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En 1963, les auteurs de l’un des rares ouvrages consacrés au sujet indiquaient qu’il « serait notamment souhaitable qu’au cours des prochaines années, quelques thèses de Doctorat en Droit puissent être consacrées […] à certaines questions générales communes à l’ensemble de la Fonction Publique internationale », dans la mesure où « divers aspects de la Fonction Publique internationale […] fourniraient, en effet, s’ils étaient approfondis, matière à des thèses d’un intérêt indiscutable[1] ». Répondant parfaitement et actuellement à ce voeu resté largement pieux depuis un demi-siècle, la publication de l’ouvrage de Mme Thévenot-Werner, actuellement Maître de conférences à l’Université Paris II Panthéon-Assas, répond indiscutablement aux attentes de la doctrine et de la pratique.

En premier lieu, l’ouvrage lui-même, issu d’une thèse de doctorat soutenue fin 2014 au sein de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, impressionne par son volume de 1405 pages, préfacé par le Professeur Pierre Michel Eisemann. Mais c’est le sujet choisi qui place d’emblée ce travail récompensé par le prix de thèse du Département de droit international et européen de l’École doctorale de droit de la Sorbonne parmi les publications majeures de ces dernières années en droit international administratif. Cette branche de droit international, dont l’émergence est concomitante de celle des organisations internationales, a essentiellement connu son heure de gloire à l’occasion de travaux doctrinaux du début du siècle dernier[2]. Après quelques tentatives de transposition de théories administratives internes[3], la doctrine francophone a globalement délaissé la construction de systèmes théoriques dans ce domaine pour se concentrer sur son actualité technique et pratique[4]. Le droit de la fonction publique internationale, qui n’a fait l’objet que de peu de publications d’ampleur tout en restant étudié dans le cadre du droit des organisations internationales[5], en est l’aboutissement contemporain; il est défini par Mme Thévenot-Werner comme « la branche du droit international qui régit les droits et les obligations entre une organisation internationale et ses agents[6] ».

Toutefois, une certaine résurgence du droit international administratif semble à l’oeuvre depuis le début des années 2000, à la faveur de plusieurs facteurs. La mondialisation d’abord, qui interroge en tant que telle quant à l’avenir structurel et matériel des organisations internationales; l’émergence de théories invitant à repenser le cadre d’analyse des phénomènes juridiques issus de la mondialisation ensuite[7]. Celles-ci, faisant parfois appel à des notions de droit administratif entendu de manière large à l’instar du global administrative law[8] ou de l’école d’Heidelberg[9], ont pu ressusciter, pour les poursuivre, les débats du début du siècle dont la pertinence apparaît sous un jour nouveau à l’aune de la mondialisation. Parallèlement, un intérêt renaissant pour la comparaison des droits internes des organisations internationales et une prise de conscience doctrinale du phénomène de globalisation de certains droits nationaux, sans doute favorisée par la généralisation de la comparaison des droits[10], conduisent à une réelle émulation scientifique. Malgré un indéniable effet de mode[11] déclinant au sein de la doctrine internationaliste, ce mouvement a le mérite d’ouvrir de nouveaux champs de recherche, spécifiquement dans les droits nationaux dont les spécialistes gagnent à analyser leurs interactions avec le phénomène institutionnel international.

C’est dans ce contexte général que s’inscrit le monumental ouvrage de Mme Thévenot-Werner, qui présente les résultats d’une démarche inédite : comparer près d’une trentaine de procédures administratives internationales, dans le but d’en rechercher des éléments communs. À cet effet, une problématique très claire est dégagée : « déterminer si les agents internationaux ont droit à un recours effectif et dans quelle mesure ce droit est effectivement garanti[12] ». Pour mettre en évidence ce droit commun de la procédure administrative internationale, il s’agit d’analyser, de manière transversale et en dépassant la diversité des terminologies employées au sein des différents ordres juridiques partiels des organisations, les normes mettant en place et organisant ces recours, tout en testant continuellement leur effectivité. L’auteure dégage trois axes qui constituent la méthode principale de la recherche, reprenant une distinction chère à Kelsen en l’enrichissant de la dimension comparative qui fait tout l’intérêt de l’ouvrage. La norme telle qu’elle est formulée dans chaque organisation (sollen), la norme telle qu’elle existe effectivement (sein), et une comparaison systématique de ces deux éléments au sein de chaque ordre juridique partiel dessinent ainsi un schéma d’analyse. Ce dernier est appliqué de manière chronologique, en suivant les différentes étapes du recours. Une étude exhaustive étant impossible, la sélection des organisations étudiées est opérée grâce à trois critères : l’accessibilité de leurs dispositions internes, la densité de leur jurisprudence et leur caractère représentatif de la diversité tant des organisations internationales que de la manière dont elles mettent en place les procédures analysées[13]. L’auteure conclut à l’existence d’un droit à un recours effectif autonome — distinct de celui existant dans d’autres domaines comme celui des droits de l’homme — reconnu aux agents internationaux lorsqu’ils invoquent une décision supposément illicite rendue à leur égard[14]. Toutefois, Mme Thévenot-Werner relève que l’application de ce droit diverge et qu’aucun modèle complet ne se dégage à titre de référence. Enfin, elle note une dynamique du droit international général vers le droit de la procédure administrative internationale, soulignant les possibilités d’interactions entre ces deux ensembles normatifs et ouvrant des perspectives de recherche comme d’évolution du droit international général[15].

Conformément au formalisme universitaire français, l’ouvrage est divisé en deux parties, quatre titres et huit chapitres. S’intéressant d’abord aux conditions de l’existence d’un recours effectif, Mme Thévenot-Werner analyse dans une première partie les aspects institutionnels de ce droit, c’est-à-dire le droit à un recours effectif devant un organe indépendant et impartial. Après un parcours du cadre institutionnel des voies de recours distinguant les recours administratifs internes (chapitre 1) et les recours juridictionnels (chapitre 2), l’auteure étudie les conditions d’accès au juge administratif international, qui se divisent de manière classique entre les questions de la compétence — qui se trouve être personnelle et restreinte — (chapitre 3) et celles de la recevabilité (chapitre 4).

[L’auteure en conclut qu’il] existe une norme de droit international, principe général du droit international, en vertu de laquelle tout agent international a le droit de saisir une juridiction après épuisement des voies de recours administratives internes à l’organisation — qui doivent également être effectives — lorsque le litige porte sur une décision lui faisant grief qui été prise concernant sa relation contractuelle ou statuaire avec son organisation[16].

Mme Thévenot Werner entreprend ensuite, dans sa deuxième partie que l’on pourrait qualifier d’analyse des modalités de l’existence d’un recours effectif, l’étude du droit à un règlement équitable et effectif des différends. Reprenant la chronologie du recours adoptée en première partie, elle examine d’abord le contenu du droit à une procédure équitable au stade des recours administratifs internes à l’organisation (chapitre 5) puis juridictionnels (chapitre 6) avant d’étudier le droit à la mise en oeuvre d’une décision équitable. Ce dernier est examiné en distinguant d’une part la question des caractères de la décision juridictionnelle rendue — en termes de détermination de la réparation et de possibilités de contestations — (chapitre 7), d’autre part de la délicate question de l’exécution de l’acte mettant fin au litige (chapitre 8).

Les apports de l’ouvrage sont, indéniablement, considérables : il suffit pour s’en convaincre de le parcourir. Le lecteur, sensible à l’ampleur des connaissances présentées par l’auteure, en ressort grandi d’une compréhension approfondie du contenu de ce droit (trop) peu étudié, ainsi que de la jurisprudence administrative internationale, souvent méconnue. Malgré la somme imposante que constitue ce travail, le lecteur regrettera néanmoins l’absence d’approfondissement du lien entre le recours effectif en droit de la procédure administrative internationale et le recours effectif tel que conçu dans les systèmes de protection des droits de l’homme. Sans constituer une deuxième « thèse dans la thèse », ces éléments auraient sans doute gagné à être intégrés au sein de l’introduction, qui est particulièrement synthétique comparée aux développements. Cette même introduction aurait sans doute pu, de surcroit, présenter une justification plus complète de la sélection des organisations étudiées, laquelle peut apparaître rapide.

En outre, l’approche très positiviste retenue, qui implique une analyse très précise des normes et de la jurisprudence afférente qu’il n’est pas aisé de dépasser, a pour corolaire l’absence d’autres éléments utiles. Ainsi, certains développements relatifs aux raisons ayant motivé la création des règles étudiées manquent parfois au lecteur curieux ou souhaitant mettre en perspective leur existence positive, même si les motifs des différences de régimes juridiques entre organisations sont souvent questionnés. Dans le même ordre d’idées, les repères temporels sont fort rares, à tel point que les dates de création des juridictions étudiées, dont la liste exhaustive n’apparaît nulle part précisément, ne sont pas indiquées dans l’ouvrage[17] alors que l’un des fort utiles tableaux insérés aurait pu présenter rapidement ces données. Il est donc par moments, difficile de prendre du recul sur le raisonnement — peu contestable — présenté de manière convaincante par l’auteure, tout comme d’identifier des dynamiques historiques dans l’élaboration de ce droit commun.

La lecture de cet ouvrage relativement technique, qui peut susciter a priori de l’inquiétude vu son volume, est rendue agréable par un style très fluide ainsi qu’un plan très clair et parfaitement intuitif, qui permet de comprendre d’emblée chaque étape du raisonnement. Les notes de bas de page, préférant comme le texte principal l’exhaustivité et la citation substantielle d’extraits à l’illustration et à la mention, sont conséquentes et leur nombre pourra ponctuellement rendre la lecture quelque peu complexe. Le lecteur a parfois même le sentiment que certaines notes accueillent des éléments qui auraient gagné à intégrer les développements[18], notamment lorsqu’elles occupent une part très importante dans la démonstration. Ce choix, qui ne gênera pas le lecteur habitué aux sources foisonnantes, rend l’ouvrage peu accessible au public non spécialiste — mais là n’est pas son but. Le même constat doit être largement pondéré par le fait que ce nombre important de notes démontre encore une fois l’ampleur du travail de recherche accompli par l’auteure, qui semble friser l’exhaustivité. L’une des originalités appréciables de l’ouvrage réside également dans les 49 tableaux comparatifs intégrés directement dans le texte, et non placés en annexe. Leur présence apporte beaucoup de fluidité à la lecture et permet de se convaincre directement de la pertinence de la démonstration, tout en constituant une somme remarquable de données supplémentaires. Ce haut souci didactique, visant à donner au lecteur un maximum d’informations propres à emporter la conviction et que l’on retrouve dans le choix de citer très fréquemment des extraits de jurisprudence, est général. Il faut enfin mentionner la table de jurisprudence, dans laquelle l’auteure veille à préciser à nouveau[19], pour chaque affaire, la solution générale retenue par la juridiction, de sorte que cette partie de l’ouvrage constitue presque un manuel opérationnel de jurisprudence administrative internationale.

Au-delà de sa contribution évidente à l’étude du droit de la fonction publique internationale, l’ouvrage se révèle ainsi un outil précieux pour tout chercheur et praticien amené à travailler ponctuellement sur ces juridictions. Il constitue à l’évidence une, sinon la référence incontournable dans ce domaine.