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« Famille. Les savants d’il y a cent ans se demandaient d’où elle venait, ceux d’aujourd’hui se demandent plutôt où elle va ».

- Jean Carbonnier, Flexible droit : pour une sociologie du droit sans rigueur (2001)

À l’heure de la mondialisation, de l’intensification des échanges et des flux migratoires, la famille n’échappe pas aux évolutions et au phénomène d’internationalisation de la société, en ce sens qu’aujourd’hui, la famille est multiple, internationale et mobile. Face aux transformations de la société qui impactent directement la cellule familiale, le droit se doit de répondre aux défis posés par la mondialisation, la fondamentalisation et l’évolution des biotechnologies. Cette oeuvre sera d’autant plus difficile et importante lorsque les relations de famille se nouent au-delà des frontières ou qu’elles sont amenées à s’exporter à l’étranger. C’est notamment le cas lorsque des individus ont fait le choix d’avoir recours à la technique de la gestation pour autrui, technique connue de certains droits et strictement prohibée par d’autres. Cette technique qui peut revêtir des formes diverses est le fait pour une femme de porter un enfant pour le compte d’autrui. La mère gestatrice s’engage par un contrat à porter l’enfant pour le remettre à la naissance aux parents dits d’intention.

Le recours à la maternité dite de substitution s’est accentué avec l’évolution des nouvelles techniques de procréation médicalement assistées qui soulèvent de nombreux problèmes éthiques, moraux et juridiques pour le législateur imposant de renouveler l’approche juridique classique du corps humain et de la parentalité[1]. Ces techniques posent, entre autres, la question des droits de la personne sur son corps, de la marchandisation du corps humain, du consentement, de la transformation de soi et plus généralement du rapport qu’entretient l’homme à la science. Ces débats ne sont pas nouveaux et l’adoption du Code de Nuremberg posait les premiers jalons d’un droit de la bioéthique[2]. Pour répondre à ces nombreux défis, les ordres juridiques nationaux et les organisations internationales se sont dotés d’organes de réflexions relatifs à la bioéthique et des déclarations, conventions et textes internationaux se sont développés.

La stricte prohibition de la maternité de substitution par de nombreux ordres juridiques et la tolérance ou l’acceptation de celle-ci par d’autres pousse les individus en désir d’enfant à profiter de la diversité des systèmes juridiques pour y recourir à l’étranger[3]. Se développe en conséquence un tourisme dit procréatif[4]. Ces personnes privées vont ensuite être amenées à faire valoir leur situation familiale dans un ordre juridique qui ne connaît pas, voire prohibe la pratique de la gestation pour autrui, de sorte que les difficultés juridiques s’accroissent avec l’internationalisation de la situation juridique[5]. Or, la réglementation du litige international peut s’avérer délicate en présence de droits des personnes et de la famille très différents. En effet, le droit des personnes et de la famille est fortement lié à l’histoire, aux traditions, aux moeurs, aux religions et par conséquent est conditionné par des impératifs et intérêts nationaux. À ces valeurs définies par l’État, s’ajoute le phénomène de fondamentalisation du droit[6]. Ce phénomène se manifeste par l’essor des règlementations relatives aux droits fondamentaux de l’homme touchant les différentes sphères du droit et ses différentes sources qu’il s’agisse des sources constitutionnelles, internationales ou régionales.

En Europe[7], cette fondamentalisation s’est faite principalement sous l’impulsion du Conseil de l’Europe par l’intermédiaire de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales[8] et plus récemment de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne[9]. Ces textes corrélés à leurs interprétations évolutives offrent notamment à l’individu la possibilité de se prévaloir d’un véritable statut familial en Europe. Ces droits font naître des obligations positives à la charge de l’État et tendent à donner consistance à l’existence d’une « famille à l’européenne »[10] tenant compte notamment de l’importance de l’argument sociologique[11], du respect du pluralisme, du concept d’égalité et surtout de l’intérêt supérieur de l’enfant. Mais, dans le même temps, ce discours universalisant des droits de l’homme confronte l’internationaliste à de nouvelles problématiques[12].

En effet, d’un point de vue méthodologique, l’irruption de ces droits fondamentaux dans le champ du droit international privé est envisagée comme un « irritant juridique ». D’un point de vue idéologique, cette irruption revêt parfois un « effet urticant »[13]. Le droit international privé conflictuel, que Savigny avait fait jaillir de l’ombre et qui était auparavant mis en crise par la révolution américaine fonctionnaliste[14], traverse aujourd’hui une zone de turbulence dans sa rencontre avec les droits fondamentaux tout aussi périlleuse à négocier. C’est peu dire qu’a priori, sur le plan épistémologie, méthodologique, tout oppose (ou presque) « la logique » du droit international privé à celle des droits de l’homme. Le droit international privé, droit de répartition qui régit les relations internationales entre personnes privées, a pour objet la gestion du pluralisme juridique en offrant une réponse technique et indirecte au litige. La tâche du droit international privé est de pouvoir « faire “vivre ensemble” des systèmes juridiques différents, parce que des relations se nouent entre des personnes, qui par elles-mêmes, leurs biens ou leurs actes relèvent de systèmes différents[15] ». À l’inverse, les droits fondamentaux ont pour objet la réalisation et le respect de l’énoncé à vocation universelle des droits de l’homme contenant des dispositions donnant une réponse directe au litige. La gestion d’une pluralité s’oppose à la préservation d’une unité universalisante.

Ces différences épistémologiques rejaillissent sur l’analyse méthodologique de ces deux droits. Le raisonnement de droit international privé de nature savignienne se déclenche lorsqu’il est en présence d’une situation internationale[16]. Les droits de l’homme font fi de cette distinction entre la sphère interne et la sphère internationale. Le droit international privé savignien, droit de la méthode suit un raisonnement syllogistique, déductiviste qui privilégie l’objectif de sécurité juridique. Les droits européens des droits de l’homme offrent, à l’opposé, un raisonnement qui privilégie l’approche concrète du litige à travers une mise en balance des intérêts en présence. La règle s’oppose au standard[17]. Cette rencontre oppose par conséquent deux courants : « une recherche de l’ordre et de la prévisibilité à la quête d’une justice sur mesure à la fois contextualisée et individualisée; […] une hypertrophie de la technique à la recherche d’une transcendance[18] ».

A priori, donc tous les opposent ou presque. Pourtant cette rencontre est inévitable. Le juge national va devoir appliquer tant le droit international privé de son ordre juridique que les droits européens des droits de l’homme. Il effectue sa mission de trancher le litige en tant que juge de l’État, mais aussi en tant que juge de droit commun des droits européens. Face à l’inéluctabilité de la rencontre, la question de l’influence des droits fondamentaux sur le droit international privé se pose.

Cette question est d’autant plus délicate qu’elle se pose en matière de gestation pour autrui où les tensions sociétales se font fortement ressentir et où la diversité des législations nationales donne lieu à la résolution de contentieux inédits dans lesquels le droit international privé peine à se saisir de tous les défis posés par le recours à la gestation pour autrui.

Les législations et les réponses judiciaires divergent largement en fonction des États qui connaissent ou non le recours à la gestation pour autrui. Mais, que les États acceptent un tel processus ou non, ils se retrouvent confrontés à la question du sort des enfants nés à l’issue d’une gestation pour autrui dès lors que les parents d’intention font retour dans leur pays d’origine. Face à la diversité des solutions, l’ordre juridique français, qui refuse strictement le recours à une telle pratique[19], est un bon exemple, car il permet de mettre en lumière les principales difficultés méthodologiques auxquelles peuvent être confrontés les États européens dans la rencontre entre mondialisation et fondamentalisation.

En la matière, une première interrogation concerne l’exécution du contrat de gestation pour autrui conclu à l’étranger, c’est-à-dire avant que l’enfant soit né. Le contentieux qui se développe peut être multiple. La mère gestatrice peut ne plus vouloir abandonner l’enfant à la naissance. Les parents d’intention peuvent ne plus vouloir de l’enfant s’il s’avère que l’enfant naitra handicapé ou si une séparation a lieu pendant la grossesse par exemple. L’ordre juridique qui ne connaît pas une telle pratique considérerait, sans doute, que le contrat de gestation pour autrui est illicite. L’influence des droits fondamentaux est ici nulle. Il n’existe pas de consensus pour accepter le recours à la technique de la gestation pour autrui ni de droit à l’enfant consacré par la Convention européenne des droits de l’homme. Normalement, ce contentieux, qui n’est au demeurant pas rare, est du ressort du juge étranger. Ce sont des litiges portants sur des contrats qui sont paradoxalement très peu, voire pas internationalisés, c’est-à-dire non soumis à la loi du contrat.

La seconde question est celle de l’établissement du lien de filiation en France une fois le contrat de gestation pour autrui exécuté à l’étranger, c’est-à-dire une fois que l’enfant est né à l’étranger. Pour traiter cette problématique, il est nécessaire de distinguer deux hypothèses.

La première est celle où les parents d’intention reviennent sur le sol français sans document émanant d’une autorité publique étrangère. Dans ce cas, il faut déterminer la loi applicable à l’établissement du lien de filiation. Le droit français prévoit que la loi applicable à la filiation est la loi personnelle de la mère[20]. Cette loi doit permettre de déterminer les conditions dans lesquelles on peut établir la filiation. Il faut donc déterminer qui est la mère. Il s’agit là d’une véritable difficulté pour le droit français. D’une part, le droit français retient une définition de la mère assez restrictive. En effet, la mère est celle qui accouche, et ce, même si les ovocytes qui ont été employés appartiennent à la mère d’intention[21]. D’autre part, la mère porteuse appartient à l’ordre juridique qui permet d’avoir recours à une telle technique. La loi applicable sera celle qui autorise la gestation pour autrui. Or, cette loi s’oppose aux principes d’indisponibilité du corps humain et de l’état des personnes[22] constitutives de l’ordre public international français. Ce problème se pose très rarement en la matière, car les individus reviennent en France avec un acte de naissance dressé à l’étranger[23].

C’est cette dernière hypothèse qui est particulièrement intéressante, car c’est à son sujet que l’influence des droits fondamentaux se fait plus pressante. Il ne s’agit plus ici de savoir quelle est la loi applicable à l’établissement de la filiation, car la procédure de gestation pour autrui aboutit presque toujours soit à la délivrance d’un acte de naissance soit à un jugement d’adoption à l’étranger. L’on bascule alors du côté de la réception des actes publics ou des jugements étrangers. Le problème est traité sous l’angle de la circulation des actes publics étrangers. Dorénavant, l’enjeu devient celui de la « portabilité »[24] du statut familial.

C’est donc au sujet de la reconnaissance de la filiation de ces enfants nés de gestation pour autrui que droits fondamentaux et droit international privé se rencontrent. Cette rencontre a été pendant de nombreuses années, celle d’une impassibilité du droit français vis-à-vis des droits fondamentaux avant que les magistrats européens viennent rompre de plein fouet cet état d’apparente indifférence.

Ainsi, les juridictions françaises ont originellement fait preuve d’une indifférence à l’égard des droits fondamentaux européens faisant prévaloir exclusivement les techniques classiques du droit international privé (I) avant d’être confrontées à la prévalence récente de la logique des droits fondamentaux (II).

I. L’exclusivisme originel du raisonnement de droit international privé

Le droit international privé dispose de deux mécanismes permettant de s’opposer à la réception d’actes ou jugements étrangers. Le premier est celui de la contrariété à l’ordre public international. Le second est celui de la fraude à la loi. Par l’emploi successif de ces deux outils du droit international privé, les juges de la Cour de cassation française ont entendu préserver et défendre les valeurs fondamentales françaises ainsi que le monopole du droit international privé dans la réglementation du contentieux transfrontière.

A. Le recours à l’exception d’ordre public international

En matière de circulation des actes publics étrangers, le principe qui préside en France est celui de l’inscription de plein droit des actes publics étrangers sur les registres français[25]. On retrouve l’idée de tolérance envers les actes produits par des autorités étrangères. Cependant, le Code civil français réserve la possibilité pour le ministère public de contester cette retranscription. C’est ce qui a été entrepris et a donné lieu à plusieurs arrêts de la Cour de cassation.

Les magistrats de la Cour de cassation ont eu à se saisir, entre autres, de la célèbre Affaire Menesson. Dans cette affaire, Monsieur et Madame Menesson ont recours en Californie à une mère porteuse avec les gamètes de Monsieur Menesson. Deux enfants naissent à la suite d’un processus de gestation pour autrui. À la naissance des jumelles, la mère porteuse, conformément au contrat qui la lie avec Madame et Monsieur Menesson, abandonne les enfants qui sont adoptés par les parents d’intention. Un jugement est rendu en ce sens dans l’État de Californie. La filiation est donc établie entre les parents d’intention et les enfants. Une fois le jugement d’adoption établi, les époux Menesson ont souhaité faire retranscrire les actes de naissance américains sur les registres d’état civil français, ce qui a été contesté par le ministère public et a donné lieu à un combat judiciaire les menant jusqu’au juge de cassation[26].

Dans trois arrêts du 6 avril 2011, la Cour de cassation française refuse de faire produire des effets à ces actes de naissance étrangers sur le fondement de l’ordre public international[27], c’est-à-dire au nom de « l’ensemble des principes de justice universelle considérés dans l’opinion française comme doués de valeur internationale absolue[28] ». La Cour annule la retranscription des actes de naissance étrangers sur les registres d’état civil français, car les jugements étrangers sont contraires au principe de l’indisponibilité du corps humain et de l’état des personnes[29].

Ces principes sur lesquels se fonde l’interdiction de la gestation pour autrui en droit interne sont si absolus qu’ils s’opposent à tout effet à l’égard des enfants. La prohibition de la gestation pour autrui a été affirmée en droit interne par un arrêt du 31 mai 1991 de l’assemblée plénière de la Cour de cassation où il avait été jugé que

la convention par laquelle la femme s’engage fût-ce à titre gratuit à concevoir et à porter un enfant pour l’abandonner à sa naissance contrevient tant au principe d’ordre public de l’indisponibilité du corps humain qu’à celui de l’indisponibilité de l’état des personnes[30].

La Cour de cassation avait annulé l’adoption de l’enfant issu d’une gestation pour autrui, car ce processus constituait un détournement de l’institution de l’adoption. Cette décision a donné lieu à l’inscription de l’interdit dans le Code civil français. Profitant des premières lois bioéthiques de 1994, la législation a consacré cette prohibition dans l’article 16-7 du Code civil français en affirmant que « toute convention portant sur la procréation ou la gestation pour le compte d’autrui est nulle[31] ». La Cour de cassation considère dès lors que cet interdit en droit interne constitue un interdit fondamental au point de faire partie intégrante des valeurs fondamentales de la société française.

En outre, la Cour refuse de faire produire des effets aux actes publics étrangers alors même que la procédure de gestation pour autrui à l’origine des actes est licite à l’étranger. Elle s’oppose ainsi à faire produire un effet atténué à l’exception d’ordre public international[32]. L’ordre public international est utilisé ici en tant que défenseur d’un « certain ordonnancement de la société française »[33] et non seulement de ses valeurs et principes les plus fondamentaux. L’interdit est tellement absolu qu’il s’oppose à cet effet atténué[34].

Enfin, la Cour de cassation met en oeuvre l’exception d’ordre public international tout en faisant une référence à la Convention européenne des droits de l’homme et particulièrement à l’article 8 qui consacre le respect du droit à la vie privée et familiale[35]. La haute Cour assure qu’il n’y a pas d’atteinte à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme relatif à la vie privée et familiale, car les enfants peuvent vivre avec les époux Menesson. La juridiction française précise que la vie familiale est bien effective. Cette précision est essentielle, car la Cour européenne des droits de l’homme a précédemment considéré dans les Arrêts Wagner[36] et Negrepontis[37] que le refus de reconnaître une situation juridique créée à l’étranger effectif peut porter atteinte au respect de la vie familiale consacré à l’article 8 de Convention européenne des droits de l’homme. Ainsi, dans l’Arrêt Wagner, les tribunaux luxembourgeois avaient refusé de faire produire des effets à une adoption d’un enfant péruvien par une Luxembourgeoise, célibataire au moment de l’adoption, vivant avec son enfant au Luxembourg, en se fondant sur les règles de droit international privé qui renvoyaient à la loi luxembourgeoise limitant la possibilité d’adopter à des couples. La Cour européenne des droits de l’homme a condamné l’État luxembourgeois pour le refus de reconnaissance de ce jugement sur le fondement de l’article 8 de la Convention, car ce refus de reconnaître la situation juridique valablement créée à l’étranger porte atteinte à la vie familiale effective des requérantes. Pour ce faire, la Cour de Strasbourg exige d’une part que la situation familiale soit valablement acquise à l’étranger et d’autre part que la reconnaissance demandée soit conforme aux croyances et aux attentes légitimes des parties[38]. La réalité sociale l’emporte sur les règles de droit international privé de l’État. C’est là la marque de la concurrence de la logique des droits fondamentaux fondée sur un argument sociologique avec le raisonnement de droit international privé dans la gestion du contentieux transfrontière.

La juridiction française ne semble pas vouloir s’inscrire dans cette concurrence normative au risque de perdre la bataille des valeurs fondamentales. Tout au plus, elle se joue de celle-ci pour garantir l’exclusivisme du raisonnement de droit international privé. En effet, dans l’Affaire Menesson, la Cour de cassation prend le soin d’affirmer qu’il n’y a pas de contradiction, pas d’incompatibilité entre sa décision et les droits garantis par les droits fondamentaux européens. Les magistrats ont également estimé qu’il n’y avait pas d’atteinte à l’intérêt supérieur de l’enfant garanti par la Convention de New York[39], notion qui laisse une marge d’appréciation au juge[40]. En l’espèce, la protection de l’intérêt supérieur de l’enfant s’effectue de manière abstraite sans considération pour les conséquences concrètes d’un tel positionnement.

Dès lors, l’ordre juridique français érige ses valeurs en valeurs fondamentales de la société française tout en précisant que cela ne porte pas atteinte à ses engagements en matière de droits fondamentaux. Par le recours à des procédés techniques issus de la méthodologie de droit international privé, la Cour de cassation neutralise la logique des droits fondamentaux. Elle fait prévaloir les techniques de droit international privé, la résolution technique du litige au détriment des valeurs fondamentales et particulièrement de l’intérêt supérieur de l’enfant. La référence aux droits fondamentaux permet alors à l’ordre juridique français de démontrer qu’il ne passe pas outre ses engagements en matière de droits fondamentaux tout en retenant une interprétation largement sujette à débat.

Deux ans plus tard, malgré des débats importants, la Cour de cassation franchit un pas supplémentaire dans la défense de l’interdit jugé fondamental en recourant à la notion de fraude.

B. Le recours à la notion de fraude

Dans deux arrêts du 13 septembre 2013[41], la Cour de cassation réitère sa solution, mais cette fois-ci en invoquant la notion de fraude. Les actes de naissance des enfants ne peuvent être transcrits sur les registres de l’état civil français, dès lors que les éléments réunis par le ministère public caractérisaient l’existence d’un processus frauduleux comportant une convention de gestation pour autrui. La Cour de cassation préfère ici le recours à la notion de fraude[42]. Elle s’éloigne de la traditionnelle fraude de droit international privé qui consiste en la modification artificielle et intentionnelle du facteur de rattachement pour viser l’ensemble du processus frauduleux. La situation ne présente pas, en effet, de véritable fraude à la loi au sens du droit international privé, car l’élément matériel fait défaut. Les parents d’intention n’ont pas modifié artificiellement le critère de rattachement. Ils ont simplement profité de la concurrence normative et du phénomène de forum shopping ou de law shopping.

Le recours à la notion de fraude permet de se « mettre à l’abri » du régime et du contenu évolutif de l’exception d’ordre public international. En effet, si jusqu’alors la Cour de cassation évoquait la contrariété à l’ordre public international français, celui-ci est susceptible d’évoluer dans le temps et dans l’espace. À l’inverse, tant que le législateur n’intervient pas pour modifier la loi, le recours à la gestation pour autrui par des Français dans le but de contourner la loi française peut être constitutif d’un ensemble frauduleux[43]. L’adage fraus omnia corrumpit est susceptible de rendre l’acte public étranger inopposable indépendamment de l’existence de conventions internationales et de l’applicabilité des articles 3§1 de la Convention de New York et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Par l’emploi de la notion de fraude, la Cour de cassation refuse l’influence que pourraient exercer les droits fondamentaux. Cela est d’autant plus marquant que les magistrats doivent s’éloigner du concept de fraude usitée en matière internationale. La volonté de maintenir la position française préempte les argumentations juridiques. Le recours à des éléments de la technique juridique permet à l’ordre juridique de s’affranchir des obligations internationales.

L’accueil de ces décisions a divisé la doctrine et l’opinion publique. Si l’ensemble de la doctrine consent à affirmer qu’il existe bel et bien une contradiction entre la procédure de gestation pour autrui et nos valeurs fondamentales telles que définies par le législateur en droit positif, la solution est très critiquable du point de vue de l’intérêt supérieur de l’enfant qui commande pourtant à l’ordre juridique d’en « faire une considération primordiale » chaque fois qu’une décision doit intervenir. Par ces décisions, l’enfant supporte les agissements de ses parents[44]. S’ensuit une série de conséquences néfastes à son égard. L’enfant n’a pas la filiation établie à l’égard de ses parents d’intention; pas de nationalité française[45], pas de droits de succession, etc[46].

Les difficultés tenant à l’octroi de la nationalité française ont cependant été résolues par l’intervention de la circulaire dite Taubira (du nom de la garde des Sceaux) du 23 janvier 2013 ordonnant aux tribunaux d’octroyer des certificats de nationalité française aux enfants nés à l’étranger de parents français même « lorsqu’il apparaît, avec suffisamment de vraisemblance qu’il a été fait recours à une convention portant sur la procréation ou la gestation pour le compte d’autrui[47] ». Cette circulaire a été par la suite validée par le Conseil d’État, ce qui a amélioré considérablement le sort des enfants nés de gestation pour autrui[48].

À l’inverse, certains se félicitent de ces décisions[49]. Cette partie de la doctrine se positionne contre la politique dite du fait accompli qui consiste à changer le droit sous la pression de ceux qui le contournent.

En somme, la mise en oeuvre de l’ordre public international et de la fraude à la loi conduit ici à un résultat paradoxal parce qu’au nom des valeurs absolues et notamment d’une conception abstraite de l’intérêt supérieur de l’enfant, ce dernier ne va pas pouvoir établir sa filiation. C’est dans ce contexte qu’intervient la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme qui fait irruption dans le règlement classique du litige international. Celle-ci considère que l’ordre juridique français ne peut pas protéger l’enfant de manière abstraite au détriment des conséquences concrètes.

II. La prévalence récente de la logique des droits fondamentaux européens

Toutes les routes mènent à Strasbourg. Comme cela était attendu, la Cour européenne des droits de l’homme a été saisie au terme d’un long combat judiciaire entrepris par les parents d’intention des enfants nés de gestation pour autrui. La solution dégagée par la juridiction européenne ainsi que la méthodologie employée entrent pleinement en contradiction avec celles usitées par la Cour de cassation. La logique des droits fondamentaux fait irruption dans le litige à caractère transfrontière et l’emporte sur les méthodologies de droit international privé. Elle a également vocation à influencer la pratique des autres États-parties du Conseil de l’Europe (A). Est-ce à dire qu’il s’agit là d’un nouveau paradigme dans la réglementation du litige international en matière de gestation pour autrui? La question mérite d’être posée (B).

A. L’irruption des droits fondamentaux

Saisie des Affaires Mennesson et Labassée, qui ont donné lieu aux arrêts de la cour de Cassation de 2011, la Cour européenne des droits de l’homme devait se prononcer sur le fait de savoir si la position française constituait une ingérence injustifiée dans le respect des droits consacrés par la Convention et notamment l’article 8. Rappelons que pour se prononcer sur la compatibilité entre la décision d’un État-partie et le respect des droits fondamentaux, la méthodologie de la Cour européenne des droits de l’homme se fait en plusieurs temps. Premièrement, la Cour doit constater l’existence d’une ingérence de l’État dans un des droits garantis par la Convention. Secondement, elle doit effectuer un test de légalité et de proportionnalité à travers une mise en balance des intérêts en présence. Le test s’effectuant en trois phases, la Cour européenne vérifie la légalité de l’ingérence dans l’État concerné, puis recherche si cette ingérence poursuit un but légitime et enfin si elle est « nécessaire dans une société démocratique ». Du point de vue de la légalité, il n’y a pas réellement de difficultés en raison de la législation prohibitive constante. C’est donc sur le terrain de l’opportunité que la Cour européenne doit se prononcer.

Le 26 juin 2014, la Cour de Strasbourg condamne la France pour violation du droit à l’identité de l’enfant du fait de refus de reconnaitre la filiation paternelle conforme à la vérité biologique[50]. Elle considère que le fait de ne pas reconnaître en France la filiation paternelle de l’enfant qui est conforme à sa filiation génétique est contraire à article 8 qui protège le droit à la vie privée et familiale.

Elle consacre, comme l’avait précédemment affirmé la Cour de cassation, que le refus de retranscrire les actes de naissance étrangers et d’établir la filiation entre les enfants nés de gestation pour autrui et les parents d’intention ne constitue pas une violation de la vie familiale. En effet, la juridiction européenne constate qu’une vie familiale effective existe et n’est pas remise en cause par le refus de transcription des actes civils étrangers[51]. Elle ne reprend donc pas l’argumentation suivie dans les Arrêts Wagner ou Negrepontis. Bien moins radicale que certains ont pu affirmer[52], elle se garde d’imposer la reconnaissance de la situation entièrement créée à l’étranger sur la seule constatation d’une vie familiale effective.

En revanche, une ingérence injustifiée existe dans le respect du droit à la vie privée des enfants sous l’angle du droit à l’identité. La Cour affirme que le « respect de la vie privée exige que chacun puisse établir les détails de son identité d’être humain, ce qui inclut sa filiation[53] » et d’autant plus lorsque le lien de filiation est biologique[54]. Ce droit découlant de l’article 8 de la Convention tend par conséquent à revêtir une dimension transnationale.

La Cour de Strasbourg reconnaît que la problématique de la gestation pour autrui ne trouve pas de consensus entre les États-parties et que la question est laissée à la marge d’appréciation des États. Cependant, concernant le droit à l’identité issu du droit à la vie privée, la marge d’appréciation est beaucoup plus restreinte[55]. La Cour européenne des droits de l’Homme n’impose pas un changement du droit de l’État français en matière de gestation pour autrui, mais impose la reconnaissance de la réalité biologique. « C’est donc l’excès de la solution française qui est condamné, alors même que le droit de l’État de lutter contre la pratique de la gestation pour autrui lui est parfaitement reconnu[56] ».

La Cour de Strasbourg semble faire du lien biologique la clé de compréhension de la décision. C’est ce qu’elle a confirmé dans l’Arrêt Paradiso c. Italie du 24 janvier 2017[57]. Dans cet arrêt, en l’absence de lien biologique entre le père et l’enfant né de gestation pour autrui, la Cour européenne a estimé que l’Italie n’a pas violé l’article 8 en retirant l’enfant de la famille d’intention pour le confier aux services sociaux d’autant plus qu’elle conclut à l’insuffisance de la durée de la vie familiale[58]. Cette conception biologique de la filiation peut étonner tant la jurisprudence de la Cour européenne s’inscrit dans une volonté de reconnaître les liens de filiation sociologiques.

Cette position est retenue pareillement par l’ordre juridique suisse. En effet, en dépit de l’interdiction constitutionnelle du recours à la maternité de substitution[59], le Tribunal fédéral suisse considère que la reconnaissance d’un lien de filiation qui n’est pas conforme à la vérité biologique est contraire à l’ordre public international suisse[60] alors qu’une telle reconnaissance est admise si le père est le père génétique de l’enfant[61].

Après la condamnation française, la Cour de cassation a de nouveau été saisie d’un contentieux en 2015. La réponse était très attendue et l’enjeu a parfois dépassé la question purement juridique[62]. Cela atteste encore une fois de l’effet urticant de l’irruption des droits fondamentaux en droit international privé. Sous la pression européenne, la Cour de cassation, en assemblée plénière le 3 juillet 2015[63] opère un revirement de jurisprudence et accepte de reconnaître la filiation paternelle conforme à la vérité biologique d’un enfant né d’une gestation pour autrui dès lors qu’il ne pouvait être prouvé que les actes de naissance eurent été falsifiés ou irréguliers. Cet arrêt, rendu au visa de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme laisse entendre que les conditions de conception sont indifférentes à la reconnaissance de la filiation de l’enfant tant qu’il existe un lien biologique entre le père et son enfant. Le raisonnement de droit international privé n’est pas abordé, pas même l’exception d’ordre public international qui pourtant aurait pu être invoquée tout en affirmant le changement de son contenu ou en faisant jouer son effet atténué. La réalité biologique portée par le droit au respect de l’identité doit donc l’emporter sur les techniques de droit international privé du for.

Malgré ces arrêts de 2015, la France a été de nouveau condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme en raison de la résistance des juges du fond[64]. Un auteur s’était interrogé au sortir des Arrêts Menesson et Labassée rendus par la Cour européenne des droits de l’homme sur les positions futures que pourrait tenir la Cour de cassation. Il évoquait la possibilité d’une solution maximaliste qui vise à reconnaître la qualité de parent à la mère d’intention, en sus du père biologique.

On vient de voir quelles considérations s’opposaient à cette solution, et il serait d’ailleurs paradoxal que la Chancellerie ou les juges, après s’être enferrés dans la position la plus dure qui soit, poussent maintenant le zèle jusqu’à consacrer la plus libérale. S’ils devaient néanmoins éprouver la tentation de s’engager dans cette voie, les conséquences d’un tel choix devraient être pleinement mesurées[65].

C’est pourtant chose faite. Depuis, les magistrats français ont décidé d’aller plus loin dans quatre arrêts du 5 juillet 2017[66]. Désormais, une procédure de gestation pour autrui réalisée à l’étranger ne fait pas obstacle, à elle seule, à l’adoption de l’enfant par l’époux de son père.

Certaines juridictions européennes ont également modifié leur jurisprudence à la suite de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme condamnant la position française. C’est le cas de la Cour Suprême fédérale allemande[67] qui s’est alignée sur la position européenne en mettant fin à une lignée jurisprudentielle contraire des juridictions allemandes inférieures. Prenant le soin de distinguer la situation des enfants nés à l’issue d’un processus de gestation pour autrui et l’institution de l’adoption, la juridiction allemande a ensuite reconnu les filiations juridiques de deux pères d’intention telles qu’inscrites sur une décision californienne à la suite d’un recours à une maternité de substitution.

La question des droits de la mère d’intention perdure toujours, car la définition de la mère est l’une des plus délicates à fournir. La réponse à cette question dépend largement de considérations nationales. Pourtant, l’Union européenne, incompétente pour trancher une telle question, a pu se prononcer indirectement sur ce sujet par l’intermédiaire des droits sociaux européens. La Cour de Justice de l’Union européenne, dans deux arrêts du 18 mars 2014, a refusé d’octroyer un congé maternité à une mère « commanditaire[68] ». La Cour de Luxembourg se fonde sur une interprétation de la directive visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et la santé des travailleuses enceintes accouchées ou allaitantes au travail[69], et affirme que le

congé maternité dont bénéficie la travailleuse vise à assurer, d’une part, la protection de la condition biologique de la femme au cours de sa grossesse ainsi qu’à la suite de celle-ci et, d’autre part, la protection des rapports particuliers entre la femme et son enfant au cours de la période postérieure à la grossesse et à l’accouchement[70].

Sans se prononcer directement sur la licéité de la maternité de substitution[71], la définition de la mère que retient la Cour de justice pour le bénéfice des droits sociaux reste donc celle de la mère qui accouche.

La réponse émanera peut-être de la Cour européenne des droits de l’homme qui vient d’être saisie d’une demande d’avis pour déterminer l’étendue des droits de la mère d’intention au regard de la filiation de l’enfant. En effet, saisie de nouveau de l’Affaire Menesson, la haute juridiction française a récemment utilisé le mécanisme de question préjudicielle nouvellement en vigueur au sein du Conseil de l’Europe. La France a récemment ratifié le Protocole n° 16 de la Convention européenne des droits de l’homme qui permet aux hautes Cours nationales de solliciter l’avis de la Cour européenne des droits de l’homme. Depuis la ratification par la France, le Protocole est entré en vigueur. Marquant une étape supplémentaire dans la « saga judiciaire Menesson », le 5 octobre 2018, la Cour de cassation est la première à avoir sollicité l’avis de la Cour européenne des droits de l’homme pour connaître sa position sur les droits de la mère d’intention[72]. La réponse est attendue. Une chose est sûre : par l’introduction d’un tel mécanisme, le rôle que pourrait jouer la Cour européenne des droits de l’homme en la matière pourrait être encore plus important à l’avenir.

Du point de vue de la hiérarchie des normes, cette évolution jurisprudentielle semble s’imposer. Les droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme ont une valeur supranationale. Il convient donc de les appliquer, suivis de leurs interprétations jurisprudentielles, primant les lois nationales. De même, du point de vue des enfants nés de ces procédures, la solution est largement satisfaisante. Le droit s’assure ici de la continuité du statut des individus pour éviter l’apparition de situation boiteuse. Sur ce point, il existe une confluence entre les objectifs de continuité des statuts développés par une importante partie de la doctrine de droit international privé et le développement de cette lignée jurisprudentielle qui s’apparente à un retour du statutisme personnaliste[73]. Comme l’indique un auteur, « le souci récent de la continuité des situations, malgré le franchissement des frontières, est une de ces idées neuves qui viennent de loin[74] ». Mais, jusqu’à présent, cette continuité était envisagée de manière abstraite et susceptible de limites. Désormais, guidée par la jurisprudence relative à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, la reconnaissance des situations concrètes paraît s’imposer plus facilement. Est-ce l’amorce d’un changement de paradigme sous l’impulsion des droits fondamentaux dans la réglementation de la gestation pour autrui?

B. Vers un changement de paradigme dans la réglementation de la gestation pour autrui?

Cette irruption des droits fondamentaux dans le litige à caractère international est susceptible de modifier en profondeur la physionomie du droit international privé. Sous l’impulsion de la jurisprudence européenne, et notamment de l’Arrêt Wagner, naît l’obligation pour les États de reconnaître la situation étrangère même si celle-ci est contraire aux ordres publics nationaux. Il s’agit d’un changement de paradigme dans le traitement des relations transfrontières au nom des droits de l’homme et de la méthode dite de la reconnaissance[75] qui s’étend également en matière de gestation pour autrui. L’intérêt privé l’emporte sur l’intérêt du for et le besoin de cohérence. Il n’est plus question pour l’ordre juridique de faire preuve d’une ouverture conditionnée aux ordres juridiques étrangers. On tend désormais à accepter l’Autre dans ses propres termes[76]. Les techniques de droit international privé se trouvent paralysées par la faveur pour une situation déjà créée et effective. Le droit international privé est concurrencé par un droit fondamental à dimension transnationale. À mesure que l’État perd le monopole de l’énonciation des valeurs fondamentales, l’objet de la réglementation du litige transfrontière n’est plus de trouver une solution à l’équation qui unit intérêt des individus, intérêt de la collectivité du for et intérêt de la société internationale, mais de donner une réponse au problème qui fait affronter intérêts de la personne individuelle et intérêts de la collectivité[77].

La solution est en réalité à la fois plus nuancée et plus forte en matière de gestation pour autrui, car le raisonnement tenu n’est pas assimilable pleinement à celui de l’Arrêt Wagner, fondateur en matière de reconnaissance. À ce stade, ce n’est pas la réalité sociologique qui dicte la réalité juridique, mais la réalité biologique. La réglementation de la gestation pour autrui se fait alors à géométrie variable. L’absence de réalité biologique intervient désormais comme le seul obstacle à la reconnaissance qui vient remplacer celui de l’ordre public international. En cela, la solution dégagée par les Arrêts Menesson et Labassée suivie par la Cour de cassation influencera nécessairement l’établissement de la filiation dont le régime dépend de l’application de la règle de conflit de lois. Peu importe la règle de conflit de lois et le contenu de la loi applicable, le lien biologique force l’établissement du lien de filiation. L’usage des droits fondamentaux à la place du raisonnement de droit international privé marque une matérialisation de la réglementation du litige à caractère international. La distinction entre l’interne et l’international disparaît dans le traitement de la situation juridique au profit de la logique de la reconnaissance imposée par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. La méthodologie de la règle de conflit de lois ainsi que celle de la reconnaissance des actes et décisions étrangers sont neutralisées au nom des droits fondamentaux. Les droits de l’homme viennent balayer les barrières érigées par le droit international privé pour faire obstacle au contournement des législations nationales par la seule volonté des individus. L’irruption des droits fondamentaux dans le contentieux à caractère international est donc lourde de conséquences pour le droit international privé classique.

La reconnaissance des situations juridiques n’est dès lors pas neutre. L’individu devient l’arbitre de la normativité en décidant de se placer du point de vue de l’ordre juridique le plus libéral. Il met les normes en concurrence. Il joue et déplace les limites du droit, de la loi. « Chacun doit pouvoir choisir la loi qui lui convient – avoir la loi pour soi – et devenir son propre législateur — avoir soi pour loi[78] ». Ces mots du Professeur Supiot illustrent pleinement la croisée des chemins entre fondamentalisation et globalisation dans laquelle se situe le droit international privé contemporain.

Se pose dès lors un problème d’autorité de la loi. Si le rôle du droit est de répondre à des problèmes concrets, son rôle est également de fixer des limites clairement identifiables entre ce qui est permis et ce qui ne l’est pas : c’est la figure de l’Interdit. Or, reconnaître des situations qui sont volontairement acquises à l’étranger en fraude à l’ordre juridique fait perdre une partie de son impérativité à la norme prohibitive[79]. Ce phénomène est d’autant plus remarquable qu’il intervient dans des domaines où l’individu est traditionnellement privé de la disponibilité de ses droits[80]. Une telle solution tend à ignorer la voix du législateur national. « Les normes qu’il édicte à cette fin, et qui puisent leur effectivité dans l’appareil de contrainte de l’ordre juridique, sont avant tout, en démocratie, le fruit de la loi votée par les représentants du peuple[81] ».

La volonté d’universaliser les droits fondamentaux européens se fait donc à rebours des États liés par ces règles. La logique universaliste des droits de l’homme l’emporte sur celle particulariste du droit international privé. L’énoncé universel des juges européens l’emporte sur les particularités étatiques des États-parties[82]. Mais, il faut bien admettre que le juge en charge de la reconnaissance ne fait ici qu’appliquer un des droits garantis par son ordre juridique. Il ne s’agit plus pour le juge d’appliquer son propre droit international privé, mais de faire place au droit étranger par le biais d’une valeur hiérarchiquement supérieure contenue dans son ordre juridique. Le juge national respecte ses engagements internationaux en appliquant un jus commune qui a une fonction transnationale.

Cette volonté de reconnaître s’explique volontiers dans un espace de communauté de droit, où les droits sont matériellement proches[83]. Pourtant, en droit de la famille les traditions juridiques peuvent être très différentes et l’absence de consensus en matière de gestation pour autrui en atteste. De plus, faire preuve de bienveillance ne doit pas signifier faire preuve d’un internationalisme béat face aux potentielles violations des droits de l’homme qui entourent le recours à la maternité de substitution. Les débats relatifs à l’admission de la gestation pour autrui éthique dans l’ordre interne ne doivent pas occulter la dure réalité de cette pratique dans les pays étrangers[84] et notamment les risques avérés de cas d’abandon d’enfants, de « soupçons de traite d’enfants » ou des risques humains pris par les mères porteuses[85].

Ainsi, loin d’être une solution sans reproche, l’état de la jurisprudence ne gomme pas toutes les difficultés. Une première solution pourrait venir de l’universalisation des règles. À défaut, une seconde issue est celle de l’universalisation des situations juridiques tout en préservant le particularisme des ordres juridiques.

Dans l’optique d’une universalisation des règles relatives à la gestation pour autrui, le recours au droit international public est nécessaire. On pourrait en effet souhaiter la création de conventions, encadrant le recours à la gestation pour autrui et réglant les problèmes de reconnaissance des actes de naissance à la suite du recours à une mère porteuse et de compétences des autorités publiques et judiciaires. Il peut s’agir de conventions bilatérales, mais également d’une convention multilatérale à l’image de la Convention du 29 mai 1993 relative à l’adoption internationale[86]. Des études sont en cours depuis 2015 à la Conférence de La Haye[87]. Un groupe d’experts nommés se réunit régulièrement pour faire l’état des difficultés. Un projet « filiation/maternité de substitution » est en cours d’élaboration[88]. Le groupe de travail a tenu à rappeler le problème particulier de la maternité de substitution en indiquant que « l’absence de règles uniformes de droit international privé en matière de filiation peut mener à des filiations bancales d’un pays à l’autre dans un certain nombre de situations et peut créer des problèmes significatifs pour les enfants et les familles[89] ». Plusieurs méthodes reprenant les différentes solutions des législations et jurisprudences nationales sont envisagées sans toutefois faire l’objet de consensus en l’état actuel des négociations[90].

Dans l’attente ou à défaut de l’adoption d’une convention internationale ou de conventions bilatérales, il est possible d’avoir recours à des méthodologies concrètes de résolution du litige international. Plutôt que d’universaliser la règle de droit, il faut envisager l’universalisation des situations juridiques[91]. Il s’agit d’apprécier les intérêts concrets des ordres juridiques en présence tout en s’intéressant aux conséquences de ces revendications sur les individus. Cela suppose de décentrer le raisonnement classique de droit international privé en faisant coexister dans le raisonnement de droit international privé les intérêts concrets des différents ordres juridiques et ceux des personnes privées concernées par la situation qui sont confrontées aux difficultés de circulation de leur situation juridique. Cette volonté d’universalisation des situations juridiques prescrit l’emploi de méthodes recognitives. La méthode de la reconnaissance en est un aspect, mais l’objectif de circulation commande un impératif d’anticipation du point de vue de l’autre ordre juridique. Cela implique notamment de penser à l’exportation de la situation dans l’ordre juridique étranger en faisant un usage raisonné de la compétence de l’ordre juridique de création de la situation.

L’Inde semble avoir pris ce parti en conditionnant sa compétence[92]. L’ordre juridique indien conditionne en effet l’accès aux étrangers souhaitant avoir recours à la technique de gestation pour autrui au respect de critères de rattachement à l’instar de ce qui existe en matière d’adoption internationale ou de protection des majeurs. Parmi eux figurent la légalité de la gestation pour autrui dans le pays d’origine des parents d’intention et la possibilité de reconnaître la filiation entre l’enfant et les parents d’intention dans l’État de réception.

En adoptant de tels critères, l’ordre juridique de création adopte une méthodologie recognitive, caractéristique de la méthode de la référence à l’ordre juridique compétent[93]. Cette méthode permet d’éviter les rapports juridiques boiteux en prenant en compte le point de vue concret de l’ordre juridique étranger. Elle commande de « faire une évaluation d’ordre fonctionnel relative au déroulement actuel ou futur des situations juridiques[94] ». En cela, l’ordre juridique tend, de manière unilatérale, à renouer avec la recherche de l’harmonie internationale des solutions et la coordination des ordres juridiques propres au droit international privé tout en respectant la nécessité de continuité du statut des personnes privées garantie par les droits fondamentaux. Le choix de telles méthodologies dépend cependant du bon vouloir des États.

En somme, confronté à des modèles familiaux divers, l’individu a l’opportunité de se séparer d’un déterminisme juridique pour choisir son mode de vie familial parmi un marché mondial de normes étatiques et choisir librement son statut, faire famille où il le souhaite et comme il le souhaite. Et, si désormais l’homo oeconomicus est encouragé à circuler librement, les droits fondamentaux servent d’instrument pour lui assurer l’existence d’une vie familiale stable, quels que soient ses déplacements, redistribuant les rôles classiquement dévolus à l’État et à l’individu. Le raisonnement classique de droit international privé s’incline devant des droits fondamentaux qui tendent à revêtir une fonction transnationale. Or, s’il peut exister une convergence d’objectifs entre les deux logiques, cela ne gomme pas tous les problèmes relatifs au respect des volontés des législateurs nationaux ou au respect des droits de l’homme des différentes personnes impliquées dans le processus de gestation pour autrui.

Devant de telles difficultés, la voie de la coopération multilatérale est la plus prometteuse, mais également la plus difficile à mettre en oeuvre. À défaut ou dans l’attente de la création d’un instrument international, il reste la voie unilatérale qui impose d’adapter le raisonnement de droit international privé au contexte de la maternité de substitution. L’enjeu devient alors de concilier ces différentes rationalités à l’oeuvre au prix de choix axiologiques et méthodologiques. En matière de gestation pour autrui, tout a un prix.