Corps de l’article

1. Introduction

En 1976, le sixième des Cahiers de linguistique de l’Université du Québec[1] a pour thème «la socio-linguistique au Québec». Le trait d’union du mot, qui se soudera rapidement, témoigne de l’émergence au Québec d’un champ de recherche riche et diversifié. À côté de l’«esquisse d’une théorie statistique de la variabilité linguistique» (Paillet 1976 : 83), on trouve l’exposé des méthodes d’échantillonnage et de traitement informatique impliquées dans l’analyse quantitative de la variation linguistique (Sankoff et coll. 1976).

Les thèmes de recherche abordés sont révélateurs des liens qui relient la sociolinguistique à l’ethnographie de la communication[2] et à la psychologie sociale[3]. Les deux articles sur la diglossie (Chantefort 1976 et Saint-Pierre 1976), de même que celui qui traite d’interférence phonologique chez les Italo-Montréalais (Van Ameringen 1976) se rapprochent plutôt de la sociologie de la langue dans un cas, et de la linguistique appliquée dans l’autre.

Transversalement, ce qui ressort de l’examen de l’ensemble de ce numéro, c’est l’intérêt pour la variation interne dans les communautés linguistiques homogènes (Chantefort 1976, Sankoff et coll. 1976, Wittman 1976), pour le statut de la variation dans les communautés minoritaires (Di Sciullo et coll. 1976, Van Ameringen 1976), pour la perception des langues en présence (Saint-Pierre 1976) et pour le devenir des communautés (Léon 1976, Mougeon 1976 et Macnamara 1976).

L’engagement politique du champ, perceptible à travers les deux regards (de l’intérieur et de l’extérieur) portés sur la diglossie au Québec[4], ne débouchera pas sur une sociolinguistique militante comme il l’a fait dans la région occitane de la France et en Catalogne (voir la documentation sur le conflit linguistique, par exemple Boyer 1991)[5].

Par contre, plusieurs linguistes s’emploieront à démontrer le caractère systématique des variétés du québécois en général, et du parler populaire en particulier (voir, entre autres Deshaies 1981, Lefebvre et coll. 1982, Lemieux, Cedergren et coll. 1985, Dumas 1987, Tousignant 1987). Ce faisant, ils tournent résolument le dos à deux thèmes fréquemment associés à la description du français québécois : l’interférence avec l’anglais et le substrat archaïque français.

Le survol proposé ici s’attache aux travaux visant à rendre compte de la variation linguistique. Ils relèvent de ce qu’on appelle souvent la linguistique variationniste, le terme de sociolinguistique étant de plus en plus accolé aux recherches de type sociologique (voir entre autres Coulmas et coll. 1997). L’examen de l’évolution de ce champ de recherche se concentrera sur trois questions : le statut de la variable sociolinguistique, la nature des données et le rapport entre le locuteur, la communauté linguistique et des communautés comparables. Les recherches dont les résultats sont discutés se déroulent en Alberta, en Ontario, au Québec et dans les Provinces Maritimes. Étant donné leur convergence autour de l’étude des communautés franco-canadiennes et de la dynamique des langues en contact, étant donné les réseaux tissés entre les chercheurs par le biais des colloques, publications et échanges de données, il me paraît approprié de parler de sociolinguistique canadienne[6].

2. La variable, unité d’analyse de la variation

On doit principalement à William Labov et à David Sankoff le développement d’une méthodologie pour l’analyse de la variation linguistique[7] : le premier a tracé la voie en analysant minutieusement la variation phonétique à New-York (Labov 1966) et il assume depuis trente-cinq ans un leadership qui ne s’est pas démenti. Le second, mathématicien, a doté le champ d’outils théoriques et méthodologiques innovateurs propres à assurer son développement tout en préservant son ancrage empirique. La majorité des sociolinguistes cités ici ont, à un moment ou à un autre, publié avec lui.

À quelques exceptions près, les chercheurs canadiens ont concentré leurs recherches sur la variation morphologique, morphosyntaxique, lexicale et discursive[8]. Cette orientation sera mise en question entre autres par Beatriz Lavandera 1978, qui trouve injustifié d’étendre la notion de variable sociolinguistique au delà de la phonologie.

2.1 Même fonction, même sens?

Sankoff et Thibault 1977 traitent de l’alternance entre les auxiliaires avoir et être dans la conjugaison de certains verbes d’état et de mouvement (par exemple rester, partir, sortir). Dans un premier temps, les auteurs écartent soigneusement du domaine de la variable tous les contextes où les deux formes ne sont pas interchangeables, notamment les cas où la construction avec être a nettement une valeur adjectivale plutôt que temporelle (il est sorti présentement versus il est sorti à cinq heures). Lavandera affirme qu’en mettant délibérément de côté les contextes qui mettent en évidence les différences sémantiques entre les deux auxiliaires, on se prive de la possibilité d’expliquer la variation. Comment interpréter le fait que chez les individus qui se situent en haut de l’échelle sociale, l’auxiliaire être se maintient vigoureusement, là où chez d’autres avoir tend à s’imposer? Disposent-ils d’une capacité de distinction aspectuelle dont les groupes sociaux moins favorisés n’ont pas l’usage?

Une telle hypothèse implique que la distribution sociale tend vers une distribution complémentaire selon les dialectes sociaux. Or, les verbes pour lesquels les couches supérieures démontrent un emploi systématique de l’auxiliaire être (comme venir) sont ceux qui suscitent le moins d’occurrences d’avoir chez les autres groupes. À l’inverse, on trouve des verbes comme rester, avec lesquels toutes les couches sociales recourent à avoir, bien qu’à des taux différents. Il s’agit d’une complémentarité que Sankoff et Thibault 1981 qualifient de faible et qui met en évidence une hiérarchisation régulière des auxiliaires selon les classes sociales et selon les verbes.

En plus des contextes où l’alternance entre les auxiliaires est possible, Sankoff et Thibault analysent la distribution des constructions j’ai été et je suis allé[9] renvoyant à un déplacement dans le passé. Ici, la nette préférence des couches inférieures de l’échelle sociale pour j’ai été, alors que les couches privilégiées emploient surtout je suis allé, si elle était expliquée en termes de valeur aspectuelle différente, conduirait à associer à la construction avec avoir (j’ai été) l’interprétation aspectuelle qu’on attribue à l’emploi de l’auxiliaire être, à savoir l’accent mis sur le résultat de l’action plutôt que sur l’action elle-même. Pour les variationnistes, ces distributions indiquent tout simplement qu’on est ici en présence d’une stratification sociale stable des deux auxiliaires, contrairement aux cas de changement en cours qui démontreraient des emplois différenciés selon l’âge.

Gillian Sankoff 1982 s’intéresse à la reprise du SN par un pronom clitique (le vicaire, il). Ici, la question de l’équivalence sémantique ne pose pas problème, car la coréférence est nette. Le plus souvent, ce type de redondance est expliqué par l’intervention de procédés discursifs de mise en évidence, renforcement, etc. Après avoir analysé l’occurrence de cette construction chez quatre locuteurs montréalais et chez deux Marseillaises, tous enregistrés dans diverses situations démontrant une grande variation sur le plan du degré de formalité, elle conclut : «Celui qui utilise la reprise avec la quasi-totalité de ses SN perd nécessairement la possibilité de l’employer pour les différencier, ce qui montre la récupération par la grammaire d’un processus à l’origine discursif, bref, la grammaticalisation.» (Sankoff 1982 : 85)

En fait, ce qui oppose les variationnistes aux autres linguistes, c’est l’intérêt majeur des derniers pour la structure de la langue et celle des premiers pour son dynamisme. Les cinq thèses de doctorat qui portent sur des variations dans le système des pronoms en français canadien, échelonnées entre 1977 et 2000, illustrent bien la dynamique de la langue puisqu’elles mettent en évidence des changements en cours, des variations stables et des cas d’usure d’effets discursifs[10].

2.2 Règle variable et théorie linguistique

L’outil statistique privilégié des variationnistes, grâce auquel on formule une règle variable, est un modèle d’analyse de régression par étapes adapté au traitement de variables linguistiques à deux ou plusieurs variantes (voir Cedergren et Sankoff 1974, Rousseau et Sankoff 1978). On a souvent reproché à l’analyse sous-jacente à ce type de traitement des données linguistiques de s’en tenir à la description des distributions de surface associées à l’occurrence ou à la non-occurrence de sons ou de mots.

Gregory Guy, engagé dans une réflexion sur des questions théoriques et méthodologiques, a apporté divers raffinements aux outils statistiques de la linguistique variationniste, en cherchant à valider des hypothèses émergeant de la linguistique théorique. Dans un article intitulé «Explanation in variable phonology», Guy 1991 reprend une analyse effectuée dans divers dialectes de l’anglais et à laquelle il a lui-même contribué (Guy 1980) : la réduction des groupes consonantiques finaux. Plus spécifiquement, ces études ont clairement démontré que l’effacement du /t/ et du /d/ finaux est soumis à des contraintes morphologiques. Les monomorphèmes mist et pact ont des taux d’élision plus élevés que leurs homophones missed et packed. Parmi les formes fléchies, les verbes qui subissent un changement de voyelle au passé comme left, kept et told perdent leur consonne finale plus fréquemment que les verbes dont la marque du passé est uniquement associée à la consonne finale. La question est de savoir comment cette contrainte opère. Faut-il invoquer une hiérarchie de charge fonctionnelle? Peut-on y voir l’influence de la nature de la frontière morphémique (interne ou externe à la racine)? Comment évaluer la force relative des facteurs, de manière à prédire les taux d’effacement observés empiriquement?

Adoptant la perspective de la phonologie lexicale de Kiparsky 1985, Guy postule que les trois classes de mots auraient acquis leur groupe consonantique final à des niveaux de dérivation différents. Selon la théorie, avant d’atteindre la surface, les mots sont soumis à des niveaux de dérivation au cours desquels des processus phonologiques et morphologiques interviennent en alternance. Étant donné que les crochets sont effacés à la sortie de chaque niveau, une classe de mots peut avoir été soumise à la même règle plus d’une fois au cours de la dérivation. Ainsi, les verbes comme left auraient été exposés à la règle d’effacement du /t/ deux fois, soit après l’affixation du niveau 1, puis celle du niveau 2. Guy développe donc un modèle exponentiel qui lui permet de prédire les taux d’effacement pour chaque sous-classe de mots chez sept locuteurs. Éloquente preuve de la validité du modèle de Kiparsky et des vertus de la linguistique empirique!

Guy 1997 récidive en examinant cette fois la théorie optimaliste telle que formulée dans des textes inédits, dont celui de McCarthy et Prince 1993. S’écartant du principe de l’inviolabilité des règles de la phonologie générative, cette théorie admet la violation d’une règle lorsque son application entre en conflit avec une autre contrainte. Il y aurait un répertoire universel de contraintes dont l’arrangement serait plus ou moins spécifique à chaque langue. Ainsi, rapporte Guy 1997 : 334, dans une langue ayant une structure syllabique CV, la contrainte *Coda se situerait très haut dans la hiérarchie, alors que cette contrainte se trouverait tellement enfouie en anglais qu’elle serait à peine perceptible. La règle variable décrit précisément une configuration phonologique préférentielle qui aboutit à un segment sonore.

Après avoir minutieusement comparé les deux approches, Guy conclut à la supériorité des règles variables sur la théorie optimaliste. Ce qui ressort le plus clairement, c’est que le traitement probabiliste des effets des contraintes permet à la règle variable «to model successfully cases in which multiple violations of a single constraint lead to a cumulative reduction in likelihood of a form.» (Guy 1997 : 333)

Au fil des ans, on constate donc l’adaptation, mais aussi la pertinence réaffirmée de la règle variable pour l’analyse de la variation linguistique.

2.3 Extension de la notion de variable

La démonstration du dynamisme de la langue poursuit diverses voies. Diane Vincent et ses associés de l’Université Laval entreprennent la caractérisation de variables pragmatiques et discursives du français québécois. Ainsi, Vincent 1993 identifie une classe de mots qu’elle qualifie de «ponctuants», car ils marquent des pauses dans le discours. Ce sont les , les tsé et même les sti[11]. Dans Vincent 1992, elle analyse la distribution des mots et expressions visant à introduire des exemples : comme, par exemple, disons, mettons, genre ou style[12]. Dubois 1992, pour sa part, s’intéresse aux particules d’extension comme tout le kit, des affaires de même, etcetera. Une fois la fonction discursive bien identifiée et les contextes de ses manifestations dûment localisés et décrits, les chercheurs postulent l’interchangeabilité des éléments, laissant aux non-variationnistes le soin de débattre des nuances sémantiques que l’emploi de formes lexicales distinctes pourrait impliquer.

D’autres, dont je fais partie, dissocient la variable de ses assises fonctionnelles (phonème, morphème, unité discursive) en découpant des zones de variation à l’intérieur d’un champ sémantique. Parfois, le champ se découpe à l’intérieur d’une classe de mots comme celui des verbes exprimant la résidence (D. Sankoff et coll. 1978, G. Sankoff 1997). Parfois il en sort carrément, comme dans Thibault 1991a, où j’explore l’univers des emplois modaux couvert par le verbe devoir, univers où il alterne tantôt avec l’adverbe probablement (il doit être fort versus il est probablement fort), tantôt avec les constructions adjectivales : être censé ou supposé, et tantôt avec le verbe falloir.

L’analyse des variables phonologiques, morphologiques ou discursives met en évidence des régularités qui renvoient à des normes collectives partagées au sein d’une communauté linguistique. Lorsque les variables s’insèrent dans un contexte de langues en contact, il arrive toutefois qu’on observe des schèmes de variation divergents (voir Mougeon et Nadasdi 1998), notamment entre les générations.

2.4 Variable empiriquement circonscrite : emprunt ou alternance de code?

Dans la documentation sociolinguistique sur les effets du contact entre deux langues, la notion de variable est souvent associée à des processus comme l’interférence ou la simplification, processus dont la caractérisation soulève de nombreux débats à cause des interprétations qualitatives auxquelles elle peut conduire.

Étant donné que la plupart des études s’inscrivent dans la problématique du maintien ou de l’assimilation des minorités, l’établissement d’une base de comparaison pour les variations observées est cruciale. Dans le cas des communautés francophones du Canada, les choix sont multiples. Ainsi, lorsqu’elle traite de l’alternance entre le futur morphologique et périphrastique (je partirai versus je vais partir) dans le parler acadien du sud-est du Nouveau-Brunswick, Chevalier 1996 renvoie à des analyses analogues effectuées à Québec (Deshaies et Laforge 1981) et à Montréal (Émirkanian et Sankoff 1985, Zimmer 1994).

En plus des comparaisons avec le québécois, les études sur le franco-ontarien bénéficient d’une grande diversité de situations, telle qu’on la découvre à travers les travaux de Raymond Mougeon et de son équipe (voir Mougeon et Beniak 1991). À Hawkesbury, près du Québec, la majorité des interactions se déroulent en français, alors qu’à Cornwall, North Bay et Pembroke, l’usage du français est plus restreint. Dans ces travaux, c’est l’usage des variables à Hawkesbury qui constitue la référence, c’est-à-dire la norme d’usage du franco-ontarien.

L’analyse des phénomènes d’interférence pose une difficulté additionnelle : si interférence il y a, il faudrait pouvoir démontrer le lien entre la variable à l’étude et la langue donneuse, à moins qu’il ne s’agisse d’une construction mixte. Lorsqu’une unité lexicale isolée d’une langue donneuse se retrouve dans un énoncé d’une langue réceptrice sans la moindre marque morphologique, s’agit-il d’un emprunt ponctuel ou d’un cas d’alternance de code? Le statut de ces éléments peut servir d’indice de la vitalité ou de la fragilité d’une langue minoritaire.

Dans les études sur les minorités francophones, en contact avec l’anglais, cette question est d’autant plus importante que les langues étant semblables typologiquement, il est souvent difficile de déceler les traces de la langue donneuse. De plus, la très grande majorité des mots empruntés sont des noms, catégorie lexicale qui regroupe le plus grand nombre d’occurrences dont le statut est problématique. C’est ce qui ressort de la comparaison que Melanson, Deshaies et Poirier 1996 font des mots anglais présents dans le discours des francophones de Sudbury avec ceux des francophones de Hull (Poplack, Sankoff et Miller 1988) et ceux de deux communautés acadiennes de la Nouvelle-Écosse, Pubnico et Chéticamp (Flikeid 1989). Leur hypothèse est que ces communautés empruntent davantage qu’elles ne changent de code, mais les auteurs reconnaissent qu’il faudra poursuivre les recherches en vue de déterminer plus clairement le statut de ces insertions lexicales[13].

Dans un numéro spécial du International Journal of Bilingualism, Shana Poplack, Majorie Meechan et coll. 1998 mettent à profit la méthodologie variationniste. En introduction, Poplack et Meechan 1998 : 130 énoncent des hypothèses que je reproduis ici en les traduisant[14] :

Première hypothèse :

1o Dans une certaine mesure, les taux, et plus spécifiquement le conditionnement de la variation linguistique, sont caractéristiques d’une langue particulière ;

2o Lorsqu’un ensemble d’éléments d’une langue donneuse (Ld) est enchâssé dans un discours identifié à une langue réceptrice (Lr) et qu’il affiche une hiérarchie de contraintes associée à ses contreparties en Lr, tout en divergeant des contraintes régissant l’occurrence des éléments de Ld dans un discours en Ld, on peut en déduire que la grammaire régissant les éléments de Ld au sein d’un discours en Lr est celle de Lr ;

3o Lorsqu’un ensemble d’éléments de Ld est enchâssé dans un discours identifié à Lr et qu’il affiche la même hiérarchie de contraintes que d’autres éléments de Ld, tout en divergeant des contraintes régissant l’occurrence de ses contreparties de Lr dans un discours en Lr, on peut en déduire que la grammaire régissant les éléments de Ld est celle de Ld.

Seconde hypothèse :

Si les contraintes s’exerçant sur la variation des formes provenant de Ld sont parallèles à celles qui régissent leurs correspondants en Lr, ces dernières ne peuvent être que des emprunts.

Les cinq contributions à ce numéro spécial examinent l’insertion de noms anglais dans des langues aussi différentes que le turc (Adalar et Tagliamonte 1998), l’ukrainien (Budzhak-Jones 1998), l’igbo (Eze 1998), le perse (Ghafar Samar et Meechan 1998) et le français (Turpin 1998)[15]. À chaque fois, le comportement des noms anglais est comparé à celui des noms de la langue réceptrice et parfois également au comportement des emprunts attestés de longue date, de même qu’aux noms qui se retrouvent dans de longs segments d’alternance de code. Bien entendu, l’analyse repose sur l’examen des sites de conflit ou des points sur lesquels les grammaires diffèrent. Ces études convergent toutes à montrer la très grande domination numérique des emprunts sur les cas d’alternance de code, en ce qui a trait aux insertions lexicales isolées.

3. La nature des données

Aussi sophistiquée soit-elle, une méthodologie n’est valable que pour autant que les données dont elle permet de rendre compte correspondent aux critères jugés pertinents pour la recherche. Dans la plupart des cas, les données sur lesquelles les études variationnistes s’appuient proviennent de conversations spontanées, soit entre un intervieweur et un interviewé, soit entre des personnes qui se connaissent très bien. Il n’y a pas de supériorité intrinsèque d’un type de données sur un autre. L’interview favorise les longs monologues, alors que les échanges familiers permettent les interactions brèves et entrecoupées. Les premières suscitent sans doute une plus grande attention à la langue que les secondes, mais lorsqu’on veut comparer les productions d’un vaste échantillon de locuteurs, elles ont l’avantage de représenter un contexte de discours comparable.

Bien entendu, lorsque l’intervieweur et l’interviewé ont des pratiques langagières très différentes à cause de leurs dialectes d’origine, on peut s’interroger sur le degré d’adaptation impliqué dans les échanges. Sans entrer plus à fond dans cette question qui suscite régulièrement des controverses, nous illustrerons ici les vertus de la comparabilité des données.

Conçue à partir du projet de Weinreich, Labov et Herzog 1968 d’établir les fondements empiriques d’une théorie du changement linguistique, la méthodologie de la sociolinguistique variationniste s’impose précisément sur ce plan avec le plus de force, comme le souligne très bien Laks 1992[16].

3.1 Données pertinentes pour l’analyse du changement linguistique

Les études sociolinguistiques des années soixante et soixante-dix, à partir desquelles des hypothèses de changement linguistique ont été formulées, s’appuyaient d’abord sur l’observation de différences intergénérationnelles en synchronie. On cherchait ensuite dans la documentation des attestations anciennes de l’existence des variations observées, accompagnées de remarques sur leur caractère nouveau ou sur leur progression au sein de la communauté. Ces hypothèses appelaient, bien sûr, une confirmation ultérieure au moyen de données comparables, c’est-à-dire à partir d’échantillons contrôlés et d’enregistrements effectués dans des conditions analogues.

Labov 1994 : 94-97 rapporte les résultats du retour à Panama d’Henrietta Cedergren en 1983, soit une douzaine d’années après sa première enquête (voir Cedergren 1984). Lors de ses premiers séjours, elle avait observé la lénition du [tʃ], davantage présente chez les jeunes. En 1983, la progression du [ʃ] semble avoir atteint son point de saturation, car les jeunes affichent des pourcentages de [tʃ] supérieurs à ceux de la première enquête. Globalement, par contre, la lénition a progressé de 10 % à 15 % dans l’ensemble de la communauté, et on observe toujours une gradation selon l’âge. On découvre ainsi que le changement peut affecter toute la communauté sans que les écarts entre les divers groupes d’âge se creusent davantage.

Pionniers des analyses variationnistes au Québec, Gillian Sankoff, David Sankoff et Henrietta Cedergren ont constitué un corpus de 120 enregistrements de franco-montréalais en 1971 (voir Sankoff et coll. 1976). En 1984, la moitié de ces interviewés ont été réenregistrés (voir Thibault et Vincent 1990). Curieusement, peu d’études effectuées à partir des données de 1971 ont été reprises. Étant donné l’orientation principale des travaux vers la variation morphologique, on supposait qu’une période de treize ans n’était pas suffisante pour attester le moindre changement.

En fait, la première publication importante de l’équipe des années quatre-vingt porte sur l’évolution des marqueurs discursifs (Thibault et Daveluy 1989). Elle révèle des progressions notables, comme celle de la forme tu sais, qui a rapidement supplanté la variante vous savez présente dans le corpus de 1971. Cette redistribution des emplois de tu entraîne une restructuration des contextes d’expression des règles du tutoiement et du vouvoiement (Thibault 1991b), dont le déclenchement a sans doute à voir avec l’emploi répandu de tu comme pronom indéterminé en alternance avec on (voir Laberge 1977) dans certains contextes, p. ex. de nos jours, tu vois plus beaucoup de grosses voitures.

En 1995, Diane Vincent et son équipe de l’Université Laval réenregistraient, pour une troisième fois, des locuteurs du corpus Sankoff-Cedergren en incorporant, cette fois, de la variation stylistique. Certains locuteurs, en plus de se soumettre à une interview comparable aux deux précédentes, s’autoenregistraient à la maison (Vincent, Laforest et Martel 1995). Jusqu’à présent, Blondeau 2000 est la seule étude qui s’appuie sur les trois corpus et sur la variation stylistique pour montrer la régression des formes pronominales composées avec autres (nous autres, vous autres, eux autres).

La méthodologie variationniste a également été mise à contribution pour analyser le changement à partir de sources écrites anciennes. Ainsi, Dupuis, Lemieux et Gosselin 1991, pour comprendre comment la perte de «Pro-drop» s’est produite à la fin du moyen français, ont évalué l’incidence de certains facteurs contextuels sur la présence ou l’absence des pronoms dans dix textes datant de 1330 à 1493. Ils arrivent à la conclusion que c’est la perte du nombre dans la flexion verbale qui contribue le plus nettement à la présence des pronoms sujets.

En appliquant les méthodes quantitatives d’analyse de la variation, on peut également préciser les sources d’une variété et remettre en cause des interprétations de son histoire. C’est ce à quoi s’emploient Shana Poplack et les membres de son équipe en s’interrogeant sur l’origine de certaines variables du français canadien et sur la filiation de l’anglais afro-américain[17].

3.2 Données historiques réinterprétées

Une grande partie des travaux de Shana Poplack et Sali Tagliamonte sur les origines de l’anglais afro-américain se retrouve dans Poplack et coll. 2000 et dans Poplack et Tagliamonte 2001. Leurs recherches se sont concentrées sur des groupes qui ont quitté les États-Unis pour former des communautés relativement isolées à Samana, en République Dominicaine, et aussi dans deux localités de la Nouvelle-Écosse. Leur hypothèse est que si l’afro-américain conserve les traces d’un substrat créole, elles devraient se retrouver davantage dans le parler de ces communautés isolées.

Dans Tagliamonte et Poplack 2001, les chercheures ont porté leur attention sur l’interface temps et aspect. Elles tentent d’expliquer l’occurrence ou la non-occurrence des marques morphologiques du passé et de la troisième personne du singulier de l’indicatif, de même que l’alternance entre will et going to à Samana et en Nouvelle-Écosse.

La méthode employée comporte deux volets : une comparaison systématique des variétés à l’étude avec d’autres variétés et la prise en compte des facteurs contextuels pertinents, aussi bien dans le cadre d’une analyse postulant un substrat créole que dans celui de l’analyse des processus d’effacement et de variation décrits pour les autres variétés d’anglais.

L’étendue des variétés comparées est impressionnante. Il y a d’abord la transcription d’enregistrements d’anciens esclaves effectués à partir de 1935, puis un échantillon du parler de villageois néo-écossais d’origine européenne, auquel s’ajoutent deux variétés d’anglais standard, celle de la région d’Ottawa et une autre de Devon, en Angleterre. Des grammaires de l’anglais datant d’aussi loin que de la fin du XVIe siècle sont également mises à contribution dans les interprétations.

Pour ce qui est des marques du passé, par exemple, en plus du contexte phonologique et du type de verbe (participe identique à la racine (come), identique au prétérit (said) ou différent des deux (taken)), on note si la marque est associée à une action ponctuelle ou habituelle, puisque dans le cas des créoles, la marque du passé est présumée porteuse d’une valeur ponctuelle. D’autres facteurs comme le caractère statif du verbe sont pris en compte.

Au terme de leurs analyses, Tagliamonte et Poplack déclarent n’avoir trouvé aucun appui empirique à la thèse de la persistance d’un substrat créole dans l’anglais afro-américain. Même si, à la fin du chapitre consacré au passé, elles admettent que les effets de l’environnement phonologique et de la valeur aspectuelle dans les variétés considérées sont conformes à ce qu’on s’attendrait à trouver dans un créole, leur examen des sources historiques et des distributions dans les variétés comparées les amène à conclure que «many of the effects typically associated with past-time marking in English-based creoles appear to be English in origin» (2001 : 152).

La même démarche conduit Poplack 1997b à s’interroger sur l’origine du remplacement variable du subjonctif par l’indicatif et le conditionnel dans le français de la région de Hull-Ottawa, S’agit-il d’une convergence avec l’anglais, langue où le subjonctif n’existe pas? L’alternance est-elle au contraire liée au dynamisme interne de la langue? L’une des façons de démontrer l’effet du contact avec l’anglais, c’est de voir si les locuteurs qui ont la meilleure connaissance de l’anglais sont ceux qui emploient le moins le subjonctif. C’est ce que semblent démontrer les données de prime abord. Cette association disparaît toutefois lorsqu’on prend en compte l’effet lexical qui prévaut dans cette alternance. Ce sont les verbes matrices falloir, puis vouloir et aimer qui entraînent le plus régulièrement l’emploi du subjonctif. Ils comptent pour 73 % des données. Avec ces verbes, l’emploi du subjonctif prédomine autant chez les plus bilingues que chez les autres. La classe socioéconomique est davantage déterminante du choix du mode ; il en va de même pour l’occurrence du subjonctif dans des matrices non verbales (à moins que, le seul que, etc.).

Des questions importantes surgissent sur l’idéologie qui balise la recherche. Qu’est-ce qui pousse le chercheur à poursuivre au delà des premières observations? Ici, de l’aveu même de Poplack, c’est l’attestation très ancienne de ce genre d’alternance en français qui milite en faveur du dynamisme interne, couplée à la réalité spécifique de cette communauté qui se trouve en contexte de bilinguisme, mais dont la langue minoritaire n’est pas engagée dans un processus de transfert.

Il arrive que les analyses variationnistes découvrent dans des données synchroniques des distributions pour lesquelles les explications font défaut. C’est le cas de la très forte association du futur morphologique avec la négation dans le français québécois, le futur périphrastique dominant nettement dans les phrases affirmatives (voir 2.4 pour des références). Une telle association est également attestée au Nouveau-Brunswick (Chevalier 1996) et dans le français européen (Franckel 1984, Vet 1993). Poplack 2001 se demande comment des grammairiens ont pu répéter entre 1753 et 1935 que le futur périphrastique représentait la proximité du futur en ignorant complètement cette répartition. L’analyse des distributions dans des corpus anciens est donc à refaire. Beau projet doctoral!

4. Locuteurs et communautés linguistiques

Les chercheurs de l’équipe Sankoff-Cedergren ont recruté les 120 locuteurs de leur corpus en localisant d’abord les quartiers de Montréal à majorité francophone, et en veillant à ce que les personnes retenues dans ces quartiers soient de langue maternelle française et qu’elles soient nées ou arrivées dans la ville en bas âge. En procédant ainsi, on s’assurait que les régularités observées dans l’analyse de la variation renvoyaient à des normes de comportement communes.

Parmi les 60 locuteurs réinterviewés en 1984, certains s’étaient déplacés vers les banlieues et même aussi loin que Québec. Daveluy 1994 cherche à découvrir si ces trajectoires particulières se reflèteront dans leur usage des variables montréalaises. Le lieu de résidence est effectivement choisi dans son analyse de l’alternance entre juste, rien que et seulement, aussi bien que dans celle entre ce et cette (quel que soit le genre du nom). Toutefois, bien que l’opposition entre la «province» et les résidants de la région montréalaise soit constante, on ne peut savoir si cette distribution recoupe une différenciation sociale, ce facteur n’ayant pas été pris en compte dans les analyses.

Lorsqu’on enquête dans une situation de langues en contact, il arrive même que l’identification de la langue maternelle pose problème. Dans de telles conditions, comment arriver à effectuer des généralisations pour l’ensemble d’une communauté linguistique?

4.1 Trajectoires individuelles et individus bilingues

En vue d’étudier le français parlé par les jeunes Anglo-Montréalais, Thibault, Sankoff et leur équipe (voir G. Sankoff et coll. 1997) ont recruté des jeunes anglophones bilingues, entre autres par le biais d’une annonce placée dans des journaux culturels. Parmi les volontaires, deux cas très particuliers se sont présentés : une anglophone, au nom très français, raconte comment sa vie sociale, depuis son entrée à l’école anglaise, s’est entièrement déroulée en anglais, et ce en dépit du fait que toutes les interactions ont lieu en français dans sa famille. Un jeune homme, issu d’une famille anglophone, a été élevé par une famille francophone à partir de l’âge de deux ans, tout en continuant de fréquenter sa mère et sa soeur anglophones à l’occasion. Chacun d’eux est nettement plus à l’aise dans une langue que dans l’autre (leur langue d’usage habituelle), mais ils sont atypiques en ce sens que les autres jeunes de l’échantillon ont toujours parlé l’anglais en famille.

Lors des premières analyses, ces individus atypiques étaient écartés. Pourtant, les productions d’un troisième, qui a grandi dans un environnement scolaire et social totalement francophone (sauf en famille), étaient retenues en tant que représentatives de l’étendue du répertoire des anglophones en L2. Dans un test de réactions mené auprès d’étudiants francophones (voir Thibault et Sankoff 1999), on demandait aux juges de deviner la langue maternelle des locuteurs dont ils avaient entendu des extraits d’interviews. Cette dernière jeune femme était jugée francophone par un plus grand nombre de juges que le jeune homme ayant grandi en milieu français.

Dans l’étude de Gillian Sankoff 1997 sur la variation lexicale dans deux champs sémantiques, les deux locuteurs «atypiques» se comportent en francophones en utilisant surtout rester dans le sens de résider ; les autres anglophones de son échantillon emploient principalement habiter. Par contre, pour désigner un emploi rémunéré, les francophones optent pour travail et job, les anglophones pour travail et emploi, tandis que les deux locuteurs atypiques penchent du côté d’emploi. Il n’est donc pas dit que le locuteur atypique s’écartera systématiquement du groupe auquel il s’identifie par ailleurs.

Un constat analogue a amené Mougeon et Nadasdi 1998 à s’interroger sur les discontinuités observées au sein des communautés franco-ontariennes. Leur échantillon regroupe des étudiants du second cycle du secondaire, scolarisés en français, et dont au moins l’un des deux parents est francophone (voir Mougeon et Beniak 1991). Les sous-utilisateurs du français («restricted speakers») dévient parfois des patrons de variation observés dans leur communauté de résidence. Devrait-on exclure ces productions du répertoire des communautés minoritaires étudiées? Ou faudrait-il inclure au contraire, comme le suggèrent Mougeon et Nadasdi 1998 : 52, les productions des écoliers qui ont appris le français dans des classes d’immersion sans provenir de familles mixtes ou francophones? De cette façon, croient-ils, on obtiendrait un continuum complet d’usages minoritaires d’une langue.

L’approche que privilégieraient sans doute les Poplack, Tagliamonte et Meechan consiterait à confronter les productions des sous-utilisateurs du français de parents mixtes ou francophones à ceux des anglophones en classe d’immersion, de même qu’à ceux de bilingues anglophones et de monolingues francophones pour déterminer à quel type de normes langagières leur comportement correspond.

4.2 Communautés stables, communautés en péril, communautés en formation

Parmi l’ensemble des communautés minoritaires étudiées au Canada, certaines forment des îlots relativement à l’abri d’une assimilation par leur voisin majoritaire. Ruth King s’est principalement penchée sur de telles communautés à Terre-Neuve et à l’Île-du-Prince-Édouard. Généralement conservatrices dans leur usage de la langue ancestrale, ces variétés démontrent également une capacité peu commune d’intégration des emprunts. Le fait qu’elles soient relativement peu soumises à des pressions normatives y est sans doute pour beaucoup. Ces deux caractéristiques sont mises en évidence dans deux articles de King et Nadasdi. Dans «Left dislocation, number marking and (non-) standard French», King et Nadasdi 1997 montrent que, contrairement aux variétés franco-ontariennes et québécoises de français, les variétés acadiennes étudiées ne démontrent aucune tendance à l’affixation du clitique rendant nécessaire la présence d’un sujet nominal ou pronominal. En fait, 93 % des phrases répertoriées affichent le clitique seul. Ils attribuent ce fait à la présence d’une distinction de nombre au niveau de la désinence des verbes à la troisième personne (il arrive, ils arrivont) que la réduction des pronoms sujets de la troisième personne à [i] n’affecte pas. Lui, i(l) et eux autres, i(ls) n’y ont donc pas la valeur contrastive qu’ils ont ailleurs. Dans King et Nadasdi 1999, ils montrent au contraire comment le recours à l’anglais permet d’ajouter des nuances modales au discours. Les constructions qu’ils étudient sont I think, I guess, I imagine, et on les retrouve avec ou sans que.

Les minorités franco-canadiennes menacées d’assimilation sont essentiellement des minorités urbaines de l’Ontario et des Maritimes. Jusqu’à quel point le sont-elles? Combien de temps résisteront-elles? Et surtout, dispose-t-on de véritables indices diagnostiques? Chaudenson, Mougeon et Beniak 1993 proposent de classer les traits qui apparaissent dans les communautés minoritaires selon qu’il s’agit de cas de transfert, de simplification structurale ou de réduction stylistique. La convergence de ces traits pourrait servir à établir des seuils de divergence par rapport aux communautés majoritaires. Tentant d’appliquer ce modèle aux variétés néo-brunswickoises, Péronnet 1994 propose d’ajouter des seuils de divergence de la norme d’usage locale, allant cette fois vers le français standard. Elle réfère spécifiquement à l’ajout de traits superrégionaux comme les interrogatives au moyen du -tu québécois, au mélange des variétés régionales et standard comme l’alternance entre le tchi acadien et le si standard, et aux fautes d’hypercorrection. L’amélioration proposée du modèle le renverse finalement puisqu’elle lui retire son unidirectionnalité.

Sociologues et anthropologues discutent beaucoup de la déterritorialisation des identités (voir Gupta et Ferguson 1992). En se concentrant sur les individus bilingues, qu’ils soient atypiques ou sous-utilisateurs d’une langue, la méthodologie variationniste pourrait sans doute voir émerger de nouvelles normes de comportement linguistique.

5. Conclusion

La sociolinguistique canadienne s’est développée autour de thématiques et d’approches qui lui sont propres. D’une certaine manière, les travaux sur le français québécois qui analysaient la variation du point de vue de la dynamique interne de la communauté ont engagé l’étude variationniste des minorités francophones du Canada dans la même direction.

Plusieurs des variables étudiées à partir du français de Montréal ou de Québec ont été analysées dans des communautés ontariennes et des Provinces Maritimes à des fins comparatives. Parallèlement, les équipes de recherche dont les travaux portaient sur les minorités franco-canadiennes analysaient, bien sûr, l’effet du contact avec l’anglais sur la langue, mais elles ne se sont jamais cantonnées dans la problématique de la mort des langues.

La démarche comparative est d’ailleurs la marque de commerce de la sociolinguistique canadienne[18]. Dans les travaux du laboratoire de sociolinguistique de l’Université d’Ottawa, l’insertion du nom d’origine étrangère est comparée à celle des noms indigènes, la structure des variétés afro-américaines à celle d’autres variétés d’anglais contemporaines et anciennes, et les variations du français de la région de Hull-Ottawa sont confrontées à des archives folkloriques sonores de français canadien et à des sources historiques. En Alberta et à Toronto, les Nadasdi, Mougeon et King procèdent à la synthèse des études sur le français minoritaire, de façon à mettre en évidence les convergences et les différences. Au laboratoire d’ethnolinguistique de l’Université de Montréal, les Sankoff, Thibault et Blondeau comparent les productions linguistiques des mêmes locuteurs à travers le temps et confrontent la variation observée chez les Anglo-Montréalais à celle des francophones.

On retrouve au Canada des chercheurs oeuvrant au coeur des questions les plus chaudement débattues lors des colloques de variationnistes : dans les années soixante-dix, qu’on pense au débat sur la valeur heuristique de la règle variable[19], puis à celui sur la légitimité de l’extension de la notion de variable au delà de la phonologie, et plus tard à ceux sur la nature du «code-switching» et la question du substrat créole de l’afro-américain[20].

Bref, ce champ, prometteur au milieu des années soixante-dix, témoigne d’un dynamisme qui s’exprime aussi bien par l’étendue des centres d’intérêt des chercheurs que par l’élargissement du noyau initial québécois à l’Est aussi bien qu’à l’Ouest sur le territoire canadien.