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L’ONU devrait faire preuve de leadership pour mettre un terme à l’exploitation et aux abus sexuels partout dans le système, du siège à New York aux missions sur le terrain dans les zones de conflit. Les gouvernements devraient arrêter de faire bonne figure devant ce problème pour prendre des actions concrètes comme améliorer la formation de leurs troupes et sanctionner les responsables d’abus.

Sarah Taylor, responsable de plaidoyer auprès de la division Droits des femmes à Human Rights Watch[1]

Le succès et la légitimité des opérations de maintien de la paix (OMPs) de l’Organisation des Nations Unies (ONU) ont été plusieurs fois ternis par les crimes commis par son personnel. En effet, en 2016[2], plusieurs scandales ont éclaté concernant différentes infractions sexuelles commises à l’encontre de femmes et d’enfants, allant du viol à l’agression sexuelle, en passant par la prostitution forcée. Si plusieurs OMPs sont concernées par ces graves violations du droit international humanitaire et des droits de l’homme, comme la Mission des Nations Unies en Sierra Leone (MINUSIL) ou la Mission de l’Organisation des Nations Unies pour la stabilisation en République Démocratique du Congo (MONUSCO) pour ne citer que celles-ci[3], l’opération la plus touchée est sans conteste la Mission des Nations Unies en République centrafricaine (MINURCA) qui est en cours[4]. En avril 2016, elle a encore défrayé la chronique lorsque des allégations de viols et d’agressions sexuelles particulièrement horribles commises par des Casques bleus et des soldats de l’opération française Sangaris sont apparues dans la presse[5]. Or, les infractions sexuelles sont réprimées en droit national[6], en droit international[7], ainsi qu’en droit international coutumier[8]. Ces atteintes à l’intégrité physique des personnes ont une qualification pénale propre en droit national[9] et sont également des violations des droits de l’homme. Néanmoins, en droit international, ce sont des crimes sous-jacents à d’autres crimes internationaux, comme par exemple, le crime contre l’humanité en droit pénal international[10] et leur qualification peut varier selon le contexte, l’époque, la juridiction et les fondements utilisés[11].

On s’interroge alors sur les sanctions dont peuvent faire l’objet les Casques bleus (qui sont par ailleurs soumis à un régime de responsabilité extrêmement complexe puisque la responsabilité de leurs actes est partagée entre les juridictions nationales et l’ONU[12]) et sur la part de responsabilité de l’ONU dans ces affaires d’exactions sexuelles. En effet, lorsque les Casques bleus participent à des OMPs prévues par des résolutions du Conseil de Sécurité[13], ils n’appartiennent pas à un corps militaire onusien puisqu’il n’en existe pas. Ils font partie de contingents fournis volontairement par leur État de nationalité[14]. Or, en vertu de l’accord-cadre entre les Nations Unies et les pays fournisseurs de contingents, c’est au pays d’envoi que revient la compétence de poursuivre judiciairement les soldats accusés d’exactions[15]. Toutefois, l’ONU garde une responsabilité de commandement dans le déroulement de la mission[16]. Elle est donc responsable des actes commis par les membres du personnel de maintien de la paix, dans l’exercice de leurs fonctions et qui pourraient causer des dommages à des tiers[17]. À ce titre, l’ONU peut renvoyer des contingents entiers dans leur État d’origine et leur interdire de participer à de prochaines missions[18], mais elle ne dispose pas d’un privilège de juridiction. La compétence qui lui échoit reste donc l’indemnisation des victimes sous le régime de la responsabilité civile, la responsabilité pénale individuelle relevant du droit national des États fournisseurs de contingents. Il existe donc deux niveaux de responsabilités partagés entre l’État fournisseur et l’ONU[19].

Ainsi, pour Lewis Mudge, chercheur auprès de la division Afrique de l’organisation non gouvernementale Human Rights Watch, « il ne faudrait pas se contenter de renvoyer chez eux, sans engagement à l’égard de la justice, les Casques bleus qui violent, qui exploitent ou qui tuent. L’ONU devrait tirer parti de toute l’influence qu’elle exerce sur les pays qui fournissent des contingents afin de s’assurer que ceux qui soumettent des victimes à des abus et ternissent l’image de l’ONU, ainsi que sa mission, répondent de leurs crimes devant les tribunaux »[20]. Au soutien de cette déclaration, Human Rights Watch ajoute « qu’assurer la sécurité et fournir des services aux victimes de sévices devrait être au centre de la réponse apportée par l’ONU et le gouvernement aux abus commis par les soldats de la paix et d’autres personnels de l’ONU »[21]. L’ancien Secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, a d’ailleurs publié un rapport[22] sur les allégations de violences et crimes sexuels commis par les Casques bleus en République centrafricaine. Il y établit des dispositions visant à prévenir l’exploitation et les atteintes sexuelles et rappelle l’importance de la promotion de la responsabilité pénale, dont la poursuite revient à l’État d’envoi ou encore à l’État hôte de l’opération[23], ainsi que la mise en place de mesures correctives pour faire face à ces exactions[24]. Pourtant, très peu de victimes ont bénéficié d’une assistance en raison du manque de fonds dédiés à ces mécanismes et de la lenteur du processus d’application[25]. En effet, selon le Bureau des services de contrôle interne, seulement 26 victimes d’exploitation et d’abus sexuels sur 217 ont pu bénéficier d’une assistance, sans parler du fait qu’un flou demeure dans la signification du terme « assistance » qu’aucun document ne définit[26]. Ainsi, même pour les personnes ayant bénéficié d’une assistance, celle-ci reste impossible à déterminer clairement[27]. Cela s’explique notamment par un manque de fonds, car au moment d’écrire ces lignes, le budget moyen de 7,8 milliards de dollars alloué aux OMPs pour l’année 2016-2017[28] ne prévoyait pas l’indemnisation des victimes lésées par un membre de ces opérations[29].

Si de nombreux articles ont déjà traité du fléau des exactions sexuelles commises par les membres des OMPs et de la responsabilité pénale des auteurs présumés[30], peu d’articles se sont attardés à la responsabilité de l’ONU dans ces affaires et sur la façon dont elle s’y prend pour y faire face. Il importe alors de savoir quelles sont l’efficacité et l’effectivité des mécanismes d’indemnisation mis en place par l’ONU pour la répression et la réparation des préjudices subis par les victimes d’exactions sexuelles. Il sera principalement question ici de la responsabilité civile de l’organisation et des mécanismes de réparation et non de la responsabilité individuelle des différents membres du personnel des OMPs.

Si, de prime abord, des recherches ont permis de constater que l’ONU propose effectivement quelques solutions, comme par exemple la possibilité de recourir à un règlement à l’amiable[31], aux commissions permanentes des réclamations normalement prévues par les modèles d’accord sur le statut des forces[32], ou encore aux comités consultatifs internes[33], notre hypothèse est que les mécanismes offerts ne sont que très peu mis en pratique et manquent grandement d’efficacité en raison, notamment, de leur complexité de mise en oeuvre et de leur manque de proximité avec les victimes.

Dans un souci de clarté, il convient de préciser que l’ONU propose parfois des règlements à l’amiable faisant intervenir son Bureau des affaires juridiques[34]. La question portant sur l’effectivité et l’efficacité des mécanismes officiels règlementés par des textes, comme le règlement à l’amiable, même s’il y sera parfois fait référence, ne sera pas étudié en substance dans cette étude. De même, la distinction entre les différents acteurs présents dans une OMP comme les militaires, les fonctionnaires, les civils et les bénévoles[35] ne sera pas analysée.

À travers une approche positiviste pragmatique puis, s’inscrivant dans la lignée des analyses offertes par Jean-Marc Sorel[36] et Marten Zwanenburg[37], nous analyserons les fondements de l’obligation de réparer le préjudice subi et comment ils s’appliquent à l’ONU pour indemniser les victimes d’exactions sexuelles tout en étudiant la pratique de l’organisation en matière d’indemnisation (I). Ensuite, nous analyserons leur efficacité et leur effectivité qui se confrontent à la mince frontière entre les immunités de l’ONU et l’impunité, mais également au manque de proximité avec les victimes des exactions sexuelles commises par le personnel du maintien de la paix (II).

I. La méconnaissance des fondements de l’obligation de réparer via l’usage des mécanismes officieux au détriment des mécanismes de plaintes spécialement mis en place par l’ONU

Nous verrons ici que bien que l’ONU ne soit partie à aucun traité sur les droits de l’homme[38], elle est néanmoins soumise à la protection et à la promotion de ces droits[39]. Pour cette raison, elle est également tenue de réparer le préjudice causé par ses agents. Il convient donc dans un premier temps de déterminer les fondements de l’obligation de réparer et de s’attarder sur les textes qui fondent l’interdiction des violences sexuelles (A) puis de voir comment l’ONU met ces principes en pratique (B).

A. L’obligation de protéger les civils et de réparer le préjudice subi

L’Assemblée générale de l’ONU prévoit, au travers d’une résolution, l’obligation d’assurer aux victimes des violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire un accès effectif à la justice et à la réparation du préjudice qu’elles ont subi[40]. Nous pouvons en déduire que si les États sont soumis à cette obligation, l’ONU l’est également[41]; elle possède donc, elle aussi, une obligation de réparer qui repose cependant sur des fondements différents. En effet, dans le cadre des OMPs, même si ce sont les États qui fournissent les contingents militaires et qui bénéficient donc du privilège de juridiction, l’ONU détient également une part de responsabilité[42] en ce que les OMPs sont des organes subsidiaires du Conseil de Sécurité[43]. À ce titre, l’organisation a, entre autres, le devoir de s’assurer de la formation adéquate du personnel envoyé sur le terrain ainsi que du bon déroulement de la mission et surtout de la protection des civils[44].

Les textes restent évasifs sur les modes de réparation précis que l’ONU devrait mettre en place. Toutefois, un élément de réponse apparaît dans la Convention sur les privilèges et immunités des Nations Unies[45]. En effet, si l’ONU n’a pas d’obligation de prévoir des mécanismes juridictionnels, elle doit toutefois prévoir une alternative ; cela peut donc être des modes de règlements alternatifs[46]. L’absence d’organisme juridictionnel compétent pour régler les litiges entre les personnes privées et l’ONU n’empêche pas cette dernière d’assumer la responsabilité pour ses violations au droit international[47]. C’est la raison pour laquelle l’ONU se doit d’indemniser les victimes d’infractions commises par le personnel qu’elle envoie, quand bien même ces infractions seraient commises en dehors de leurs fonctions, comme les exactions sexuelles par exemple.

Si l’on se penche du côté du droit international humanitaire (DIH), on constate que les forces de maintien de la paix peuvent y être soumises lorsqu’elles sont considérées comme des parties au conflit armé, dépendamment du mandat sous lequel les OMPs ont été créées. Néanmoins, l’ONU ne peut pas devenir partie aux traités fondateurs du DIH[48]. Il n’en demeure pas moins que, même si l’organisation n’est pas elle-même soumise aux obligations du DIH conventionnel, les États contributeurs de troupes qui ont ratifié les Conventions de Genève y sont quant à eux soumis[49] lorsqu’il a vocation à s’appliquer.

En revanche, il convient de mentionner que lorsque les critères nécessaires à l’application du DIH sont réunis[50], l’ONU est soumise au respect du DIH coutumier[51]. Or, les violences sexuelles sont prohibées tant par le droit conventionnel[52] que par le droit coutumier[53]. Donc en toute logique, lorsqu’ils sont commis par des Casques bleus, ces crimes seraient susceptibles de faire l’objet de poursuites devant la Cour pénale internationale[54] ou devant un tribunal spécial, lorsqu’il est constitué, et donc de donner droit à des réparations s’il est prouvé qu’un État ayant reconnu la compétence de la Cour a échoué à traduire les criminels en justice, soit volontairement, soit par incapacité[55]. Mais si théoriquement la Cour pénale paraît être une solution, ce n’est pas le cas en pratique. Outre la problématique de l’étendue des immunités dont bénéficient les Casques bleus et la complexe procédure de leur levée[56], nous verrons que l’ONU, elle aussi, est protégée par des immunités. Il apparaît donc complexe, voire impossible, pour une cour de justice de condamner l’organisation à indemniser les victimes des agissements des Casques bleus. Il faut toutefois rappeler que les soldats des OMPs ne sont pas toujours appelés à prendre part aux combats même lorsqu’ils sont déployés pendant un conflit armé[57]. En effet, lorsqu’une OMP est créée par le Conseil de Sécurité sur une base autre que celle prévue au chapitre 7, qui prévoit l’emploi de la force armée[58], celle-ci ne sera pas considérée comme étant une partie au conflit et ne sera donc pas soumise aux règles du DIH, même déployée dans le cadre d’un conflit armé[59]. Les violences sexuelles restent néanmoins une infraction en tout temps au Code de conduite des Casques bleus[60]. Ainsi, « les praticiens du maintien de la paix des Nations Unies doivent avoir une bonne connaissance des principes et des règles du droit international humanitaire et les observer dans les situations où ils s’appliquent »[61]. À cela, la Doctrine Capstone – document interne aux Départements des opérations de maintien de la paix et de l’appui aux missions qui définit la nature, la portée, les fonctions essentielles des OMPs ainsi que les principes auxquelles elles doivent se soumettre – ajoute que :

[l]e personnel d’une opération de maintien de la paix des Nations Unies, qu’il soit militaire, policier ou civil, devrait se conduire en conformité avec le droit international en matière des droits de l’homme et comprendre le rapport entre les tâches qui lui sont confiées et les droits de l’homme. Il incombe au personnel d’une opération de maintien de la paix des Nations Unies de tout faire pour éviter les violations des droits de l’homme. Il doit être en mesure de reconnaitre les abus et les violations des droits de l’homme et se tenir prêt à intervenir de manière appropriée, tout en restant dans les limites de son mandat et de ses compétences. Le personnel d’une opération de maintien de la paix des Nations Unies doit respecter les droits de l’homme dans ses rapports avec ses collègues et la population locale ainsi que dans sa vie publique et privée. Ceux qui commettent des abus doivent être tenus pour responsables de leurs actes.[62]

Enfin, cette Doctrine Capstone fait mention des facteurs de réussite d’une OMP que sont la légitimité et la crédibilité de la mission, impliquant que « les missions doivent appliquer une politique de tolérance zéro envers l’exploitation et les abus sexuels, ainsi que toute autre forme grave de mauvaise conduite »[63], ces cas devant être traités avec « justesse et fermeté »[64].

Cependant, dans l’hypothèse où le DIH ne serait pas applicable, il reste les droits de l’homme qui, eux, s’appliquent en tout temps, qu’il y ait un conflit ou non. Comme l’a rappelé la Cour internationale de justice, l’application des droits de l’homme ne cesse pas en temps de guerre et la protection des civils doit rester primordiale[65]. Ainsi, même si la protection des civils au travers du DIH est impossible, le personnel des OMPs reste soumis au respect des droits de l’homme, autant en tant qu’agent des États contributeurs qu’en tant que membre d’une OMP. Ce sont d’ailleurs des droits que l’ONU se targue de faire respecter[66]. Or, si les instruments relatifs aux droits de l’homme ne prévoient pas spécifiquement l’interdiction du viol et des violences sexuelles, ils le font implicitement au travers de la protection de l’intégrité physique[67]. Ainsi, la Déclaration universelle des droits de l’homme[68] prévoit à son article 5 que « [n]ul ne sera soumis à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants »[69]. Cette interdiction de la torture a également été reconnue comme norme de jus cogens par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie en ce que cette interdiction constitue « l’une des normes les plus fondamentales de la communauté internationale »[70]. Le droit à l’intégrité physique est également prévu à l’article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques[71], mais également par de nombreux traités régionaux comme la Convention américaine relative aux droits de l’homme[72]; la Convention de sauvegarde et de protection des droits de l’homme[73] ou encore la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples[74].

B. La mise en pratique par l’ONU de l’obligation de réparer

Dans le cadre des OMPs, la diversité des acteurs d’un différend implique que le litige puisse être résolu sur le fondement de droits différents[75]. L’ONU applique donc son mode de règlement au cas par cas, c’est-à-dire que, pour chaque différend, elle cherche le droit applicable puis le mécanisme de règlement qui va s’appliquer[76]. En effet, il faut savoir qu’une OMP fait intervenir une grande diversité d’acteurs allant du personnel volontaire aux militaires en passant par les fonctionnaires et les policiers[77]. Tous ne sont pas sous le même régime juridique. De plus, les infractions à caractère sexuel ont des qualifications différentes en droit international ou en droit national. En  droit pénal international et en DIH par exemple, le viol peut prendre plusieurs qualifications selon les faits réunis : il peut être considéré comme un crime de génocide[78], un crime contre l’humanité[79], un crime de guerre[80] ou encore une violation des lois et coutumes de la guerre[81]. Mais on l’a vu, ces branches du droit international ne sont pas toujours applicables aux membres des OMPs et leur application dépend de beaucoup de conditions comme la levée des immunités, la qualification du conflit armé, le rôle de cette OMP dans ce conflit, et surtout la compétence de la Cour pénale internationale. La Convention sur les privilèges et immunités vient donc pallier cette difficulté en précisant que « l’Organisation des Nations Unies devra prévoir des modes de règlements appropriés pour les différends en matière de contrats et autres différends de droit privé dans lesquels l’Organisation serait partie »[82], afin qu’un accès direct à la justice, dans son sens le plus large, soit offert aux personnes privées. À ce titre, l’ONU a donc souvent recours à la pratique de l’arbitrage et souscrit à des clauses compromissoires[83] lorsqu’elle conclut des contrats avec des personnes privées[84], ce qui supprime le problème de l’immunité de juridiction[85]. Néanmoins, cette pratique reste presque exclusivement réservée aux différends contractuels de l’organisation.

Pour le cas particulier des OMPs, l’ONU prévoit des commissions de réclamations dans l’accord qu’elle conclut avec l’État hôte de l’opération[86]. Le Modèle d’accord sur le statut des forces[87] prévoit que cette commission doit comprendre trois entités, soit un membre désigné par l’ONU, un membre désigné par le pays hôte et un troisième désigné d’un commun accord entre l’ONU et le pays hôte de l’OMP[88] pour assurer la plus grande neutralité possible. Cette commission choisit sa propre procédure et rend des décisions obligatoires et définitives à moins qu’une interjection en appel ne soit autorisée par le Secrétaire général et le gouvernement concerné au moment de l’élaboration du statut. En cas d’appel, l’instance est un tribunal arbitral[89].

Selon Jean-Marc Sorel[90], c’est un système proche de l’arbitrage que l’on peut retrouver dans plusieurs opérations comme l’Opération des Nations Unies au Congo ou la Mission des Nations Unies pour l’assistance au Rwanda (MINUAR). Néanmoins, ces commissions ont peu fonctionné en pratique en raison d’un manque d’efficacité[91]. Sorel explique qu’« une telle commission était suggérée par l’article 50 de l’Accord entre l’ONU et le Rwanda du 5 novembre 1993 pour la MINUAR, mais l’ONU a refusé sa création préférant passer par le traitement du Comité consultatif […] »[92]. L’inconvénient est que l’on passe alors d’« un système quasi-juridictionnel à un système unilatéral qui nie le principe du contradictoire »[93]. En effet, au détriment des commissions de réclamations, la pratique préfère s’orienter vers un mécanisme non contentieux, purement interne à l’ONU, qui consiste à faire examiner par un comité local les demandes d’indemnisation présentées par des tiers pour préjudice corporel, décès, perte de biens ou dommages matériels, imputables à des actes commis par des éléments civils ou militaires de la mission dans l’exercice de leurs fonctions officielles, et à les faire approuver ou formuler des propositions de règlements[94].

Néanmoins, ces comités locaux constituent des organes de l’ONU et grand est le risque de contrevenir au principe selon lequel « nul ne peut être juge et partie »[95]. Partant de là, ils ne contribuent pas à ce que les victimes perçoivent la justice comme rendue à leur égard. C’est pourquoi il est malheureux que les commissions de réclamations ne fonctionnent plus. Avec un système tripartite qui comprend une personne nommée communément par l’ONU et l’État hôte, le système pourrait être plus objectif.

Le problème majeur dans ce domaine reste que même si l’ONU ne recule pas devant sa responsabilité pour certains actes commis au cours des OMPs, la méthode de règlement des conflits est encore empreinte de « confidentialité et d’ambiguïté »[96], mais aussi d’un pouvoir discrétionnaire. En effet, au lieu de mettre en place des mécanismes de droit commun, l’ONU préfère passer par le règlement à l’amiable qui n’est pas encadré par des textes. Cela implique que les négociations ne sont pas publiées et que l’on ne peut connaître le détail de ces règlements. Ainsi, cela place l’ONU dans une position de force face aux victimes. Lorsqu’un arrangement n’est pas conclu, la victime se heurte à l’immunité de l’ONU devant les juridictions nationales et n’a donc pas beaucoup de choix : accepter l’indemnisation de l’organisation, quand bien même elle serait insuffisante compte tenu du préjudice subi, ou ne rien obtenir du tout. Ce mécanisme place les victimes au deuxième plan dans le processus de plainte et d’indemnisation. Force est de constater que ce système vise surtout à prouver que l’ONU a mis des mécanismes en place[97] sans vraiment s’interroger sur leur efficacité ou leur accessibilité[98]. En effet, un rapport du Secrétaire général en date de 2009 fait état de difficultés dans l’implantation des mécanismes sur le terrain, notamment en raison d’un manque d’uniformité des procédures, mais également d’un manque d’adaptation aux cultures locales pour lesquelles, bien souvent, les agressions sexuelles sont perçues comme des événements honteux jetant l’opprobre sur les victimes[99]. Ainsi, si l’ONU a bel et bien mis en place des mécanismes pour recenser les plaintes des victimes présumées d’agressions sexuelles par des membres des OMPs, le fonctionnement de ces derniers nécessite de l’engagement, beaucoup de temps et d’importantes ressources financières[100]. C’est pour cette raison que l’ONU n’a pas encore pris la peine de les améliorer et les a délaissés au profit de mécanismes officieux, lui permettant notamment de ne pas se départir de son immunité.

II. Les failles des mécanismes onusiens : entre immunités et manque de transparence

Si l’ONU dispose bel et bien de mécanismes de réparation, il apparaît que ce système repose entièrement sur le bon vouloir de l’ONU à reconnaître sa responsabilité ou non (A) et que, par ailleurs, les victimes des actes commis par les Casques bleus n’ont souvent qu’un rôle secondaire dans le processus de règlement (B).

A. Les difficultés liées aux immunités de l’Organisation des Nations Unies[101]

L’ONU peut être tenue responsable au regard du droit international[102]. Cette possibilité a été évoquée dans un avis consultatif de la Cour internationale de justice affirmant que l’organisation était responsable des actes commis par ses agents dans le cadre de leurs fonctions[103]. Il faut alors distinguer les différends de nature contractuelle et ceux de nature extracontractuelle. Pour ce qui est des contrats, l’ONU peut renoncer unilatéralement à se prévaloir de son immunité. C’est notamment le cas pour ses polices d’assurance. Lorsque l’ONU se défait de son immunité, le tiers lésé a la possibilité d’agir devant les juridictions étatiques et c’est l’assureur de l’organisation qui agira en tant que défendeur[104]. La pratique veut que l’ONU utilise souvent cette technique lorsqu’elle se trouve dans une situation bilatérale. Or, traditionnellement, pour qu’un contrat soit signé, les deux parties doivent avoir trouvé un terrain d’entente[105]. Ainsi, l’ONU trouve un certain intérêt à renoncer à son immunité dans cette situation.

En revanche, pour les différends qui l’opposent à une personne privée (différends extracontractuels), les tribunaux n’ont pas compétence pour juger de l’affaire[106]. Qui plus est, puisqu’ils sont incompétents, ils ne peuvent ordonner à l’ONU de renoncer à ses immunités[107], d’autant plus que, comme il a été mentionné plus haut, l’organisation est beaucoup plus encline à utiliser le règlement à l’amiable pour ce genre de différends, évitant ainsi la surmédiatisation d’un sujet déjà sensible et tabou. Dès lors que l’arrangement à l’amiable n’est pas satisfaisant pour la personne privée, celle-ci devrait pouvoir se tourner vers un juge. Toutefois, les immunités créent un vide juridique et une violation du droit d’accès à un juge[108], un principe de droit coutumier[109], ce qui entraîne une violation aux droits de l’homme et notamment à l’ensemble des règles liées au droit au procès équitable[110]. Or, en 2005, l’Assemblée générale de l’ONU a rappelé l’importance du droit à la réparation et donc à la possibilité pour les victimes d’avoir un recours[111].

L’idée ici n’est pas de rejeter les immunités dont bénéficie l’ONU. Leur utilité est indéniable pour assurer l’indépendance de l’organisation et la mise en oeuvre des différentes missions qu’elle doit exercer, comme c’est notamment le cas pour les OMPs[112]. Le problème qui se pose réside dans l’étendue de ces immunités qui sont assez larges pour couvrir la diversité des activités mises en oeuvre au cours d’une OMP[113]. L’ONU ne doit néanmoins pas confondre immunité et impunité et pour cela, il conviendrait donc plutôt de limiter ces immunités au cadre strict des actes nécessaires à la réalisation de sa mission, comme c’est le cas par exemple des chefs d’États[114] ou pour les membres des OMPs[115].

Qui plus est, ce droit d’accès au juge est sujet à des inégalités selon que la personne lésée est liée à l’ONU par un contrat ou non. Dans le premier cas, lorsqu’en contradiction avec les dispositions prises par le contrat, l’ONU fait valoir son immunité et qu’il n’y a pas de possibilité de recourir à des modes alternatifs de règlement des conflits, la personne liée par un contrat peut saisir le juge national[116]. Par contre, s’agissant de la responsabilité extracontractuelle de l’ONU, la jurisprudence est beaucoup plus ferme : il n’appartient pas aux juges nationaux de traiter des différends entre une personne privée et une organisation internationale[117]. Également, la Cour européenne des droits de l’homme a, dans la même lignée, affirmé que le refus d’un État de lever l’immunité de juridiction de l’ONU pour connaître des demandes en réparation n’est pas une violation des articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme concernant le procès équitable et le droit à un recours effectif[118], notamment en raison du fait qu’il existerait des « limitations implicitement admises » à ce droit d’accès au juge, appelant, « de par sa nature même, une règlementation de l’État »[119]. La principale raison du refus des cours internationales de reconnaître tant leur propre compétence qu’une violation du droit d’accès au juge dans le traitement des relations entre les organisations internationales et les personnes privées est qu’elles prendraient le risque de se voir submergées de requêtes, ce qui allongerait la durée des affaires[120], qui est déjà très longue[121].

Pourtant, selon Laure Milano[122], la Cour européenne des droits de l’homme avait établi trois critères pour délimiter l’application des immunités internationales : la spécificité de la fonction, la spécificité de l’emploi couvert par l’immunité et l’existence d’une compensation à l’exonération de responsabilité[123]. L’objectif était de trouver un équilibre entre les intérêts des organisations à conserver leur immunité et la satisfaction du droit d’accès au juge pour les individus. Ces critères n’ont malheureusement pas été mis en pratique[124].

On peut donc constater que les personnes privées lésées par un acte commis par l’ONU dépendent du bon vouloir de cette dernière à utiliser les modes alternatifs de règlement des conflits et à proposer une solution acceptable. Toutefois, celles qui souhaitent plutôt utiliser la voie judiciaire sont tributaires de la bonne volonté de l’ONU à se départir de son immunité ou non. Nous en avons une preuve avec la situation en Haïti où l’ONU refuse, pour le moment, de se départir de son immunité pour reconnaître sa part de responsabilité dans l’épidémie de choléra qui a infecté le pays après l’arrivée des Casques bleus népalais[125].

B. La place accordée à la victime dans les mécanismes d’indemnisation

Comment les nationaux peuvent-ils poursuivre l’ONU, sachant que personne n’a, a priori, compétence pour régler les différends entre l’ONU et les personnes privées ? Le processus dépend entièrement de la bonne volonté de l’organisation qui détient un pouvoir discrétionnaire dans la création des mécanismes. Si, comme il a été vu précédemment, des moyens d’indemnisation sont bel et bien offerts par l’ONU, peu de démarches sont faites en revanche dans l’intention d’inclure la victime dans le processus. En effet, la procédure observée par les comités locaux reste assez complexe[126].

En outre, s’agissant de l’indemnisation des dommages causés aux tiers par les membres du personnel de maintien de la paix dans l’exercice de leurs fonctions, la résolution de l’Assemblée générale de l’ONU[127] prévoit de restreindre la prescription à six mois pour le demandeur [128]; elle prévoit également que « [l]e montant de l’indemnité due en cas de préjudices corporels subis par un individu, ou de maladie ou de décès de l’intéressé, […] ne pourra dépasser 50 000 dollars des États-Unis […] »[129]. Comble de toutes ces restrictions, la résolution prévoit que l’ONU n’indemnise pas le préjudice moral, mais uniquement le préjudice matériel[130] causé par un acte nécessaire à l’exécution de la mission de l’OMP, ou par le personnel de l’opération dans le cadre de ses fonctions[131].

Par ailleurs, le problème qui se pose est également politique, car une formalisation des procédures d’indemnisation « risque de mettre en évidence de façon embarrassante la responsabilité des États membres autant que celle de l’ONU »[132]. Dans un souci de restaurer son image et sa légitimité, l’ONU n’accorde à la victime qu’un rôle secondaire dans le processus, ce qui ne favorise pas la réconciliation que l’organisation prétend vouloir apporter grâce à ses opérations de maintien de la paix[133]. Certes, l’ONU a marqué sa volonté d’accepter sa responsabilité en la matière. La Résolution 52/247[134] en est la preuve. Elle a montré « l’intention claire d’élaborer un régime spécifique aux Nations Unies pour l’indemnisation des dommages et préjudices subis du fait des activités des OMP »[135]. Le paradoxe de cette résolution est qu’en même temps qu’elle reconnaît sa responsabilité pour les dommages causés par ses membres, l’ONU restreint sa propre responsabilité[136].

Il faut savoir également que dans le cadre de cette résolution, l’ONU n’est responsable que des faits commis dans l’exercice de l’OMP et pas pour les actes privés des membres de l’opération ou ceux relevant d’une faute de leur part[137] qu’ils auraient pu commettre hors service, de manière indépendante et à titre individuel[138]. Force est de constater qu’avec cette résolution, on peut effectivement dire qu’il y a une volonté de la part de l’ONU d’accepter sa responsabilité pour les dommages causés par les membres des OMPs. Néanmoins, on s’aperçoit que la Résolution 52/247 ne s’applique pas à l’indemnisation des victimes d’exactions sexuelles. L’ONU pourrait néanmoins indemniser ce genre de dommage[139], mais n’étant pas établi textuellement dans la résolution, cela reste soumis à sa bonne volonté. Or, comme l’a dit l’assistant exécutif du Général Roméo Dallaire, le Major Brent Beardsley : « le massacre ça tue le corps, mais le viol ça tue l’âme »[140]. Comment les victimes de ces exactions peuvent-elles alors tenter de reconstruire une vie si, en plus de faire face au rejet de leurs familles, à des blessures physiques et pour certaines à la contamination au VIH, l’ONU ne prend pas en compte les douleurs, tant physiques que morales, qui leur ont été infligées ?

Pourtant, si nous reprenons notre analyse, nous savons que l’ONU affirme exercer ses missions dans le respect des droits de l’homme[141]. Elle affirme non seulement que toute personne lésée a le droit d’obtenir réparation pour le préjudice subi[142], mais aussi que

résoudre le problème de l’exploitation et des abus sexuels imputables à des personnels de maintien de la paix des Nations Unies est la responsabilité commune de l’Organisation et des États Membres, et seule une action résolue de la part à la fois du Secrétariat et des États Membres permettra d’y arriver.[143]

Certains auteurs, comme Bodeau-Livinec[144], semblent penser que l’ONU ne pratique pas ce qu’elle prêche puisqu’elle ne propose pas vraiment de mécanismes de réparations adéquats pour les victimes d’exactions sexuelles commises par les membres du personnel de maintien de la paix. Partant de là, si effectivement on ne peut nier l’absence de sa responsabilité pénale directe dans ces affaires, elle est en revanche responsable d’avoir failli à son obligation de respecter les droits de l’homme. Or :

[i]l y a fait internationalement illicite d’une organisation internationale lorsqu’un comportement consistant en une action ou une omission :

  1. Est attribuable à cette organisation en vertu du droit international ; et

  2. Constitue une violation d’une obligation internationale de cette organisation[145].

Cela implique que l’ONU, c’est-à-dire ses agents et ses organes, est « lié[e] par toutes les obligations que lui imposent les règles générales du droit international, son acte constitutif ou les accords internationaux auxquels [elle] est partie »[146]. Dès lors que les victimes de viols et agressions sexuelles commis par les Casques bleus ne peuvent se voir proposer aucun mécanisme de réparation de la part de l’ONU, il apparaîtrait logique que l’organisation ait violé ses obligations. Par ailleurs, détenant un devoir de formation et de prévention sur les contingents envoyés dans les OMPs[147], on peut déduire qu’elle a failli à ce devoir si des infractions sexuelles sont commises[148]. Elle serait donc responsable d’avoir violé son obligation de protéger les populations, essence même de la mission de rétablissement, du maintien ou de l’imposition de la paix, en ne formant pas de façon optimale les contingents. C’est donc sur cette omission qu’il serait possible pour les victimes d’obtenir réparation du préjudice qu’elles ont subi.

Cette analyse permet de mettre en exergue la rareté des mécanismes en question et leur manque d’efficacité et d’effectivité quant à l’indemnisation des victimes d’exactions sexuelles commises par les membres des opérations de maintien de la paix. Le Rapport Zeid[149] a donc suggéré des solutions pour pallier ce manque d’implication dans la résolution de ce type d’affaires comme nous le verrons rapidement en conclusion.

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On peut donc malheureusement valider l’hypothèse selon laquelle en dépit du fait qu’il existe des mécanismes par le biais desquels une personne privée peut demander réparation pour un dommage subi par des membres des OMPs, leur efficacité et leur effectivité sont rendues nulles par le non-respect des droits de l’homme qui prévoient un droit d’accès au juge, par les immunités de l’ONU devant les juridictions nationales et par la non-utilisation pure et simple des mécanismes mis en place par l’organisation elle-même. Il faut également remarquer qu’aucune évolution n’a été constatée dans ce domaine, que ce soit du côté de l’organisation, dont les mécanismes n’ont pas évolué depuis le Modèle d’accord sur le statut des forces de 1990[150], ou du côté de la jurisprudence qui reste inchangée depuis les premiers arrêts sur la question des immunités de l’ONU devant les juges nationaux rendus par les juridictions belges en 1966 et 1969[151].

S’il faut bien reconnaître que l’ONU a fait preuve de bonne foi afin d’améliorer les mécanismes d’indemnisation offerts aux personnes privées lésées par une action commise dans le cadre d’une OMP[152], les actions commises par les membres des opérations en dehors de l’exercice de leur mandat restent encore un problème. Deux choses sont à noter ici ; premièrement, l’ONU détient une responsabilité vis-à-vis du personnel de maintien de la paix puisqu’elle doit le former et préparer le personnel mandaté sur place[153]. Elle doit également s’assurer qu’un cadre de vie adéquat et supportable est offert aux membres des OMPs, car il s’avère que plus le personnel s’ennuie et plus il vit dans des conditions difficiles, plus il sera enclin aux débordements[154]. Évidemment, il n’est pas question de trouver des excuses à ce genre d’actes, mais bien de s’assurer que le personnel envoyé l’est en toute connaissance du milieu difficile qui l’attend, étant donné que les OMPs sont souvent déployées dans des contextes conflictuels[155]. Bien que l’ONU n’ait pas elle-même commis ces actes abominables, elle reste responsable des formations en matière de droit de l’homme et de conduite qu’elle a dispensées au personnel mandaté[156]. Deuxièmement, les OMPs sont souvent déployées dans des États où la religion et les traditions ancestrales sont fortement présentes. À ce titre, il faut savoir que les victimes d’exactions sexuelles sont souvent rejetées par leur famille et leur mari[157]. En effet, dénoncer un viol est la preuve d’un courage immense de la part des victimes, même si la plupart préfèrent le cacher afin de continuer à vivre leur vie[158]. Aux vues des conséquences qui découlent d’un viol, outre les dommages psychologiques et physiques d’avoir été violées, la responsabilité de l’ONU prévue par la Résolution 52/247 apparait malheureusement bien faible du fait des limites qu’elle contient.

Enfin, le problème de la diversité des acteurs sur place pose également celui de la diversité des régimes juridiques applicables et donc celui des enquêtes comme le soulève le rapport Zeid[159]. À ce titre, il convient de noter les efforts des États, pris individuellement, pour punir les actes scandaleux commis par leurs soldats, comme le Canada[160], les États-Unis[161] ou la France[162]. La justice française mène d’ailleurs toujours des enquêtes concernant l’implication des soldats de l’opération Sangaris dans le viol d’enfants mineurs à l’aéroport de Bangui[163]. Néanmoins, cela passe par des cours martiales nationales qui ne permettent pas aux victimes d’être parties à ces instances et dont les jugements sont confidentiels. Le sentiment de justice des victimes n’est donc pas satisfait.

Il faut tout de même mentionner les récentes avancées soutenues par le nouveau Secrétaire général, António Guterres, qui a publié un rapport très prometteur sur les nouvelles stratégies à adopter pour prévenir l’exploitation et les atteintes sexuelles. Il propose une stratégie qui replace les victimes au centre du processus de répression et de réparation, notamment en confiant à un « fonctionnaire […] les fonctions de défense des droits des victimes sur le terrain »[164]. Ensuite, il réaffirme vouloir promouvoir la transparence des procédures judiciaires et administratives, instaurer un « réseau multipartite » devant prendre en compte les dirigeants locaux et enfin refonder les mécanismes de prévention et la politique de sensibilisation et de déstigmatisation des victimes d’exploitation et d’atteintes sexuelles[165]. Ce rapport soutient également la participation accrue des femmes aux opérations de maintien de la paix[166], ce qui permet souvent de réduire les risques d’exploitation et d’atteintes sexuelles[167].

L’Assemblée générale soutient également la mise en place d’un « fonds d’affectation spéciale pour financer les services spécialisés dont ont besoin les victimes d’exploitation sexuelle ou de violences sexuelles »[168] alimenté par les contributions volontaires. Il ne faut pas nier l’avancée de cette nouvelle idée, néanmoins elle place une nouvelle fois l’État en premier responsable des violations commises et non l’ONU qui, même si elle montre son implication, n’affirme pas sa responsabilité. À nouveau, nous tombons dans cette culture de l’impunité, ce qui relègue une fois de plus le respect des droits de l’homme et la transparence au bas de la liste des principes de l’ONU.

La solution la plus adéquate permettant un accès direct aux victimes via l’implication de l’ONU serait alors la mise en place de cours martiales sur le terrain[169]. ONU Femmes a également proposé la création d’un tribunal international qui serait spécifique au traitement des réclamations des victimes d’agressions sexuelles et de viol par des membres des OMPs. Ces projets en sont encore à l’état de discussion pour le moment[170]. En effet, même si ce genre de mesures pourrait effectivement être bénéfique, le chemin est encore long avant qu’elles ne se réalisent étant donné qu’elles impliqueraient non seulement l’accord de l’État hôte de l’OMP, mais également l’accord de chaque État ayant fourni un contingent de soldats puisque ce sont eux qui conservent le privilège de juridiction sur leurs ressortissants. De la même manière, une création d’un tribunal spécial par le Conseil de Sécurité de l’ONU, comme ce fut le cas pour l’ex-Yougoslavie ou le Rwanda, nécessiterait au moins l’accord des cinq membres permanents, ce qui pourrait s’avérer plus compliqué qu’il n’y paraît, les États n’étant pas forcément désireux de voir leurs nationaux jugés par des juridictions autres que les leurs.

Ce serait donc un travail de longue haleine, tant sur le plan juridique que politique, mais pas impossible à réaliser si les Nations Unies décident de s’investir pleinement dans la coopération avec les États contributeurs de troupes afin de relayer les allégations de viols et d’autres agressions sexuelles pour que des enquêtes soient menées de manière approfondie et suffisamment efficace pour permettre l’inculpation des accusés[171] et pour rendre la justice qui est due aux victimes de ces exactions. Même s’il n’est pas évident pour une organisation internationale de reconnaître sa responsabilité, directe ou indirecte, dans une violation du droit international, il revient à l’ONU de montrer l’exemple aux États à qui elle entend faire respecter ce même droit international. En acceptant de reconnaître sa responsabilité civile et morale, l’ONU n’aurait à y gagner qu’en crédibilité et en légitimité, faisant ainsi taire ses détracteurs, fervents adeptes de l’adage « Who watches the watchers? ».