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En octobre 2016 à Bruxelles, le premier ministre du Canada Justin Trudeau rencontrait le président du Conseil européen Donald Tusk et le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker lors du 16e Sommet Canada-Union européenne (UE). À cette occasion, deux accords ont été signés, qui concluaient sept années de négociations communes : l’Accord économique et commercial global (AECG) et l’Accord de partenariat stratégique (APS). Le premier est un accord bilatéral de partenariat économique, alors que le second couvre les enjeux non économiques de ce partenariat, tels que la paix et la sécurité, les droits humains et l’état de droit, la croissance durable et l’environnement, la diversité culturelle et l’intégration. La déclaration commune du sommet rappelait alors que la signature de ces documents constituait « une étape historique dans le renforcement et l’approfondissement de nos relations[1] ».

Cet article s’interroge sur le bien-fondé de cette déclaration et tâche de déterminer dans quelle mesure les acteurs canadiens (opinion publique, médias, décideurs politiques, partenaires économiques, société civile) perçoivent l’UE comme étant l’un des partenaires stratégiques importants du Canada. Certes, il existe un large consensus sur l’idée que le Canada et l’UE sont des partenaires naturels, du fait de leurs similitudes économiques, culturelles et historiques, et en raison de la multiplicité d’organisations et accords internationaux dont ils sont parties. Cependant, il y a un pas à franchir pour faire de ce partenariat une relation stratégique, c’est-à-dire fondée sur l’identification conjointe d’un certain nombre d’objectifs de long terme et la définition de mesures concrètes à mettre en oeuvre afin de les atteindre.

De plus, aborder la question de la relation Canada-UE est pertinente dans le contexte de la mise à jour de la Stratégie globale pour la politique étrangère et de sécurité de l’UE (SGUE), publiée en juin 2016[2]. Comme les analystes l’ont rapidement observé[3], cette SGUE se caractérise par son pragmatisme et l’éloignement du discours classique et idéaliste de la « puissance normative » de l’Europe et des valeurs promues par cette dernière. Nous verrons dans ce texte que c’est sans doute la première fois que l’UE définit de façon aussi précise ses orientations stratégiques dans un document de la sorte, y compris à quelques reprises concernant le Canada.

Dans ce contexte, deux questions guident le présent article. Premièrement, quels sont les défis auxquels l’UE est confrontée dès lors qu’il s’agit d’améliorer sa réputation au Canada ? Deuxièmement, est-ce que les perceptions des acteurs locaux correspondent aux objectifs promus dans le discours officiel qui voit dans le Canada et l’UE des partenaires stratégiques ? Cette réflexion fait partie d’une étude plus large menée auprès des dix partenaires stratégiques de l’UE dans le contexte de la mise en oeuvre de la SGUE[4]. Elle s’inscrit dans une réflexion sur la réputation internationale définie comme « une croyance partagée concernant le caractère ou la nature d’un référent, basée sur une série d’informations, d’associations et de messages sociaux[5]. » La construction de la réputation est fondée sur des faits sociaux intersubjectifs, sur des signaux envoyés, mais surtout sur la réception de ces signaux qui peuvent éventuellement être mal interprétés par ses référents. Comme le sociologue Gary Alan Fine l’explique : « les réputations sont des représentations collectives qui existent à travers les relations sociales. Une réputation n’est pas l’opinion qu’un individu se fait d’un autre ; c’est plutôt une image partagée et établie collectivement. Les réputations sont inscrites dans les relations sociales, et par conséquent, la réputation est profondément liée aux formes de communications établies au sein d’une communauté[6] ».

Pour déterminer comment les acteurs canadiens perçoivent l’UE, cet article s’appuie sur la méthodologie suivante. Dans un premier temps, une analyse de contenu de la presse écrite a été menée sur une période de temps limitée – du 1er avril au 30 juin 2015 – auprès de trois quotidiens canadiens : The Globe and Mail, le National Post et La Presse. L’analyse a été menée en faisant usage des outils PressDisplay et Eureka et le contenu a ensuite été codé manuellement. Au total, l’analyse repose sur 598 publiés sur l’UE et ses institutions. Deuxièmement, un sondage d’opinion a été conduit par TNS Global en août 2015, dans le cadre du projet dont cet article fait partie. Le sondage a porté sur un échantillon représentatif de 1022 Canadiens âgés de 16 à 64 ans. Troisièmement, douze entrevues semi-dirigées ont été menées en français et en anglais, au printemps et à l’été 2015, auprès de décideurs politiques, experts et représentants des médias, de la société civile et de la communauté des affaires.

La première section de l’article résume l’historique des relations entre le Canada et l’UE telle qu’elle apparait dans la littérature spécialisée. La deuxième section présente l’état général des perceptions de l’UE au Canada du point de vue des trois groupes cible – médias, opinion publique, élites – tel qu’il ressort de l’analyse effectuée en 2015. Enfin, la troisième section identifie trois enjeux qui sont centraux pour comprendre pourquoi l’UE peine à améliorer sa réputation au Canada : le rôle dominant des États-Unis, l’impact négatif des diverses crises vécues par l’UE lors des dix années précédant l’étude, et la difficulté des Européens à envoyer un message clair à la communauté politique diverse et multiniveaux qu’est le Canada.

I. Histoire des relations Canada-UE

Bien que la littérature spécialisée sur les relations Canada-EU ait connu un renouveau dans le contexte de la négociation de l’AECG, d’un point de vue général elle reste rare[7]. Historiquement, les relations entre le Canada et l’UE ont connu quatre phases[8]. Au cours des années 1960, la première phase fut marquée par l’indifférence. Le Canada et la Communauté européenne (CE) étaient caractérisés par un manque de connaissance mutuelle et d’intérêt réciproque. La politique étrangère du Canada était confrontée à un choix binaire entre l’alignement avec les États-Unis d’un côté et la préservation d’une relation privilégiée avec le Royaume-Uni et le Commonwealth de l’autre. D’ailleurs, c’est seulement avec la première demande d’adhésion du Royaume-Uni à la CE que cette dernière gagna un certain intérêt et une certaine couverture médiatique au Canada.

Cette phase initiale d’indifférence fut suivie d’une phase d’avancées. En 1973, avec l’adhésion du Royaume-Uni à la CE, émergea chez les officiels Canadiens un sentiment que le Canada était en passe de perdre son statut de partenaire économique privilégié des Britanniques. Simultanément, la crise économique toucha les États-Unis puis le reste du monde occidental. La fin du système de Bretton Woods et l’instauration par le gouvernement américain de nouvelles taxes d’importation eurent un effet significatif sur l’économique canadienne, dont 70 % des exportations allaient vers les États-Unis. Par conséquent, le premier ministre Pierre-Elliot Trudeau et son Secrétaire aux Affaires étrangères Mitchell Sharp élaborèrent la « Troisième voie », une stratégie destinée à diversifier la politique étrangère du Canada et à réduire la dépendance envers l’économique américaine[9]. La Troisième voie ne portait pas sur l’Europe ou la CE en particulier, mais le début d’une relation institutionnalisée avec cette dernière en fut une des conséquences. En 1976, le Canada et la CE signèrent leur premier « Lien contractuel », un accord-cadre qui formalisait un ensemble de principes généraux dans les domaines de la coopération économique et commerciale[10]. La même année, la CE ouvrit à Ottawa sa représentation diplomatique, répondant ainsi à l’accréditation diplomatique que le Canada avait obtenue auprès d’elle à Bruxelles dès 1960.

Le Lien contractuel, et la Troisième voie plus généralement, eurent un effet limité sur le partenariat, notamment parce que les investisseurs des deux côtés de l’Atlantique n’y trouvaient pas un grand intérêt[11]. Au cours des années 1980 et 1990, ce manque d’enthousiasme de la part du milieu des affaires se poursuivit et une phase de tensions apparut suite à une série de conflits commerciaux. La CE mit en oeuvre son premier moratoire sur le commerce des produits du phoque en 1983. Entre 1994 et 1996, lors de ce qui est depuis appelé la Guerre du flétan, le Canada protesta – y compris militairement – contre la surpêche de navires espagnols, soutenus par la CE, dans les eaux internationales de l’Atlantique Nord[12]. De plus, le Canada commença à s’opposer plus fermement à la Politique agricole commune de l’UE lors des négociations commerciales de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT). Ces évolutions s’accompagnaient alors d’un retour de l’option continentaliste dans la politique étrangère canadienne – à savoir un alignement plus poussé avec les États-Unis[13].

Finalement, la seconde moitié des années 1990 et les années 2000 furent caractérisées par une phase d’hésitations concernant l’avenir commercial du Canada dans un contexte de mondialisation des échanges et accords internationaux. L’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) fut signé en 1994 et suivi par une série de rencontres bilatérales entre les États-Unis et l’UE concernant la possible création d’une zone de libre-échange transatlantique[14]. Craignant une nouvelle fois de se trouver marginalisé, le gouvernement canadien parvint à convaincre son homologue allemand et la Commission européenne de mener le dialogue sur une base tri- et non bilatérale. Un premier sommet Canada-UE fut organisé à Ottawa en 1996, qui fut accompagné par une Déclaration politique et un Plan d’action conjoint qui institutionnalisaient les rencontres politiques de haut niveau entre les dirigeants européens et canadiens. Le premier ministre Jean Chrétien fit pression pour faire adopter un accord commercial ALENA-UE, qui ne fut cependant jamais approuvé par l’UE, les États-Unis et le Mexique.

Depuis 2009, on a sans doute assisté à l’émergence d’une cinquième phase dans le partenariat entre le Canada et l’UE, qui pourrait être décrite comme une phase de renouveau symbolisé par la ratification de l’AECG et de l’APS. Les deux accords sont entrés en vigueur de façon provisoire en septembre 2017, même si la ratification finale de l’AECG reste incertaine à l’heure d’écrire cet article en raison des barrières politiques et légales qui entourent le chapitre qui a trait au mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États[15]. À nouveau, il faut noter que l’initiative de ces accords est majoritairement venue du Canada, apparaissant comme une solution possible à l’échec du cycle de négociations de Doha à l’OMC et à la crise financière de 2008 aux États-Unis, qui a une fois de plus démontré la vulnérabilité canadienne aux chocs économiques vécus par son voisin du sud.

Outre l’AECG, les relations Canada-Europe au tournant des années 2010 sont marquées par une implication accrue du milieu des affaires et une ambition de dépasser la dimension purement commerciale du partenariat. Les investisseurs et le gouvernement canadien, semblant percevoir un désintérêt croissant des États-Unis envers le Canada et l’ALENA, se sont mis en quête d’alternatives sérieuses[16]. L’AECG représente un nouveau type d’accord commercial, centré sur l’harmonisation des normes et des barrières non tarifaires, ce qui est perçu comme une opportunité stratégique par le milieu des affaires canadiennes, et par les Européens comme un modèle utile dans la perspective d’accords économiques futurs, notamment avec les États-Unis[17].

Que nous enseigne ce rapide état des lieux historique sur la nature du partenariat entre le Canada et l’UE ? Croci et Verdun concluent que la dimension stratégique du partenariat a échoué en raison des hésitations canadiennes et de l’indifférence européenne[18]. Le Canada a toujours été plus intéressé par l’UE que l’UE par le Canada, mais y compris du côté canadien, la plupart des initiatives se sont faites en réaction, lorsque le partenariat stratégique fondamental – avec les Américains – était menacé. Dans son résumé des approches canadiennes vis-à-vis de l’UE, Evan Potter identifie quatre éléments forts : le besoin de gagner un accès aux marchés européens (exportations et investissements) ; le fait que les relations entre le Canada et l’UE sont largement influencées par les relations entre le Canada et les États-Unis ; une tendance à ce que le partenariat soit mené par l’État et la bureaucratie, avec peu d’intérêt de la société civile et des affaires ; et une frustration de la part des autorités envers la tendance qu’ont les États-Unis et l’Europe à ignorer les spécificités canadiennes lorsqu’ils évoquent le partenariat transatlantique[19].

Un autre enjeu qui a progressivement gagné une certaine attention dans la littérature sur le Canada et l’UE est la sécurité internationale. Cette littérature a principalement mis l’accent sur le fait que la politique étrangère du Canada – incluant ses interventions militaires, de maintien de la paix et ses engagements dans les traités multilatéraux – avait toujours combiné trois tendances : le continentalisme (un alignement avec les États-Unis pour des raisons géopolitiques), l’européanisme (en raison d’une certaine proximité culturelle avec l’agenda de politique étrangère de nombreux États européens) et l’internationalisme (une façon pour le Canada d’affirmer son identité internationale comme médiateur et puissance normative)[20]. Ce qui réunit ces trois tendances, c’est la volonté constante de la part du Canada de rapprocher ses partenaires américain et européen autant que possible, en insistant sur la communauté de valeurs qu’ils représentent. En d’autres termes, le transatlantisme, qui passe notamment par un engagement de long terme au sein de l’OTAN, est vu comme la stratégie privilégiée pour éviter la marginalisation dans la communauté internationale[21]. Toujours dans le domaine de la sécurité, on note également un rapprochement stratégique qui s’est opéré entre le Canada et l’Europe sur les enjeux de migration, de contrôle aux frontières et de surveillance dans le cadre de la lutte antiterroriste[22].

Enfin, on ne peut terminer cette première section sans mentionner que la recherche n’a que très rarement abordé la question des perceptions canadiennes de l’UE. Une étude portant sur les débats parlementaires, les plateformes électorales, la presse écrite, les sondages d’opinion existants et des rapports de think tanks, et couvrant la période 2000-2009, est parvenue à des conclusions semblables à celles évoquées jusqu’ici[23]. L’UE y est perçue de façon positive par les officiels du gouvernement lorsqu’il s’agit de sa puissance commerciale, mais elle est critiquée pour son protectionnisme en matière d’agriculture ; les partis politiques démontrent peu d’intérêt pour l’UE en général ; la presse écrite apparait désintéressée elle aussi, malgré un intérêt croissant suite à l’initiation des négociations commerciales bilatérales ; les sondages d’opinion sur la relation entre les deux partenaires manquent ; et la perspective d’un accord de libre-échange entre Canada et UE reçoit un accueil positif de la part des think tanks ancrés dans le milieu des affaires. En conclusion, l’UE occupe une position assez distante dans l’esprit des Canadiens si l’on excepte la dimension commerciale. Par ailleurs, une perception généralement négative de l’UE dans la presse écrite canadienne a également été observée dans une étude de 2007 qui faisait apparaitre l’UE comme étant divisée, manquant de puissance et se trouvant à la croisée des chemins après plusieurs décennies de succès économique et politique[24].

En conclusion, la littérature scientifique sur les relations Canada-UE s’accorde sur le fait que le partenariat a échoué jusqu’à récemment à être davantage qu’une relation commerciale pragmatique, en dépit du fait que les deux parties partagent beaucoup en termes de valeurs, d’héritage culturel, d’intérêts de sécurité, etc. Par conséquent, ce partenariat reste sous-exploité[25]. De nombreux autres enjeux politiques, qu’il s’agisse des questions de citoyenneté et d’intégration des migrants, de la sécurité énergétique et du développement durable, ou encore des enjeux de gouvernance multiniveaux auxquels le Canada comme l’UE sont confrontés, sont apparus plus récemment dans le dialogue politique entre les deux parties, mais ils n’ont pas fait l’objet de mesures concrètes jusqu’à l’adoption de l’APS de 2016[26].

II. Les perceptions canadiennes de l’UE

Cette deuxième section se penche sur l’état des perceptions canadiennes de l’UE à partir de données originales collectées par l’auteur : analyse de la presse écrite, sondage d’opinion et entrevues menées en 2015. Deux questions sont abordées : l’UE est-elle vue comme un partenaire stratégique pour les acteurs canadiens ? Existe-t-il une diversité de perceptions selon que l’on observe l’opinion publique et les élites ?

A. Visibilité limitée et indifférence du public

Dans le sondage d’opinion commandé pour le projet dont cette étude fait partie, la visibilité de l’UE au Canada a été mesurée indirectement. Les répondants ont été invités à exprimer leur opinion générale (positive ou négative) vis-à-vis de plusieurs États et organisations internationales. Une non-opinion (« ne sait pas/ne peut pas répondre ») était interprétée comme un manque de visibilité. Dans le sondage, l’UE se trouvait derrière tous les autres États inclus dans le questionnaire (Brésil, Chine, États-Unis, Inde, Japon, Russie), avec 14,6 % des répondants qui n’exprimaient aucune opinion à son propos. En revanche, l’UE apparaissait comme plus visible que la plupart des autres organisations internationales (OMC, Banque mondiale, ASEAN, Mercosur, ALENA, OTAN), à l’exception des Nations unies. Cette position reflète bien le statut ambigu – ni État ni organisation internationale – qui domine traditionnellement dans les perceptions du public à l’égard de l’UE[27].

Concernant les médias, les trois quotidiens de presse écrite sélectionnés pour l’analyse ont publié un nombre significatif d’articles qui mentionnaient l’UE : 598 sur la période de trois mois analysée. À titre indicatif, c’est largement supérieur à la moyenne des dix pays étudiés dans le projet collectif (476 en moyenne sur la période de trois mois). Bien que cela puisse être interprété comme un indicateur de visibilité importante, il convient de nuancer le propos. La plupart des articles étaient placés dans la section « affaires » des trois quotidiens, ils étaient typiquement d’une longueur faible ou moyenne (70 % du total était des articles de 800 mots ou moins), et la plupart de portaient pas en priorité sur l’UE. Moins de 20 % du total des articles se concentrait majoritairement sur l’UE, alors que 45 % ne faisaient que la mentionner brièvement. De plus, une limite importante de l’étude est que les trois mois analysés (avril-juin 2015) ont connu une série d’événements inhabituels dans l’actualité européenne : les élections générales britanniques et le début d’un débat sur le Brexit, le pic de la crise économique et politique entre le gouvernement grec et les autorités européennes, et la crise des réfugiés en mer Méditerranée. La presse s’est largement fait l’écho de ces enjeux, alors que des sujets européens plus traditionnels comme la politique commerciale ou la politique de concurrence ont eu beaucoup moins de visibilité. Le contexte de l’étude ne permet pas de vérifier si le nombre d’articles mentionnant l’UE a baissé une fois ces moments de crise passés, mais on peut le supposer.

Enfin, certaines élites interviewées au cours de la recherche ont pointé du doigt l’enjeu de l’indifférence du public, en profitant souvent pour critiquer la faiblesse de la couverture médiatique internationale. Ainsi, un acteur de la société civile a déclaré : « pour pouvoir être informé, avoir une vraie information sur ces enjeux [européens], il faut vraiment la chercher. Nous sommes un pays très insulaire, donc c’est un peu comme si les gens se disaient : “qui se soucie de ce qui se passe en Europe ?” ».

B. Un partenaire économique et commercial important

Dans l’étude, la couverture médiatique de l’UE dans les trois quotidiens était largement consacrée à l’économie : 66 % des articles sur l’UE dans The Globe and Mail, 62 % dans le National Post et 55 % dans La Presse. La principale explication de cette tendance est sans aucun doute la couverture de la crise économique grecque, un enjeu médiatique d’importance au printemps 2015. Parmi tous les articles sur l’UE consacrés à l’économie (374 au total), 52 % portaient sur la crise grecque. Par ailleurs, un codage des acteurs et institutions mentionnés dans les articles a permis de constater que la Banque centrale européenne était l’institution européenne la plus visible (mentionnée 173 fois) et que son président Mario Draghi était l’officiel européen le plus cité (40 fois contre 28 pour le Président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker et 22 fois pour la Haute représentante pour la politique étrangère et de sécurité Federica Mogherini). Cette tendance a d’ailleurs été confirmée par le sondage d’opinion qui a fait ressortir que 47,8 % des Canadiens avaient « définitivement » ou « vraisemblablement » entendu parler de la Banque centrale européenne ou lu à son propos, comparé à 32,8 % pour la Commission, 42,1 % pour le Parlement ou 44,1 % pour le drapeau européen.

Si l’on excepte la crise grecque, le commerce est un enjeu perçu comme étant significatif de la part des médias, du public et des élites lorsqu’il s’agit des relations avec l’Europe. Dans le sondage, l’opinion publique considérait que l’UE était un acteur performant dans ce domaine (56 % évaluant cette performance comme « bonne » ou « plutôt bonne » contre seulement 3,7 % comme « mauvaise » ou « très mauvaise »). Comme avec la plupart des réponses au sondage, notons que le taux de réponses neutres (« ni bonne ni mauvaise ») était plutôt élevé, avec 17,1 % dans ce cas, et le taux d’abstention (« ne sait pas/ne peut pas répondre ») encore plus, avec 25,1 %, ce qui témoigne une nouvelle fois d’un degré élevé d’indifférence. Cependant, le commerce mondial est le secteur d’activité à propos duquel l’UE a reçu l’évaluation la plus positive de la part de l’opinion publique canadienne, si l’on excepte le tourisme, arrivé en premier. Le commerce a également été perçu comme l’enjeu à propos duquel la relation avec le Canada était la plus fondamentale, 58,2 % des répondants étant « d’accord » ou « plutôt d’accord » avec l’affirmation selon laquelle l’UE est un partenaire commercial important du Canada, et 48,8 % que l’UE est un investisseur important au Canada.

Cette perception générale du public est corroborée par le contenu des médias, où le commerce est apparu comme le deuxième enjeu économique le plus visible (après la crise grecque donc). Au total, 49 articles ont mentionné la politique commerciale de l’UE, dont 37 plus spécifiquement l’AECG. En raison de ce dernier, le commerce est également l’enjeu qui connait le plus de résonance locale[28] dans la presse écrite : dans l’analyse, 43 % des articles avec une résonance locale (sur un total de 93 articles) ont concerné l’AECG.

Plus encore que l’opinion publique ou les médias, ce sont avant tout les élites politiques et économiques qui font de l’AECG un enjeu central. D’un point de vue général, l’accord a reçu un accueil positif dans les entrevues, en dépit des craintes exprimées par certains acteurs concernant le marché des produits laitiers au Québec et en Ontario et l’accès aux marchés publics canadiens. L’AECG semble surtout avoir renforcé l’image déjà dominante de l’UE comme acteur commercial de premier plan. Certains acteurs impliqués dans la négociation de l’Accord ont notamment reconnu que la capacité de l’UE à parler d’une seule voix dans les négociations commerciales bi- et multilatérales était particulièrement importante.

Par ailleurs, l’AECG a généralement été vu par les élites canadiennes comme un accord moins controversé que la plupart des autres accords commerciaux dans lesquels le Canada était impliqué, comme l’ALENA ou le Partenariat transpacifique (TPP), tous deux marqués par les hésitations américaines et par le risque du développement de normes au rabais promues par le Mexique ou certains pays asiatiques. Un membre d’un think tank économique a résumé cette impression générale de la façon suivante :

Les gens, en général… c’est très intéressant […]. Il y a beaucoup moins d’aversion pour l’AECG que pour n’importe quel autre accord commercial significatif dont je me souvienne. […] J’ai des amis universitaires qui sont typiquement protectionnistes au plus profond d’eux-mêmes. Mais « plus de fromage, plus de vin – Oui ! » Donc vous avez cette sorte d’étiquette. La marque « Europe », je pense qu’elle est très forte ici. Donc c’est sûr que ça accroit la sensibilisation à l’AECG, à travers toutes ces discussions.

La centralité de l’AECG dans la relation Canada-Europe illustre d’ailleurs un aspect intéressant de la SGUE. Non seulement le document stratégique présente l’AECG comme un document de référence qui servira de modèle pour les négociations futures avec des partenaires comme les États-Unis, le Japon ou l’Inde ; il évoque également l’idée que les accords commerciaux globaux, de nouvelle génération, sont partie intégrante d’une diplomatie économique dont la stratégie consiste à promouvoir un ordre mondial fondé sur les règles que l’UE tâche de défendre[29].

C. De partenaire commercial à partenaire stratégique ?

Ayant l’histoire des relations Canada-UE en tête, il n’y a rien de surprenant à ce que le commerce soit vu comme le principal domaine de coopération par l’opinion publique et les acteurs locaux. Pourtant, comme nous l’avons vu dans la première section de ce texte, les représentants officiels des deux côtés de l’Atlantique ont fait des efforts significatifs pour élargir le partenariat, à travers la ratification de l’APS, qui couvre les enjeux non commerciaux. Dans quelle mesure notre étude reflète-t-elle ce mouvement vers un partenariat qui n’est plus vu uniquement sous l’angle de l’économie ?

L’analyse de l’opinion publique a confirmé que cette transition restait peu évidente. D’une part, l’UE restait principalement associée à l’économie (pour 40,7 % des répondants) et aux enjeux politiques dans une moindre mesure (33,8 %). D’autre part, des secteurs tels que le développement social, la science et la technologie, la culture, n’étaient pas associés à l’UE par le public. Là encore, le taux d’abstention – 25 % en moyenne – alimente l’impression d’indifférence ou de méconnaissance à l’égard de ces enjeux, pourtant considérés comme primordiaux dans l’APS. La performance de l’UE comme acteur politique a principalement été vue sous l’angle de la contribution européenne à la coopération régionale et internationale en matière de justice et d’état de droit, ainsi que de défense des libertés de la presse. Des politiques comme les opérations militaires ou le maintien de la paix ont reçu une évaluation moins positive dans le sondage.

L’analyse de médias a offert un parallèle intéressant avec ce sondage d’opinion. La couverture médiatique de la politique étrangère (non commerciale) de l’UE était plutôt faible (76 articles au total) et principalement centrée sur le rôle de l’UE dans le conflit entre la Russie et l’Ukraine (20 articles), suivi par la négociation sur le programme nucléaire iranien (7 articles). Le rôle de l’UE vis-à-vis de l’Iran était vu positivement par la presse, mais son implication dans le conflit russo-ukrainien recevait une évaluation beaucoup plus nuancée. La couverture médiatique des enjeux environnementaux et énergétiques s’est avérée rare (respectivement 16 et 6 articles), ce qui est surprenant si l’on considère l’importance que revêt l’exploitation des ressources naturelles dans l’économie canadienne. De plus, il n’y a eu pour ainsi dire aucune couverture médiatique des enjeux de recherche, science et technologie au cours des trois mois étudiés (un article). Pris ensemble, ces chiffres suggèrent que les enjeux non économiques peinent à se tailler une place dans les médias canadiens, ce qui limite considérablement l’ambition européenne de s’afficher comme un partenaire stratégique.

Les entrevues avec les élites ont offert un tableau légèrement différent, ce qui reflète davantage la dimension stratégique du partenariat. La sécurité transatlantique, un héritage culturel commun, une même vision du monde, et un engagement commun envers le multilatéralisme sont autant d’éléments qui ont été évoqués à plusieurs reprises dans ces entrevues. « Une vision commune » (like-mindedness) est une expression qui a été utilisée par plusieurs acteurs pour référer aux enjeux de sécurité conjoints entre le Canada et l’UE ou à la similitude de leurs modèles sociaux respectifs. Les élites canadiennes ont partagé le sentiment que le développement social – incluant la politique internationale d’aide au développement – était un enjeu sur lequel l’UE pouvait servir de modèle pour le Canada. L’étude a également permis de mettre en évidence que cette communauté de valeurs tenait sans doute en partie au fait que de nombreuses élites canadiennes entretenaient des liens personnels avec l’Europe, la majorité d’entre eux ayant des origines familiales européennes, voire une double citoyenneté dans certains cas.

À l’image des médias et perceptions du public, l’énergie et l’environnement ont reçu une évaluation plutôt négative de la part des élites. Alors que certaines élites économiques ont pointé les opportunités d’affaires qui pouvaient exister entre le Canada et l’Europe concernant le marché de l’énergie, c’est plutôt un désintérêt général qui prévalait, le marché canadien étant très largement tourné vers les États-Unis. Concernant les enjeux environnementaux, certains acteurs ont reconnu la valeur des standards élevés et ambitieux promis par l’UE en matière d’émission de gaz à effet de serre. Cependant, d’autres n’ont pas hésité à caractériser le discours européen en la matière comme opportuniste, l’Europe n’ayant pas besoin de se reposer sur l’exploitation des ressources naturelles pour faire croitre son économie. En réalité, les enjeux reliés à la protection de l’environnement, tels que la maltraitance supposée des phoques ou l’exploitation économique de l’Arctique, ont souvent fait l’objet de controverses entre les deux parties[30]. Un lobbyiste canadien a d’ailleurs qualifié ces enjeux de « quasiment inexistants » ; une activiste de la société civile a déclaré avec certitude : « je ne crois tout simplement pas que ce soit important dans la relation » ; un officiel du gouvernement a rappelé que le Canada et l’UE étaient « deux espèces différentes » difficilement comparables, car l’UE produisait 20-25 % de son énergie à partir de sources propres, contre seulement 3-4 % au Canada.

Enfin, les politiques de l’UE dans le domaine de la recherche et la technologie ont été évaluées plus positivement par les élites que par l’opinion publique générale ou par les médias, en dépit d’un consensus sur le fait que ces politiques étaient très mal connues et peu débattues hors des cercles spécialisés, ce qui se traduisait par un manque de projets communs et de coopération entre les deux parties.

En conclusion, l’analyse confirme une tendance évoquée dans plusieurs entrevues, à savoir que pour comprendre la nature de la relation entre le Canada et l’UE, il convient de dessiner différents cercles. Alors que le public a une connaissance faible de l’UE, la façon dont elle fonctionne, qui sont ses acteurs principaux, en partie en raison d’une couverture médiatique limitée (en particulier hors de la presse écrite), il existe environ 200-300 individus – élites politiques, communauté des affaires, universitaires, journalistes – qui possèdent une connaissance aboutie de l’UE. Cette connaissance des institutions et politiques européennes au sein des élites s’est certainement accrue dans le contexte de l’AECG et de la crise économique de la zone euro. Cependant, y compris sur ces enjeux, un lobbyiste interviewé a rappelé l’importance de distinguer entre les grandes entreprises multinationales, fonds ou banques basés à Toronto, Montréal, Ottawa ou Calgary, très au fait des opportunités liées à l’AECG, et les petites et moyennes entreprises qui forment le coeur de l’activité économique canadienne et qui connaissent généralement mal les contours de l’Accord. Au final, les enjeux non économiques de l’APS restent peu visibles et secondaires au sein du public, des médias et dans une moindre mesure des élites. En particulier, il est significatif que la coopération UE-OTAN ait reçu si peu d’attention – y compris de la part des élites – alors qu’elle est le sujet principal de la SGUE quand elle aborde les liens entre le Canada et l’Europe.

III. Les défis de la gestion de la réputation de l’UE au Canada

Après avoir brossé l’état des lieux des perceptions canadiennes de l’UE dans la section précédente, cette troisième partie offre une série d’explications possibles à la difficulté pour l’UE de construire l’image d’un partenaire stratégique du Canada.

A. Toujours dans l’ombre des États-Unis

D’un point de vue économique, la relation du Canada avec les États-Unis reste sans commune mesure avec toute autre relation bilatérale. Selon les données de Statistiques Canada, en 2016, 75 % des exportations du Canada et 66 % de ses importations se faisaient avec le voisin du Sud. Pris ensemble, les 28 de l’UE venaient en deuxième position avec 8 % des exportations canadiennes et 9 % des importations. L’UE est le deuxième partenaire économique du Canada, mais le Canada n’est que le 10e partenaire de l’UE. En 2014, 42 % des investissements directs à l’étranger du Canada sont allés vers les États-Unis, alors que 23 % sont allés vers l’Europe. La même année, 49 % des investissements venus de l’étranger provenaient des États-Unis et 34 % du continent européen. Outre cette dépendance économique, il convient bien sûr de rappeler que Canadiens et Américains sont membres conjointement d’un grand nombre d’organisations internationales telles que l’OTAN, l’ALENA, le NORAD (Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord), le Conseil de l’Arctique, etc.

Ceci étant dit, il ne faut pas sous-estimer les différences stratégiques qui existent entre les deux pays. Plusieurs études ont montré que la population canadienne et la population américaine sont de plus en plus éloignées l’une de l’autre en termes de valeurs culturelles, la population canadienne étant davantage marquée par le post-modernisme et les valeurs post-matérielles[31]. D’autres ont mis en lumière le sentiment croissant, au sein de l’opinion publique et des élites canadiennes, que le Canada n’est traité par son voisin que comme une arrière-pensée en dépit de l’investissement considérable en capital politique, diplomatique et d’expertise et en ressources dont les Canadiens font preuve d’un point de vue bilatéral[32].

Incidemment, le contenu de la SGUE reflète en partie cette crainte canadienne de la marginalisation. Dans le document, le Canada n’est jamais mentionné comme partenaire européen distinct, mais toujours en combinaison avec les États-Unis, dans le cadre plus large de ce que l’UE décrit comme « l’Atlantique » – un ordre de coopération régionale de première importance pour les Européens. Le Canada est même parfois laissé de côté, par exemple lorsque la SGUE mentionne l’importance de créer des synergies avec l’OTAN, ajoutant « qu’une défense européenne plus crédible est également essentielle pour assurer un partenariat transatlantique solide avec les États-Unis[33] ».

Notre étude menée en 2015 corrobore l’idée que l’UE occupe une place significative dans l’esprit des acteurs canadiens, mais qu’elle restera sans doute un lointain deuxième dans les années à venir. Dans le sondage, les États-Unis étaient d’ailleurs le seul pays que l’opinion publique canadienne voyait comme ayant une meilleure relation (« très bonne » ou « plutôt bonne ») avec leur pays que l’UE, mais la différence entre les deux était considérable : 30,4 % des répondants considéraient que le Canada possédait une « très bonne » relation avec les États-Unis contre 16,1 % dans le cas de l’UE[34].

Dans le sondage d’opinion, il a également été demandé aux Canadiens quels pays et organisations internationales ils souhaitaient voir occuper un rôle de leadership global dans le futur. L’UE est apparue comme ayant un rôle global « très » ou « plutôt » souhaitable pour 58,7 % des répondants (contre 6 % de « très » ou « plutôt » non souhaitable), alors 53,1 % voyaient ce rôle comme « très » ou « plutôt » probable dans l’avenir (contre 8,3 % « très » ou « plutôt » peu probable). Concernant ce deuxième aspect, l’UE est arrivée derrière les États-Unis (68,5 % probable) ainsi que la Chine (54,3 % probable), de peu. La tendance ne fait que se confirmer si l’on compare les chiffres qui ont trait à la sécurité internationale – maintien de la paix, interventions militaires ou lutte contre le terrorisme. Sur ces différents enjeux, l’UE a reçu une évaluation plutôt positive, mais inférieure aux États-Unis et à l’ONU, les deux acteurs les mieux notés par l’opinion publique. Enfin, les scores de l’UE en matière de qualité de vie, d’égalité des sexes ou de défense de droits humains ont été équivalents à ceux des États-Unis et de l’ONU, alors que les scores qui concernent l’environnement et la recherche et technologie étaient inférieurs à ces derniers (le Japon et la Chine sont également devant l’UE en matière de recherche et technologie). En d’autres termes, y compris en ce qui a trait à l’avenir, le rôle global de l’UE reste perçu comme secondaire en comparaison des États-Unis.

B. L’impact dommageable des crises européennes

En 2015, l’UE était impliquée dans la gestion de la crise de la dette grecque, confrontée aux premières étapes du débat sur le Brexit, et secouée par la crise des réfugiés en Mer Méditerranée. Comment ces différentes crises ont-elles affecté son image au Canada ?

Commençons par rappeler que l’opinion publique démontre une perception généralement positive de l’UE. Dans le sondage, 38,7 % des répondants ont dit avoir une image « très » ou « plutôt » positive de l’UE, contre 10,5 % seulement une image « très » ou « plutôt » négative. Si l’on excepte le Japon, les États-Unis et l’ONU, l’UE bénéficie d’une perception d’ensemble plus positive que n’importe quel autre État ou organisation internationale inclus dans le sondage. La proportion de perceptions négatives apparue dans le sondage était comparable au Japon et largement inférieure aux États-Unis, dont 24,8 % des répondants ont dit avoir une image négative. De plus, il a été demandé aux répondants d’associer une série d’adjectifs aux États et organisations internationales listées dans le questionnaire. L’adjectif le plus fréquemment associé à l’UE s’est avéré être « unie ». L’UE s’est placée à la deuxième place, derrière le Japon, concernant les qualificatifs « pacifique », « digne de confiance » et « efficace », et n’a été devancée que par les États-Unis et le Japon en tant que « moderne » et « forte ». Alors que les États-Unis sont arrivés en tête à propos des adjectifs « agressif », « arrogant » et « hypocrite », l’UE s’est trouvée au bas de la liste dans les trois cas.

En général, les élites ont également fait preuve d’une perception d’ensemble positive à l’égard de l’intégration européenne, de ses accomplissements historiques en matière de construction de la paix, de promotion de la prospérité économique et de préservation d’un modèle social-démocrate et progressiste. L’idée de rassembler des États souverains vieux de plusieurs siècles au sein d’une même entité supranationale exerce une certaine fascination. Les acteurs interrogés ont fréquemment expliqué comment certains États européens étaient utilisés comme des modèles sur des enjeux particuliers, par exemple le commerce (Royaume-Uni, Allemagne ou Pays-Bas concernant le commerce maritime), le secteur de l’énergie (Pays-Bas, Danemark), la culture (France, Italie), le système de santé (Belgique, France) ou la flexibilité du marché de l’emploi (Royaume-Uni).

Cependant, plusieurs personnes interrogées ont également pointé une série de faiblesses structurelles de l’UE, telles que le manque de cohérence fréquent entre l’Union et les États membres ou le caractère trop bureaucratique de la politique de régulation européenne. Comme un des acteurs interrogés l’a exprimé : « dans le système européen […] la Commission négocie, puis il y a les États membres et le Parlement. Chaque accord peut être détricoté à chaque étape du processus, et au final il n’y a personne… ce n’est pas clair qui a le mandat. Je crois que c’est un réel désavantage concurrentiel pour l’Europe ». Un ancien négociateur canadien pour l’AECG a également exprimé sa frustration quant aux tensions qui pouvaient exister entre la Commission et les États, ce qui génère de nombreuses confusions au sein de la communauté des affaires canadienne.

En réalité, c’est surtout l’analyse de médias qui a fait ressortir l’impact éventuel des crises européennes sur les perceptions locales. Comme nous l’avons déjà mentionné, la couverture des trois mois analysés a largement porté sur des événements inhabituels de l’actualité européenne. Ceux-ci ont attiré l’attention des médias, y compris canadiens, alors que l’UE est un sujet généralement plutôt difficile à vendre dans la presse. Comme l’a résumé un rédacteur de nouvelles internationales lors d’une entrevue :

Vous voyez, quand il y a une crise, les fissures deviennent plus apparentes, parce que les gens en parlent publiquement. […] On a vu ça dans l’évolution des nouvelles depuis 10 ou 20 ans : c’est beaucoup moins basé sur les institutions, même au niveau provincial ou national, et l’idée que les gens pourraient comprendre comment fonctionnent les institutions dans une autre partie du monde est juste irréaliste. […] Donc, notre correspondant en Europe a été en Grèce pour raconter ce qui s’y passe du point de vue du terrain, vous voyez, du point de vue des gens, des retraités, des banques, des gens d’affaires, des analystes, etc. Donc c’est comme ça que le public acquière une connaissance des faits. Ça passe par raconter de bonnes histoires (story telling) sur le terrain. On n’est pas à Bruxelles devant le Parlement européen. Ça, c’est plutôt ennuyeux, pour être honnête.

Au cours des trois mois de couverture médiatique, la plupart des articles consacrés à l’UE ont été neutres et factuels – 63 % du total. Cependant, parmi les articles dont le ton était moins neutre, la majorité s’est avérée négative plutôt que positive – 22 % contre 11 %. Ces articles négatifs concernaient majoritairement la crise grecque, mais plus encore la crise des réfugiés. Par moment, la presse s’est montrée obsédée par la crise grecque, des mises à jour quotidiennes des rencontres et négociations entre autorités grecques et européennes apparaissant dans la section « affaires » du Globe and Mail ou du National Post. Le lectorat de ces sections étant naturellement composé principalement de gens d’affaires et décideurs politiques, un des postulats de cette étude est qu’il pourrait y avoir eu des craintes parmi ces élites qu’une incapacité à solutionner la crise de la dette grecque entraine une crise des marchés financiers qui affecterait l’économie canadienne. L’usage des métaphores dans les articles consacrés à la crise grecque a d’ailleurs typiquement tourné autour des images liées à la maladie, la contagion, l’idée d’une tragédie grecque sans fin, ou encore l’image de la Grèce comme un parieur invétéré qui mettrait en péril l’économie globale par son comportement risqué.

Plus que la crise grecque cependant, c’est la crise des réfugiés qui a fait l’objet d’un traitement négatif dans la presse. Ici, la presse canadienne n’a pas fait exception à la tendance habituelle qui consiste à caractériser les migrations sous l’angle de « vagues » déferlant des « flots » de migrants sur les côtes européennes. Plus généralement, l’UE a été critiquée dans les médias pour son manque de solidarité et son incapacité à apporter une réponse coordonnée à la crise. De plus, on constate que le cadrage négatif s’est également reflété dans le sondage d’opinion. La performance générale de l’UE en matière de défense des droits humains a reçu une évaluation plutôt positive, mais le traitement des réfugiés beaucoup moins. Alors que 38,8 % des répondants ont considéré que l’UE était « très » ou « plutôt » performante en termes de soutien aux pays en développement, le pourcentage est tombé à 29,8 % concernant la politique d’accueil des réfugiés ou populations déplacées. En conclusion, il semble donc que la concentration médiatique sur les crises vécues par l’UE, si elle a augmenté la visibilité de cette dernière auprès du public, s’est également manifestée par un scepticisme accru de l’opinion canadienne relativement à l’efficacité de certaines politiques européennes.

C. Interagir avec une entité politique multiniveaux

Le Canada et l’UE sont deux exemples de régimes politiques multiniveaux, ce qui alimente d’ailleurs un certain nombre de travaux comparatifs concernant leurs structures institutionnelles et débats constitutionnels[35], ainsi que sur leur approche de politiques publiques, par exemple sociales ou environnementales[36]. La nature fédérale et régionale du Canada influence l’enjeu des perceptions, en raison des disparités géographiques, historiques, économiques et culturelles qu’elle implique.

Ainsi, une des observations qui est ressortie de l’analyse des médias est le contraste existant entre les deux journaux anglophones (The Globe and Mail et le National Post) et le journal francophone (La Presse) dans la visibilité donnée à l’UE[37]. En termes de sources utilisées dans les articles étudiés, les deux journaux anglophones ont principalement fait usage de fils de presse provenant d’agences basées aux États-Unis ou au Royaume-Uni tels que Reuters, Bloomberg ou l’Associated Press (AP), alors que La Presse a principalement utilisé l’Agence France-Presse (AFP), basée en France. En termes de volume, La Presse a publié moitié moins d’articles sur l’UE que The Globe and Mail ou le National Post durant les trois mois analysés, avec une moyenne hebdomadaire de huit articles contre vingt pour chacun des deux quotidiens anglophones. De plus, les articles de La Presse étaient généralement plus courts et moins visibles que ceux de ses homologues anglophones. Par exemple, seul un article consacré à l’UE est apparu en première page au cours des trois mois, tandis que 10 % du total des articles publiés par le National Post et The Globe and Mail étaient mentionnés en couverture.

Le sondage d’opinion n’incluait pas de mention sur l’origine géographique des répondants et n’a donc pas permis de confirmer ou d’infirmer l’intuition du clivage régional. Cependant, plusieurs élites interrogées ont mentionné d’importants écarts entre les provinces canadiennes. Le sentiment général dans ces entrevues était que la sensibilité à la culture européenne variait d’une région à l’autre, avec le Québec à une extrémité du spectre, porté par une appétence envers la culture européenne – et non uniquement française, suivie par l’Ontario, alors que les provinces du centre ou de l’ouest étaient naturellement plus distantes de l’Europe et moins concernées par cette proximité culturelle. Cette vision a par exemple été avancée par un ancien officiel du gouvernement canadien :

Si vous êtes de l’Est du Canada, typiquement du Québec ou des Maritimes, je pense que vous avez une vision de l’Europe beaucoup plus proche, comme faisant partie de la vieille famille, du vieux pays, une vision de proximité réconfortante, alors que si vous venez de l’Alberta pi de la Colombie-Britannique à l’Ouest, vous regardez vers le Pacifique et vous voyez l’Europe comme un peu démodée, has-been, la vieille Europe.

Plusieurs entrevues ont témoigné que la population canadienne possédait une vision très clichée de l’Europe comme destination touristique, ce qui a été confirmé par les données du sondage. D’ailleurs, la part des articles sur l’Europe consacrée à l’art et la culture a été largement supérieure dans La Presse par rapport au National Post ou The Globe and Mail, ce qui tend à confirmer cette idée que la dimension culturelle était plus importante pour les Québécois que les habitants des autres provinces.

Par ailleurs, plusieurs élites ont noté que ce clivage provincial n’était pas uniquement culturel. Au moment d’aborder l’AECG, ils ont insisté sur la façon dont l’origine géographique influençait la perception de la relation commerciale entre le Canada et l’UE : la pêche est un enjeu important (et souvent controversé) dans les provinces maritimes de l’Est, les agriculteurs qui travaillent dans le domaine des produits laitiers au Québec et en Ontario sont méfiants envers l’Accord en raison de l’accroissement des quotas d’importations de produits européens, les producteurs de porc et de boeuf des Prairies à l’inverse accueillent favorablement l’accroissement des quotas canadiens en la matière, le secteur bancaire de Toronto est très pro-AECG en raison de la libéralisation des services financiers qui pourrait s’ensuivre, les provinces de l’Ouest sont plus ouvertes à l’ouverture de leurs marchés publics que celles de l’Est, et de nombreux Britanno-colombiens craignent une augmentation du prix des médicaments. Qu’elles soient positives ou négatives, ces perceptions varient donc largement d’une province à l’autre.

Pour terminer, notons que l’analyse de médias a sans surprise permis d’identifier que les acteurs canadiens qui interagissaient le plus fréquemment avec l’UE provenaient du niveau fédéral : l’ancien premier ministre Stephen Harper, le gouvernement fédéral, la Banque centrale du Canada et son gouverneur Stephen Poloz, ainsi que plusieurs officiels du département des affaires étrangères, du commerce et du développement (devenu depuis Affaires mondiales Canada). Les élites ont confirmé cette tendance, tout en regrettant que les représentants de l’UE au Canada éprouvent des difficultés à interagir plus directement et régulièrement avec les gouvernements provinciaux et les autorités locales dans les grandes villes.

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Notre étude menée en 2015 sur les perceptions de l’UE au sein de l’opinion publique canadienne, des médias et des élites locales nous a permis de mettre à jour les données empiriques disponibles sur la question et de renouveler un tant soit peu la littérature consacrée au partenariat stratégique entre les deux acteurs. Plusieurs conclusions sont peu surprenantes et consolident des hypothèses bien établies sur la nature de cet « autre » partenariat transatlantique. En résumé, les Canadiens ont une perception générale positive de l’UE, soutenue par la vitalité des échanges commerciaux et un sentiment diffus d’appartenance culturelle commune, mais ils voient l’UE comme un partenaire distant, essentiellement économique, qui peine à être plus que cela. D’autres conclusions pointent vers une évolution possible des perceptions avec la signature de l’AECG, et de l’APS dans une moindre mesure, la connaissance et la visibilité de l’UE dans les médias et au sein du public et des élites s’étant sans doute accrue si l’on compare les données de 2015 aux études publiées précédemment sur le sujet. La visibilité de l’UE comme acteur politique se consolide lentement, tout comme son rôle de promoteur du multilatéralisme global. À l’inverse, plusieurs dimensions centrales dans le discours autoproclamé de l’UE comme puissance normative restent notablement absentes des perceptions canadiennes, telles que l’environnement ou la recherche et le développement. Ce bémol constitue à n’en pas douter un défi majeur dans la mise en oeuvre de l’APS entre les deux parties.

Ces différentes observations devraient permettre d’orienter les stratégies de diplomatie publique adoptées par les autorités européennes au Canada. Les Européens doivent garder en tête que les perceptions du public restent largement influencées par la nature diversifiée et multiniveau de la fédération canadienne, ainsi bien sûr que par l’omniprésence économique, politique, culturelle et médiatique du voisin américain.

Enfin, on ne peut terminer cet article sans mentionner brièvement trois événements survenus depuis la réalisation de cette enquête en 2015 et qui ont déjà eu ou auront sans doute un effet sur le futur des relations Canada-UE. Le premier a été l’élection fin 2015 d’une majorité libérale en remplacement du gouvernement conservateur de Stephen Harper. La nomination de Justin Trudeau s’est accompagnée d’un certain réengagement canadien dans les principes et politiques du multilatéralisme global, qui rapproche le Canada des normes internationales promues par l’UE. Ce mouvement est d’autant plus important dans le contexte du second événement survenu depuis 2015, à savoir l’élection de Donald Trump comme président des États-Unis, élection accompagnée d’une politique étrangère axée autour d’un certain protectionnisme économique et d’une résistance au multilatéralisme. Pour le Canada, la réouverture de l’accord économique de l’ALENA présente un défi économique dont l’ampleur est absolument incomparable avec l’AECG, mais toujours est-il que ce dernier pourrait bénéficier de la perception selon laquelle la diversification économique du Canada est plus importante que jamais. Enfin, le troisième élément, dont la portée reste difficile à mesurer au moment de conclure cet article, est le départ du Royaume-Uni de l’UE suite au Brexit. Pour des raisons historiques, le Royaume-Uni a longtemps été le point d’entrée privilégié du Canada au sein de l’UE, et l’État membre avec lequel la plupart des échanges économiques se sont faits. L’avenir dira dans quelle mesure le Brexit affecte la nature du partenariat stratégique entre le Canada et l’UE, mais c’est bien sûr un enjeu supplémentaire apparu dans la relation transatlantique entre les deux partenaires.