Corps de l’article

Dans cet article, on prétend que l’Accord économique et commercial global entre l’UE et le Canada[1], aussi nommé Comprehensive Economic and Trade Agreement (CETA), est un modèle utile pour les relations commerciales entre le Royaume-Uni et l’Union européenne (UE) après le Brexit[2]. Tout d’abord, une mise en garde : dans ce qui suit, on présente le CETA comme modèle d’étude et non en tant que recommandation politique, car les choix politiques à prendre appartiennent aux gouvernements, ainsi qu’aux Parlements. On ne prétend pas que ce que l’on pourrait appeler provisoirement un accord économique et commercial global Trans-Manche (Cross Channel CETA ou CC-CETA) serait plus avantageux pour le Royaume-Uni et/ou pour l’UE que l’appartenance du Royaume-Uni à l’UE et au marché unique. Le Royaume-Uni et l’UE sont présentement confrontés à la nécessité de rechercher des solutions de rechange. Toutes les options, y compris un CC-CETA, peuvent être gênantes dans certains ou même plusieurs aspects. Toutefois, un CC-CETA peut bien être la meilleure alternative ou une bonne deuxième option, une fois que l’adhésion à l’UE a été écartée.

En tant qu’instrument de politique économique et sociale, le CC-CETA, tout comme le CETA, serait assez limité et assez statique. Bien que l’on puisse prévoir une coopération règlementaire, cela serait moins efficace et possiblement moins attrayant que l’harmonisation législative habituellement envisagée dans le contexte de l’UE, car il s’agirait d’une coordination diplomatique entre les parties au niveau intergouvernemental plutôt que d’un processus décisionnel démocratique conduisant à la promulgation d’un droit commercial supranational directement exécutoire. En tant qu’instrument juridique, le CC-CETA ne serait pas aussi efficace que les engagements pris en vertu du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) dont le gouvernement britannique propose actuellement de retirer. Étant donné que le Royaume-Uni est un pays qui a une conception dualiste de la relation entre le droit international et le droit interne, un CC-CETA post-Brexit ne pourra normalement pas être invoqué dans les tribunaux nationaux du Royaume-Uni. Bien sûr, la législation requise pour transposer ses dispositions est considérée comme du droit interne que les tribunaux doivent défendre. Toutefois, au Royaume-Uni, il n’y aurait finalement plus d’accès au système judiciaire supranational sophistiqué qui garantissait que les parties aient une interprétation harmonieuse et une application effective du droit. Pour le gouvernement du Royaume-Uni, la juridiction supranationale est l’une des raisons impératives du Brexit. En l’absence d’un tel système de contrôle, les sanctions imposées pour violation du traité seront rudimentaires. Elles consisteront en des contre-mesures effectuées par des pays lésés. Ce type de représailles et le risque qui en résulte de « guerres commerciales » ont été exclus du marché unique au titre du TFUE[3]. En comparaison, le CC-CETA serait juste un traité international ordinaire (quand bien même de nature préférentielle) dans le contexte de l’Organisation mondiale du commerce (OMC)[4]. Celle-ci prévoit le règlement des différends entre États et non, en règle générale, sur l’instigation des parties privées.

La première ministre Theresa May, dans son premier discours stratégique relatif au Brexit, le 17 janvier 2017 à Lancaster House[5], a clairement indiqué que le Royaume-Uni avait l’intention de se retirer du contexte européen supranational parce que c’était la volonté du peuple, exprimée dans le référendum du 23 juin 2016. La question sur le bulletin de vote était très claire à cet égard. La question ne demandait pas si le Royaume-Uni devait briser tous les liens entre lui et l’UE et encore moins quelle forme les liens avec l’UE devraient prendre. Elle a littéralement donné le choix entre garder le Royaume-Uni à l’intérieur de l’UE ou bien de quitter cette dernière.

En termes juridiques, il existe plusieurs liens entre les entités économiques. Ceux-ci peuvent être plus ou moins intégrés et consister notamment d’unions douanières, d’accords de coopération douanière, d’accords de libre-échange, d’accords établissant des organisations (par exemple, d’accords d’association, appelés accords d’institutionnalisation) ou encore de conventions multilatérales. Toutefois, il ne s’agit que de modèles. Tout accord peut comporter certains éléments de chacun sans que cela nuise nécessairement à ses caractéristiques principales. Il s’agit toujours d’une typologie.

Le CETA est une forme avancée d’accord de libre-échange. Il a un champ d’application moins large que le TFUE, qui est un excellent exemple de traité d’institutionnalisation, car il constitue un traité-cadre institutionnel pour la création de législation directement applicable dans les états membres. Le CETA contient moins de dispositions sur la migration, les services, l’agriculture et les services financiers et bancaires que le droit dérivé de l’UE, or, cela ne signifie pas que celles-ci ne peuvent être ajoutées sous une formule « CETA»[6] ou dans un accord séparé. La proposition de créer un CC-CETA ne signifie donc pas d’établir une « copie conforme » de l’ensemble du texte du CETA, mais simplement que les parties s’y inspirent de manière utile – et qu’en pratique, les personnes impliquées dans sa négociation puissent peut-être agir comme conseillères. Cependant, la négociation du type d’accord(s) remplaçant les liens d’appartenance à l’UE nécessite des choix politiques, en partie en fonction de comment les nouveaux liens avec l’UE se rapportent à des accords réels ou potentiels avec d’autres partenaires.

Avant que l’on réfléchisse sur le CETA comme modèle pour les relations post-Brexit, on peut se demander si le gouvernement britannique est vraiment disposé à se lancer dans quelque chose comme un accord du même type que le CETA avec l’UE. Certains commentateurs, ainsi que le gouvernement britannique lui-même[7], ont exprimé des doutes à ce sujet. En effet, des sources près du gouvernement britannique soulignent que: « Loin de désirer un accord de libre-échange, démantelant les barrières existantes, comme le Canada, [le Royaume-Uni désire], à certains égards, ériger des obstacles qui n’étaient pas là auparavant, donc le processus est très différent »[8]. Cette déclaration suggère que le gouvernement britannique choisirait de revenir à une position plus protectrice envers l’UE, toutefois, cela n’a pas été clairement confirmé par la première ministre Theresa May dans son discours du 17 janvier 2017. Elle a présenté une image d’une Grande-Bretagne mondiale, ouverte envers des accords commerciaux avec les pays du monde entier, y compris l’UE. Cependant, il ne faut pas exclure que des barrières élevées entre le Royaume-Uni et l’UE soient requises à la lumière de l’image plus large que le gouvernement a à l’esprit, comme une union douanière ou des accords de libre-échange avec d’autres pays. L’adhésion du Royaume-Uni à un Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) reconfiguré, avec les États-Unis et le Canada, et avec ou sans le Mexique, pourrait également être une possibilité, cependant, pas d’actualité au moment de l’écriture de cet article.

Comme Peter Holmes et d’autres[9] ont fait valoir à juste titre, l’une des choses les plus pressantes pour le Royaume-Uni (ainsi que de se présenter en tant qu’agent autonome[10] au sein du cadre multilatéral de l’OMC) est de clarifier ses relations bilatérales avec l’UE après le Brexit. Avant de définir cette nouvelle relation avec l’UE, le Royaume-Uni ne sera pas en mesure de conclure des accords commerciaux avec d’autres États. Un « Hard Brexit » (Brexit sans accord avec l’UE) créera du désordre et sera excessivement coûteux[11]. Heureusement, l’UE souhaite également faire en sorte que le Brexit se déroule de la manière la plus ordonnée possible, car cela lui donne le privilège d’être en phase avec des évolutions d’importance démocratique telles les référendums sur l’appartenance à l’UE. En outre, la sortie d’un de ses États membres affectera également ses propres relations commerciaux avec des pays tiers. Toutes les parties seront donc intéressées par un arrangement mutuellement bénéfique.

En fait, dans son discours de Londres du 17 janvier 2017, Mme Theresa May a tendu une main à l’UE-27 en proposant de négocier un accord de libre-échange et un accord de coopération douanière. Bien que ce soient des offres d’accords faits sur mesure spécifiquement pour régler les relations entre le Royaume-Uni et l’UE, la première ministre a également utilisé à plusieurs reprises les mots « accord global », ce qui pourrait faire référence à une relation dans le style du CETA. Cela pourrait aussi signifier une relation moins ambitieuse, couvrant tout de même substantiellement tous les échanges. Dans le Livre blanc du gouvernement de février 2017, il est indiqué : « Nous allons forger un nouveau partenariat stratégique avec l’UE, y compris un accord de libre-échange audacieux et ambitieux, et nous chercherons un nouvel accord douanier mutuellement bénéfique avec l’UE »[12]. De plus, dans la lettre déclenchant l’article 50 TUE, Mme Theresa May propose « un accord de libre-échange audacieux et ambitieux entre le Royaume-Uni et l’Union européenne », tout en déclarant : « Cela devrait être plus ample et plus ambitieux que tout autre accord conclu auparavant, couvrant les secteurs cruciaux pour nos économies entrelacées, tels les services financiers et les industries de réseau »[13]. Le libellé est suffisamment nébuleux pour englober un « super-CETA ». D’où la question de ce qui entre ou non dans une relation de type CETA, actuellement conclu par l’UE[14]. L’analyse suivante ne couvre toutefois que la partie commerciale des rapports.

I. CETA, sa portée et son importance

Afin d’évaluer l’utilité du CETA en tant que modèle pour les relations entre le Royaume-Uni et l’UE, il est nécessaire de détailler les avantages du CETA et ses inconvénients. Dans cette section, nous traiterons de ce que le CETA cherche à atteindre et comment. Ce n’est que dans la section suivante (section II) que nous traiterons les inconvénients et les aspects négatifs de ce type d’accord. Avec plus de mille pages dans la version imprimée du Journal officiel de l’Union européenne, le CETA est un document volumineux, à la fois lourd et difficile à comprendre pour les non-spécialistes. Voici une brève description.

L’objectif du CETA est exprimé dans son intitulé, Comprehensive Economic and Trade Agreement ou Accord économique et commercial global. L’approche « globale » de l’activité économique reflète une attitude « tout compris » en matière de relations commerciales. Il n’y a aucun doute, il s’agit d’un accord de nouvelle génération visant à ouvrir le commerce à un niveau entièrement sans précédent[15]. Sa philosophie repose sur une nouvelle conception, une nouvelle analyse économique et par conséquent, une nouvelle stratégie axée sur ce que l’on appelle l’intégration commerciale ou le « deep trade », soit le commerce à fond[16]. Ce type d’accord cherche à rendre les règles des États parties interopérables[17]. Bien qu’aujourd’hui le CETA n’est plus le seul dans son genre[18], il demeure totalement innovateur, surtout en ce qui concerne les rapports entre le Canada, l’UE et ses États membres. L’Association du Barreau canadien reconnaît à ce fait que même en comparaison à l’ALENA, lui-même un accord avancé, le CETA demeure innovateur[19].

Traditionnellement, les accords de libre-échange étaient axés uniquement sur l’échange transfrontalier de biens : « exportation de marchandises, point final ». Aujourd’hui, les échanges commerciaux incluent aussi le commerce en services, les ventes à partir de filiales étrangères et l’exploitation de chaînes de valeur ; il s’agit de la valeur ajoutée dans les deux sens. Les parties acceptent d’éliminer les obstacles non seulement au commerce des produits manufacturés, mais aussi aux investissements liés aux biens et aux services. Les importations sont considérées comme un atout et une opportunité plutôt que comme une nécessité, et les nouveaux entrants et les technologies nouvellement importées sont considérés comme une contribution positive dans le pays d’accueil. L’investissement étranger n’est pas juste considéré comme un moyen élaboré d’exporter des marchandises, nécessaire lorsque les barrières commerciales érigées aux frontières extérieures rendent les exportations difficiles. Il est à encourager – dans les deux sens – dans le cadre d’une nouvelle stratégie de commerce intégratif, afin de pouvoir bénéficier des ventes de sociétés affiliées. Les perspectives du commerce électronique devraient être saisies, le mouvement de personnes en lien avec les échanges commerciaux devrait être facilité dans l’intérêt de maximiser la fourniture transfrontalière de services. Les transferts de biens et de services devraient être facilités entre entreprises affiliées. L’externalisation devrait être encouragée. La simplification ou l’élimination des visas pour les travailleurs temporaires devrait être à l’ordre du jour[20]. Les retards dans l’obtention des permis de travail, le manque de transparence et d’harmonisation devraient être abordés[21]. Il devrait y avoir des consultations sur la possibilité de la reconnaissance mutuelle des diplômes[22].

Les droits de douane doivent évidemment être éliminés autant que possible. S’il n’est pas possible d’éliminer tous les tarifs, il est quand même dans l’intérêt de toutes les parties de s’assurer que les règles d’origine (contenu étranger) soient simples et minimes. Les marchés publics devraient être ouverts de manière à ce qu’il y ait des règles équitables pour assurer que tous les paliers de gouvernement puissent recevoir les offres qui leur conviennent le mieux. Les obstacles non tarifaires tels que les obligations d’achat local et d’autres devis potentiellement protectionnistes devraient faire l’objet d’une coopération règlementaire[23].

Le commerce en profondeur est considéré comme bénéfique pour les petites et moyennes entreprises. Comme Cecilia Malmström, la Commissaire européenne au commerce, a souligné, le CETA n’est pas seulement là pour les grandes entreprises[24]. Les petites et moyennes entreprises ont également un rôle clé à jouer pour redonner de la vie à une économie stagnante. Le fait que leur position a été prise en compte lors de la rédaction du CETA reflète une stratégie européenne expresse intitulée « Commerce pour tous »[25].

En résumé, CETA semble offrir un modèle économique approprié pour les deux côtés, car il va plus loin que n’importe quel accord commercial antérieur. Pour le Royaume-Uni, un accord similaire pourrait bien se révéler stimulant pour les entrepreneurs britanniques, peut-être en remplacement partiel des relations commerciales existantes avec l’UE. Pour l’UE, il existe également des avantages évidents d’une relation commerciale continue et étroite avec le Royaume-Uni. Un tel accord pourrait servir, d’une part, à conserver certaines relations commerciales existantes, et d’autre part, à ouvrir de nouvelles possibilités d’investissement entre l’UE-27 et le Royaume-Uni dans les secteurs de marchandises et services. Toutefois, ces nouvelles possibilités nécessiteront aussi une certaine restructuration socio-économique pour s’adapter à ces nouveaux rapports commerciaux. Nous reviendrons sur ce point dans les sections suivantes.

II. Les limites d’un accord CC-CETA

Alors que l’impact d’un tel accord devrait être positif, car il s’agit d’un accord commercial avancé, CC-CETA présente également certains inconvénients. Certes, puisque les rapports CETA reposent sur un accord de libre-échange et non sur un marché unique, un tel accord a ses limites. Ce n’est peut-être pas pertinent pour l’accord UE-Canada, car les relations entre ces parties deviennent plus étroites et plus intégrées à la suite de cet accord de libéralisation, mais les inconvénients peuvent s’avérer importants dans les relations entre le Royaume-Uni et l’UE-27, qui deviennent moins proches qu’elles ne l’étaient au cours des dernières décennies.

Tout d’abord, un accord de libre-échange n’est pas une union douanière. Seules ces dernières peuvent assurer la libre circulation des marchandises à l’intérieur de la zone commerciale, quelle que soit leur origine. Dans un accord de libre-échange, c’est seulement les biens qui ont leur origine sur le territoire des États parties à la zone de libre-échange qui bénéficient d’une libre circulation. Les « produits de pays tiers » – ou les produits ayant un « contenu non originaire » tel que défini dans les règles d’origine – ne peuvent pas circuler librement. En l’absence d’un tarif douanier extérieur commun, tous les membres individuels d’une zone de libre-échange, en l’occurrence, le Royaume-Uni et l’UE, peuvent imposer des droits de douane à des niveaux variables frappant les éléments non originaires. Dans un accord de libre-échange, des règles d’origine sont en place prévoyant, par exemple, que seules les marchandises avec un minimum de 60% de « contenu d’origine » peuvent se déplacer librement. En outre, le contrôle du respect de la législation et des droits de douane entraîne des obstacles aux échanges transfrontaliers. Des contrôles aux frontières sont nécessaires pour empêcher la contrebande de marchandises soumises à des droits différents. Cela peut entraîner des embouteillages ou des files d’attente plus ou moins fréquents pour le trafic international commercial et privé. CC-CETA introduirait de tels problèmes dans les flux transfrontaliers bidirectionnels entre le Royaume-Uni et l’UE.

Deuxièmement, la modification de la désignation des marchandises « originaires » associée au Brexit est susceptible d’affecter toute implication de pays tiers dans l’économie. Les nouvelles règles frappant les produits britanniques fonctionneront à la fois à l’encontre des entreprises dont le siège social est au Royaume-Uni et contre celles qui y ont une filiale. Toutes ces entreprises pourraient voir leurs échanges avec l’UE-27 devenir plus coûteux et plus compliqués. La présence japonaise, américaine, ainsi que d’autres pays tiers sur le territoire britannique peut ainsi trouver le Royaume-Uni moins attrayant, et si cette présence étrangère se retire, cela entraînera du chômage et les problèmes sociaux que cela implique. En effet, même si un ou plusieurs accords de libre-échange étaient conclus avec d’autres pays pour compenser les pertes commerciales, il demeure que tout changement important de stratégie nécessite des restructurations[26]. Cependant, le gouvernement du Royaume-Uni semble considérer ces inconvénients comme des corollaires nécessaires pour sortir de l’UE et espère que cela peut être compensé par une baisse de la fiscalité ou par des politiques qu’il considère comme un meilleur régime de règlementation.

Troisièmement, par rapport non seulement à l’union douanière, mais au marché unique, un accord de libre-échange présente des inconvénients supplémentaires. Le marché commun est essentiellement le projet continu de l’UE pour assurer des conditions de concurrence équitables pour toute activité industrielle, grâce à un ensemble de mesures législatives ou de normes communes adoptées pour les secteurs concernés. Ainsi, il existe des conséquences importantes de la sortie du marché unique et du remplacement de celui-ci par une forme plus faible d’intégration tel un CC-CETA : a) Étant donné que les normes techniques peuvent varier dans une zone de libre-échange, une double certification de biens et de services peut devenir nécessaire. Les biens et les services devront se conformer à plusieurs législations et, par conséquent, l’évaluation de la conformité devra avoir lieu séparément pour le Royaume-Uni et pour l’UE-27. Cela découragera les investissements des sociétés établies et des nouveaux entrants, et rendra les biens et les services relativement plus chers qu’ils ne le seraient autrement. Tout cela ne conviendra surtout pas aux petites et moyennes entreprises et enlèvera de l’intérêt aux chaînes d’approvisionnement internationales. Dans une certaine mesure, les différences entre les législations peuvent être empêchées par une coopération règlementaire continue, mais l’évaluation de la conformité risque d’être lourde. b) Le fait qu’il n’y ait plus de guichet unique pour les fusions et concentrations d’entreprises exerçant des activités dans la zone de libre-échange peut également décourager de nouveaux investissements de pays tiers. c) Dans le secteur bancaire, le marché unique de l’UE a donné lieu à un ensemble de règles mutuellement avantageuses permettant de réduire les obstacles à la prestation de services transfrontaliers, appelé passporting ou laissez-passer. Cela signifie l’admission automatique des services des banques établies dans les États membres qui acceptent un ensemble spécifique de normes règlementaires et de garanties légales et qui assurent une supervision régulière pour surveiller l’application des conditions imposées. Il est possible, bien sûr, de remplacer le système de laissez-passer par un accord mutuellement bénéfique sur la reconnaissance mutuelle des services bancaires entre le Royaume-Uni et l’UE, mais cela ne sera pas aussi favorable pour les parties que le système actuel qui n’exige pas que les banques demandent une évaluation de la conformité. Un accord de reconnaissance mutuelle, qui implique une action de l’État hôte, peut entraîner des retards et, par conséquent, des conditions d’accès sous-optimales pour les entreprises basées au Royaume-Uni, à moins qu’elles ne commercialisent déjà leurs produits par l’intermédiaire de filiales dans l’UE et conservent leur autorisation[27]. Il n’est pas surprenant que déjà ’à la mi-mars 2017, la banque américaine Goldman Sachs ait annoncé la relocalisation du personnel de Londres au continent européen[28]. D’autres banques importantes et fournisseuses d’assurance ont suivi, dès qu’il devint clair que l’article 50 TUE allait être déclenché[29].

Une autre question se pose concernant l’augmentation du prix de médicaments sur un marché désormais parcellé[30].

Ce qui précède se veut un aperçu d’inconvénients que le retrait du Royaume-Uni du marché unique entraîne. La quantification des pertes et gains est une affaire d’économistes et de comptables qui dépasse la portée du présent article, mais il est très probable que leur effet combiné soit notable. D’un autre côté, la somme totale peut quelque peu être mitigée à moyen terme par la conclusion d’autres accords commerciaux, mais cela entraînera également une bonne dose de réorganisation et de bouleversements[31].

III. Les avantages du CC-CETA par rapport à d’autres types d’accords

Nous avons vu que du point de vue des échanges, un accord de libre-échange même avancé présente des inconvénients par rapport au marché unique. C’est le prix à payer si l’on veut sortir de l’UE, à moins qu’il existe de meilleures alternatives. Quelles sont donc les principales alternatives à un accord de libre-échange innovateur ? N’existent-ils pas des solutions plus traditionnelles dont les parties pourraient aussi bien s’inspirer ? Dans cette section, nous aborderons les plus importantes options offertes au Royaume-Uni et à l’UE.

A. Une union douanière

CC-CETA est une solution beaucoup plus appropriée qu’une union douanière UE/RU. Typiquement, une union douanière ne traite que de marchandises, alors que dans l’économie britannique, l’exportation de services est prééminente[32]. En outre, la principale motivation du gouvernement britannique pour le Brexit est la souveraineté, en d’autres mots, « reprendre le contrôle ». Une union douanière est incompatible avec un tel point de vue, car cela signifierait que le Royaume-Uni ne serait pas en mesure de conclure ses propres accords tarifaires et commerciaux avec d’autres États. Un tarif extérieur commun serait mis en place pour l’ensemble de la zone douanière, ce qui nécessiterait une politique commerciale commune. L’absence d’autonomie que cela impliquerait n’est acceptable que lorsqu’un pays est adéquatement représenté dans les organes de décision. L’union douanière avec la Turquie illustre bien cela. La Turquie a accepté d’être liée par la politique commerciale commune de l’UE, mais seulement comme un arrangement transitoire et dans une perspective d’adhésion à l’UE[33].

Ainsi, dans le contexte du Brexit, une union douanière ne semble donc pas vraiment une option pour le Royaume-Uni, si ce n’est que de façon transitoire[34]. La coopération douanière peut évidemment être prévue dans le cadre d’un accord d’un autre type prévoyant une coopération règlementaire dans ce domaine.

B. Un accord d’association

Un accord d’association est un accord intergouvernemental de contenu variable qui se caractérise par la création d’une structure institutionnelle pour assurer la mise en oeuvre et l’application des engagements. Alors que l’UE a conclu de nombreux accords d’association de toutes sortes dans le passé, ils impliquent tous l’existence d’une relation spéciale entre l’UE et les pays concernés. Certains accords d’association ont été conçus comme un cadre assurant la préparation à l’adhésion à l’UE (comme dans le cas des pays d’Europe centrale avant 2004), d’autres ont été conçus pour donner un accès privilégié au marché unique à des pays en voie de développement (comme dans le cas d’anciennes colonies en Afrique, dans les Caraïbes et dans le Pacifique (ACP)). La possibilité de conclure un accord comme celui entre l’UE et l’Ukraine a été considérée par le House of Lords[35], toutefois, jusqu’à maintenant, il n’a pas été accueilli avec enthousiasme par le gouvernement britannique[36]. Cette attitude est probablement liée au fait que jusqu’à présent, ces accords ont toujours impliqué une certaine forme d’inégalité, même s’ils ont été conclus par des États souverains formellement égaux. Dans le cas des États ayant adhéré à l’UE, ils ont tous eu à prendre graduellement en charge l’ensemble des acquis de l’UE, et ce, sans aucune exception. Dans le cas des pays ACP, les relations n’étaient pas réciproques non plus. En théorie, un accord d’association pourrait combler un vide institutionnel et fournir un cadre pour une relation réciproque entre des partenaires égaux. En pratique toutefois, ce type d’accord a acquis une connotation historique qui ne correspond pas aux aspirations du Royaume-Uni.

C. L’Espace économique européen

On peut se demander si le Royaume-Uni pourrait retenir son accès au marché unique (et vice versa) simplement en restant membre de l’accord de l’Espace économique européen (EEE). Le Royaume-Uni est un État membre de l’EEE aux côtés de l’UE pour des matières qui restent dans son domaine de compétence. Donc, en théorie, la réponse est affirmative. Cependant, dans l’accord en question les engagements sont entrepris conjointement par l’UE et ses États membres, d’une part, et les États de l’Association européenne de libre-échange (AELE), d’autre part. Le Brexit signifierait donc que l’UE ne pourrait plus remplir toutes ses obligations, car le Royaume-Uni reprendrait le contrôle de ses douanes.

Pour faire du Royaume-Uni un membre autonome, l’EEE devrait être modifiée. Cela ne peut se faire sans l’accord des autres États membres de l’AELE. L’adhésion à l’EEE est actuellement ouverte uniquement aux membres de l’UE et de l’AELE, une organisation que le Royaume-Uni a quitté lors de son adhésion à l’UE. La Norvège, l’Islande et le Liechtenstein ne seront pas très favorables à l’adhésion du Royaume-Uni à l’AELE, car cela ferait du Royaume-Uni le plus grand pays dans cet accord, déstabilisant ainsi l’équilibre actuel des pouvoirs[37], quand bien même un accord de libre-échange avec le Royaume-Uni paraît attractif du point de vue économique.

Or, l’EEE est une union règlementaire, ce qui rend l’adhésion continue à l’EEE une affaire délicate pour le Royaume-Uni. De façon plutôt peu démocratique, les États de l’AELE doivent en principe accepter les règles du marché unique[38], y compris la libre circulation des travailleurs. Le Royaume-Uni ne souhaitera pas que ses règles de services financiers soient dictées par l’UE. Il existe aussi un tribunal de l’AELE qui suit de près la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), la dernière étant l’une des raisons pour lesquelles le Royaume-Uni quitte l’UE. Pour toutes ces raisons, le Royaume-Uni pourrait ne pas vouloir poursuivre l’option EEE[39]. On ne sait pas si l’Écosse pourra poursuivre une adhésion individuelle de l’EEE, soit avec l’approbation du Royaume-Uni, soit après son indépendance[40]. L’option de l’EEE a été préconisée pour l’Irlande du Nord par son premier ministre[41].

D. Un ensemble d’accords moins ambitieux

On peut se demander pourquoi l’UE et le Royaume-Uni ne devraient pas conclure un ensemble d’accords individuels dont la portée est plus restreinte que l’accord géant qu’est CETA. Dans cette perspective, des accords sectoriels peuvent sembler l’option à préférer.

Tout d’abord, il y a quelque chose de peu satisfaisant dans un ensemble d’accords bilatéraux sectoriels. Les accords avec la Suisse, qui peuvent servir d’exemple, se révèlent trop statiques et, comme ils ne prévoient pas de contrôle judiciaire contraignant, restent souvent inappliqués[42]. L’Union n’est pas satisfaite de ce type d’arrangements[43], sauf peut-être dans certains secteurs tels le transport aérien[44].

Deuxièmement, la négociation des relations économiques entre nations est intrinsèquement complexe, en particulier dans ce cas-ci, impliquant 28 États. L’élaboration d’un ensemble forfaitaire d’engagements peut être la seule façon d’amener toutes les parties à se mettre d’accord sur un texte.

Troisièmement, l’obligation de traiter « substantiellement tous les échanges » pour obtenir une dérogation des clauses de la nation la plus favorisée (NPF) au titre de l’article 25 de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) et de l’article 5 de l’Accord général sur le commerce des services conduit à une approche globale des relations économiques. Si cette condition n’est pas remplie[45], dans des circonstances normales, le même traitement doit être offert à d’autres pays.

E. Aucun accord (« Brexit dur »)

Le pire scénario est sans aucun doute celui où aucun accord n’est conclu entre le Royaume-Uni et l’UE[46], laissant les parties sans accès préférentiel dans les secteurs de marchandises et de services. Hormis ce qui se passe dans l’UE, il existe deux façons du côté britannique pour ainsi échouer : 1) Le gouvernement britannique se passe de la négociation ou de la conclusion d’un accord. 2) Le Parlement britannique rejette la transaction proposée. On peut penser que le « Brexit dur » ne serait pas un scénario catastrophique, car, comme l’a mentionné Theresa May elle-même dans sa lettre de l’article 50 précitée, le Royaume-Uni en tant que membre autonome de l’OMC aurait le droit d’accès au marché de l’UE sur la base de la NPF, tout comme d’autres pays, dont l’Argentine, le Brésil, l’Inde, l’Indonésie, le Japon, la Malaisie, le Paraguay, la Thaïlande, les États-Unis, l’Australie et la Corée du Nord. Si cette situation est acceptable pour les États-Unis, alors pourquoi le serait-elle moins pour le Royaume-Uni ?

Or, il y a un prix à payer. Si aucun accord n’est atteint après le Brexit, le Royaume-Uni sera assujetti au tarif extérieur général de l’UE-27, ce qui se traduit par des augmentations tarifaires dans l’ensemble, alors qu’actuellement le commerce entre les UE-28 est sans frais et que les entrées de contenu étranger traversent seulement une fois la frontière extérieure commune avant de circuler librement dans l’espace douanier de l’UE. Le « prix » à payer variera en fonction des matières concernées. Le tarif extérieur ordinaire de l’UE actuellement en vigueur pour les pays tiers a été établi sur la base de la moyenne des tarifs des États membres avant l’adhésion au marché commun, pour ensuite être réduit dans les différents cycles de négociation dans le cadre du GATT. En supposant que les tarifs de l’UE-27 ne sont pas adaptés pour tenir compte de la sortie du Royaume-Uni, on peut estimer l’augmentation immédiate pour le Royaume-Uni, comme le font Holmes et d’autres :

L’UE accueille environ 45 pour cent des exportations britanniques de biens et procure environ 54 pour cent des importations britanniques de biens. Tout ce commerce se déroule sans aucun tarif et avec des barrières non tarifaires minimales grâce à l’union douanière et au marché unique. Si ce commerce était effectué sur une base NPF, le tarif de l’UE serait de 5,3 pour cent. À un niveau plus détaillé, environ 16 pour cent des exportations du Royaume-Uni vers l’UE-27 seraient confrontés à des tarifs douaniers de plus de 7 pour cent, la moitié de ce commerce comprenant des automobiles, qui seraient soumises à un tarif de 10%.[47]

Il est probable que les exportations de l’UE vers le Royaume-Uni attireraient des tarifs similaires, de sorte que les deux parties perdent tous les deux dans leurs échanges. En théorie, on pourrait vouloir essayer de compenser les barrières tarifaires sur les exportations en augmentant les tarifs sur les importations, mais cela créerait de l’inflation et toucherait d’autres acteurs économiques. En plus, comme indiqué précédemment, le Brexit augmentera le coût et l’embarras des barrières non tarifaires imposées aux biens et aux services, car le bénéfice du principe de la reconnaissance mutuelle se terminera.

La nouvelle situation est particulièrement dommageable pour les chaînes d’approvisionnement. Après le Brexit, les produits qui circulaient librement dans l’UE peuvent ne plus respecter les règles d’origine et peuvent être soumis à des droits de douane et à des procédures de certification. Cela peut conduire à la réorientation des flux commerciaux, à la réorganisation et au désinvestissement, une situation que le gouvernement britannique semble toutefois apprécier et accepter, surtout si des chocs peuvent être évités.

Sortir de l’union douanière qu’est l’UE est compliqué, à la fois politiquement et techniquement. Pour le Royaume-Uni et pour l’UE, il est beaucoup plus difficile de démêler un tarif extérieur commun que d’en établir un par référence à la moyenne mathématique des états d’un territoire douanier en construction. On peut suggérer que, lorsqu’il gagne son autonomie dans l’OMC, le Royaume-Uni adopte les mêmes taux tarifaires de l’UE au moins jusqu’à ce qu’il soit clair comment l’UE changera ses taux pour prendre compte du Brexit. Cependant, ce changement n’est pas sans difficulté[48].

Les commerçants à l’intérieur et en direction de l’UE sont tous affectés par la scission du territoire douanier. Les marchandises non originaires expédiées à l’UE ne sont actuellement soumises qu’une seule fois à des droits de douane à la frontière extérieure puis peuvent ensuite être réparties sur l’ensemble du territoire douanier. Toutefois, cette scission va peut-être faire en sorte que les commerçants devront payer plusieurs fois les tarifs ou bien répartir les envois dans deux zones douanières différentes, ce qui affectera la rentabilité du commerce.

Non seulement la création de deux territoires douaniers est potentiellement très préjudiciable aux chaînes d’approvisionnement existantes. Comme ces chaînes de valeur se désintègrent et que les produits finis tels les voitures ou les avions ne peuvent être importés que sous des tarifs les pénalisant, les fournisseurs de services connexes (par exemple, le transport) et les consommateurs (clients des entreprises de location de voitures ou des compagnies aériennes de budget) devraient également ressentir la pression[49].

La séparation des contingents tarifaires accordés aux pays tiers par l’UE est une autre question complexe, tout comme le partage des subventions agricoles autorisées par l’Accord sur l’agriculture[50].

Le commerce en services pourrait être assujetti à des restrictions encore plus importantes. Les restrictions règlementaires, ensemble avec les indications géographiques, et les standards sont largement restés hors de la portée des conventions multilatérales. Si le Royaume-Uni faisait du commerce avec le marché unique sur la base des règles de l’OMC, le Royaume-Uni pourrait faire face à un éventail de barrières non-tarifaires, en plus des barrières tarifaires[51].

En somme, ne pas parvenir à un accord avec l’UE ne peut que donner lieu à une grande insécurité, en plus de rendre la vie plus coûteuse. Cette augmentation des prix affecterait particulièrement les personnes vivant en dessous ou à proximité du seuil de pauvreté.

Le secteur bancaire, l’industrie automobile, le transport, l’agriculture et la nourriture[52] ainsi que la pêche sont parmi les secteurs les plus directement concernés. La pêche ne représente pas une grande partie du Produit national brut (PNB), mais la plupart des poissons européens sont capturés dans les eaux britanniques et vendus sur le marché européen. Par conséquent, l’industrie de la pêche des deux côtés de la Manche risque d’être fortement affectée par un « Brexit dur », et de nombreux emplois sont en jeu dans ce secteur[53].

Il est aussi possible que la division des marchés pour les produits pharmaceutiques ait des effets sur la santé publique, ce qui donne une autre raison d’arriver à un accord[54].

IV. Leçons de CETA pour la conclusion d’un CC-CETA

CETA est un modèle d’étude à plus d’un égard. Après sept ans de négociation, CETA doit encore être ratifiée par les Parlements nationaux et régionaux. Le fait que son entrée en vigueur définitive restera incertaine encore pendant plusieurs années ne doit pas étonner, car ce type d’accords de libre-échange est complexe. Il affecte fondamentalement producteurs et consommateurs et invite la prise de décisions de politique publique importantes. Holmes et d’autres l’expliquent ainsi :

Bien que la baisse des prix, l’augmentation de la qualité, l’innovation des produits et technologies bénéficient à la fois aux consommateurs et aux producteurs, l’ouverture des marchés génère également des « perdants » et fait donc l’objet d’une résistance politique interne. Cela signifie que les négociateurs commerciaux doivent composer avec des intérêts acquis internes d’un côté et des gouvernements étrangers de l’autre. C’est ce jeu à plusieurs niveaux, comme le caractérisait Putnam, et qui doit être joué des deux côtés, qui rend les négociations commerciales si sensibles et prolongées.[55]

Un CC-CETA pourrait donc prendre des années de négociation, puis des années pour entrer en vigueur. Il est difficile de voir comment cela pourrait se faire au cours des deux années de négociation prévues par l’article 50 TUE, compte tenu de la stratégie de négociation désormais adoptée par l’UE-27 : trois questions devraient d’abord être réglées avant de pouvoir discuter des relations commerciales futures. Il s’agit des droits des citoyens européens dans le Royaume-Uni et des citoyens du Royaume-Uni dans l’UE, de la frontière avec la République d’Irlande et de la dette britannique connue sous le nom de « facture de divorce ». Cela étant dit, si les parties avancent suffisamment sur ces matières, certains principes d’un CC-CETA pourraient bien être convenus entre l’UE et le Royaume-Uni parallèlement aux négociations du Brexit. Techniquement, afin de faciliter les choses et d’éviter un « Brexit dur », une version plus simple de CC-CETA pourrait être convenue, assortie d’une procédure simplifiée pour son amendement.

Cependant, il existe d’autres obstacles à l’horizon, car la conclusion d’accords commerciaux de grande envergure est controversée dans plusieurs pays et, par conséquent, il existe des incertitudes entourant la conclusion d’un accord CC-CETA. Le problème est en partie créé par le système controversé de règlement des différends investisseurs/État (ISDS) du CETA. Le rejet de telles dispositions par le public votant est souvent cité comme l’une des raisons pour lesquelles certains États membres ont plus ou moins de difficultés à ratifier l’accord – mais pas pour autant l’UE dans son ensemble. Dans ce qui suit, on verra que ces complications peuvent être maîtrisées.

A. ISDS

Étant donné que l’UE a une compétence exclusive pour la négociation de la majeure partie du contenu des accords commerciaux de nouvelle génération[56], elle pourra insister sur l’inclusion de dispositions (simplifiées) sur le règlement de différends ISDS pour le compte de la totalité de ses États membres[57]. Cependant, les problèmes entourant l’ISDS sont parmi ceux qui se sont répandus du domaine politique dans le domaine juridique[58].

En soi l’inclusion de clauses sur ISDS dans un CC-CETA n’est pas tout à fait incontournable. S’il le faut, on pourra les enlever, ou les mettre dans un texte séparé[59]. Ainsi, elles ne retarderont pas la conclusion de l’accord principal.

B. Questions découlant du caractère mixte de ce type d’accord

L’entrée en vigueur du CC-CETA pourrait rencontrer des difficultés, tout comme c’est le cas pour CETA, du fait qu’il est susceptible d’être conclu en tant qu’accord mixte[60].

Le caractère mixte des accords de libre-échange a fait l’objet de nombreuses controverses. La Commission européenne a cru au moment de la négociation de CETA que l’UE avait toutes les compétences nécessaires pour pouvoir conclure de tels accords toute seule. Toutefois, à la lumière des objections formulées dans plusieurs États membres, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, s’est senti obligé, en été 2015, de proposer une entente politique à l’effet que CETA serait conclu comme un accord mixte[61], alors que la Commission a décidé de renvoyer la question de compétence à la CJUE dans le cadre de l’accord UE-Singapour. Deux ans plus tard, dans son Avis 2/15, la CJUE a répondu à la question de la portée et de la nature des compétences de l’UE pour cet accord, affirmant en substance que la nature mixte d’un tel accord découle de l’inclusion de dispositions sur l’investissement de portefeuille et sur l’ISDS[62]. La question de la légalité de ce dernier n’a pas été abordée dans l’arrêt et ne sera pas analysée dans cet article.

Dans ces circonstances (mixité), la conclusion d’un accord commercial d’envergure tel le CETA s’avère extrêmement lourde. Cela s’explique encore davantage parce que plusieurs États membres de l’UE ne peuvent pas ratifier de tels accords internationaux sans avoir préalablement obtenu l’approbation de leurs Parlements régionaux au cas où leurs compétences seraient affectées. Dans le cas de CETA, le Parlement de Wallonie a pu retarder la signature de l’accord par la Belgique, car il n’était pas d’accord avec certains aspects de l’accord d’intérêt pour la région. La solution a finalement été trouvée dans l’adoption d’une déclaration interprétative[63].

Entretemps, en Allemagne, le Bundesverfassungsgericht dans un arrêt du 13 octobre 2016 a donné sa propre interprétation de la répartition des compétences pour le CETA, ce qui pourrait conduire à un nouveau renvoi préjudiciel à la CJUE et au report du processus de ratification allemande, qui alors ne commencerait probablement pas avant 2019[64].

Afin de remédier aux inconvénients de la formule d’accord mixte – en particulier la lenteur de l’entrée en vigueur –, l’UE a privilégié la pratique de mettre ces accords en vigueur à titre provisoire. L’application provisoire est une technique développée en droit international public pour permettre l’application d’un traité international entre certaines parties signataires avant et jusqu’à ce que toutes les conditions d’entrée en vigueur aient été remplies (en particulier, le nombre minimum de ratifications ou l’écoulement d’un délai). Un bon exemple est le cas du GATT qui a été appliqué provisoirement pendant près d’un demi-siècle[65]. Dans le CETA, la possibilité d’une application provisoire est prévue à l’article 30, paragraphe 7.

Au sein de l’UE, la technique est utilisée d’une manière particulière pour faire face à l’éventualité qu’une ratification d’un accord mixte n’aurait pas été complétée par tous les États membres avant une certaine date[66]. La procédure est relativement simple. Conformément au paragraphe 5 de l’article 218 TFUE, le Conseil de l’Union européenne peut, sur proposition du négociateur (en l’occurrence, la Commission), et sous réserve de l’approbation de l’accord par le Parlement européen, décider de l’application provisoire de l’accord en ce qui concerne les questions relevant de la compétence de l’UE. Pour CETA, cela a été fait par une décision du Conseil du 27 octobre 2016[67]. Selon cette décision, la date d’entrée en vigueur provisoire dépendait de l’achèvement de la procédure au niveau international (échange de notifications entre les deux parties)[68].

Étant donné que l’UE est un système de gouvernement verticalement organisé, dès l’entrée en vigueur provisoire pour l’UE, les États membres sont tenus de donner effet à l’accord dans la mesure des compétences de l’UE en question. Ils ne sont tenus ainsi pour la compétence restante des États membres qu’à partir du moment où ils complètent également la procédure de conclusion de l’accord pour leur propre compte. Pour ce faire, les exigences constitutionnelles nationales pour la conclusion de l’accord doivent être respectées, y compris, le cas échéant, la ratification par les Parlements régionaux.

La non-ratification d’un accord par un État membre peut entraîner une non-application (partielle) de ce dernier. Ce n’est évidemment pas optimal et peut conduire à des échanges diplomatiques ou à des conflits potentiels. Selon la jurisprudence constante de la Cour de justice des Communautés européennes, le devoir de loyauté des États membres vis-à-vis de l’UE (désormais consacré par l’article 4, paragraphe 3, TUE) implique dans le cadre d’un accord mixte qu’ils s’efforcent de conclure l’accord pour les questions restant dans leur compétence. Même dans le cadre de la sortie d’un État membre, il y a de bons arguments pour dire que l’État membre sortant ait une obligation de loyauté envers l’UE pour tenter de coopérer dans l’intérêt de l’application effective de l’accord[69]. Cependant, cela ne doit pas obliger l’État à rejeter une opinion rendue par un Parlement national ou régional.

Bien sûr, jusqu’au moment même du Brexit, en vertu du droit de l’UE, le Royaume-Uni est en tout état de cause lié par le CETA dès l’entrée en vigueur provisoire des dispositions relatives aux compétences de l’UE. En cas de sortie du Royaume-Uni de l’UE, certaines obligations du CETA ne peuvent plus être respectées par l’UE, car elles supposent une seule zone douanière, dont le Royaume-Uni faisait partie. À ce point-là, une renégociation des dispositions du CETA peut s’avérer nécessaire. Cela devrait être le moment de convenir entre toutes les parties les conséquences du Brexit pour l’accord avec le Canada. D’ailleurs, des questions similaires surgissent pour d’autres accords commerciaux mixtes ou autres. En outre, il existe un certain nombre de projets d’accords commerciaux actuellement négociés par la Commission en vertu de la compétence exclusive de l’UE pour la politique commerciale commune[70].

Si elle le souhaitait, l’UE pourrait, soit en vertu d’une décision du Conseil européen (UE-27) au titre de l’article 50 du TUE, soit en vertu d’un règlement pris en application de l’article 2, paragraphe 1, et du paragraphe 2 de l’article 207 du TFUE, établir des procédures pour l’autorisation de la négociation et la conclusion par le Royaume-Uni, aux côtés de l’UE, d’accords commerciaux particuliers avec des États tiers, et ce déjà en parallèle des négociations pour sortir de l’UE[71]. La première base juridique sous-mentionnée est la plus efficace, mais elle nécessite la volonté du Conseil européen en sa qualité d’organe constitutionnel de l’UE, afin de compléter le texte minimaliste de l’article 50 avec des précisions pratiques et procédurales visant à faciliter une conduite ordonnée du processus légitime qu’est la sécession de l’UE. Aussi en ce qui concerne le CETA, l’UE peut, par volonté de conserver de bonnes relations avec le Royaume-Uni, envisager de permettre à ce dernier de négocier et conclure un accord en parallèle avec les négociations sur le Brexit[72]. Cependant, tout comme CC-CETA, un tel accord ne peut pas entrer en vigueur avant que le Brexit ne soit parachevé.

V. L’effet d’un CC-CETA sur un éventuel accord entre le Royaume-Uni et le Canada

Avant de conclure que CETA est un bon modèle pour les relations entre le Royaume-Uni et l’UE après le Brexit, on peut se demander quel effet un CC-CETA pourrait avoir sur la conclusion d’un accord similaire entre le Royaume-Uni et le Canada, surtout parce que le Royaume-Uni est, après les États-Unis, le deuxième partenaire commercial du Canada dans le monde et que cette position dépend dans une large mesure de l’accès du Royaume-Uni au marché unique de l’UE. Comme nous l’avons vu plus haut (section II), si le Royaume-Uni est en dehors de l’union douanière de l’UE, il n’y aura plus un mais deux territoires douaniers diminués, avec des frontières et d’autres obstacles entre eux.

La conclusion d’un CC-CETA pourrait-elle faciliter la conclusion d’un CETA Canada-Royaume-Uni ou la rendrait-elle plutôt davantage difficile ? C’est une question importante, qui dépend en partie de la compatibilité et de la possible coexistence des deux accords futurs et de leur rapport avec celui qui existe déjà. Bien qu’on ne puisse pas vraiment juger à ce stade, il est possible de faire les projections générales suivantes.

Une chose est claire, CETA devra être adapté pour tenir compte du Brexit. Dans ce contexte, une bonne gestion du calendrier et de la coordination entre les parties sont essentielles.

En théorie, plus un territoire douanier est important en termes de taille du marché, plus il est attractif pour ses partenaires et, par conséquent, plus il est prioritaire pour la conclusion d’un accord de libre-échange. Dans cette optique, l’UE semble plus attrayante pour le Canada que le Royaume-Uni, et elle est aussi plus attrayante pour le Royaume-Uni que le Canada.

Cependant, la décision de faciliter le commerce avec un partenaire particulier n’est pas exclusivement une question de taille de marché. Des facteurs tels que les spécialisations existantes et les lignes d’approvisionnement, les possibilités d’innovation et la flexibilité pour l’établissement de nouvelles chaînes d’approvisionnement peuvent être tout aussi importants. La proximité géographique et l’intérêt géopolitique entrent également en jeu, ainsi que la pression politique et le lobbying.

Dans les grandes économies, la coexistence de plusieurs accords importants semble être tout à fait possible, comme le montrent les multiples accords de libre-échange auxquels l’UE est partie.

Il ne semble donc pas que la conclusion d’un CC-CETA empêche celle d’un accord entre le Royaume-Uni et le Canada. La question est plutôt à savoir quelles seront les priorités relatives.

VI. Un filet de sauvetage ?

Le gouvernement britannique conservateur a indiqué à plusieurs reprises que de nombreux accords de libre-échange pourraient simplement être copiés-collés par le Royaume-Uni après le Brexit, au moins provisoirement[73]. La suggestion du copier-coller est basée sur une pratique existante en relation avec la succession d’États, doctrine qui n’est pas incontestée dans le contexte actuel du Brexit. Dans les mots du groupe d’intérêt Lawyers for Britain :

Il y a un intérêt mutuel à préserver la continuité des accords conventionnels existants, en particulier ceux qui affectent les échanges commerciaux courants, à moins qu’il y ait une raison valable et concrète de modifier ces arrangements. Il s’ensuit que les contreparties internationales aux accords de libre-échange existants de l’UE suivront presque certainement la pratique générale des États dans les affaires de succession d’États et accepteront le report des accords de libre-échange afin qu’ils continuent de s’appliquer au Royaume-Uni après le Brexit[74].

Dans cette optique, les diplomates britanniques ont visité un grand nombre de capitales cherchant à se rassurer sur le fait que le report des obligations était acceptable pour les pays concernés. La réponse n’a cependant pas été concluante, car ce qui est concevable un jour peut ne plus l’être le lendemain[75].

Pareillement, le Royaume-Uni s’est entendu avec les UE-27 pour continuer l’essentiel des relations avec l’UE (toutefois, sans participer dans la prise de décision) durant une période d’environs deux ans après le 29 mars 2019[76], le temps de pouvoir négocier les nouveaux rapports.

Il est possible que la période de trois ans restants ne soit pas suffisante pour négocier tous les rapports entre le Royaume-Uni et l’UE, entre autres parce que le Royaume-Uni mise sur la conclusion d’un accord ambitieux, fait sur mesure et sans précédent[77]. Face à cette éventualité, quelles seraient les options en droit international public ?

On ne pense évidemment pas qu’il suffit de copier le CETA en y substituant les références au Canada par les références au Royaume-Uni. Cela ne pourrait pas convenir, entre autres parce que le Royaume-Uni est beaucoup plus intéressé au commerce de services qu’aux exportations de biens.

On pourrait aussi penser à l’adhésion indépendante du Royaume-Uni à un accord CETA, aux côtés de l’UE. Ici, l’idée est qu’en l’absence d’un accord global spécifiquement entre l’UE et le Royaume-Uni, CETA pourrait être utilisée pour au moins sauvegarder l’essence des relations commerciales négociées avec un pays tiers comme le Canada, tout en reléguant la solution d’éventuelles impossibilités d’exécution à un stade ultérieur. Ces dernières pourraient alors être résolues en vertu de la diplomatie et des règles ordinaires du droit international public, en attendant la renégociation de l’accord. Bien que ce serait une solution peu élégante, dans laquelle « Britannia wave the rules », pour bien des diplomates ce serait à la fois pratique et nécessaire étant donné que le Royaume-Uni, qui n’avait pas de politique commerciale indépendante depuis 1973, n’a pas le personnel nécessaire pour renégocier tous les accords existants dans un délai prévisible. Le nombre d’accords en vigueur fait de la renégociation une tâche herculéenne[78]. Il pourrait s’agir d’une procédure « accélérée » relativement simple. Dans l’immédiat, tout ce qui serait nécessaire serait de faire du Royaume-Uni une partie autonome, ce qui peut se faire en vertu d’un accord entre les partenaires contractantes adopté dans une procédure simplifiée. Il convient toutefois de noter que (contrairement à ce qui se passe en général dans la pratique de succession d’États) l’approbation de l’UE-27 et de ses États membres serait requise (ainsi que celle des autres parties), si on veut continuer des engagements entre ceux-ci et le Royaume-Uni. Bien que cette option ne règle pas la question de la relation spéciale et sans précédent que le gouvernement du Royaume-Uni a mentionné vouloir forger, elle pourrait sauvegarder de nombreux engagements commerciaux dans le cadre du CETA, ou du moins sur une base temporaire. À court terme, cela permettrait de minimaliser le besoin de négociations.

Des arrangements similaires peuvent être envisagés en ce qui concerne d’autres accords de libre-échange conclus par l’UE. Naturellement, parmi les accords existants, les parties chercheront à rendre plus transparent le commerce d’abord avec les partenaires les plus importants. En principe le rapport entre l’UE et le Royaume-Uni serait le premier à négocier, ensuite les rapports avec les partenaires qui représentent les marchés les plus importants ou des alliés plus stratégiques.

Aussi longtemps que la période de négociation de l’article 50 TUE n’est pas venue à l’échéance – et elle peut être prolongée en droit ou en fait par une période de transition –, la question des priorités ne se pose pas immédiatement, car le Royaume-Uni est encore membre de l’UE et/ou du marché unique. Une fois cette période terminée, toutefois, le Royaume-Uni cesse d’être lié entièrement et définitivement par les traités UE, par les accords conclus par l’UE avec des états tiers ainsi que par la majorité des accords mixtes. La seule façon d’éviter cela, éventuellement déjà durant la fameuse période de transition, est de se mettre d’accord sur le report de ces obligations, parmi lesquelles CETA. À cette fin, il est important de prioriser la relation Royaume-Uni/UE, puisqu’ensemble, ils sont plus forts pour établir des relations avec de pays tiers.

Toutefois, la solution mentionnée en haut n’est pas suffisante. Pour les secteurs bancaires et aéronautiques, par exemple, cela créerait beaucoup trop d’incertitude et peut-être même une crise[79]. Il s’agirait donc de complémenter les accords de libre-échange avec des dispositions dans les secteurs concernés.

Le marché britannique étant plus proche et plus grand que celui du Canada, le Royaume-Uni devrait être capable d’obtenir des concessions plus importantes de l’UE que le Canada. Pour obtenir cela, le gouvernement britannique devra prioriser les secteurs qu’il considère primordiaux, et ce, au plus tard vers automne 2018.

***

Contrairement à ce que certains commentateurs ont suggéré, le CETA est un modèle utile pour les relations entre le Royaume-Uni et l’UE. Certes, nous avons vu qu’un CC-CETA présente des inconvénients, surtout par rapport au marché unique. En outre, comme tout accord commercial substantiellement nouveau, il requiert une adaptation par les acteurs économiques et en toute probabilité, par conséquent, une certaine réorientation socio-environnementale à l’intérieur des pays concernés. Néanmoins, une fois que la décision de quitter l’UE est prise, les avantages d’un accord économique et de commerce global sont reconnus. Lesdits inconvénients peuvent être partiellement compensés par les avantages qu’engendre une relation préférentielle entre le plus gros bloc commercial du monde et l’un de ses plus proches alliés, bien qu’il reste à voir jusqu’à quel point.

Il ne fait cependant aucun doute que CC-CETA fournirait une base possible pour une collaboration économique novatrice entre les deux parties couvrant les biens, les services et les investissements. Cette base pourra être supplémentée avec des dispositions spécifiques tels que dans le secteur du transport aérien et les services bancaires, et sans doute, d’autres secteurs d’intérêt spécifique ou mutuel.

Une autre question soulevée au passage dans cet article est l’intérêt de reconduire les accords commerciaux avec des pays tiers, tel le Canada. De ce point de vue aussi, il est important de régler la question des relations commerciales avec l’UE au plus vite.