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Le récent accord de paix conclu le 24 novembre 2016 entre les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et le gouvernement colombien, qui prévoit une amnistie notamment pour la rébellion et le port illégal d’armes, peut paraître étonnant, voire choquant, après une lutte armée de plus de 50 ans qui a entraîné des centaines de milliers de morts et des dizaines de milliers de disparitions[1]. En effet, pour parvenir à la paix, on pardonne à des « terroristes »; on leur permet d’échapper au système pénal conventionnel et de réintégrer la société.

Pourtant, ce compromis est le résultat de quatre ans de négociations en Colombie, et il est conforme aux prescriptions du droit international humanitaire en ce qu’il codifie une amnistie pour les crimes moins graves et la poursuite des crimes graves et des crimes internationaux. Précisément, l’article 6, paragraphe 5 (l’article 6(5)) du Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux[2] (PAII), prévoit qu’à

la cessation des hostilités, les autorités au pouvoir s’efforceront d’accorder la plus large amnistie possible aux personnes qui auront pris part au conflit armé ou qui auront été privées de liberté pour des motifs en relation avec le conflit armé, qu’elles soient internées ou détenues[3].

Cette disposition s’inscrit dans le premier et le seul instrument en droit international humanitaire qui soit entièrement dévoué à la régulation des conflits armés non internationaux (CANIs), auquel 168 États sont parties à ce jour[4]. Ce traité constitue un accord historique en ce qu’il est le résultat d’un consensus entre les États sur des questions qu’ils considéraient traditionnellement – du moins jusqu’à l’adoption des Conventions de Genève en 1949[5], lesquelles contiennent un article commun (l’article 3[6]) se rapportant aux conflits armés non internationaux – comme un domaine strictement réservé à l’exercice de leur compétence souveraine[7]. Quant à son article 6(5), il s’insère plus loin encore dans des compétences relevant jusque-là du pouvoir discrétionnaire des États[8]. En effet, cet article, bien qu’il ne constitue qu’une recommandation formulée aux États[9], s’immisce non seulement dans la gestion des amnisties, « an act […] which eliminates the consequences of certain punishable offences, stops prosecution and quashes convictions[10] », mais surtout dans la répression des actes de rébellion, « a matter traditionnally solidly within the grasp of sovereignty[11] ». Il suggère que les États devraient, au terme du conflit, faire preuve de clémence par rapport à ceux ayant menacé leur monopole légitime de la force, de même que la sécurité et l’ordre sur leur territoire.

L’article 6(5) PAII a néanmoins été adopté à 37 votes contre 15, avec 31 abstentions[12], l’article 6 dans son ensemble ayant lui-même été adopté par consensus par la suite[13]. En outre, selon l’étude de droit international coutumier du Comité international de la Croix-rouge (CICR) publiée en 2005 et basée sur la pratique des États, des organisations internationales, des organes judiciaires et quasi judiciaires internationaux et du CICR[14], le contenu de l’article 6(5) PAII constitue désormais une règle de droit international humanitaire coutumier s’appliquant aux CANIs[15]. Suivant celle-ci, si les autorités ne sont pas tenues d’accorder une amnistie au terme d’un CANI, elles doivent néanmoins envisager cette possibilité.

La présente contribution vise à examiner les raisons d’être de l’article 6(5) PAII, et à déterminer si elles sont toujours pertinentes dans le cadre juridique international. Elle se penche à terme sur sa compatibilité avec les préoccupations actuelles, a priori contradictoires, en matière de lutte contre le terrorisme.

I. L’article 6(5) PAII, quelle raison d’être?

Au cours des négociations de 1974 à 1977 ayant mené à l’adoption des Protocoles additionnels aux Conventions de Genève, deux raisons ont justifié l’inclusion de l’article 6(5) PAII au sein du protocole consacré à la régulation des conflits armés non internationaux. D’une part, les États souhaitaient favoriser le retour à la paix au terme des conflits armés, et d’autre part ils souhaitaient créer un incitatif au respect du droit international humanitaire par les acteurs armés non étatiques. C’est au développement de ces deux motifs, et à leur pratique de 1977 à aujourd’hui, que les deux prochaines sous-sections se consacreront.

A. Réintégration et réconciliation : le recours aux amnisties pour faciliter un retour à la paix

Selon le Dictionnaire de la culture juridique,

[t]raditionnellement, l’amnistie est une mesure d’apaisement des tensions politiques et sociales, intervenant à la suite d’une période de troubles graves. Le législateur décide ainsi d’oublier les infractions qui ont pu être commises en relation avec le conflit qui existait, de manière à ne pas compromettre le retour à la paix[16].

En effet, les amnisties collectives sont utilisées depuis le 16e siècle pour faciliter un retour à la paix, et sont, depuis le 17e siècle, fréquemment destinées aux rebelles, à la condition qu’ils renoncent à l’usage de la force[17].

C’est cette logique qui explique qu’un aussi grand nombre d’amnisties soient accordées, encore aujourd’hui, au terme de conflits armés. Une étude menée par Leslie Vinjamuri et Aaron Boesenecker[18] sur 77 accords de paix conclus entre 1980 et 2006 indique d’ailleurs que 30 d’entre eux prévoient une amnistie[19]. Par ailleurs, selon une autre étude menée par Louise Mallinder[20], le nombre de lois d’amnistie adoptées annuellement a enregistré une hausse constante depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale[21]. Cela sans compter les États qui libèrent systématiquement, au terme du conflit armé, des personnes y ayant participé. Selon Sassòli, même si les États ont refusé de transformer une telle pratique en obligation de droit international humanitaire, dans les CANIs atteignant un certain niveau d’intensité, « governments often do not punish every individual "rebel" captured while carrying his weapon openly, except for acts of terrorism, but rather simply intern him or her[22] ». Dans le même sens, selon le recensement qu’en fait Sivakumaran[23], de telles mesures, sans qu’elles portent le nom d’amnisties, ont été incorporées dans de nombreux accords de paix depuis l’adoption du PAII en 1977, notamment en Ouganda en 1985[24], en Bosnie-Herzégovine en 1992[25], au Rwanda l’année suivante[26], en Sierra Leone en 1996[27], au Tchad en 2002[28], en Indonésie en 2005[29] et à l’est du Soudan en 2006[30].

C’est dans cette optique pragmatique de favoriser la réconciliation au terme des CANIs que l’article 6(5) PAII a été rédigé. Cela transparaît clairement, notamment dans la déclaration du Zaïre accompagnant son vote :

[o]ur vote for this provision was based largely both on profound humanitarian considerations, and also and above all on national considerations. For we are convinced that in the interests of a young nation's unity, it is essential to establish a climate of understanding, and to encourage the widest degree of reconciliation[31].

De manière centrale, c’est cette même préoccupation qui ressort du Commentaire des Protocoles additionnels de juin 1977 aux Conventions de Genève du 12 août 1949, qui indique que « [l]’ objet de cet alinéa est d'encourager un geste de réconciliation qui contribue à rétablir le cours normal de la vie[32] ».

1. Amnisties et réconciliation en pratique

Concrètement, l’étude de Mallinder, qui porte sur 506 lois d’amnisties adoptées entre 1945 et 2005, note que près de 300 d’entre elles mentionnent expressément qu’elles ont été introduites pour favoriser la paix et la réconciliation[33]. À titre d’illustration, l’accord-cadre conclu au Népal en 2006 prévoit que

[b]oth sides guarantee to withdraw accusations, claims, complaints and cases under consideration leveled against various individuals due to political reasons and immediately make public the state of those imprisoned and immediately release them[34].

De la même manière, l’Accord n°3 de Maputo sur l’annulation des poursuites et des condamnations prononcées contre des personnalités politiques, civiles ou militaires durant le régime Ravalomanana à Madagascar prévoit l’annulation des condamnations survenues entre 2002 et 2009 pour « des infractions et faits de nature politique maquillés en infractions de droit commun ou pour atteinte à la sûreté intérieure de l’État[35] ». Quant à l’Accord de San José conclu au Honduras en 2009, il prévoit, dans des termes similaires, que

para lograr la reconciliación y fortalecer la democracia en Honduras, solicitamos al Congreso Nacional la declaratoria de una amnistía general, exclusivamente para los delitos políticos cometidos con ocasión de este conflicto[36].

En outre, c’est également en reconnaissant l’impact positif des amnisties sur le retour et la réintégration des personnes déplacées et sur la démobilisation et l’apaisement des membres des groupes armés que le Secrétariat général de l’Organisation des Nations unies (ONU)[37], le Secrétariat général de l’Union européenne[38] et le CICR[39], notamment, entérinent de telles amnisties et encouragent les autorités à en accorder, au terme des CANIs. Dans la pratique, le bénéfice des amnisties pour la réconciliation nationale est explicitement reconnu dans le manuel militaire néo-zélandais[40] et dans la loi d’amnistie de 1997 adoptée en Russie au terme du conflit tchétchène[41]. Il a également été reconnu par la Cour constitutionnelle colombienne en 1995[42].

Ainsi, l’objectif premier des amnisties prévues à l’article 6(5) PAII à son adoption était de faciliter la réconciliation au terme des CANIs; il appert également qu’un tel dessein a été largement reconnu depuis lors, et que de nombreuses amnisties ont été accordées dans ce but, y compris au cours des années récentes.

B. Un équivalent fonctionnel a posteriori du privilège de belligérance : un incitatif au respect du droit international humanitaire

Le second objectif visé par les amnisties envisagées à l’article 6(5) PAII est de fournir un incitatif pour le respect du droit international humanitaire, en particulier aux membres des groupes armés, qui ne bénéficient pas, en CANI, d’un privilège de belligérance. De fait, telle que l’analyse des négociations ayant mené à l’adoption des Conventions de Genève et des Protocoles additionnels de 1977 le démontre, l’article 6(5) PAII « amounts to something very similar to restrospectively granting a privilege of belligerancy[43] ». Dès 1949, en effet, certains États envisageaient d’accorder un privilège de belligérance dans les CANIs. Ainsi, la Norvège avait proposé l’inclusion d’une disposition prévoyant que « [i]n the event of an armed conflict not of an international nature, […] no person shall be punished merely for having taken part in the war on the one side or on the other[44] ». Cette proposition avait été appuyée par le Venezuela et l’Italie[45], mais le Royaume-Uni[46], les États-Unis[47] et la Birmanie[48], notamment, s’y étaient opposés. La préoccupation d’accorder un certain équivalent du privilège de belligérance en CANI était aussi existante au sein de la communauté internationale avant d’entamer les négociations pour les Protocoles additionnels[49], puis au cours de la Conférence diplomatique de 1974-1977 ayant mené à leur adoption. Un tel souci apparaît en effet clairement dans la suggestion de l'article 10 (devenu l’article 6 PAII), aux paragraphes 5 et 6, du CICR[50] ayant constitué le point de départ des travaux de la Conférence, au sujet de laquelle sa représentante avait commenté :

The second problem was that of the prosecution of a captive combatant solely by reason of his having taken part in hostilities, and despite the fact that he had respected the provisions of Protocol II. Since Protocol II did not grant prisoner-of-war status to captured combatants, such prosecution was possible […]. The provisions of article 10 had been based on humanitarian considerations and also on the experience of the ICRC of practice during such conflicts[51].

Manifestement, l’article 6 PAII est donc un compromis entre ceux parmi les États qui souhaitaient accorder un privilège de belligérance aux parties aux CANIs et ceux qui s’y opposaient[52].

Or, le fait que les membres des groupes armés ne soient ultimement pas poursuivis pour leur simple participation aux hostilités, mais qu’ils puissent l’être pour la commission de crimes internationaux, en particulier pour les violations du droit international humanitaire, est susceptible de constituer un incitatif au respect de ce dernier[53]. L’amnistie implique en effet une forme de récompense – ou du moins une absence de punition – pour les personnes s’étant conformées aux règles au cours du conflit armé.

Members of [armed] groups have little legal incentive to comply with international humanitarian law if they are likely to face domestic criminal prosecution for their mere participation in a non-international armed conflict, regardless of whether they respect the law or not. Granting amnesty for merely participating in hostilities, though not in respect of any war crimes and serious violations of human rights law which may have been committed, as envisaged in Additional Protocol II to the Geneva Conventions, may in some circumstances help provide the necessary incentive[54].

D’ailleurs, dans le cadre d’une étude basée sur les témoignages de membres ou d’anciens membres de près de 60 groupes armés sur quatre continents, et sur une centaine de documents publiés par de tels groupes[55], Olivier Bangerter liste parmi les raisons invoquées pour le non-respect du droit international humanitaire par les groupes armés le fait pour eux de « n’avoir plus rien à perdre[56] ». Partant, son étude lui permet d’arriver au constat selon lequel :

Taking a solely repressive approach to armed groups amounts to encouraging them to violate the law. With no alternative for their own protection other than a military victory or a stalemate leading to a political compromise, they will tend to ignore any reasons they might have for respecting the rules of IHL. The repression of war crimes is all too frequently seen solely as a stick, rather than as a stick-and-carrot approach. The threat […] will be far more effective if it is tied to a potential benefit[57].

Il importe toutefois de nuancer la capacité de celles-ci à réellement dissuader les violations du droit international humanitaire. En effet, il faut considérer que de telles amnisties sont accordées au terme des hostilités, précisément pour en favoriser la cessation; l’amnistie n’est donc pas une donnée connue des participants au moment où ils déterminent leur conduite[58].

Dans tous les cas, si la mise en oeuvre de l’article 6(5) PAII doit favoriser le respect du droit international humanitaire, cela implique que les violations du droit international doivent être réprimées, et à plus forte raison les violations qui constituent des crimes internationaux. Pourtant l’article 6(5) PAII ne précise pas la portée de l’amnistie qu’il encourage, au contraire de la règle coutumière formulée par le CICR qui exclut expressément les amnisties pour crimes de guerre[59]. Cela donne donc lieu à un débat doctrinal[60] et à un désaccord dans son application[61].

S’il est clair que le droit international pénal n’en était pas au même stade de développement qu’aujourd’hui lors de l’adoption des Protocoles additionnels en 1977[62] – la communauté internationale n’ayant alors pas formellement reconnu l’existence de crimes de guerre en conflits armés non internationaux[63] – il demeure que la pratique d’exonérer des personnes de leur responsabilité pénale lors des CANIs pour leur simple participation aux hostilités, mais pas pour les violations du droit international humanitaire, avait déjà cours avant la signature du PAII. En témoignent notamment les jugements rendus par les cours américaines Wirz, en 1867[64], et Ex parte Mudd, en 1968[65], qui reconnaissent le pardon accordé pour le crime de trahison, mais pas pour les violations du droit de la guerre, ainsi que la pratique des forces armées françaises en Algérie, dont la politique était de ne pas poursuivre les prisonniers de l’Armée de libération nationale, sauf lorsque des atrocités étaient commises[66].

Dans le commentaire de l’article 6(5) PAII rédigé sous l’enseigne du CICR, gardien du droit international humanitaire, il est précisé que « [l]'amnistie relève de la compétence des autorités[67] », laissant supposer qu’à l’adoption du PAII, celui-ci considérait que les États disposaient de toute latitude dans la portée de leur amnistie. Toutefois, une lettre officielle de l’ex-chef de la division juridique Toni Pfanner envoyée en 1977 précise que l’article 6(5) PAII prévoit l’octroi d’amnisties seulement dans la mesure du respect du droit international humanitaire :

Article 6(5) of Protocol II is the only and very limited equivalent in the law of non-international armed conflict of what is known in the law of international armed conflict as "combatant immunity", i.e., the fact that a combatant may not be punished for acts of hostility, including killing enemy combatants, as long as he respected international humanitarian law, and that he has to be repatriated at the end of active hostilities. In non-international armed conflicts, no such principle exists, and those who fight may be punished, under national legislation, for the mere fact of having fought, even if they respected international humanitarian law. The "travaux préparatoires" of [article] 6(5) indicate that this provision aims at encouraging amnesty, i.e., a sort of release at the end of hostilities, for those detained or punished for the mere fact of having participated in hostilities. It does not aim at an amnesty for those having violated international humanitarian law[68].

Partant d’une telle lecture, selon laquelle la finalité de l’article 6(5) PAII est précisément de distinguer entre ceux qui ont respecté le droit international humanitaire au cours du conflit et ceux qui l’ont violé[69], il serait illogique de s’appuyer sur cette disposition pour accorder ou légitimer des amnisties pour crimes internationaux.

Plus encore, considérer que les amnisties prévues à l’article 6(5) PAII englobent les crimes internationaux fait fi du contexte des négociations ayant eu cours à la Conférence diplomatique de 1974-1977, et même de celles de 1949 ayant abouti à l’adoption des Conventions de Genève[70]. En effet, comme nous l’avons vu, un examen attentif de celles-ci permet de constater que l’article 6(5) PAII s’est dessiné dans l’optique de parvenir à un compromis entre les États souhaitant accorder un privilège de belligérance dans les CANIs et ceux s’y opposant. Or, ce privilège accordé aux combattants en conflit armé international, s’il n’entrave en aucun cas leur poursuite pour crimes de guerre,

leur accorde toutefois une immunité contre les poursuites en vertu de la législation nationale pour des actes qui, bien qu’en conformité avec le [droit international humanitaire], peuvent constituer des délits au regard du droit pénal national des parties au conflit[71].

Une telle immunité découle du droit des combattants « de participer directement aux hostilités[72] », une prérogative dont les personnes activement engagées dans les hostilités ou les membres des groupes armés en CANI ne bénéficient pas[73]. Si l’amnistie prévue à l’article 6(5) PAII y a été intégrée dans l’optique d’accorder un équivalent a posteriori de cette immunité à ces derniers[74], cela doit nécessairement être tenu en compte dans l’interprétation de cette disposition. À ce titre, au cours des travaux préparatoires du PAII, la Suède a proposé de codifier directement dans le texte l’exclusion des violations du PAII de l’amnistie prévue à l’article 6(5)[75]. De son côté, l’URSS a simplement rappelé, au sujet de ce qui est devenu l’article 6, que celui-ci « could not be construed as enabling war criminals, or those guilty of crimes against peace and humanity, to evade severe punishment in any circumstances whatsoever[76] ».

Finalement, une interprétation de l’article 6(5) PAII comme visant les amnisties pour crimes internationaux fait également fi du cadre conventionnel duquel cet article est issu[77]. Elle en revient à un raisonnement paradoxal selon lequel les États ayant codifié des règles dans le PAII pour « assurer une meilleure protection aux victimes [des CANIs][78] » auraient également prévu une amnistie au sein même de cet instrument pour que les responsables des violations graves de ces règles n’en soient pas tenus pénalement responsables. Tel que le font valoir Roht-Arriaza et Gibson,

[a]llowing amnesties which prevent prosecution for all human rights abuses during a non-international armed conflict is contrary to the stated goal of the Protocol: to ensure more protection for victims. If the possibility of prosecution is removed, victims are left with even less than what was guaranteed under the Geneva Conventions of 1949[79].

Inclure les crimes internationaux au sein de l’article 6(5) PAII signifierait en effet que celui-ci est en violation de l’objectif principal du traité au sein duquel il se trouve[80]. Une telle lecture se trouverait par conséquent en contradiction avec les règles fondamentales d’interprétation des traités selon lesquelles « [u]n traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but[81] ».

D’ailleurs la Commission interaméricaine des droits de l’homme[82], à l’instar de la Cour constitutionnelle de la Colombie[83], ainsi que le Comité des droits de l’homme de l’Organisation des Nations unies[84] ont expressément conclu que cette disposition n’englobe pas les amnisties pour les crimes internationaux. Ces organes appuient une telle conclusion en se basant principalement sur l’objet du traité lui-même et sur ses travaux préparatoires, puis sur son interprétation par le CICR. Il en est de même de l’interprétation de l’article 6(5) PAII du juge Robertson du Tribunal spécial pour la Sierra Leone:

[a]lthough “broadest possible amnesty” would seem to apply to all crimes, it is plain from the context (Section 6 of Protocol II provides minimum standards for war crimes prosecutions) that it is not intended to encourage amnesties which would infringe international law, such as unilateral pardons for crimes (e.g. genocide) which the state is under a compelling duty to prosecute[85].

Ainsi, si le second but de l’article 6(5) PAII est de favoriser le respect du droit international humanitaire par les membres des groupes armés, comme cela a formellement été reconnu lors de son adoption, c’est qu’il encourage les amnisties pour la simple participation aux hostilités, à l’exclusion des violations du droit international humanitaire.

1. Amnisties pour simple participation aux hostilités en pratique

Une partie de la pratique internationale depuis 1977 correspond à l’article 6(5) PAII, en ce qu’elle accorde des amnisties pour simple participation aux hostilités au terme du conflit.

Tout d’abord, du côté de l’ONU, si elle avait régulièrement collaboré à la conclusion et à l’établissement d’amnisties pour crimes internationaux avant 1999, pour la première fois à l’occasion de la signature de l’Accord de paix de Lomé pour la Sierra Leone, le secrétaire général de l’ONU a émis une réserve selon laquelle l’amnistie contenue dans celui-ci ne pouvait inclure des crimes internationaux[86]. Depuis lors, l’ONU s’oppose systématiquement aux amnisties couvrant les crimes internationaux[87].

Pour ce qui est des États, parmi les 506 lois d’amnistie entérinées entre 1945 et 2005 et cataloguées par l’étude de Mallinder, un peu plus de 450 étaient destinées aux opposants de l’État[88] et environ le même nombre d’entre elles visait les crimes politiques[89], incluant la trahison, la sédition, la subversion et la rébellion[90]. En outre, parmi l’ensemble des amnisties analysées dans le cadre de cette même étude, seuls 19 % incluaient explicitement les crimes internationaux[91]. Toutefois, à l’inverse, la même proportion d’entre elles excluaient explicitement de tels crimes du bénéfice des lois d’amnistie[92]. Or, depuis l’Accord de paix de Lomé de 1999 en Sierra Leone ayant marqué la fin de la reconnaissance par l’ONU des amnisties pour crimes internationaux, l’étude recense 34 lois d’amnistie qui excluent les crimes internationaux, contre 28 qui ne les excluent pas[93]. Certaines amnisties seront ici citées chronologiquement, afin d’appuyer l’illustration de la pratique des États dans leur mise en oeuvre de l’article 6(5) PAII.

Pour débuter, l’amnistie décrétée en 1991 en Colombie stipule :

The National Government can grant, in every particular case, the benefits of a pardon or an amnesty [to Colombian nationals] for offences or acts which constitute crimes of rebellion, sedition, putsch, conspiracy and related acts, committed before the promulgation of the [Constitution], when, in its opinion, the guerrilla group of which the person asking for [the pardon or amnesty] is a member has demonstrated its intention to reintegrate into civil life. […] The benefits provided for in this decree can neither be granted with respect to atrocities nor with respect to murder committed outside a situation of combat or in taking advantage of the defenselessness of the victim[94].

De son côté, la loi adoptée en Argentine en 1993 prévoit l’annulation des sentences pour les activités sociales, politiques, syndicales ou étudiantes ainsi que pour les actes commis par des civils et poursuivis par des commandants ou des tribunaux militaires[95]. De même, un accord conclu au terme du conflit en Géorgie un an plus tard prévoit que

Displaced persons/refugees shall have the right to return peacefully without risk of arrest, detention, imprisonment or legal criminal proceedings. Such immunity shall not apply to persons where there are serious evidences that they have committed war crimes and crimes against humanity as defined in international instruments and international practice as well as serious non-political crimes committed in the context of the conflict. Such immunity shall also not apply to persons who have previously taken part in the hostilities and are currently serving in armed formations, preparing to fight in Abkhazia[96].

Pour ce qui est de l’Accord pour le retour des réfugiés et des personnes déplacées annexé aux Accords de Dayton de 1995, il prévoit une amnistie pour les crimes liés au conflit, à l’exception des crimes de guerre codifiés dans le Statut du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie[97]. Quant aux deux lois d’amnisties adoptées en Bosnie-Herzégovine à la même époque, la première s’applique à la possession illégale d’armes ou d’explosifs et à la commission d’actes criminels contre les forces armées[98], et la seconde concerne :

any criminal act stipulated in appropriate criminal laws that were applied in the territory of the Federation of Bosnia and Herzegovina […], except for criminal acts against humanity and international law as stipulated in Section XVI of the [Criminal Code] of the SFRY that has been taken over, and following criminal acts: murder, rape, criminal acts against a person’s dignity and moral, as well as serious cases of robbery[99].

De même, la loi d’amnistie adoptée en 1996 en Croatie s’applique aux actes commis au cours du conflit armé et en lien avec celui-ci, à l’exception des actes de génocide et des crimes de guerre[100].

De son côté, la loi d’amnistie russe de 1997, qui est destinée aux personnes ayant commis des « actes socialement dangereux » en lien avec le conflit en Tchétchénie, exclut certains crimes, dont le vol, le meurtre, le viol, l’enlèvement et le terrorisme[101]. Le Protocole sur les réfugiés tadjiks adopté au terme du conflit au Tadjikistan en 1997, pour sa part, contient également une amnistie pour les personnes qui ont participé à la confrontation politique et aux hostilités, en conformité avec les lois en vigueur dans le pays[102]. Puis, la Loi sur la réconciliation nationale de 1999 en Algérie prévoit que toutes les personnes n’ayant pas commis d’actes terroristes ou subversifs ayant mené à la mort, à un handicap permanent, au viol ou qui n’ont pas fait usage d’explosifs dans des lieux publics, peuvent bénéficier d’une amnistie[103].

Plus récemment, l’Accord politique de Ouagadougou de 2007 au sujet du conflit en Côte d’Ivoire prévoit l’adoption d’une loi d’amnistie qui couvre

les crimes et délits relatifs aux atteintes à la sûreté de l’État liés aux troubles qui ont secoué la Côte d’Ivoire et commis entre le 17 septembre 2008 et l’entrée en vigueur du présent Accord, à l’exclusion des crimes économiques, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité[104].

En République centrafricaine, l’accord de paix de 2008 entre le gouvernement, l’Armée pour la restauration de la République et de la démocratie (APRD), la Force démocratique pour le peuple centrafricain (FDPC) et l’Union des forces démocratiques pour l’unité UFDR) déclare :

[l]a promulgation d’une loi d’amnistie générale à l’endroit des militaires, des combattants et des civils des mouvements politico-militaire [sic] APRD, FDPC, et UFDR pour des crimes et délits poursuivis devant des juridictions nationales centrafricaines à l’exception des crimes relevant de la compétence de la Cour Pénale Internationale[105].

Puis, au Soudan, un accord conclu la même année accorde une amnistie aux membres du Mouvement justice et égalité (JEM), en conformité avec l’article 60 du Document de Doha pour la paix au Darfour[106], prévoyait qu’aucune amnistie ne pouvait être accordée pour « war crimes, crimes against humanity, crimes of genocide, crimes of sexual violence, and gross violations of human rights and humanitarian law[107] ».

Pour ce qui est de la République démocratique du Congo, les actes d’engagement pour le Nord Kivu et pour le Sud Kivu, adoptés tous deux en 2008, prévoient « la libération des personnes détenues ou prises en otage pour délit d’opinion ou d’appartenance aux organisations insurrectionnelles[108] », tout en rappelant que ces accords doivent être appliqués selon une « observation stricte des règles du droit international humanitaire et des droits de l’Homme[109] ». Ces accords précisent également que

[l]e Gouvernement de la République Démocratique du Congo […] s’engage […] à présenter au Parlement un projet de Loi d’amnistie pour faits de guerre et insurrectionnels couvrant la période de juin 2003 à la date de promulgation de la Loi, en ce non compris les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et le génocide[110].

En outre, la Charte de la transition, adoptée à Madagascar en 2009, met fin aux poursuites et annule les condamnations[111] des personnes ayant rempli des fonctions étatiques ou ayant détenu des responsabilités politiques au sein de l’opposition[112], en excluant expressément les crimes internationaux[113]. Dans la même lignée, la « Feuille de route pour mettre fin à la crise », adoptée deux ans plus tard à Madagascar concède que soient interrompues les poursuites judiciaires contre les membres de l’opposition « that appear to be politically motivated[114] », précisant néanmoins que

[t]hose confidence-building measures should not cover judicial proceedings related to crimes against humanity, war crimes, genocide and gross violations of human rights and fundamental freedoms[115].

En 2009, l’Accord de paix entre le Gouvernement de la République démocratique du Congo et le Congrès national pour la défense du peuple (CNDP) déclare, après deux rappels de l’inaliénabilité et de la nécessité du strict respect du droit international humanitaire et des droits humains dans le préambule[116], qu’« [e]n vue de faciliter la réconciliation nationale, le Gouvernement s’engage à promulguer une loi d’amnistie couvrant la période allant de juin 2003 à la date de sa promulgation, et ce conformément au droit international[117] ». Finalement, les onze points sur lesquels le gouvernement et le M23 se sont entendus au cours du Dialogue du Kampala en 2013 comprennent une amnistie au bénéfice des membres du groupe armé M23, mais seulement « for acts of war and insurgency[118] ».

De manière plus générale, le manuel canadien sur le droit des conflits armés[119] et le manuel militaire de la Nouvelle-Zélande contiennent la transcription exacte de l’article 6(5) PAII, le second précisant par ailleurs qu’une telle amnistie inclut le crime de trahison, mais exclut les crimes de droit commun, y compris le meurtre[120].

Néanmoins, un nombre substantiel d’amnisties post-conflit récentes incluent une amnistie pour des crimes internationaux[121]. Si la validité de telles amnisties en droit international fait débat, le présent article considère qu’elles ne s’inscrivent pas dans l’esprit de l’article 6(5) PAII, et ne peuvent par conséquent pas être considérées dans l’examen de sa mise en oeuvre.

II. L’article 6(5) PAII : et les terroristes?

La précédente section s’est attardée à rappeler les raisons qui justifient l’existence de l’article 6(5) PAII, qui, selon notre compréhension, encourage les États à accorder des amnisties au terme des CANIs, pour la simple participation aux hostilités des membres des groupes armés, à l’exclusion des crimes internationaux et des violations du DIH. Si de telles amnisties constituent toujours une pratique répandue, elles n’ont toutefois pas de valeur normative en matière de classification des groupes sur une échelle de nuisibilité. Elles sont plutôt un outil pragmatique pour la paix, d’une part pour favoriser la réconciliation, ensuite pour favoriser le respect du droit international humanitaire par les membres des groupes armés pendant le conflit.

Les amnisties post-conflit, à l’ère où les mesures contre-terroristes s’imposent de plus en plus comme solution pour la marginalisation des groupes armés et de leurs membres, semblent constituer des anachronismes. En effet, quelle différence fait-on entre membres des groupes armés, avec qui l’on doit arriver à conclure la paix, et terroristes, dont l’action s’oppose à tout ce que nos sociétés chérissent, et que l’on cherche à affaiblir à tout prix? L’octroi d’amnisties pour les premiers, conformément à l’article 6(5) PAII ne s’oppose-t-elle pas à la logique contre-terroriste, dominante en ce XXIe siècle?

En fait, les personnes ciblées par les mesures contre-terroristes prises ou renforcées au sein des États et des organisations internationales sont en grande partie précisément les personnes s’opposant à l’État dans le cadre de conflits armés non internationaux, visées par l’article 6(5) PAII. Celles-ci sont désignées comme terroristes, et réprimées, notamment par la voie pénale, peu importe que leur conduite ait ou non respecté le droit international humanitaire[122] et, dans certains cas, sans qu’ils n’aient même nécessairement commis d’actions violentes[123]. Ainsi, l’enjeu fondamental, quand il est question de terrorisme, est toujours sa définition. En l’absence de définition claire et consensuelle du terrorisme, la qualification des groupes et des personnes comme terroristes est le plus souvent soumise à une part de subjectivité et à des considérations politiques[124] : qui détermine, et selon quels critères, si le Hamas est un groupe terroriste? Les FARC? L’Irish Republican Army (IRA)? Le Umkhonto we Sizwe (MK) de Nelson Mandela?

Pour éviter ces débats et afin que l’esprit de l’article 6(5) PAII et les mesures contre-terroristes deviennent davantage compatibles, il est ici avancé que de telles mesures devraient être basées sur une définition uniforme du terrorisme dont est exclu tout acte conforme au droit international humanitaire commis au cours d’un conflit armé. Cela permettrait de préserver les bénéfices de l’amnistie qui ont donné lieu à l’inclusion de l’article 6(5) dans le PAII, à savoir l’incitatif pour le respect du droit international humanitaire et la réconciliation au terme du conflit armé. D’un autre côté, un tel compromis permettrait également aux mesures contre-terroristes d’être plus facilement applicables par les États aux prises avec un conflit armé, car le risque que leur mise en oeuvre menace le processus de paix serait alors moins élevé.