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L’avènement de la mondialisation entraîne la montée en puissance d’une myriade d’acteurs non-étatiques, dont les activités s’étendent partout à travers le globe. Cette nouvelle réalité vient défier la vision traditionnellement stato-centré des relations internationales et les intellectuels développent le concept de « relations transnationales » afin de mieux rendre compte de la multiplicité des acteurs agissant désormais sur la scène internationale. Parallèlement, le droit national et international encadrant les activités de ces nouveaux acteurs peine à s’adapter à la rapidité croissante avec laquelle évoluent les interactions transfrontalières. Dans son ouvrage, De quoi Total est-elle la somme?, Alain Denault, docteur en philosophie de l'université Paris-VIII et directeur de programme au Collège international de philosophie à Paris, se penche sur la façon dont certaines multinationales instrumentalisent les failles du droit afin d’orchestrer des activités criminelles à l’échelle mondiale, en toute impunité.

Au cours de sa carrière, Alain Denault enseigne à l’Université du Québec à Montréal ainsi qu’à l’Université de Montréal. Il publie également plusieurs ouvrages, qui sèment la controverse : « En 2008, Barrick Gold poursuit Écosociété et les auteurs de Noir Canada, Alain Deneault et ses collaborateurs Delphine Abadie et Wiliam Sacher, pour 6 millions de dollars, soit 5 millions de dollars à titre de dommages moraux et compensatoires, plus 1 million de dollars à titre de dommages punitifs[1] ». Cette poursuite-bâillon représente un exemple frappant des risques auxquels s’exposent les auteurs qui, comme Alain Denault, persistent à dénoncer les actions frauduleuses des multinationales. Alors que le réchauffement climatique causé par pollution et la surexploitation des ressources naturelles exercent des pressions plus marquées que jamais sur les populations, entraînant migrations forcées et catastrophes naturelles, Alain Denault insiste sur l’importance de contraindre les multinationales à assumer leurs responsabilités en matière environnementale et sociale.

Dans De quoi Total est-elle la somme?, l’auteur s’emploie à décortiquer, dans une perspective critique, le motus operandi de la multinationale pétrolière et gazière française Total. Pour Alain Deneault, l’impunité de Total passe principalement par la corruption des États dans lesquels elle et ses filiales sont établies. Il expose la façon dont ces liens de connivence permettent à la multinationale d’influencer les législateurs nationaux et de développer des « enveloppes juridiques » sur-mesure afin d’entreprendre des activités telles que le trafic d’armes ou encore l’évitement fiscal, en toute légalité. À la manière d’un livre d’instruction, l’auteur présente, à chacun des chapitres de son ouvrage, un aspect différent de la stratégie déployée par Total afin d’assurer sa mainmise sur les marchés mondiaux : comploter, coloniser, collaborer, corrompre, conquérir, délocaliser, pressurer, polluer, vassaliser, nier, asservir et régir. L’ampleur des données colligées, que ce soit en termes de témoignages, de documents d’archives, d’articles de presse, de films documentaires ou encore de jurisprudences, donne d’autant plus de poids au sombre portrait dressé par l’auteur.

Au fil de son ouvrage, l’auteur expose les différentes façons dont Total est parvenue à passer entre les mailles du filet juridique. Dans un premier temps, Deneault retrace l’histoire de la multinationale française et explique la manière dont celle-ci est parvenue à établir son vaste empire pétrolier. Dans un deuxième temps, l’auteur se base sur la situation d’États tels que le Nigéria afin d’illustrer la façon dont la multinationale française exploite les failles du droit afin de mener librement des activités causant la destruction d’écosystèmes entiers. Finalement, à travers plusieurs cas dont celui des travailleurs birmans, l’auteur dénonce les violations massives et systématiques des droits humains perpétré par Total dans les pays où opèrent ses filiales.

Créée par la France au lendemain de la Première Guerre mondiale dans le but d’assurer son approvisionnement en pétrole, la multinationale sort rapidement du joug de l’État, lorsque que les grandes sociétés pétrolières de l’époque décident de se réunir au sein d’un cartel : « Les pouvoirs publics français perdent toute forme de contrôle sur leur créature, du fait de l’avoir fondée en l’intégrant à un consortium d’entreprises internationales qui édictent leurs propres règles[2] ». Selon l’auteur, Total profite largement de l’établissement de ce marché oligopolistique et ne recule devant rien pour étendre son vaste réseau d’influence aux quatre coins du globe : Pots-de-vin, tripotage d’urnes, évasion fiscale, trafic d’armes et même déclenchement de guerres civiles font parties des tactiques communément employées par la pétrolière française. Deneault explique comment l’empire colonial établit par la France en Afrique participe à faciliter l’implantation de Total et de ses filiales dans ces régions riches en ressources naturelles. Même après le retrait officiel de la France, la multinationale continue à exploiter la fragilité des régimes nouvellement indépendants en corrompant l’élite politique locale et en participant à l’éclatement de la violence dans plusieurs États africains. En effet, Deneault décrit la façon dont Total instaure un climat d’instabilité politique en vendant des armes et en finançant des groupes rivaux. La multinationale est gagnante sur tous les plans. En conclusion, bien que la multinationale française se soit affranchit rapidement du pouvoir de son créateur, elle profite néanmoins de sa présence au sein de nombreux pays colonisés pour étendre son empire pétrolier.

L’exploitation des énergies fossiles représente une activité extrêmement dommageable pour l’environnement et les activités de Total ne font pas exception à la règle. Afin d’illustrer cette réalité, Deneault dresse un portrait alarmant de la situation nigérienne : « L’équivalent d’une grande marée noire par années s’y déverse depuis plus de cinquante ans. Deux millions de tonnes de brut contribuent ainsi à la contamination des terres jadis arables[3] ». De surcroit, cette exploitation est loin de bénéficier aux populations locales. Au contraire, plusieurs sont expropriés de leurs terres et le Nigéria demeure l’un des pays les plus pauvres du continent africain[4]. Tel que souligné par l’auteur, la loi nigérienne ne confère aucun droit à la population en ce qui concerne l’exploitation pétrolière et gazière. Cela est loin d’être une coïncidence si l’on considère les sommes faramineuses versées par la multinationale française dans le but d’inciter les autorités nigériennes à maintenir un contexte juridique national favorable à leurs opérations.

En ce sens, Deneault met en lumière certaines des tactiques employées par les multinationales dans le but d’échapper aux poursuites en matière environnementale. Il se penche notamment sur le cas de la Shell petroleum development company of Nigeria, poursuivie devant la Haye pour actes de pollution et atteinte à la santé publique par des agriculteurs et des pêcheurs nigériens, soutenus par l’ONG les Amis de la Terre. À travers ce cas, l’auteur dénonce la pratique de certaines multinationales, consistant à exploiter la démarcation juridique établie entre les sociétés mères et leurs filiales installées au Nigéria. Ce principe est réaffirmé de manière systématique dans les communiqués de presse émis par Total : « Les entités dans lesquelles Total SA détient directement ou indirectement une participation sont des personnes morales distinctes et autonomes. […] TOTAL SA, sise à La Défense, ne saurait voir sa responsabilité juridique engagée du fait des actes ou omissions émanant desdites sociétés[5] ». En somme, Deneault soutient que les multinationales profitent de la corruption des gouvernements afin de mettre en place des systèmes de normes leurs permettant de continuer à mener des activités nocives pour la santé des populations et des écosystèmes, sans avoir à répondre de leurs actes devant la loi.

Finalement, selon l’auteur, l’implantation de Total et de ses filiales au sein des États se fait souvent au prix de l’asservissement des peuples et du bâillonnement des revendications populaires. À titre d’exemple, Deneault dénonce la relation qu’entretienait Total Myanmar avec le régime militaire Birman dans les années 1990, alors que la multinationale entreprennait la construction d’un gazoduc sous-marin et terrestre de 409 kilomètres des côtes birmanes dans le golfe de Martaban, au port de Ratchaburi, en Thaïlande. Selon l’auteur, la responsabilité de la multinationale française passe avant tout par son inaction face aux mesures barbares et répressives employés par l’État birman. Cependant, Total ne se limite pas à passer sous silence la souffrance provoquée par ses opérations, elle contribue également à la prospérité financière du gouvernement birman. En effet, plus de 75% des revenus du projet vont directement au régime militaire[6]. Tel que rapporté par un émissaire de la Commission des droits de l’homme de l’ONU au Myanmar :

Sous le régime militaire, le recours au travail forcé, bien qu’illégal, semble être institutionnalisé et les militaires se rendaient coupables de violations graves et systématiques : travail des enfants, militarisation des enfants, violences sexuelles, imposition de taxes arbitraires, confiscation de biens, évictions des terres, châtiments corporels, exécutions sommaires, restrictions abusives de la liberté de circulation, persécution religieuse, etc.[7].

Malgré l’accumulation de témoignages et de rapports incriminants, la multinationale sort indemne des poursuites judiciaires intentées contre elle et les victimes doivent mener un combat sans relâche afin d’espérer recevoir des réparations. Pour illustrer l’invulnérabilité juridique dont profite Total, l’auteur présente la plainte déposée par l’association Sherpa ainsi que plusieurs victimes de travaux forcés contre les dirigeants de Total Myanmar, Thierry Desmarest et Hervé Madéo, auprès du tribunal de Nanterre, en 2002. Il explique la façon dont les avocats de la multinationale sont parvenus à exploiter les failles du droit français afin de tirer leur épingle du jeu : la notion de « travail forcé » n’existe pas en droit français, ce qui vient de facto invalider la plainte des demandeurs. Cette nouvelle circonstance vient décourager les victimes qui finissent par retirer leur plainte en 2005, suite à un règlement à l’amiable entre leurs avocats et ceux de Total. En bref, Deneault démontre comment Total à su profiter du vide juridique existant afin d’apporter un soutien moral, financier, logistique et militaire à un régime perpétrant des violations massives des droits humain.

Pour conclure, De quoi Total est-elle la somme? est un ouvrage imposant, comportant un peu plus de quatre-cent pages. L’enchevêtrement ainsi que la complexité des informations qui sont présentées au sujet des vastes réseaux développés par la multinationale peuvent parfois rendre la lecture quelque peu laborieuse. Néanmoins, Deneault fournit, en fin d’ouvrage, une liste chronologique abrégée des événements relatés ainsi qu’un schéma représentant les différentes branches de la multinationale. Ces éléments facilitent grandement la compréhension ainsi que la contextualisation des faits abordés. Malgré cette critique, il s’agit, dans l’ensemble, d’une oeuvre bien structurée et les idées qui y sont développées sont claires et concises.

Deneault amène des arguments percutants et adresse une critique audacieuse à l’endroit non seulement de Total mais également des différentes instances participant à son impunité. La façon directe et même parfois cynique avec laquelle l’auteur expose les faits permet de lever le voile opaque reposant sur les atrocités commises par la multinationale française. La thèse développée par Deneault s’inscrit dans une vision post-westphalienne du monde, s’intéressant à la façon de plus en plus affirmée dont le pouvoir des multinationales transcende aujourd’hui la souveraineté des États. Cette perspective est d’autant plus pertinente dans le contexte moderne, caractérisé par la globalisation.