabilité, permettant d’asseoir en l’espèce le terme de « société soutenable », en évoquant le Rapport Bruntland[11] et la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques[12]. Ces retours textuels dans le point 4.8 de l’arrêt permettront ainsi d’affirmer la légitimité à agir d’Urgenda au nom des générations futures[13].

Si l’on prend appui sur les théories de la justice mobilisées en droit de l’environnement, c’est d’abord le mécanisme de la réciprocité indirecte qui permet de fonder conceptuellement la préservation des droits des générations futures, au moyen de l’allocation juste des ressources. L’idée de réciprocité présuppose qu’à tout le moins si une personne en a la possibilité, elle soit tenue de faire bénéficier autrui en retour de ce dont elle-même a bénéficié. La « réciprocité descendante » se compose de deux maximes : la maxime justificative consistant à dire que la génération actuelle doit quelque chose à la génération suivante parce qu’elle a reçu quelque chose de la génération précédente ; et la maxime substantielle qui prône que la génération actuelle doit transmettre à la suivante un capital au moins équivalent à celui dont elle a hérité[14]. On voit bien que les idées de justice et de réciprocité sont assez puissantes et se trouvent au centre du raisonnement du système juridique international sur le climat[15]. Ainsi, dans l’idée d’une réciprocité indirecte, c’est un tiers bénéficiaire — la génération future — qui se substitue au bienfaiteur initial — la génération précédente. En l’espèce, les juges ne sont pas rentrés dans la justification des droits matériels intergénérationnels, mais se sont bornés à acquiescer s’agissant de leur droit procédural à être représenté[16].

Il conviendrait ainsi de privilégier une interprétation utilitariste de la justice intergénérationnelle, à l’origine également des outils juridiques internationaux, dans le but de protéger le climat, et à partir de laquelle les juges ont également raisonné. La doctrine utilitariste se préoccupe du bien-être des personnes, mais va encore plus loin, et s’attache à l’idée d’une organisation juste de la société qui maximiserait le bien-être agrégé de ses membres. On parlera ainsi d’une société agrégative. Et c’est dans ce sens que les juges de La Haye ont débattu, afin de permettre à une ONG de porter l’intérêt collectif de la société tout entière au sens le plus large, indépendamment des frontières et du temps, en se projetant vers le futur[17].

La vision utilitariste ne justifie cependant pas pleinement la légitimité des générations futures à être représentées et ce n’est qu’en faisant appel à l’égalitarisme de John Rawls dans sa théorie de la justice qu’il sera possible d’adhérer à la solution des juges néerlandais[18]. En effet, Rawls explique que pour défendre les libertés de base de la génération présente, mais également de celle à venir, il faut mettre en place des institutions aptes à défendre ces libertés de la manière la plus équitable possible. Ces institutions justes ont précisément pour rôle de penser la manière de préserver et/ou d’offrir une réparation à ceux qui n’ont pas subi les effets dévastateurs d’un phénomène, en vue d’atténuer le plus possible les conséquences négatives qu’auraient à subir les victimes — ici les générations futures —, en raison d’un phénomène dont elles n’ont aucunement la responsabilité. On pourrait ainsi être tenté de penser que les juges en l’espèce, en se référant explicitement au fait qu’Urgenda soit une institution légitimée à agir au nom des générations futures, épousent les idées évoquées par Rawls[19].

Il faudrait cependant aller encore plus loin pour comprendre le cheminement des juges et adhérer à leur raisonnement. La Cour a en effet reconnu que l’ONG avait la légitimité nécessaire pour représenter les générations futures, autrement dit leurs droits. Effectivement, pour avoir la possibilité d’agir en justice et pour fonder une demande, il est essentiel d’avoir un droit comme support de la demande. En l’espèce, il s’agit d’un droit énoncé dans des textes de droit international qui contiennent une obligation pour les générations présentes de ne pas compromettre le développement de celles à venir. C’est en substance la durabilité qui en réalité fonde le droit des générations futures à être représentées. C’est donc bien le principe de développement durable, rarement exploité par les juridictions nationales, qui sert de support théorique, mais également juridique, aux juges de La Haye.

La Cour utilise en effet à plusieurs reprises le terme de « société soutenable » qui implique, estime-t-elle, une dimension intergénérationnelle formulée très clairement dans le Rapport Brundtland[20]. Ainsi, « en défendant le droit […] des futures à avoir un accès aux ressources naturelles et à vivre dans un environnement sain, Urgenda oeuvre pour les intérêts d’une société soutenable »[21]. L’intérêt d’une société soutenable est également formulé dans le standard légal invoqué par l’ONG visant à protéger la société contre les activités qui, de son point de vue, ne sont pas soutenables et mettent en péril de manière sérieuse les écosystèmes et les sociétés humaines dans leur ensemble.

C’est ainsi également que les juges n’hésitent pas à s’appuyer sur l’article 2 CCNUCC qui proclame que

[…] l’objectif ultime de la convention […] est de stabiliser les concentrations de GES afin d’empêcher toute perturbation anthropique dangereuse du système climatique et d’atteindre un niveau […] qui permette que le développement puisse se poursuivre d’une manière durable.[22]

Il convient à présent d’étudier la manière dont a été abordé le deuxième obstacle concernant la dimension planétaire du risque climatique.

2. La dimension globale des changements climatiques

La Cour estime que les intérêts défendus par Urgenda sont des intérêts qui ne se limitent pas aux intérêts néerlandais[23]. Le terme « société soutenable », estiment-ils, contient une dimension inhérente et fondamentalement internationale, voire globale. De ce fait, Urgenda peut légitimement fonder sa demande sur le fait que les émissions de gaz à effet de serre des Pays-Bas dépassent les frontières nationales et ont des conséquences pour les personnes habitant à l’extérieur. La reconnaissance du caractère global du phénomène climatique et, par conséquent, de la survenance d’un risque affectant la population mondiale, est une question essentielle pour laquelle la réponse est loin d’être simple.

Le risque climatique présente en effet un caractère global qui exige une prise de conscience et une action planétaires. En l’espèce, les juges reconnaissent ce caractère, ce qui permet d’asseoir le fait que l’action d’Urgenda dépasse les frontières nationales[24]. L’action contre l’État peut ainsi être acceptée au nom du non-accomplissement de son obligation d’atténuation des émissions de gaz à effet de serre à l’origine des changements climatiques, dans la mesure où les conséquences du phénomène traversent les frontières et sont globales. Il s’agit de la reconnaissance par la Cour d’une « Terre-Patrie » et d’un phénomène affectant l’humanité. C’est seulement en reconnaissant l’existence d’un espace commun, au nom d’une solidarité humaine, qu’il est possible d’agir en justice devant un tribunal national.

Le problème du caractère global des changements climatiques avait déjà été énoncé auparavant dans d’autres affaires climatiques emblématiques non sans soulever des difficultés théoriques qui ne furent pas toujours dépassées[25]. Citons ainsi aux États-Unis l’affaire City of Los Angeles jugée devant la Cour d’appel du District de Columbia et plus tard devenue Florida Audubon devant la Cour suprême des États-Unis[26]. Dans cette affaire, les juges devaient répondre à la question de savoir si les dommages causés par les changements climatiques à l’agriculture, aux ressources naturelles et aux populations constituaient un phénomène global et un dommage « à tous ». La Cour d’appel, une fois acceptée la légitimité de l’action, n’a cependant pas répondu à la question de savoir si le phénomène climatique était « global » et la Cour suprême non plus. Les magistrats estimèrent, en effet, que le lien de causalité entre les émissions, les dommages causés et les changements climatiques n’était pas établi. Il a fallu ainsi attendre l’année 2007, dans l’affaire Massachusetts, pour que la question trouve au moins partiellement une réponse[27]. La Cour suprême reconnaît ici en effet que « le problème des changements climatiques implique de penser à la concentration des substances dans la totalité de l’atmosphère terrestre », tout en reconnaissant également que « le problème des changements climatiques est un problème global, qui atteint l’humanité tout entière, même s’il n’est pas aisé d’établir des préjudices individualisés[28] ». Cela revient à dire que la question des changements climatiques est bien globale et transfrontière, comme s’accordent à le dire les juges de La Haye, mais qu’il sera nécessaire d’établir un lien de causalité entre les émissions et les dommages pour pouvoir prouver ses effets néfastes.

B. La construction prétorienne du lien de causalité

L’obligation de diligence, qui constitue le socle de la décision, ne peut se construire qu’en acceptant l’existence d’un dommage à venir ou un risque. Telle est la raison pour laquelle les juges développent également de manière très étendue et novatrice la question de la causalité[29]. Ils estiment qu’il existe un lien de causalité suffisant entre les émissions de gaz à effet de serre des Pays-Bas, les changements climatiques globaux et leurs effets (actuels et futurs). La Cour, éclairée par des expertises internationales, s’appuie à la fois sur le principe d’équité reflété encore une fois dans la CCNUCC (a) et sur le caractère « commun » de l’atmosphère (b).

1. L’équité climatique

S’abstenant d’entrer dans le détail de savoir jusqu’à quel point précis les Pays Bas contribuent par leurs émissions au phénomène global des changements climatiques, les juges concluent à la contribution collective au dommage. Ils soulignent ainsi le fait que les émissions de gaz à effet de serre des Pays-Bas ont contribué aux changements climatiques de manière globale et continueront de le faire, ce qui justifie une réduction d’émissions, dans la mesure où cela concerne autant une responsabilité conjointe qu’individuelle des parties signataires à la CCNUCC, et ce, au nom de l’équité.

Les juges expliquent « qu’il est un fait bien établi que les changements climatiques sont un problème global qui exige une comptabilité globale[30] ». Il en ressort ainsi qu’il existe une différence considérable entre le niveau d’émissions souhaité et le niveau d’émissions réel, lesquelles, si elles ne sont pas réduites, auront dangereusement augmenté d’ici 2030. Ainsi, conclut la Cour, la réduction doit être faite conjointement et au niveau international en obligeant tous les États, y compris les Pays-Bas, à réduire leur niveau d’émissions. La Cour estime que les Pays-Bas doivent faire tout leur possible pour accomplir l’obligation de diligence qui leur incombe en vue de réduire les émissions. Par conséquent, « ce n’est pas parce que le niveau d’émissions des Pays-Bas n’est pas très élevé que cela les exclut d’une responsabilité dans l’augmentation actuelle d’émissions globales[31] ».

Les juges se prononcent ainsi d’une manière assez claire sur le lien de causalité en affirmant « qu’il en ressort des considérations exposées qu’il s’en suit qu’il existe un lien de causalité suffisant permettant de lier les émissions de GES néerlandaises aux changements climatiques globaux et ses effets (actuels et futurs sous le climat actuel des Pays-Bas[32] ». Le fait, estiment les juges, « que les émissions actuelles de GES néerlandaises soient limitées dans une échelle globale, n’altère pas le fait que ces émissions contribuent aux changements climatiques globaux[33] ».

C’est, au final, en plaçant les Pays-Bas sur le terrain de leur responsabilité conjointe et individuelle en tant que pays développé et par conséquent « leader », que les juges justifient l’existence d’un lien de causalité[34]. En allant encore plus loin dans leur raisonnement, ils iront jusqu’à affirmer qu’en vue d’atteindre une « juste distribution » d’émissions globales, les Pays-Bas, ainsi que les autres États de l’annexe I de la CCNUCC, à savoir les pays développés, doivent prendre les devants en matière de réduction d’émissions[35].

Le lien de causalité, on le voit, se construit autour de l’acceptation du phénomène global que supposent les changements climatiques et du fait que le climat et l’atmosphère qui s’en trouvent affectés constituent un bien commun de l’humanité.

2. L’atmosphère « bien commun »

S’agissant du caractère « commun » de l’atmosphère, il faut partir du fait que l’atmosphère est un espace entre la surface de la Terre et l’espace extérieur, divisé verticalement en quatre sphères basées sur des niveaux de température différents. Les gaz à effet de serre sont présents habituellement et de manière naturelle dans l’atmosphère. Cependant, si les quantités de gaz émises du fait des activités de l’homme viennent à augmenter, leur accumulation dans l’atmosphère élève considérablement les températures, causant des troubles liés aux changements climatiques. Comparés à une pollution traditionnelle, les effets de ces changements sont plus diffus et difficiles à cerner. Il est également difficile de pouvoir les attribuer de manière individuelle à un État précis. Les nuisances liées à l’augmentation de gaz à effet de serre dans l’atmosphère sont le résultat d’une accumulation complexe et synergétique d’effets venant de facteurs divers impliquant différents pollueurs et polluants[36].

Lorsque l’on confronte la notion de nuisance traditionnelle à celle causée par les changements climatiques, une difficulté supplémentaire apparaît. Difficulté qui peut être dépassée, comme dans le cas d’espèce, en utilisant la notion de territoire sous la juridiction d’un État, couramment utilisée dans des questions concernant les nuisances transfrontières, et l’interprétant d’une manière assez large, en y incluant non seulement la haute mer, mais également des « aires » — pour utiliser les termes de la CCNUCC — qui comprennent l’espace extérieur, l’atmosphère ainsi que l’Arctique et l’Antarctique. Il a également été conseillé d’interpréter la nuisance causée par les changements climatiques comme un mal infligé aux « communs » (global commons) dans des aires au-delà des juridictions nationales[37]. Le statut de l’atmosphère (en tant que bien commun, susceptible d’être laissé en héritage aux générations futures) n’a pas, à ce jour, été véritablement déterminé d’un point de vue juridique. L’atmosphère n’est pas un espace déterminé, mais plutôt un espace fluide, singulier et non susceptible d’être divisée en unités d’air, qui circuleraient au-dessus de frontières nationales bien établies[38]. Il s’agit plutôt de différentes couches de gaz à travers lesquelles circulent différents courants dispersant les substances qui la constituent. La perception du dommage climatique semble inclure les impacts négatifs à travers différentes nations et pas nécessairement des pays frontaliers ou adjacents. C’est cette interprétation que la Cour retient en l’espèce[39].

Cette argumentation, loin des règles strictes de la preuve en matière de droit de la responsabilité, ne laissera pas de surprendre le lecteur. Si elle est certes efficace, puisqu’elle permet de dépasser l’obstacle de la preuve des émissions en lien avec les changements climatiques, elle ne tient pas compte de la rigueur intellectuelle de la théorie de la responsabilité. Il n’en demeure pas moins qu’on peut trouver dans le raisonnement un peu circulaire des juges l’influence des théories classiques de la causalité, du moins de celles qui se profilent actuellement en matière de risques incertains. On ne peut ainsi s’empêcher de faire un rapprochement avec certaines décisions récentes en matière de risques qui, s’appuyant sur l’impossibilité de « garantir une absence de risque », obligent néanmoins à « prendre des mesures suffisantes aptes à réduire le risque », ce qui se traduirait en l’espèce par le fait d’affirmer l’existence d’une obligation de l’État d’honorer son devoir de diligence en prenant des mesures de précaution[40]. C’est ainsi que les juges en l’espèce n’hésitent pas à faire appel au principe de précaution, en tant qu’obligation de l’État, afin de permettre de réduire le niveau d’émissions comme l’exigent les engagements internationaux. S’ils ne s’attardent pas sur la question de la preuve tangible du lien entre les émissions et l’élévation des températures globales, ils affirment que c’est précisément parce que ce risque peut exister, même de manière encore incertaine, que l’État néerlandais a une obligation envers ses citoyens et des tiers, de prendre les mesures de précaution nécessaires. La Cour présuppose l’existence d’un risque incertain, en s’appuyant sur les rapports d’expertise cités, et n’hésite pas à balayer les doutes sur l’existence d’un lien de causalité. L’arrêt innove ainsi sur ce point puisqu’il dépasse l’exigence d’une preuve du « risque préjudiciable » pour s’en tenir à l’existence d’un « risque hypothétique et incertain » capable d’asseoir néanmoins une responsabilité à fonction anticipatrice à la charge de l’État. De ce fait, l’affirmation de la responsabilité de l’État se fonde en réalité sur la reconnaissance d’un risque grave et collectif de préjudice environnemental, non certain, mais suffisamment étayé, et sur l’absence de mesures de précaution adéquates telle l’obligation de diligence (duty of care)[41].

II. L’assise de la justiciabilité du climat par l’affirmation du duty of care

La justiciabilité des changements climatiques est affirmée dans l’arrêt par la confirmation d’une obligation effective de l’État de prendre les mesures nécessaires à l’atténuation du phénomène. Cette obligation d’agir découle à la fois d’une responsabilité à l’égard d’autres États et du devoir de diligence (duty of care) vis-à-vis des citoyens de l’État mis en cause. Une responsabilité donc protéiforme qui s’adapte bien à la question nouvelle du contentieux climatique. En effet, l’ONG Urgenda estimait que les Pays-Bas avaient un niveau d’émissions de gaz à effet de serre illégal, ce qui rendait l’État responsable. De ce fait, estimait l’ONG, l’État agissait d’une manière illégale dans la mesure où il ne réduisait pas les émissions annuelles de gaz à effet de serre de 40 % ou du moins de 25 % par rapport au niveau des émissions de 1990 à l’horizon 2020.

Il convient de rappeler les éléments qui ont rendu effective la justiciabilité climatique : il s’agit fondamentalement de concrétiser et de rendre opérationnelle une obligation légale fondée sur une responsabilité engagée auprès des citoyens et des tiers (A). Cette obligation se concrétise dans le duty of care et dans l’application du principe de précaution (B).

A. Le fondement de l’obligation de l’État

Afin d’affirmer l’existence effective d’une obligation de l’État, la Cour mobilise des textes de nature internationale et nationale ainsi que le principe de non-nuisance (no harm) (a), principe qui devient un standard de comportement (b).

1. Le principe de non-nuisance, fondement de la qualification du comportement illégal de l’État

La lutte contre les changements climatiques, explique la Cour, est un problème extraterritorial et global qui exige que le gouvernement et l’État développent les instruments légaux nécessaires, notamment des mesures d’atténuation des émissions, rendant le pays à l’épreuve des changements climatiques[42]. Par cette déclaration, la Cour affirme l’existence d’une obligation de l’État et s’inspire à la fois des mécanismes existants aux niveaux international et européen ainsi que des textes de nature non obligatoire comme les Principes d’Oslo sur les obligations globales pour le changement climatiques[43]. Dans cette optique, la Cour rappelle à nouveau les articles 2 et 3 CCNUCC qui affirment l’obligation des États parties de protéger le système climatique sur la base de l’équité et selon le principe de responsabilités communes mais différenciées[44]. Selon la Cour, le droit international de l’environnement place les États dans l’obligation de prévenir, réduire et contrôler les dommages à l’environnement ainsi que de s’assurer que les activités relevant de leur juridiction ne causent pas de dommages à d’autres États[45]. Il s’agit du principe de « no harm » (principe d’innocuité ou non-nuisance) en vertu duquel aucun État n’a le droit d’utiliser son territoire pour causer des dommages substantiels aux autres États[46]. Ce principe, qui énonce en réalité une obligation par omission selon laquelle « on est responsable de ce que l’on ne fait pas », rejoint la violation du devoir de diligence, également reprochée à l’État néerlandais et principal grief en l’espèce. Ce principe, qui fait naître une obligation, possède ainsi un potentiel considérable pour permettre d’entamer des actions en justice fondées sur la responsabilité de l’État[47].

De même, le principe 21 de la Conférence mondiale des Nations Unies sur l’environnement relatif à la responsabilité des États pour des dommages commis hors de leurs frontières établit une obligation sous-jacente en droit de l’environnement et constitue la source de l’élaboration de règles de responsabilité[48]. La Cour affirme aussi l’existence d’une obligation de l’État se fondant sur une lettre du ministre de l’Aménagement et l’Environnement adressée au Parlement annonçant un objectif de réduction, réaffirmé à la Conférence de Bali sur la contribution des Pays-Bas[49]. Cet objectif sera modifié à la hausse par une lettre d’intention du gouvernement en 2015 dans laquelle il s’engage à une réduction de 40 % pour l’année 2030.

De plus, expliquent les juges, l’article 21 de la Constitution néerlandaise dispose que l’État doit avoir comme préoccupation de conserver le pays habitable ainsi que de protéger et améliorer l’environnement[50]. Cet article se concrétise en l’espèce en une obligation d’atténuation des émissions de gaz à effet de serre[51]. Sur la base de cette obligation, Urgenda accuse l’État d’agir insuffisamment dans le but d’atténuer le niveau d’émissions, alors que les accords internationaux signés par les Pays-Bas vont dans ce sens. En agissant ainsi, la Cour explique que l’État agit contre les intérêts qu’il devrait protéger.

Plus concrètement, l’obligation légale de l’État, dit la Cour, doit être définie dans un contexte à la fois spatial et géographique, dans la mesure où les Pays-Bas possèdent une population dense vivant dans un espace géographique sensible aux variations du niveau de la mer dont l’État doit tenir compte pour gérer le bien-être de cette population. Ce devoir de diligence n’est pas véritablement défini par la loi, explique la Cour, et la manière dont il doit être exercé fait partie du pouvoir discrétionnaire de l’État dans l’exercice de son gouvernement[52].

Rappelons qu’en droit international de l’environnement, le principe de non-nuisance est aujourd’hui devenu une composante essentielle dans la constitution d’une société d’États[53]. Ce principe, aux origines libérales (tout est permis, tant que l’on ne nuit pas à autrui), a évolué jusqu’à son utilisation comme l’un des fondements de la bonne entente entre pays. Il est interprété aujourd’hui comme un principe qui limite les pouvoirs souverains d’un pays par rapport à son influence nuisible sur les autres. Ce qu’il y a de remarquable en l’espèce, c’est le fait qu’il sert de fondement à la Cour pour juger et dicter le comportement de l’État néerlandais. Les juges évoquent ce principe comme s’il s’agissait d’une véritable responsabilité de l’État, à tel point qu’ils estiment que le comportement du gouvernement néerlandais, dans sa politique climatique, est contraire à ce principe.

Le principe de non-nuisance soulève néanmoins quelques interrogations en droit international. Après maintes discussions et une évolution jurisprudentielle, la notion de nuisance s’est concrétisée en une véritable obligation de faire. Le principe a été intégré dans diverses conventions internationales en matière environnementale qui ont conduit à limiter la notion de souveraineté que chaque État entend exercer sur ses ressources. L’usage fait par chaque pays serait apprécié selon le critère de l’utilisation raisonnable des ressources communes. On arriverait ainsi à une notion de souveraineté territoriale limitée sur des ressources partagées conduisant à l’introduction du devoir de coopération en matière environnementale.

2. Le principe de non-nuisance appliqué aux changements climatiques devenu standard juridique de comportement

L’application au problème des changements climatiques du principe de non-nuisance est toujours discutée[54]. Pourtant, la Cour l’affirme comme véritable standard de comportement.

Depuis 2011, après une déclaration devant l’Assemblée générale des Nations Unies du président de Palau dans laquelle il demandait de « chercher de manière urgente une opinion avisée de la Cour Internationale de Justice sur les responsabilités des États en droit international afin de s’assurer que les activités menées sous leur juridiction ou contrôle émettant des gaz à effet de serre ne causent pas des dommages aux autres pays », le principe de non-nuisance s’est nourri d’analyses doctrinales progressivement intégrées au corpus juridique international sur les changements climatiques[55]. Toutefois, son application est délicate, car contrairement aux autres pollutions, celle provenant des activités humaines émettant ces gaz pose le problème du lien immédiat et direct entre la cause et l’effet. Ce problème, on l’a vu, a été résolu par la Cour. Dans ces conditions, la question du concept de non-nuisance rejoint le concept de « due diligence » ascendant direct du principe d’action préventive, en tant que standard imposant un devoir de vigilance aux gouvernements[56]. Dans le cas où, malgré la connaissance des évènements, un État ne prendrait pas les mesures appropriées, on s’est alors demandé si ce dernier pouvait être considéré comme négligent et potentiellement responsable des nuisances résultant de son inaction[57].

Cette interrogation, jamais totalement explicitée, vient de trouver une réponse dans cet arrêt révolutionnaire. Cette interprétation très novatrice ouvre des perspectives intéressantes pour le traitement juridique des changements climatiques. Les juges, en l’espèce, rejoignent la doctrine de droit international contemporain qui prône une interprétation large du principe de non-nuisance, par référence à son frère jumeau, le principe de prévention[58]. C’est effectivement par ce biais que le devoir de l’État consistant à adopter un comportement responsable, empreint de vigilance et de prévention, est désormais consacré par une juridiction nationale au coeur de l’Europe. Le comportement de l’État néerlandais ne correspondrait pas aux standards de responsabilité requis par l’approche du devoir de diligence puisque par son inaction (ou par sa politique climatique insuffisamment efficace et engagée), il porte un tort ou une nuisance aux autres pays. Ce qu’il y a de remarquable également en l’espèce est le fait que les juges déclarent non seulement l’État néerlandais responsable, mais considèrent aussi qu’il a agi illégalement, dans la mesure où il n’a pas accompli son obligation de diligence vis-à-vis de ses citoyens[59].

B. Le contenu du devoir de diligence (duty of care)

Afin de mieux percevoir toute la potentialité de la notion de duty of care à la charge de l’État, il convient d’abord de la placer dans le contexte actuel où différentes crises sanitaires et des dommages écologiques sont survenus (a). Il est important également d’analyser en deuxième lieu son application aux risques environnementaux et plus précisément au risque des changements climatiques (b). Il sera utile, enfin, d’observer comment les juges concrétisent en l’espèce l’obligation de diligence raisonnable à travers leur débat sur les coûts et bénéfices de l’application du principe de précaution (c).

1. Le sens du devoir de diligence

En l’espèce, le devoir de l’État est regroupé sous un seul vocable : le duty of care[60]. Ce devoir de diligence, expliquent les juges, doit être raisonnable dans la mesure où il s’agit de faire face à une menace grave, mais incertaine quoiqu’irréversible[61]. Une première question qui se pose au lecteur de l’arrêt est celle de savoir si le devoir de diligence contient une obligation de moyens ou une obligation de résultat pour l’État. Ainsi, et pour mieux saisir son sens, il serait intéressant d’opérer un dédoublement de la notion : d’une part, il s’agit d’une obligation de vigilance lorsque le risque est connu et identifié et, d’autre part, on peut également faire référence à une obligation de prudence, voire de précaution, lorsque l’on se trouve en présence d’une incertitude scientifique. En l’espèce, si c’est bien le deuxième sens qui est privilégié par les juges pour fonder leur décision, on se réfère au premier sens, précisément, pour pouvoir ainsi justifier le deuxième[62].

Ainsi, un premier sens est celui qui peut être traduit par devoir de vigilance. Il peut également être interprété comme devoir de diligence, un cran plus fort, surtout s’il est adressé à l’État comme gardien du bien-être des citoyens et de la sécurité[63]. Proche de la prudence, la notion s’approche de la responsabilité de l’État et de son devoir de veiller au bon état de santé de ses citoyens, ce qui semble être l’intention des juges en l’espèce. Quelle est donc la nature de cette obligation ? Il s’agit sans doute d’une obligation de sécurité de moyens et non de résultat. Il s’agit, d’une manière générale, de l’exigence qu’une personne agisse envers les autres et le public avec l’attention et la prudence qu’une personne raisonnable aurait dans les mêmes circonstances[64]. Si une personne n’atteint pas ce niveau, il sera considéré qu’elle a agi avec négligence et les dommages en résultant pourront être mis à sa charge dans un procès en responsabilité.

Dans un contexte de droit de la responsabilité, qui est celui dans lequel les juges placent l’État néerlandais, il s’agirait de fautes ou torts pour utiliser les termes employés dans l’arrêt[65]. Certains torts ont une portée très large, comme le breach of statutory duty, qui correspond à l’atteinte à des intérêts protégés par une obligation légale (statutory duty), ou la négligence (tort of negligence), qui s’apparente à la violation d’une obligation de diligence ou de soin raisonnable (duty of care) et dont la jurisprudence s’est servie pour en faire une source générale de responsabilité civile.

Dans le domaine du droit international de l’environnement, on retrouve le concept de due diligence qui s’apparente à la notion de duty of care utilisée ici par les juges, notamment à travers le principe de l’utilisation non dommageable du territoire de l’État[66]. La CIJ l’a défini comme « l’obligation pour tout État de ne pas laisser utiliser son territoire aux fins d’actes contraires aux droits d’autres États »[67]. Cette obligation se rapproche d’un devoir de prudence. Ainsi l’interdiction de causer un dommage appréciable s’analyse comme une obligation de due diligence en vertu de laquelle l’État est obligé d’agir de manière responsable et préventive. Il suppose que l’État doit prendre les mesures appropriées dans le but de réaliser un objectif déterminé[68]. Toutefois, l’obligation de l’État doit être généralement définie par une norme, interne ou internationale. Ce qui a pour conséquence que l’obligation de diligence pesant sur l’État reste toujours limitée au raisonnable, comme cela a d’ailleurs été souligné à plusieurs reprises par les juges en l’espèce[69]. Il serait plus délicat de définir la teneur de l’obligation elle-même dans la mesure où l’on s’accorde à considérer qu’il s’agit d’une obligation de moyens, laissant place à une grande subjectivité quant à l’appréciation de son caractère raisonnable. C’est la raison pour laquelle les juges développent en l’espèce le contenu de l’obligation de l’État par rapport au contexte particulier du risque des changements climatiques : global, irréversible, incertain, mais dévastateur[70].

2. Devoir de diligence et risque incertain

S’agissant concrètement, comme c’est le cas en l’espèce, d’une obligation comportant la gestion du risque, elle a une importance cruciale pour les autorités car, dans un contexte incertain, il est capital de pouvoir prendre de bonnes décisions politiques et de mettre en oeuvre les programmes adéquats. De plus en plus souvent, les États sont placés devant des décisions difficiles à l’égard des risques dans divers domaines, dont la santé et l’environnement. La responsabilité et le devoir de diligence de l’État envers le public l’obligent à suivre les usages et les enseignements de la bonne gestion du risque[71]. En l’espèce, ce devoir doit être honoré à travers l’obligation de légiférer sur les limites et niveaux de quota de CO2 pouvant être émis, en fonction du niveau global supportable et en fonction également du niveau de réduction auquel l’État s’est engagé dans des accords internationaux et européens.

S’agissant du risque que représentent les changements climatiques, la démarche préventive est pleinement justifiée : puisque l’on est en amont du dommage possible, les juges estiment que l’État a une obligation de faire ou de ne pas faire et qu’il doit répondre de son activité ou des choses qui peuvent exposer autrui au danger représenté par le phénomène. Le caractère seulement éventuel du dommage ne change rien à la persistance du devoir de vigilance et de prudence.

En ce qui concerne la répartition de la charge du risque, dans le cas envisagé ici, les textes internationaux et le droit de l’Union européenne considèrent tous ceux qui ont contribué à l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre comme responsables d’une manière solidaire[72]. En fonction des responsabilités de chacun, la charge est répartie en imposant une réduction des émissions dans un laps de temps raisonnable. Ainsi, les Pays-Bas s’étaient-ils engagés à réduire leurs émissions de 30 % à échéance de l’année 2020. Dans le cas où ils ne seraient pas en mesure d’atteindre cet objectif, ils seraient considérés coresponsables des risques encourus.

Ce raisonnement n’est pas totalement étranger au système français puisque dans le préambule de la Constitution de 1958, la nation proclame la solidarité et l’égalité de tous les Français devant les charges qui résultent des calamités nationales. La nature de certains risques apparus a eu pour effet de présenter ceux qui les subissaient comme les membres d’une société exposés à la survenance d’évènements dommageables sécrétés par cette même société. De ce fait, la mise en commun du risque concerne la société tout entière. La mutualisation du risque est venue servir un principe politique, la solidarité. En France, toujours, il existe des précédents pour lesquels l’existence d’obligations de prudence et vigilance à la charge de l’État ont été admises. Le Conseil d’État a ainsi estimé que l’État avait commis une faute de nature à engager sa responsabilité vis-à-vis des travailleurs exposés à l’amiante dans le cadre de leur activité professionnelle[73]. Cette faute est constituée par les carences de l’État dans la prévention des risques liés à l’exposition des travailleurs aux poussières d’amiante. Les juges de La Haye, suivant un raisonnement similaire, ont estimé que l’État agissait dans l’illégalité s’il n’adoptait pas les politiques nécessaires pour se conformer à ce standard de prévention. C’est ainsi que la Cour enjoint à l’État de mettre en oeuvre son obligation de vigilance et de prudence en déployant des mesures de précaution.

3. La concrétisation du duty of care : le principe de précaution

Afin de rendre effective l’obligation de diligence de l’État, la Cour explique que ce dernier doit appliquer le principe de précaution. La Cour développe un raisonnement basé sur le caractère raisonnable de l’application de ce principe compte tenu de la dangerosité du phénomène qu’il s’agit d’atténuer. Ce caractère réside dans deux éléments essentiels : la proportionnalité des mesures de précaution et la bonne relation coût-effectivité de ces mesures. En substance les juges estiment qu’il est toujours moins cher d’appliquer des mesures de précaution maintenant que de le faire plus tard, lorsque le phénomène des changements climatiques se sera amplifié[74].

Ce qui peut surprendre dans l’arrêt est l’utilisation alternée de la prévention et de la précaution[75]. Il s’agit de deux principes bien distincts en droit de l’environnement, même s’ils partagent des racines évidentes, mais ils se trouvent ici sinon confondus du moins mêlés. À bien y réfléchir, toutefois, loin de rendre la décision confuse, les juges ne font que conforter les deux principes, les appuyant l’un sur l’autre, de sorte que l’obligation de l’État puisse trouver un socle stable et certain : la due diligence en raison d’une obligation de prévention doit être mise en oeuvre par des mesures de précaution. De telles mesures semblent raisonnables compte tenu à la fois de l’ampleur du problème et de leur coût.

La décision développe ainsi un long raisonnement sur la pertinence d’une application du principe de précaution se fondant sur son effectivité et sa faisabilité, en tenant compte des possibilités techniques existantes[76]. Les juges n’hésitent pas à poser la question de l’utilité des mesures d’atténuation des émissions de gaz à effet de serre fondées sur le principe de précaution en termes de coût-effectivité[77]. C’était en effet l’un des points de blocage de la part du gouvernement néerlandais par rapport à la diminution des émissions. L’État avait avancé l’argument de la disproportion des coûts s’il devait réduire les émissions dans la mesure demandée par Urgenda. Or, répond la Cour, non seulement augmenter le niveau de réduction d’émissions est parfaitement proportionné au problème qu’il s’agit de combattre, mais de plus, c’est la meilleure chose à faire si on se place dans une perspective purement macro-économique consistant à mettre en balance les coûts et l’effectivité. Les mesures d’atténuation sont les mesures les moins chères et les plus adéquates selon les juges[78]. Pour ce faire, la Cour énonce les mesures concrètes qui doivent être prises, toutes fondées sur la précaution comme la poursuite du marché des permis d’émission de gaz à effet de serre, les taxes sur le CO2 ou l’introduction plus appuyée des énergies renouvelables. L’État, explique la Cour, « ne peut pas retarder la prise des mesures de précaution justifié par le seul argument qu’il n’y aurait pas suffisamment de certitudes… » et doit de ce fait et sur la base d’une analyse coût-effectivité, prendre des actions immédiates, car « prévenir est toujours mieux que guérir[79] ». Cette obligation de l’État s’impose, car il « n’a pas prouvé qu’il n’a pas suffisamment de moyens financiers pour prendre des mesures de diminution », ce qui revient à un remarquable renversement de la charge de la preuve[80]. En effet, la Cour nous dit que ce n’est pas à l’ONG de prouver que l’État peut prendre des mesures d’atténuation, mais à l’État de prouver qu’il ne pourrait pas le faire. A l’évidence, il s’agit ici de l’un des principaux apports de cette décision.

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La décision de la Cour du 24 juin 2015 représente une avancée remarquable sur la question de la justiciabilité climatique, en ouvrant une voie judiciaire aux ONG et à la société civile en général à travers la mobilisation de concepts et le déploiement de techniques juridiques existantes et peu exploitées dans ce domaine[81]. Cet arrêt oblige pour la première fois un État à revoir sa politique d’atténuation de GES pour protéger ses concitoyens contre les effets des changements climatiques. Sur la base de la responsabilité (sociale) de l’État, le devoir constitutionnel de diligence en est déduit, dans un contexte d’interprétation de normes internationales régulant les engagements pris par les États signataires de la CCNUCC en matière de changements climatiques. Il en résulte ainsi un droit des citoyens à exiger des autorités publiques le développement des politiques de lutte contre les changements climatiques capables de garantir leur bien-être et la qualité de vie actuelle et pour les générations à venir.

Cet arrêt est ainsi remarquable parce qu’il dépasse des obstacles qui bloquaient auparavant la mise au prétoire des changements climatiques. En effet, en acceptant l’intérêt à agir d’une ONG au nom des générations futures, cet arrêt constitue un grand pas dans l’affirmation d’une justice climatique. De même, en acceptant qu’il existe un lien de causalité entre les activités de l’homme, les émissions de gaz à effet de serre et l’augmentation de l’effet de serre à l’origine des changements climatiques, cet arrêt franchit un cap jusqu’ici insurmontable. Enfin, cet arrêt, en s’appuyant à la fois sur le droit international et le droit civil néerlandais, affirme avec force que l’État à un devoir de diligence envers ses citoyens consistant en une obligation de moyens qui doit être déployée en réduisant les émissions de gaz à effet de serre.

Mais cet arrêt va encore plus loin et nous permet de mettre en évidence le rôle du juge dans la lutte contre les changements climatiques. L’arrêt nous apprend dans ses conclusions que malgré l’existence du principe de la séparation des pouvoirs, il revient aux juges, dans une société démocratique, de rendre la loi effective et de ne pas permettre qu’elle reste lettre morte[82]. Il ne s’agit pas d’empiéter sur les compétences de l’exécutif ni du législatif, mais de prendre la défense des citoyens, ce qui est le rôle ultime des juges, explique la Cour, en réordonnant les trois pouvoirs de sorte que chacun fasse son travail de manière effective. Ainsi, nous apprend la Cour, il revient au juge de rendre effective la législation adoptée afin de protéger les citoyens face au pouvoir du gouvernement, ce qui est, en fin de compte, l’objectif premier de la loi.

Il s’agit, en somme, d’une décision courageuse, qui ouvre le chemin de la réflexion de manière plus large, en inscrivant les changements climatiques dans une dimension socio-environnementale, qui dépasse largement des enjeux écologiques ou simplement économiques. Cette décision nous permet ainsi de nous demander s’il ne serait pas temps d’introduire de changements dans nos modèles socio-économiques, afin de mieux nous préparer aux transformations radicales que le phénomène climatique va imposer à nos sociétés.

On ne peut pas s’empêcher, compte tenu du contexte actuel de la diplomatie climatique onusienne, de se poser la question suivante : quelle évolution espérer pour l’action contentieuse après l’Accord de Paris de décembre 2015[83] ? Une activité récente des ONG a été remarquée ces derniers mois et elle confirme qu’elles s’activent davantage depuis l’Accord de Paris dans la mobilisation du droit devant les tribunaux pour défendre la cause climatique. Le moment qu’on pourrait qualifier post-Urgenda et post-Accord de Paris est ainsi intense en activité judiciaire et se focalise à la fois sur le continent européen et, d’une manière plus globale aussi, puisque Greenpeace programme de nouvelles actions, y compris aux Philippines. On observe ainsi que dans les actions les plus récentes, les ONG prennent appui à la fois sur l’Accord de Paris et de plus en plus sur la preuve scientifique d’un changement climatique. Le fait que l’Accord de Paris lui-même puisse évoluer en fonction du rapport que le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) doit rendre en 2018 sur les 1,5 degrés ou les 2 degrés, permet d’ailleurs d’asseoir avec encore plus de solidité l’obligation des États (générant une responsabilité climatique) de s’appuyer sur les expertises du GIEC pour piloter des actions responsables. Ainsi, l’association Klimaatzaak en Belgique a interposé récemment une action contre le gouvernement en s’appuyant entre autres textes sur l’Accord de Paris[84]. L’association fait également directement référence aux conclusions du GIEC pour affirmer que « la causalité entre les activités humaines et le changement climatique est incontestable » avant de citer deux études qui précisent les impacts des changements climatiques en Belgique. De même, la requête portée par Thomson en Nouvelle-Zélande affirme que « evidence of the warming of the climate system is unequivocal and, since the 1950s, many of the observed changes are unprecedented over decades to millennia[85] ». La requête fédérale déposée aux États-Unis souligne quant à elle particulièrement les connaissances scientifiques sur les impacts existants et prévus du changement climatique[86]. De son côté, le juge américain Hollis R Hill a ordonné au Washington Department of Ecology de prendre en compte « the best available climate science when setting greenhouse gas emissions restrictions »[87]. On peut parier, en attendant une évolution plus contraignante de l’Accord de Paris, que le texte pourra être mobilisé devant des tribunaux. Dans ce sens, un certain nombre de décisions de justice ont prospéré ces derniers temps[88]. Elles affirment le caractère global de l’atmosphère et le fait qu’il s’agit d’un « bien commun » appartenant à l’humanité. Ce qui pourrait servir d’argument d’autorité à l’appui d’une certaine justice et justiciabilité climatique. Reste à espérer que des véritables obligations juridiques dérivées de l’accord puissent le faire valoir devant des tribunaux.