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INTRODUCTION

La conjoncture internationale, le nombre important de conflits armés dans le monde ainsi que les conditions d’adversité ou de discrimination dans lequel vivent certaines populations augmentent le nombre de demandeurs d’asile et de réfugiés dans le monde. Selon le Haut-Commissariat des Nations Unies (2019), en 2019, il y aurait 25,9 millions de réfugiés à travers le monde. Ainsi, en 2015-2016, le Canada accueille 46 700 personnes réfugiées, dont 47 % sont des mineurs (UNHCR CANADA, 2017). Suite à cette arrivée de réfugiés, de nombreuses écoles québécoises doivent se mobiliser pour recevoir ces élèves, comme elles l’avaient fait dans le cadre d’autres vagues de réfugiés dans le passé (Kirk, 2002).

En réponse à ce contexte, le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) a effectué un appel à projets pour des recherches ciblées visant l’accueil et l’intégration des réfugiés syriens et, dans ce cadre, nous avons mené une recherche-action intitulée Favoriser l’intégration des élèves réfugiés syriens en développant leur sentiment d’appartenance à l’école et leur bien-être psychologique (Papazian-Zohrabian. et coll.; CRSH, 2016-2017). L’objectif principal de cette recherche était d’évaluer l’influence d’une action scolaire visant le développement du sentiment d’appartenance des jeunes réfugiés syriens à l’école ainsi que le développement de leur bien-être psychologique. Les résultats présentés dans cet article seront plus particulièrement orientés vers l’influence de groupes de parole menés en contexte scolaire sur le bien-être psychologique des élèves. Nous présenterons comment la création d’un espace d’écoute bienveillante et contenante en classe, a permis, à travers une expression libre, l’élaboration des deuils et la symbolisation des traumatismes et a favorisé le développement du bien-être psychologique des élèves participants.

PROBLÉMATIQUE

Les conflits armés, les guerres ainsi que les réalités sociopolitiques et socioéconomiques variées exacerbent et renforcent les crises humanitaires, faisant augmenter le nombre de personnes réfugiées et demandeuses d’asile. Diverses expériences de violence et d’adversité obligent des individus à fuir leur région ou leur pays d’origine pour se relocaliser en lieux plus sûrs. Les récits de ces personnes mettent en évidence les multiples expériences de traumatisme et de perte et parfois la détérioration de leur santé mentale (Denov, 2014; Lamothe-Lachaîne, 2017).

Toutefois, plusieurs études montrent que, outre l’adversité de la vie prémigratoire, la santé mentale des jeunes de réfugiés réinstallés et d’immigrants est également influencée par le processus migratoire et les pertes post-migratoires auxquelles s’ajoutent les différences culturelles, linguistiques et les difficultés financières (Kanouté et Lafortune, 2011; Pacione et al., 2012; Silov et al., 2017). Ces travaux soulignent l’importance de l’accueil et de la prise en considération de la vie post-migratoire de ces jeunes. Des recherches menées auprès de réfugiés montrent également la valeur de l’environnement humain sur le développement de leur bien-être. Ainsi, divers chercheurs (Hart, 2009; Moreau et al, 1999; Rousseau et al., 2011) rappellent l’importance des politiques d’immigration et des services d’accueil du pays hôte dans la promotion de la santé mentale et l’intégration de cette population. Dans ces mesures, il est également pertinent et important de considérer que les difficultés possiblement vécues par les jeunes réfugiés se conjuguent avec leurs forces et leurs stratégies de survie (Rutter, 2003) et que si un grand nombre d’enfants réfugiés sont résilients, de nombreux autres souffrent de problèmes tant internalisés (p. ex., l’anxiété ou la dépression) qu’externalisés (p ex. les difficultés de comportement et de concentration) (Hart, 2009).

Selon Persson et Rousseau (2008) ainsi que Kirk (2002), l’école a une place centrale dans le développement du bien-être psychologique des enfants traumatisés par la guerre. En effet, le cadre stable qu’amène l’école, par la présence de règles et de routines, permet aux élèves de tisser de nouveaux liens avec leurs pairs et leurs enseignants (Papazian-Zohrabian, 2016; Persson et Rousseau, 2008). Au Québec, on remarque que l’école met en place des moyens d’intégration linguistique, alors que les objectifs d’intégration culturelle et sociale restent non consolidés (Lusignan, 2009). Selon Armand (2005), la responsabilité de l’intégration des nouveaux arrivants dans une école devrait incomber à l’ensemble du personnel. Par contre, Yohani (2010) relève la présence de plusieurs éléments freinant le développement du bien-être des enfants réfugiés dans les milieux scolaires, dont, principalement, le manque de formation et de ressources pour les enseignants et le manque d’implication parentale dans les divers services proposés à l’enfant.

D’autres recherches soulignent l’importance de l’expression créatrice dans le développement du bien-être des enfants réfugiés, par l’introduction d’ateliers artistiques qui abordent divers thèmes liés au parcours migratoire des enfants réfugiés et favorisent ainsi l’expression symbolique des souffrances (Rousseau et al., 2007a; Rousseau et al., 2007b).

Dans ce contexte, nous avons pensé qu’il serait pertinent de concevoir, mener et documenter une action scolaire favorisant le parcours post-migratoire des élèves réfugiés et le développement de leur bien-être psychologique, en leur offrant dans le milieu naturel qu’est l’école, la possibilité d’exprimer leurs vécus, leurs souffrances et partageant leurs forces et leurs stratégies de survie avec leurs camarades. La recherche-action que nous avons menée en 2016-2017 auprès d’élèves réfugiés syriens nouvellement arrivés au Québec et potentiellement fragilisés par les expériences traumatiques et les pertes vécues, s’inscrit dans cette lignée. L’objectif général de notre recherche était d’évaluer l’influence d’une action scolaire courte et ciblée sur le développement du sentiment d’appartenance à l’école et du bien-être psychologique des élèves participants. D’une manière plus spécifique, nous désirions en premier lieu concevoir et mettre en place une action scolaire composée d’une activité collective menée en classe permettant le développement du bien-être de tous les élèves, sans les stigmatiser ou supposer leur état de santé mentale et d’une activité plus ciblée visant l’accompagnement psychosocial des élèves en mal-être psychologique. Nous comptions en deuxième lieu documenter l’implantation de cette action (modalités, déroulement, conditions facilitantes et obstacles, conséquences institutionnelles). Et en troisième lieu, en cas de résultats favorables, produire pour les milieux de pratiques un guide et diffuser une pratique scolaire innovante.

Dans cet article, nous faisons le choix de ne présenter qu’une partie de l’action : les groupes de parole et les résultats relatifs au développement du bien-être psychologique des élèves réfugiés à travers l’élaboration psychique des deuils et des traumatismes.

CADRE DE RÉFÉRENCE

Vu les conditions d’adversité dans lesquelles vivent les personnes réfugiées, les deuils et les traumatismes sont parmi les principaux phénomènes psychologiques pouvant potentiellement ébranler le bien-être psychologique des jeunes réfugiés.

Les deuils

Nous avons vu dans ce qui précède, que les personnes réfugiées vivent dans des conditions d’adversité, et la probabilité de vivre des pertes et des séparations est très élevée. De nombreux auteurs (Bacqué, 1992; Freud, 1915; Hanus, 1994) vont définir le deuil comme un phénomène universel lié à toute situation de perte (mort ou séparation définitive). La perte peut concerner un être humain, mais aussi un objet signifiant, un idéal, des valeurs. Des études cliniques se penchent sur les processus psychiques en oeuvre dans le processus d’élaboration psychique du deuil (Hanus, 1994; Lebovici, 1994; Papazian-Zohrabian, 2004) : la sidération et le déni de la réalité de la perte, l’acceptation de cette réalité, la douleur psychique marquée par des symptômes dépressifs, le surinvestissement de l’objet perdu suivi de son désinvestissement. Ces processus sous-tendent le travail de deuil et la personne endeuillée passe par une phase importante et essentielle du travail du deuil, celle de la douleur psychique du deuil marquée par une dépression. Chez le jeune, cette phase est caractérisée par une démotivation, un manque d’intérêt pour les activités habituelles, une irritabilité, voire une agressivité, des troubles du sommeil (hypersomnie) ou alimentaires (American Psychiatric Association, 2013). Des observations cliniques de jeunes endeuillés soulignent la présence d’une intolérance à la frustration, un manque de communication et d’interaction, une tristesse (Arfouilloux, 1983). Lebovici (1994) note la présence de deuils traumatiques chez les enfants de bas âge, liée à leur conception non encore claire de la mort, leur immaturité affective ainsi que leurs mécanismes de défense non élaborés.

Parlant du travail de deuil, Hanus écrit : « la mort biologique peut se faire en quelques instants, la mort psychologique est beaucoup plus longue » (Hanus, 1994, p.111). En effet, la fin d’un travail de deuil est marquée par le désinvestissement de l’objet perdu rendu possible par la parole et le discours sur celui-ci. C’est par la distanciation permise par la parole que la phase de l’idéalisation de l’objet perdu prend fin et l’endeuillé perçoit sa perte d’une manière plus objective et arrive à s’en détacher. Le travail de deuil aboutit au désinvestissement de l’objet perdu par le partage de la perception idéalisée de l’objet perdu et par la prise de conscience graduelle de ses imperfections (Papazian-Zohrabian, 2015). La signification positive donnée à la perte favorise l’élaboration psychique du deuil (Papazian-Zohrabian, 2004). Le travail de deuil ainsi favorisé par le discours sur la perte est un processus essentiel au maintien de la santé mentale (Hanus, 2006; Marty, 2014; Papazian-Zohrabian, 2013; Papazian-Zohrabian, 2016).

Lors de leur parcours pré, péri et post migratoire, parallèlement aux pertes, les jeunes réfugiés vivent aussi de nombreux événements potentiellement traumatiques.

Les traumatismes psychiques

Le traumatisme psychique est la réaction naturelle, adaptative de tout individu face à un événement traumatique : violence physique, sexuelle, psychologique, catastrophes naturelles, guerres, attentats, tortures, persécutions, découverte inopinée de corps, exposition à des scènes de violence, déplacements forcés ou brutaux, etc. (Papazian-Zohrabian, 2015).

Selon l’approche psychiatrique, tout événement traumatique peut entraîner chez le sujet un « Trouble de stress post-traumatique » (American Psychiatric Association, 2013). Chez le jeune, les symptômes les plus fréquents sont : un comportement désorganisé ou agité, réviviscences de l’événement, souvent à travers des jeux, des dessins, des cauchemars répétitifs, sentiment de détachement, évitement de tout ce qui peut rappeler l’événement traumatique, ainsi qu’une activation neurovégétative (American Psychiatric Association, 2013). Selon la théorie psychanalytique des traumatismes psychiques et de nombreuses études cliniques, le traumatisme provoque chez l’individu une angoisse importante, non déchargeable par l’activité motrice ou la créativité, et contre laquelle les mécanismes de défense du Moi sont inopérants (Freud, 1926; Janin, 1996). L’effet cumulatif des traumatismes a été relevé par divers auteurs (p. ex., Catani et al., 2010; Khan, 1963) accentuant ainsi la probabilité de traumatismes chez les personnes réfugiées qui ont souvent un parcours pré, péri et post-migratoires imprégné de violences. Selon certains auteurs (Bousquet Des Groseilliers, Marchand et Brunet, 2006; Josse, 2011; Pumariega, Rothe et Pumariega, 2005), l’intensité et la gravité de l’événement vécu, le degré d’exposition aux facteurs traumatisants (durée, fréquence, récurrence, proximité et multitude), l’identité de l’agresseur et sa relation avec la victime et la présence ou l’absence des parents ou d’une personne de confiance, ainsi que leurs réactions à l’événement, vont influencer le vécu de la personne et intensifier le traumatisme psychique.

L’approche psychanalytique ajoute une autre dimension à la conception des traumatismes psychiques en affirmant qu’il existe des événements potentiellement traumatiques. En d’autres mots, la nature de l’événement ne définit pas son aspect traumatique, le traumatisme résulte plutôt de l’évaluation subjective faite par l’individu. La qualité du processus adaptatif qui en découle fait que l’événement se transforme en traumatisme ou non (Taïeb et al., 2004).

En effet, tous les enfants ne sont pas nécessairement traumatisés par les mêmes événements, de la même manière et avec la même intensité. Certains enfants vont développer des stratégies de survie (Papazian-Zohrabian, 2015) et certains sont plus résilients que d’autres (Rutter, 2003).

Selon Barrois (1988), tout traumatisme psychique est la conséquence d’une rupture, d’une discontinuité, d’une perte dont peut être conscient ou non. Cette rupture peut être vécue sur plusieurs plans (rupture psychique dans la symbolisation des expériences, des affects, des liens réels et symboliques, du sens, du temps, de l’espace, de l’histoire individuelle, familiale ou collective, de la culture) selon l’événement traumatique, et peut avoir des conséquences importantes sur le vécu et le comportement des individus. L’expérience traumatique crée une rupture au sein de l’appareil psychique et perturbe l’équilibre psychique de l’adolescent (Baubet et Moro, 2000; Barrois, 1988; Papazian-Zohrabian, 2016; Pinel, 2004). Le traumatisme psychique est aussi considéré comme une conséquence de la rencontre réelle ou symbolique avec la mort. Malgré l’évidence incontournable de la mort, la brusque transformation de la mort en donnée immédiate, « la soudaine intimité » de la mort a un effet traumatisant (Barrois, 1988). Or, la mort n’étant pas représentée dans l’inconscient, la rencontre avec la mort serait donc de l’ordre de l’irreprésentable, de l’innommable, de l’indicible.

La réhabilitation des personnes traumatisées va donc passer par un processus de liaison psychique, allant à l’encontre des ruptures et un processus de symbolisation permettant à l’événement vécu, mais non représenté, non nommé, d’être pensé et symbolisé (Papazian-Zohrabian, 2015; 2016).

Le bien-être psychologique

Les définitions associées au bien-être psychologique peuvent être équivoques dans la littérature et rendre difficile la compréhension de certains résultats. Pour clarifier notre orientation conceptuelle, nous adoptions la définition suivante :

... le concept de bien-être est multidimensionnel et combine tant la perception subjective de l’individu sur son état général que l’engagement de celui-ci dans sa croissance personnelle. Le bien-être fait donc référence au plaisir, au bonheur vécu et aux capacités d’adaptation de l’individu. Ces capacités peuvent être liées à son sentiment de contrôle sur sa vie et aux relations interpersonnelles positives qu’il entretient avec les gens qui l’entourent ainsi qu’à sa santé mentale

Papazian-Zohrabian et al., 2018, p. 214

Ce sens donné au terme « bien-être psychologique » nous permet à la fois de le situer conceptuellement dans les différentes tendances de recherche (voir Papazian-Zohrabian et al., 2018), mais il nous permet également de le situer relativement à la santé mentale de l’individu. Le travail du deuil va permettre à la personne endeuillée de reprendre goût à la vie et d’investir de nouveaux liens (Hanus, 1994; 2006). Selon Hanus (2010), la phase de la douleur du deuil et le travail de deuil peuvent épuiser une personne, mais une fois ce travail achevé, elle se sent plus forte d’avoir réussi à surmonter cette épreuve difficile. Quant aux traumatismes, leur élaboration symbolique va favoriser la construction d’un sens et le développement de stratégies adaptatives. La phase action de cette recherche, visait la création d’un environnement favorable au développement du bien-être psychologique, chez des jeunes ayant vécu dans des conditions d’adversité.

L’action principale à l’étude dans cet article est l’organisation et la conduite de groupes de parole dans des classes d’accueil. De façon plus spécifique, nous aborderons dans la section des résultats, les données relatives à l’élaboration des deuils et des traumatismes favorisant le développement du bien-être psychologique de ces jeunes en contexte scolaire.

MÉTHODOLOGIE

Le type de recherche adopté est la recherche-action. Morrissette (2013) retient trois éléments qui caractérisent cette démarche : une visée d’amélioration des pratiques, un engagement individuel et collectif des acteurs impliqués, et une démarche de recherche adoptant ce cycle : planification, action, observation, réflexion. En effet, notre recherche avait pour objectif l’amélioration des pratiques scolaires en contexte d’accueil de jeunes élèves réfugiés et l’engagement des acteurs scolaires (enseignants, professionnels et directions) dans le processus du développement du bien-être psychologique de ces élèves. Nous avons planifié notre action, nous avons contacté des écoles et nous avons expliqué aux acteurs scolaires notre projet. Nous avons ensuite rencontré les enseignants désireux de collaborer avec nous et de participer aux groupes de parole, et nous leur avons présenté l’activité en précisant les règles et les rôles des adultes impliqués. Suite à cette planification, notre action a été menée dans cinq classes d’accueil et elle a été documentée et analysée.

L’approche méthodologique adoptée dans cette recherche-action est qualitative, appuyant le caractère exploratoire de notre recherche ainsi que la grande diversité des données et les multiples niveaux d’analyse possibles.

Les participants à cette recherche sont les élèves de cinq classes d’accueil de trois écoles. Cela représente environ 35 élèves du primaire (âgés de 6 à 11 ans), issus de deux classes (17 et 18 élèves par classe) et de 48 élèves du secondaire (âgés de 13 à 17 ans), issus de trois classes (17, 17 et 14 élèves par classe). L’action se déroule dans deux écoles primaires et une école secondaire qui étaient des points de service pour l’accueil des réfugiés syriens à Laval et à Montréal.

La collecte des données a été assurée par des entrevues pré et post-action menées avec les acteurs scolaires et l’enregistrement audio de toutes les rencontres des groupes de parole, donc du discours des élèves lors des groupes de parole. Les données (audio) ont été ensuite retranscrites verbatim. Le corpus de données qualitatives consiste à plus de 50 séances de groupe de parole, soit 10 séances par groupe.

L’analyse des données recueillies dans le cadre de l’activité s’est basée sur le cadre conceptuel et théorique présenté précédemment. Les données ont été codées et contre-codées en fonction des indicateurs de l’expression symbolique et l’élaboration des deuils et des traumatismes, ainsi que le sentiment de bien-être exprimés par les jeunes. Pour faciliter l’organisation et l’analyse de ce matériel (Enregistrement de 20 rencontres d’une durée de 50 minutes et de 30 rencontres de 75 minutes), nous avons eu recours au logiciel d’analyse qualitative QDA Miner. Des informations relatives au déroulement de l’activité ainsi que des éléments contextuels sont recueillis à travers les journaux de bord des chercheurs et elles nuancent l’analyse des données.

Groupe de parole

Ces groupes de parole s’inscrivent dans une approche psychopédagogique et psychosociale. Ils ont comme objectif de créer un espace qui permet à chacun de s’exprimer librement sur une thématique particulière (Bouville, 2005). Dans un cadre de confiance et de complicité, les groupes de parole sont un espace de discussion qui ne se veut pas un espace de psychothérapie. Trois règles régissent ces groupes : (1) la liberté d’expression totale, (2) la bienveillance par une attitude exempte de jugements et (3) la confidentialité des propos. Durant les dix séances de ce groupe, les élèves ont abordé les thèmes suivants dans l’ordre : voyage, migration, mort et pertes, différences, foi, violence, identité, famille, vie et, finalement, l’expérience des groupes de parole. Ce dernier thème visait à recueillir les perceptions des élèves participants. Il était animé par un animateur qui ne connaissait pas le groupe. La participation à l’activité et la prise de parole étaient volontaires pour les élèves et leur enseignant (Papazian-Zohrabian et al., 2017). Les animateurs, des assistants de recherche formés par la chercheure principale n’ont posé aucune question directe et n’ont sollicité la participation de personne. Les enseignants ont été incités à changer de posture et suspendre leur rôle didactique.

Cette intervention psychopédagogique et psychosociale en milieu scolaire offre aux élèves un cadre propice à la rencontre humaine et à l’expression symbolique nécessaire pour la promotion de la santé mentale. Le principe clinique sur lequel se base cette activité est la création d’un espace contenant (rituels d’ouverture et de fermeture de l’activité dans sa totalité et de chaque séance) d’écoute bienveillante et de parole libre, où les élèves peuvent échanger sur leurs expériences et leurs sentiments, favorisant ainsi le développement de leur bien-être et celui de leur sentiment d’appartenance à l’école (Papazian-Zohrabian et al., 2017). Lors des rencontres, une traduction arabe a été fournie. En tout temps, l’enseignant était présent dans la classe et participait à l’activité.

RÉSULTATS

L’analyse des données montre que les groupes de parole ont permis à certains élèves de symboliser et d’élaborer les deuils et les traumatismes vécus, d’exprimer leurs émotions et de donner un sens à ce qu’ils ont vécu dans une perspective pré-, péri- et post- migratoire. Ils ont permis aussi un partage des forces et des stratégies de survie ainsi que la construction d’un sens réparateur et humanisant. Nous pouvons donc avancer que la mise sur pied de groupes de parole en contexte scolaire peut contribuer au processus du développement du bien-être des jeunes y participant.

Élaboration des deuils

L’espace de parole créé lors de cette activité a permis aux élèves de parler de leurs pertes et ainsi d’avancer dans leur travail de deuil. Des pertes humaines, animales, matérielles et immatérielles ont été abordées. Certaines d’une manière élaborée d’autres moins. Certains élèves témoignent des multiples pertes vécues : « J’ai perdu mes amis… chaque personne qui manque dans la Syrie, je l’ai perdue, chaque immeuble, chaque parc, chaque école, j’ai perdu beaucoup de choses » (Élève 1/É1), tandis que d’autres parlent plus précisément de lieux qu’ils ont perdus : « J’ai perdu ma maison, je la manque beaucoup » (É2) ou « J’ai perdu mon pays » (É3).

Des participants font part de pertes humaines qu’ils ont vécues : « J’ai des amis qui sont morts par la guerre » (É1), « moi, j’ai perdu mon entraîneur de basket …il était sur un bateau » (É4) dit un autre. « L’année passée… j’ai perdu mon grand-papa (…) et j’ai perdu mon oncle aussi, mais pas à cause de la guerre (…) la maladie » (É5) explique un autre.

Symbolisation des traumatismes

Quant à l’élaboration des traumatismes, plusieurs nomment des événements possiblement traumatiques qu’ils ont vécus : exposition à la mort d’un être cher, rupture brutale par la mort, angoisse de perdre un être cher, angoisse de la mort, vue de cadavres et tentative de suicide. Un élève raconte lentement et difficilement la mort d’un ami : « J’ai un ami qui est mort par accident et devant moi » (É1) et élabore sur les circonstances tragiques de cette perte. Une autre explique d’une voix tremblante comment son enseignante est décédée devant elle : « J’ai vu mon enseignante de français en Syrie comment elle a quitté. Comment elle était devant moi… elle était devant moi comme ça…, juste… il y a comme… une bombe (en arabe)... j’étais juste à côté, devant moi… elle est morte. Je lui parlais comme ça… elle est morte devant moi » (É6). Finalement, un élève parle de la guerre et de ses conséquences sur la vie humaine : « J’ai quitté ma ville… j’ai vu la mort devant moi. Comme devant nous… (en arabe, traduction), l’armée était devant vous et ils faisaient la guerre devant vous. On tirait sur les soldats. Il y avait un franc-tireur qui tirait sur les gens. J’ai vu 50 personnes mourir » (É7). Elle raconte en détail leur fuite de leur village, la séparation de la famille en route et l’angoisse extrême qu’elle a ressentie lorsqu’elle a attendu pendant 2 heures avec son père que l’autre voiture dans laquelle sa mère et son frère se trouvaient apparaisse.

Expression des émotions

Les groupes de parole ont proposé aux élèves un espace où ils pouvaient exprimer leurs émotions. Certains ont exprimé leur tristesse, en pleurant, mais aussi en nommant leurs émotions : « j’étais triste » (É5) ou avec un peu plus de distance : « c’est triste » (É9).

D’autres ont pu exprimer la colère qu’ils vivaient : « Je déteste cette maladie » dit une jeune fille qui a une amie souffrant d’un cancer (É10), « Je l’ai chicané » dit une jeune fille racontant une situation d’agression vécue à l’école (É11). D’autres émotions ont pu être exprimées, dont la culpabilité : « Ce que É5 veut dire c’est que quand on perd quelqu’un on se sent coupable (surtout) quand on n’a pas pu les voir avant leur mort. » (É5 traduction) et la peur : « J’ai peur parce que j’ai une amie, elle a cette maladie » (É10). Des émotions négatives (tristesse, peur, colère, culpabilité), dont l’expression qui n'est pas toujours facile ou admise en contexte scolaire, ont été exprimées verbalement et non verbalement tout au long des séances de groupe de parole.

Construction de sens

Les groupes de parole ont permis la construction et la circulation d’un sens positif relatif à différentes expériences de vie de ces jeunes. Ils leur ont permis de donner un sens positif à la migration : « À cause de ces choses, on est venu (en arabe) parce que ce n’était pas une vie humaine » (É7). Par ailleurs, le fait de pouvoir s’exprimer librement en groupe leur a permis aussi de donner un sens à la mort : « Si quelqu’un est mort (…), son esprit reste avec nous. Il est comme immortel » (É7), mais aussi à la vie : « (…) maintenant la plus importante chose qu’on prendre soin des personnes qui sont restées (…) prendre soin de leur famille » (É6). Enfin, ils témoignent d’un espoir et d’un optimisme malgré tout : « Ce qui arrive avec nous ou quelque chose, on ne peut pas le changer, on va penser à l’avenir, pas au passé, au futur » (É12).

Nous notons la présence de certains élèves (É6, É7, É12) porteurs d’un discours constructeur ou réparateur et leur participation au développement du bien-être de leurs camarades de classe.

Développement du bien-être

La dernière séance des groupes de parole, animée par un animateur qui n’était pas celui qui avait animé les neuf séances précédentes, était consacrée au thème des « groupes de parole ». Le choix d’un nouvel animateur était prévu pour favoriser un discours libre et possiblement critique sur l’activité menée par l’équipe de recherche. Les élèves ont été sollicités pour s’exprimer librement sur l’activité qui leur a été proposée en contexte scolaire. En résumé, les paroles des jeunes expriment un sentiment de bien-être lié à la participation aux groupes de parole. Ils ont pu se libérer d’un poids en exprimant leurs émotions : « On a pu donner notre… comme sortir nos sentiments » (É1), « Il y a des personnes qui ont des informations, c’est pas trop des informations, des sentiments qu’ils veulent comme c’est lourd » (É7). En outre, ils pensent que cet espace de parole a amélioré leurs liens avec l’enseignant : « Je me sens que c’est pas juste comme une enseignante avec ses élèves, comme une famille… Oui, elle était comme avec nous toujours. Elle nous aidait beaucoup. » (É1) et leurs liens et leur empathie avec les autres élèves de la classe : « On a concentré pour chaque personne. La personne qui est en train de pleurer, il a des sentiments. Tout le monde il a les mêmes sentiments » (É12).

Nous avons cependant noté que la réussite de l’activité dépendait aussi de l’ambiance positive régnant dans la classe, de la relation que les élèves avaient préalablement avec leur enseignant et de la participation discrète et l’écoute bienveillante de celui-ci. Les groupes-classes qui ne se trouvaient pas dans ces conditions se sont exprimés moins et ont bénéficié moins de l’activité. Nous avons aussi réalisé que l’expression libre verbale des élèves du primaire en classe d’accueil était parfois limitée par la non-maîtrise de la langue et l’adoption de l’activité de dessin libre a favorisé l’expression symbolique.

Ces résultats ont nourri le guide que l’équipe de recherche a produit pour les milieux scolaires (Papazian-Zohrabian et al., 2017)

DISCUSSION

Les résultats de cette recherche soulignent que l’espace d’expression libre proposé a favorisé l’élaboration des traumatismes et des deuils, la construction d’un sens positif et l’expression des émotions négatives pour de nombreux jeunes réfugiés. Selon Hanus (2010), à la fin du deuil, le sens de la vie se trouve changé et le retour vers la vie se retrouve avec une énergie amplifiée. Quant à l’élaboration des traumatismes psychiques, Romano (2013) met l’accent sur l’importance de l’existence de cadres sécuritaires individuels ou collectifs qui permettraient aux jeunes d’avoir une parole qui est plus qu’un récit, mais une reconstruction de ce qu’ils peuvent et veulent dire de ce qu’ils ont vécu. Nos résultats montrent que les groupes de parole ont permis à de nombreux élèves de s’exprimer librement (É1-É12). Nous notons cependant que pour certains élèves (É6, É7 et É12 par exemple), les groupes ont aussi été un espace de construction de sens et permettant un éventuel retour à la vie. Les groupes de parole ont permis qu’un sens positif soit véhiculé et transmis au sein du groupe-classe et que des jeunes ayant développé des stratégies de survie en fassent bénéficier d’autres.

Nous avons en effet remarqué que certains élèves participaient plus que d’autres ou que certains préféraient écouter les autres et partageaient moins leurs émotions ou leur vécu. Le principe de cette activité était d’offrir cet espace de parole en contexte scolaire sans qu’elle ne donne lieu à des activités pédagogiques, didactiques et évaluatives et sans qu’elle soit une psychothérapie. La parole libre était permise, écoutée et accueillie sans être analysée, ni interprétée, ni jugée. Romano (2013) parle d’un cadre calme, sécuritaire et respectant les limites éthiques. En effet, le respect des participants ainsi que de leur intimité, la création d’un cadre (espace-temps) constant, précis, sécuritaire et contenant et la présence d’adultes bienveillants à l’écoute des paroles des jeunes constituent des conditions nécessaires pour atteindre l’objectif de l’action : la participation au développement du bien-être des jeunes. L’objectif de la recherche-action était de documenter cette activité et en cas de résultats positifs, de dégager les modalités et les conditions de son application optimale. Suite à l’analyse des résultats de la recherche-action, un guide intitulé Mener des groupes de parole en contexte scolaire a été produit par l’équipe de recherche, présentant d’une manière détaillée l’activité, les conditions nécessaires pour sa réussite, les rituels qui assurent la contenance du cadre, les règles, etc. (Papazian-Zohrabian et al., 2017). Il est important de spécifier que les groupes où nous avons pu assurer toutes les conditions gagnantes (une bonne gestion de classe de la part de l’enseignant, une relation éducative positive (entre l’enseignant et ses élèves), une absence de conflits majeurs au sein du groupe-classe, une maîtrise suffisante de la langue de communication), tout en appliquant d’une manière rigoureuse les règles de l’activité, sont ceux qui ont favorisé le plus le développement du bien-être.

CONCLUSION

L’école est un lieu naturel fréquenté par tous les jeunes. En contexte post-migratoire et dans les sociétés d’accueil, les jeunes réfugiés y retrouvent la normalité d’une vie et une routine structurante et rassurante. Il est essentiel que l’école, accueillant des élèves réfugiés potentiellement endeuillés et traumatisés, leur propose des liens sécurisants et protecteurs, qu’elle soit désireuse de permettre et favoriser la construction du sens, la reconstruction de l’histoire tant individuelle que collective (Papazian, 2015).

Il est vrai que notre recherche a montré qu’il est possible de proposer à l’école une activité qui permet l’élaboration des deuils et des traumatismes, et qui favorise le développement du bien-être psychologique des élèves, en proposant un cadre pour penser et symboliser les pertes et les blessures, mais elle a aussi montré que dans certaines écoles ou classes, à cause de problèmes d’exclusion, de discrimination et de violence, les élèves réfugiés ne se sentent pas en sécurité et protégés (Papazian-Zohrabian et al., 2018).

Les groupes de parole constituent un dispositif facilement applicable en milieu scolaire et un outil accessible pour les professionnels scolaires et les enseignants et peuvent être une des activités scolaires participant à la promotion de la santé mentale des élèves, à condition qu’ils soient menés dans le respect des règles et du cadre, dans un contexte sécurisant et contenant.