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La majorité d’entre nous avons appris la théorie classique des émotions. Elle stipule que, lorsque quelque chose survient dans le monde, nous y réagissons automatiquement par une émotion distincte, spécifique et reconnaissable. Cette réaction provient d’une région précise du cerveau et est identifiable par des caractéristiques qui apparaissent dans le visage, la voix et le corps. Au moins six émotions sont censées être identifiables par tous : elles ont leurs « empreintes » et sont universelles (la colère, la peur, le dégoût, la surprise, la tristesse et le bonheur, identifiés par Ekman). Les émotions sont vues comme des « essences ». Cette conception remonte à Platon, en passant par Descartes, Darwin et Freud. Elle a été reprise plus récemment par Pinker et Ekman et transmise par les manuels de psychologie. Cette conception est omniprésente dans notre culture et nos institutions. Par exemple, dans le système légal, on reconnaît que l’humain est « raisonnable » mais que son comportement peut être « poussé » par une émotion intense qui diminue d’autant la responsabilité de l’accusé.

Cette théorie vénérable n’est pas soutenue par les données; elle ne tient plus. Depuis quelques années, plusieurs chercheurs – dont Lisa Feldman Barrett – se basant sur les connaissances et les techniques de la neuroscience, ont proposé la théorie de la construction des émotions. Les études effectuées dans le cadre de cette approche démontrent que les émotions n’ont pas d’empreinte spécifique, ne sont pas universelles et divergent selon les contextes et les cultures. Elles sont construites à partir de la combinaison de propriétés physiques et au moyen de concepts appris grâce à un cerveau flexible. De plus, l’émotion est une « réalité sociale », le produit d’un consensus dans une société donnée.

Il vaut la peine de considérer sérieusement cette nouvelle conception que certains qualifient de révolutionnaire. Elle a des implications pour le traitement des maladies physiques et mentales, pour la compréhension des relations interpersonnelles, pour l’éducation des enfants, pour le système légal ainsi que pour notre vision de la nature humaine et de nous-même.

Les émotions n’ont pas de caractéristiques spécifiques (empreintes)

Les données provenant de l’électromyographie faciale font voir que les muscles faciaux bougent de différentes façons pour une même émotion. Il en est de même pour les réactions corporelles. Pour ce qui est des circuits cérébraux, ils opèrent selon le principe many-to-one : une même émotion –telle la peur – est caractérisée par différents patterns cérébraux à différents moments et chez différentes personnes. Ils opèrent également selon le principe one-to-many : une même région cérébrale peut participer à différents états affectifs. La variation est la norme. À la suite de ses conférences, l’auteure reçoit de la part de certains confrères des réactions de colère : certains deviennent rouges, d’autres ne tiennent plus sur leur chaise, d’autres lui font le doigt d’honneur et un autre l’a même menacé de lui donner un coup de poing! « Vous voyez comme la colère se manifeste de plusieurs façons », conclut-elle.

Les émotions ne sont pas universelles

Les données récentes démontrent que la méthode expérimentale classique d’Ekman qui s’est imposée est biaisée, puisqu’elle présente des photographies d’émotions accompagnées d’une brève liste d’émotions. Cette méthode de choix forcé « suggère » les réponses. Il a été démontré par divers chercheurs et dans diverses cultures qu’en adoptant la méthode de choix libre de réponses (donc, sans suggestion), nous sommes loin d’obtenir les mêmes résultats. Moins nous donnons d’informations, plus les gens font des erreurs dans la reconnaissance des émotions. Ici aussi, la variation est la norme. D’ailleurs, déjà en 1994, Russell concluait que les résultats obtenus au moyen de la méthode d’Ekman manquaient de validité. Malgré tout, elle s’est imposée… Pour sa part, Lisa Feldman Barrett considère qu’il vaut mieux étudier la variété des caractéristiques des émotions.

Les émotions ne sont pas des réactions, elles sont construites

Le cerveau reçoit constamment des informations sensorielles provenant de l’intérieur du corps et du monde extérieur; informations brutes auxquelles il doit donner un sens. Il crée des « simulations » ou des « prédictions » multiples qui ressemblent à des hypothèses. L’une d’entre elles sera « gagnante » et identifiera ainsi l’expérience vécue. C’est le processus de « catégorisation », l’auteure parlant alors de « catégorie » d’émotions. La peur, par exemple, peut être construite à partir d’une foule de caractéristiques physiques qui ne sont pas toujours les mêmes. Le processus de catégorisation se réalise par le recours à des « concepts » (appris au cours des expériences vécues depuis l’enfance) et en tenant compte du contexte. Le processus se complète avec les mots si utiles pour exprimer l’émotion vécue.

À l’origine du processus de catégorisation, l’auteure identifie l’intéroception dont l’une des fonctions est la régulation du corps (body budget) qui maintient la vie et le bien-être de l’organisme. Cette régulation inclut le rythme cardiaque, la respiration, l’état des organes internes, la circulation des hormones, etc. Les variations physiologiques sont à l’origine des affects (feelings) dont certains pourront devenir des émotions. Ainsi, le bonheur pourra avoir été créé à partir d’un rythme cardiaque et respiratoire plus rapide ou plus lent selon le contexte. Il pourra s’exprimer par un cri de joie, par une cascade de sauts, par une larme, par une détente profonde, etc.

Le cerveau n’est donc pas le théâtre de conflits entre l’émotivité (la passion animale, selon certains) et la rationalité. Il crée plutôt l’expérience vécue à partir de l’information reçue, ce qui donne lieu à une décision, à une action qui sera le fait de l’ensemble du cerveau, non pas des neurones d’une région précise. L’auteure insiste pour débusquer le « mythe » selon lequel chaque émotion proviendrait d’une région précise du cerveau.

Les émotions comme réalité sociale

Les mouvements qui se produisent dans le corps ne sont pas intrinsèquement émotionnels; ils deviennent des émotions quand on les catégorise à l’aide des concepts appris, ces derniers étant le fait d’une entente sociale, d’une convention. Ainsi, les émotions sont une réalité sociale, comme l’argent ou le prix d’une peinture. Pour que les émotions soient « réelles » et sociales, il faut deux prérequis : 1) qu’un ensemble de personnes s’entendent sur un concept (« intentionnalité collective ») et 2) il faut le langage, les mots qui traduisent les concepts dans une société. Ces mots permettent une communication efficace et favorisent « l’inférence mentale » qui est la découverte de l’intention des autres.

Au niveau individuel, l’auteure a démontré que les concepts donnent du sens aux informations sensorielles brutes, ils prescrivent l’action (par exemple, fuir ou attaquer) et permettent la régulation des processus physiologiques (body budget). La dimension sociale permet, en outre, la communication émotionnelle et l’influence sociale. Cette réalité sociale des émotions contribue à la culture, car les comportements, les préférences et le sens peuvent être transmis aux descendants. Ainsi, le cerveau contribue à la culture et cette dernière « crée » le cerveau. « Les gens qui vivent dans une culture […] ayant un plus grand nombre de concepts variés peuvent être plus aptes à se reproduire » (p. 145).

Les implications de la théorie

La théorie de la construction des émotions offre une vision nouvelle de la nature humaine, laquelle a des implications dans plusieurs domaines, comme ceux mentionnés au début. Je me limiterai ici à donner un aperçu des conséquences sur le système légal, système qui a été élaboré sous l’influence de la conception essentialiste de la nature humaine et des émotions. Selon cette approche classique,

  • les juges devraient rendre leurs décisions sur la base de la seule raison;

  • les accusés chercheraient à diminuer leur peine en invoquant l’influence d’une émotion « extrême »;

  • les jurés chercheraient des traces de remords chez l’accusé;

  • les experts défendraient l’idée que le mauvais comportement serait dû à des problèmes dans une région précise du cerveau.

Autant de mythes qui ont été identifiés par la neuroscience. Il faut plutôt comprendre que le désir et l’action de voler ou de tuer sont « construits » par l’ensemble du cerveau grâce aux réseaux interactifs et que des moments d’émotions ne sont pas synonymes de moments de perte de contrôle. Le réseau de neurones qui reçoit des signaux sensoriels a deux possibilités : stimuler ou inhiber les réseaux de neurones moteurs. « L’émotion n’est pas une déviation de la rationalité. […] Elle n’est pas un tsunami qui apporte la destruction. Elle n’est pas non plus réaction au monde. Elle constitue votre construction du monde » (p. 225).

Le système légal basé sur le standard de la personne « raisonnable » est source de stéréotypes. On reproche aux femmes, par exemple, d’être trop « émotionnelles »; en cour, elles sont plus fortement punies et les femmes noires le sont encore davantage.

Les faiblesses évidentes des rapports basés sur la mémoire et les témoignages de ceux qui affirment « avoir vu » ont été si souvent révélées qu’on peut les considérer comme les preuves les plus fragiles. Pourtant, on y recourt constamment et souvent aux dépens de preuves plus objectives. Il est évident que les juges et les jurés éprouvent des affects intenses. L’auteure considère, avec d’autres, qu’il vaudrait mieux le reconnaître et « composer » avec le fait plutôt que de le nier. En étant conscient de cette possibilité, on devient plus apte à fonctionner plus sagement.

APPÉCIATION

How the emotion are made est un ouvrage « provoquant » et « fascinant », selon le Wall Street Journal. En effet, ce livre remet en question la vision classique au profit de la théorie de la construction des émotions, conception basée sur les nombreuses données fournies par les études en neuroscience et en psychologie sociale au cours des deux dernières décennies. Voilà qui intéressera les étudiants avancés et leurs professeurs. Les nombreuses implications toucheront également les praticiens des sciences sociales.

Lisa Feldman Barrett est professeure « distinguée » à la Northeastern University (Boston) et dirige un important laboratoire d’une centaine de personnes. Depuis deux décennies, elle a effectué un grand nombre de publications qui ont attiré plusieurs collègues de divers niveaux provenant du monde entier. Elle présente une synthèse remarquable basée sur une documentation impressionnante dont les références couvrent 40 pages. Elle explique brillamment avec anecdotes, études de cas et résultats à l’appui comment les émotions sont construites grâce aux interactions entre cerveau, corps et culture.

Un livre brillant et original sur la science des émotions, par le penseur le plus remarquable du domaine depuis Darwin

Daniel Gilbert, Université Harvard