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1. Introduction

Le créole haïtien a un déterminant postposé /la/ qui se prononce [la], [lã], [nã], [a] ou [ã] selon le contexte. Essentiellement, les formes qui comportent des voyelles et des consonnes nasales résultent de la présence de tels éléments dans les nominaux qui les précèdent, et les formes sans consonne initiale se retrouvent lorsque ces nominaux se terminent par une voyelle. Voici quelques exemples :

Dans un article récent, Nikiema 1999 présente une analyse synchronique de ces variations dans laquelle il tente de démontrer, entre autres, que dans l’alternance /l/ ~ ∅ du morphème /la/, «il ne s’agit pas d’un phénomène d’effacement, mais plutôt de l’ancrage d’une consonne flottante dans une position d’attaque vide disponible» (p. 72-73). Parmi les mobiles qui le poussent à opter pour une telle analyse, il y a tout d’abord le fait que la disparition du /l/ crée un hiatus et que ceci «va à l’encontre des faits généralement rapportés (Clements 1986, Schane 1987, Rosenthall 1996, etc.) selon lesquels les langues naturelles afficheraient une très forte tendance à éviter les contextes de hiatus» (1999 : 72). D’autres alternances C ~ ∅ se trouvent en haïtien, mais ne seront pas considérées ici.

Une autre raison pour mettre en doute l’opération d’un processus d’effacement dans le cas présent, selon Nikiema, tient à «l’apparition d’une semi-voyelle de transition dont la raison d’être est précisément de combler le hiatus créé par l’effacement du /l/» (p. 72). En effet, une fois cette consonne supprimée, elle se voit remplacée par [j] après une voyelle antérieure et par [w] après une voyelle postérieure. On retrouve donc des formes comme :

et ceci ne fait que refléter une tendance générale dans cette langue, comme le démontrent des formes comme powèm (< poème) et reyèl (< réel).

En somme, d’après Nikiema, «étant donné cette stratégie d’évitement du [sic] hiatus, il est surprenant que la langue crée d’elle-même, comme c’est le cas pour le déterminant postposé, un contexte qu’elle ne tolère pas» (1999 : 72). Cependant, en adoptant une telle position, à savoir qu’il ne soit pas naturel qu’un processus opère en raison de la répercussion ultérieure qu’il pourrait avoir, il se trouve à laisser supposer que les changements phonologiques ont en quelque sorte la capacité de regarder au delà de leurs effets immédiats pour évaluer les conséquences de leurs réalisations.

Dans cet article, je tenterai de démontrer que les choses ne se passent jamais ainsi. Plus particulièrement, on verra que bien qu’il soit indéniable que les langues cherchent souvent à se débarrasser des hiatus, il n’y a aucune indication que les changements qui les créent soient entravés de quelque façon que ce soit, de telle sorte qu’il paraît douteux que Nikiema puisse user d’un tel argument pour rejeter l’effacement dans le cas présent. Du même coup, on aura l’occasion d’examiner en détail la nature et l’origine de ces types de changements qui, de toute évidence, n’ont pas encore donné lieu à des études approfondies.

2. Les hiatus par enchaînement

Il y a essentiellement deux façons de produire des hiatus, soit l’enchaînement et l’effacement. Les hiatus qui surgissent par enchaînement ont été analysés de façon exhaustive par Casali 1996, 1997, et il est arrivé à la conclusion que «languages deal with sequences of vowels that arise through morphological or syntactic concatenation in a variety of ways» (1997 : 497). Ce qu’il a démontré, entre autres, est que ces types d’hiatus peuvent se résoudre de six manières différentes. D’une part, il y a évidemment la diérèse (qu’il dénomme «heterosyllabification»), où les deux voyelles qui se rencontrent demeurent inchangées. C’est une situation qu’on retrouve en français, par exemple, dans des séquences telles que :

D’autre part, Casali a répertorié cinq façons dont ces genres d’hiatus peuvent se voir modifier. L’une des plus communes est sûrement la synérèse («glide formation»), un processus par lequel les voyelles fermées /i, y, u/ se transforment en [j, ɥ, w]. À l’encontre de la diérèse, qui se maintient dans les enchaînements syntaxiques, tel qu’illustré en (3), il est très commun en français de voir des glissantes apparaître à la suite du processus de suffixation (cf. Johnson 1987, Hannahs 1995), comme dans :

Lorsque la première de deux voyelles consécutives n’est pas fermée (ou parfois même lorsqu’elle l’est), il arrive qu’on assiste à un processus de diphtongaison («diphthong formation»). C’est ce qui se produit en créole haïtien, par exemple, où tel que noté par Fournier 1978, on retrouve des contractions comme :

Ensuite, il y a l’élision, où la première des deux voyelles tombe carrément. Bien qu’il arrive que ce soit la deuxième voyelle d’un hiatus qui s’élide, les recherches de Casali révèlent clairement que «V1 elision is far more common and productive than elision of V2», et que «at the boundary between two lexical words, elision is always of V1» (1997 : 496). C’est effectivement ce qui se produit en espagnol du Sud du Texas, tel que décrit par Hutchinson 1974, par exemple, où on retrouve des formes telles que[1]:

Il y a aussi la coalescence, où deux voyelles contigües fusionnent de façon à former une voyelle longue qui peut avoir la qualité de l’une ou l’autre, ou encore une qualité intermédiaire quelconque. Par exemple, comme l’a démontré Dumas 1974 : 23, la fusion vocalique est «un phénomène bien connu du français québécois, … le processus d’adaptation réciproque qui affecte les voyelles adjacentes de part et d’autre de la frontière de mot». Ainsi, les mêmes séquences qui ont été présentées en (3) pour illustrer la diérèse syntaxique en français standard peuvent servir à démontrer le fonctionnement de la coalescence en français québécois :

Enfin, contrairement à la synérèse, la diphtongaison, l’élision et la coalescence, qui ont toutes pour effet de combiner deux noyaux syllabiques en un seul, il y a des cas où une consonne vient s’interposer entre les deux voyelles. Casali cite comme exemple de ce genre d’épenthèse consonantique un processus de l’axininca, une langue péruvienne de la famille arawak, qui change une forme sous-jacente comme /noNpisii/ ‘je balaierai’ en [nompisiti]. Bien qu’on retrouve ce genre d’insertion d’obstruante en français standard dans les liaisons des verbes et dans la dérivation morphologique :

ainsi que dans plusieurs variétés de français populaire :

le processus ne se manifeste que dans quelques contextes morphologiques bien définis et, plus souvent qu’autrement, de façon non arbitraire.

En fait, le genre d’épenthèse consonantique qu’on retrouve le plus souvent est justement celui qui se produit en créole haïtien, et qui a été illustré en (2). L’insertion prévocalique de [j] après une voyelle antérieure et de [w] après une voyelle postérieure est un phénomène très répandu dans les langues du monde, qu’il soit obligatoire ou facultatif. On peut aussi retrouver des cas comme celui du galicien, où la même glissante s’interpose dans toutes les situations où la deuxième de deux voyelles adjacentes est accentuée (Francisco Dubert García, communication personnelle) :

Les semi-voyelles [w] et [j] ne sont pas les seules qui puissent venir s’insérer en position intervocalique. Dans certains dialectes de l’anglais, notamment dans le Sud-Est de l’Angleterre, en Australasie et dans quelques régions de l’Amérique, la glissante alvéolaire /ɹ/ tombe en fin de syllabe, et ceci a pour effet de créer de très nombreuses alternances du genre winte[∅] ~ winte[ɹ] and summer, fa[∅] ~ fa[ɹ] away, fo[∅] ~ fo[ɹ] ever. Ce /r/ étymologique, qui est connu sous le nom de «linking r»[2], s’est propagé dans certains parlers pour devenir un soi-disant «intrusive r» que Giegerich définit comme «the insertion of /r/ in the same contexts as those in which linking /r/ is found, but in words where there is no historic /r/» (1992 : 282). On y retrouve donc des séquences telles que law[ɹ] and order, Shah[] of Iran, the idea[] is, etc.

Enfin, on peut citer le cas du persan, où les mêmes hiatus peuvent souvent être interrompus par une semi-voyelle homorganique ou par un coup de glotte[3], comme dans :

En résumé, donc, les concaténations syntaxiques et morphologiques usuelles qui occasionnent des hiatus donnent lieu aux scénarios suivants (où V = voyelle, G = glissante et $ = frontière syllabique) :

  1. aucune modification

    Diérèse

    V1$V2 ⇒ V1$V2

  2. modifications

    1. vocaliques

      Synérèse

      V1$V2 ⇒ GV2

      Diphtongaison

      V1$V2 ⇒ V1 G

      Élision

      V1$V2 ⇒ V2

      Coalescence

      V1$V2 ⇒ V1:, ou V2:, ou V3:

    2. consonantiques

      Épenthèse

      V1$V2 ⇒ V1$CV2

3. Les hiatus par effacement

Étant donné qu’il est de toute évidence si fréquent que les hiatus morphologiques et syntaxiques sont modifiés d’une façon ou d’une autre, il y aurait lieu de se demander si les langues naturelles n’auraient pas, pour ainsi dire, une certaine réticence à en produire de nouveaux qu’elles auraient en quelque sorte à réparer par la suite. C’est ce que semble croire Nikiema, en tout cas, lorsqu’il fait référence en parlant du créole haïtien à «la création presque anormale des contextes de hiatus par l’élision de /l/» (1999 : 72).

Une autre raison pour qu’on cherche à faire la lumière sur toute la question de l’émergence d’hiatus dus à l’effacement consonantique est un aspect de la linguistique historique auquel on a prêté très peu d’attention. Ainsi, à la fin de son étude exhaustive sur l’élision vocalique dans les contextes d’hiatus, Casali fait remarquer que «a number of hiatus contexts remain to be systematically investigated», et il cite en tout premier lieu «hiatus arising morpheme-internally due to the loss of an intervening consonant» (1997 : 525).

Tout d’abord, le tout semble se mettre en branle à cause du fait que «V__V is a prime weakening environment : all things being equal, we expect lenition here» (Lass 1984 : 181). Or, qui dit lénition dit effacement en puissance. Les segments qui sont ainsi sujets à l’effacement intervocalique ont en commun d’être non syllabiques, et ceux-ci peuvent être [-consonantique] ou [+consonantique]; ces derniers à leur tour peuvent être soit [-sonantique] ou [+sonantique]. On aura donc comme candidats à ce processus les classes de consonnes suivantes (où les dentales/alvéolaires peuvent servir à représenter une classe entière) :

  1. [+consonantique, -sonantique]

    /t, d, θ, ð, s, z, t‿s, d‿z/

  2. [+consonantique, +sonantique)

    /r, l, n/

  3. [-consonantique, -sonantique)

    /h, ʔ/

  4. [-consonantique, +sonantique)

    /j, ɥ, w/

Voici donc quelques exemples typiques qui illustrent la façon dont ces divers segments consonantiques peuvent tomber entre deux voyelles. Il va sans dire que ceci ne constitue qu’une infime minorité des cas d’effacement intervocalique qui peuvent se produire.

3.1 Les obstruantes

Les consonnes qui sont caractérisées par les traits [+consonantique, -sonantique] sont les obstruantes, qui peuvent être soit [-voisé] (/t, θ, s, t‿s/) ou [+voisé] (/d, ð, z, d‿z/), [-continu] (/t, d, t‿s, d‿z/) ou [+continu] (/θ, ð, s, z/), [-strident] (/t, d, θ, ð/) ou [+strident] (/s, z, t‿s, d‿z/). Or, parmi ces diverses catégories de consonnes, il n’y a que les fricatives voisées non stridentes qui peuvent normalement tomber entre deux voyelles[4]. Cependant, comme on l’a noté depuis longtemps, c’est un phénomène qui se produit assez souvent à cause de la propension qu’ont les langues à assimiler les occlusives aux voyelles environnantes. Autrement dit, étant donné que les voyelles sont intrinsèquement [+voisé] et [+continu], il arrive régulièrement que des occlusives comme /p, t, k/ se voisent en [b, d, g], et que ces dernières — qu’elles soient originales ou non — se transforment en [ß, ð, ɣ], lesquelles peuvent alors facilement s’amuïr.

On retrouve justement ce type de changement dans l’histoire du français, où non seulement les occlusives sonores intervocaliques du latin se sont d’abord spirantisées puis subséquemment effacées, mais aussi où les sourdes alvéolaires et vélaires dans ce même contexte ont par la suite subi une évolution identique après s’être voisées (cf. Pope 1952 : 136-40) :

En arapaho, une langue algonquine de l’Ouest, des suites vocaliques d’une complexité assez inusitée ont surgi à la suite de la disparition généralisée du *k proto-algonquin, comme on peut voir dans les dérivations suivantes (cf. Picard 1994) :

3.2 Les sonantes consonantiques

Les consonnes sonantes, c’est-à-dire celles qui comportent le trait [+sonantique], peuvent être [+consonantique] ou [-consonantique]. Parmi celles du premier groupe, le cas le plus souvent cité d’amuïssement intervocalique est sûrement celui du portugais, qui a perdu à la fois /n/ et /l/[5]. En partant du latin, on retrouve donc des correspondances comme :

Le portugais est loin d’être le seul à avoir subi une chute de sonantes intervocaliques. En motu, une langue papoue de la Nouvelle-Guinée, ce sont /l/ et /ŋ/ qui sont tombés, comme le démontrent les dérivations suivantes à partir du proto-papou (cf. Pawley 1975, Ross 1998) :

Quand aux vibrantes, on peut citer le cas de certains dialectes de l’espagnol rapporté par Bourciez 1967 : 410-411. Ainsi, ayant décrit les différences articulatoires et contextuelles entre r (/ɾ/) et rr (/r/) dans ces idiomes, il dit que «le son du r simple intervocalique est devenu si particulièrement débile que dans certaines régions de la Péninsule, au Nord dans les Asturies, et surtout au Sud en Andalousie, il y a tendance à l’effacement complet (mataon, paece, pour mataron, parece, etc.)».

3.3 Les sonantes non consonantiques

Les consonnes qui sont spécifiées comme étant [-consonantique, +sonantique] sont celles qu’on appelle communément «glissantes», «semi-voyelles» ou «semi-consonnes», et il n’est pas rare du tout de voir celles-ci s’effacer à l’intervocalique. En français, par exemple, «placé entre deux voyelles, dont l’un [sic] était o, u (voyelles vélaires), le v latin [ /w/] [...] s’est ordinairement effacé en se fondant avec la voyelle vélaire» (Bourciez et Bourciez 1967 : 170) :

Certaines langues indo-européennes ont subi ce même genre d’effacement. Ainsi, d’une part, «à l’intérieur du mot, entre voyelles, *y [...] s’amuït en arménien, grec, latin, irlandais» (Meillet 1964 [1907] : 108). D’autre part, «en grec, le Ϝ qui représente i.-e. *w a une articulation très faible; entre voyelles, il a disparu dans presque tous les dialectes» (Meillet 1964 [1907] : 108) :

En anglais, comme nous l’avons vu précédemment, la chute de /ɹ/ en coda a donné lieu au «linking r» qui s’est souvent répandu pour devenir un «intrusive r». L’effet contraire s’est aussi produit, cependant. Ainsi, comme le note Kreidler, «linking R is usual in most non-rhotic dialects, but not in the American South; speakers there have no [r] in the car nor in The car is here» (1989 : 54). On retrouve le même phénomène d’effacement et de création d’hiatus en Afrique du Sud, où «very many varieties of S[outh]Af[rican]Eng[lish] [...] lack both intrusive r and linking r [...] : thus, four o’clock [foː (ʔ)əklɔk], law and order [loːn̩oːdə]» (Trudgill et Hannah 1985 : 26).

3.4 Les laryngales

Comme le note Crowley 1992 : 100, «/ ʔ/ and /h/ are sounds that are very commonly lost in languages». Dans la plupart des langues polynésiennes, par exemple, ces deux consonnes laryngales, c’est-à-dire dont les traits distinctifs sont [-consonantique, -sonantique], sont disparues inconditionnellement, laissant ainsi de nombreux cas d’hiatus comme le démontrent les dérivations samoanes suivantes (cf. Crowley 1992 : 91-92, Langdon et Tryon 1983 : 17-18) :

Plus près de nous, on peut noter plusieurs cas d’effacement de /h/ qui ont donné lieu à des hiatus. Ainsi, en grec ancien, «on n’aperçoit pas de trace de *-s- ni de -*h- [sic] qui en a pris la place» (Meillet 1964 [1907] : 96-7) dans des formes telles que μέʋεοζ‘de l’esprit’, ʋέφεοζ ‘du ciel’, γέʋεοζ ‘de la race’ (cf. les nominatifs μέʋεοζ, ʋέφεοζ, γέʋεοζ). La même chose s’est produite en arménien où «h issu de s est [...] tombé entre voyelles à l’intérieur du mot sans exception» (Meillet 1950 : 87). En latin, les h intervocaliques sont disparus très tôt comme dans nēmo ‘personne’ (< ne homo), nīl ‘rien’ (< nihil), dēbēre (< dehabēre), un processus qu’Allen 1978 : 44 attribue au fait que «h is [...] particularly liable to weakening and loss in intervocalic position». Du côté germanique, «nos premiers enregistrements anglais offrent encore un [h] intervocalique, mais très peu après ce h disparaît des textes, et on écrit de simples voyelles» (Bloomfield 1970 [1933] : 358). On peut observer des vestiges de ce segment en allemand où on retrouve des formes orthographiques telles que Zehe ‘orteil’ et sehen ‘voir’, qui sont apparentées à l’anglais toe et see.

En somme, il est évident qu’en dépit du fait que l’hiatus soit un état généralement instable et très susceptible de se faire modifier, la chute de consonnes intervocaliques qui a pour effet de provoquer de telles rencontres de voyelles est un phénomène courant. Dans cette optique, il est intéressant de comparer cette situation à celle, également très usuelle, où l’effacement d’une voyelle atone peut entraîner une suite de consonnes qui, d’une façon parallèle, subit plus souvent qu’autrement une réduction. En d’autres termes, étant donné que «la plupart des changements phoniques s'orientent généralement vers une simplification des mouvements qui permettent l'émission d'une forme linguistique donnée [...] les groupes de consonnes sont souvent simplifiés» (Bloomfield 1970 [1933] : 348).

Dans l’histoire du français, par exemple, des chutes de voyelles médianes ont créé des groupes consonantiques qui se sont par la suite simplifiés (cf. Pope 1952 [1934] : 146, 151) :

Donc, bien qu’il ne fasse aucun doute, comme le souligne Hock 1992 : 127, que «just as consonant clusters are often eliminated or reduced, so hiatus [...] is generally avoided [...]», il est tout aussi apparent que les langues ne démontrent aucune résistance perceptible aux changements qui entraînent ces scénarios.

4. L’effacement du /l/ intervocalique en créole haïtien et en français québécois

En parlant de la réduction de /la/ à [a] en créole haïtien, Nikiema affirme que «l’effacement de la consonne [...] est inhabituel : [l] s’efface après une voyelle, créant ainsi un hiatus, mais se maintient après une consonne» (1999 : 76). Ainsi, à son avis, «on se serait plutôt attendu à la forme *[papala], non attestée, au lieu de la forme réalisée [papaa]» (p. 76). La chute intervocalique de /l/ n’est toutefois pas une rareté dans les langues du monde, comme on l’a vu, mais il existe quand même une différence notable entre les cas que nous avons relevés ci-dessus et celui du créole haïtien : les premiers sont tous des processus à conditionnement strictement phonologique tandis que le dernier est morphophonémique en ce sens que l’amuïssement du /l/ n’affecte que ce lexème.

Sans être commun, ce scénario n’est cependant pas tout à fait unique, car il ressemble presque en tous points à la chute du /l/ de l’article et du pronom la en français québécois, et ce en dépit du fait que les deux cas aient des origines totalement différentes, le /la/ haïtien provenant de l’adverbe selon l’hypothèse prévalente. Autrement dit, le maintien de la liquide après consonne et la chute de celle-ci à l’intervocalique, que Nikiema qualifie d’inhabituels et d’inattendus en créole haïtien, se retrouvent de façon identique en québécois dans des formes telles que (cf. Picard 1981) :

5. Conclusion

Cette étude avait pour but de vérifier l’exactitude de deux assertions que Nikiema a émises dans le cadre de son analyse des variantes de l’article postposé /la/ en créole haïtien, et plus particulièrement de l’hiatus occasionné par la chute du /l/ après voyelle. D’une part, il soulève le fait que l’hiatus représente une situation intrinsèquement précaire du fait qu’il subisse si souvent des modifications. Or, il ne fait aucun doute qu’il a parfaitement raison sur ce point, comme l’ont d’ailleurs souligné plusieurs phonologues. Pour Kenstowicz, par exemple, «vowel sequences (V + V) are phonologically unstable» (1994 : 23) tandis que selon Trask, «particularly unstable are vowels in hiatus [...] Such sequences are apparently uncomfortable, and languages employ a variety of strategies for eliminating the hiatus» (1996 : 65).

D’autre part, partant de ces conditions réelles, Nikiema lance l’affirmation que l’effacement d’une consonne intervocalique comme /l/ représenterait un processus qu’il qualifie de «surprenant», d’«anormal» et d’«inhabituel», ce qui le pousse à rejeter toute analyse de /Vla/ > /Va/ en créole haïtien en termes d’une chute de consonne. Or, comme on l’a vu, la chute de consonnes intervocaliques est un phénomène qui est loin d’être exceptionnel en conséquence du fait que «l’affaiblissement de consonnes placées entre des voyelles [...] est un type très courant de changement» (Bloomfield 1970 [1933] : 352). Il en ressort donc qu’une analyse de l’alternance [la] ~ [a] qui repose sur l’effacement consonantique ne saurait être écartée en raison de l’hiatus que ceci peut occasionner, car il est bien évident que la réalisation d’un changement phonologique ne dépend jamais de ses retombées structurales éventuelles. En fait, on s’imagine mal comment il pourrait en être autrement.