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On nait dans un corps et dans un groupe

Kaës

INTRODUCTION

Cet article propose de mettre en relief l’apport spécifique de la psychothérapie de groupe quant aux avantages thérapeutiques spécifiques qu’elle offre. Notre expérience comme psychothérapeutes nous a en effet permis de constater que la psychothérapie de groupe est complémentaire au travail que nos clients font en thérapie individuelle, leur offrant un champ expérientiel que le processus individuel ne peut leur permettre. C’est ainsi que depuis quelques années, nous avons mis sur pied des groupes de psychothérapie destinés aux clients déjà engagés dans une démarche de thérapie individuelle. L’approche groupale en psychothérapie remonte au début du XXe siècle. Elle offre un ensemble de perspectives théoriques qui forment les assises à la base de la pratique actuelle de la thérapie de groupe. On parle ici de la psychologie des groupes restreints, par opposition à la psychologie des foules (Landry, 1995). Depuis ses débuts, l’approche thérapeutique auprès des groupes s’est développée en réponse à des situations de crises qui ont émergé dans une société à un moment précis de son histoire.

Dans un premier temps, nous présenterons une brève histoire du développement de la psychothérapie groupale dans ses grandes lignes, ainsi que quelques-unes de ses filiations théoriques, sont présentées. La deuxième partie portera sur les complémentarités qui existent entre la démarche thérapeutique individuelle et celle que le groupe de thérapie procure. Le récit de brèves histoires de cas et la présentation de quelques vignettes serviront d’illustrations au propos. Éclairée par les découvertes des neurosciences affectives (Cozolino, 2012; Damasio, 2017), la présentation des cas et du processus groupal est analysée dans une perspective existentielle/humaniste, plus spécifiquement celle de la Gestalt thérapie, où la dimension corporelle et une participation active qui implique des mises en situation et des jeux de rôle comme instruments privilégiés du changement psychologique sont préconisées. En effet, Perls (1969) observait que la prise de conscience, ce qu’il nomme Awareness, était nécessaire à tout changement, mais qu’une participation active du client par une invitation à mettre en scène ses propres dilemmes était encore plus favorable au changement psychologique (Perls, 1969).

PARTIE I. LES RACINES THÉORIQUES ET HISTORIQUES DE LA PSYCHOTHÉRAPIE DE GROUPE

La pensée groupale voit le jour en Allemagne

On peut considérer Jacob Levy Moreno (1889-1974), psychiatre né à Bucarest, comme le pionnier du travail psychothérapeutique groupal. Dès son jeune âge et antérieurement à ses études médicales, il est interpelé par les troubles sociaux de son époque et le jeu théâtral. Le groupe lui parait offrir un moyen de guérir la société de ses maux par l’exploration des phénomènes interactionnels dans un contexte groupal. Il invente le sociodrame, qui tombera en désuétude, puis il met au point le psychodrame où les jeux de rôle, les renversements de rôle et l’utilisation de « l’égo auxiliaire » seront utilisés comme moyens de traitement. Moreno a déjà l’intuition que les membres d’un groupe, en adoptant une attitude plus active, bénéficieront de l’entraide par l’écoute active et le support mutuel qu’ils y recevront. La spontanéité dans les jeux de rôle est visée, car elle est considérée, dans l’esprit de Moreno, comme essentielle à la guérison. Il émigre aux États-Unis en 1925 et y importe la méthode du psychodrame pour le traitement des malades mentaux (Marineau, 1990). Cette approche aura une grande influence sur l’ensemble des approches humanistes, dont la Gestalt thérapie et l’approche à la thérapie familiale de Virginia Satir (1980).

La dynamique et la psychanalyse de groupe en Angleterre (Bion et Foulkes)

Une deuxième source historique et théorique du travail groupal remonte à l’époque de la Deuxième Guerre mondiale en Angleterre, avec Wilfred R. Bion et Henrick Foulkes. La théorie de Bion (1897-1979) tient à la fois de ce que deviendra la théorie des petits groupes, ou théorie de la dynamique de groupe, d’une part, et de la théorie psychanalytique britannique des relations d’objet selon Mélanie Klein, d’autre part. Il s’agit d’une théorie psychanalytique des groupes où l’affectivité de l’individu revêt une dimension spécifique dans le champ groupal (Bléandonu, 1990).

Certains des énoncés de Bion (2002) sur la priorité du niveau groupal peuvent se résumer ainsi : 1) la pleine signification de certaines caractéristiques de l’individu ne peut être comprise que si l’on accepte l’idée qu’elles font partie de son bagage d’animal grégaire; 2) le petit groupe offre un terrain propice à l’émergence de certains aspects de la psychologie individuelle qui ne peuvent être révélés que dans le groupe; 3) il est impossible de comprendre un solitaire retiré du monde en ignorant les caractéristiques du groupe dont il est issu; 4) l’explication de certains phénomènes doit être cherchée dans la matrice du groupe et non pas chez les individus qui composent ce groupe; et 5) dans le traitement individuel, la névrose apparait comme le problème de l’individu. Dans le groupe, la névrose devient le problème du groupe. On parle d’un univers psychique pré-relationnel où il n’y a pas encore altérité, c’est-à-dire pas encore de relation différenciée à l’autre (Bion, 2002; Bléandonu, 1990).

Henrick Foulkes (1898-1979) se relie à la théorie freudienne, mais il a par ailleurs été influencé par son expérience avec le neurologue Kurt Goldstein en Allemagne. L’héritage de Goldstein lui permet de découvrir la perspective holistique, perspective où l’individu et le groupe exercent une influence réciproque l’un sur l’autre (Foulkes, 2004). Sa théorie peut se résumer ainsi : 1) tous les humains sont nés dans un groupe social donné (leur famille, une culture environnante, une société spécifique); 2) le groupe est plus que la somme des individus qui la composent (premier principe, hérité des postulats de la théorie Gestalt); et 3) les facteurs thérapeutiques qui entrent en jeu dans un groupe sont la stimulation à l’intégration sociale et le soulagement de l’isolement. Le groupe répond à un besoin fondamental de l’individu qui est celui d’être compris par ses semblables. Il s’agit de la réaction en miroir par laquelle l’individu se voit dans l’autre, ou encore voit chez l’autre une partie de lui–même qu’il rejette (Foulkes, 2004).

Comme beaucoup d’auteurs (Kepner, 1980; Moreno, 1970; Perls, 1969), Foulkes conçoit que dans la situation de psychothérapie groupale, le psychanalyste adopte un rôle actif, tout comme les membres du groupe, par ailleurs. Les interprétations prennent en considération le groupe et sont orientées vers lui; elles ont un effet multidimensionnel et multipersonnel. Les incitations au changement y sont plus contraignantes, car intégration sociale et intégration psychique individuelle vont de pair (Foulkes, 1970).

La psychothérapie groupale aux États-Unis

La fin de la Deuxième Guerre mondiale suscite également une expansion importante des psychothérapies de groupe aux États-Unis. Le travail groupal, issu d’une intégration des théories psychanalytiques et de la psychologie sociale, possède ici aussi une cause historique commune, soit le soin des névroses posttraumatiques consécutives à la guerre.

Un pionnier de la connaissance sur la psychologie des groupes, Kurt Lewin (1890-1947)

Kurt Lewin peut être considéré comme un des pionniers de la théorie sur la dynamique des groupes. Il est le père de la profusion de travail de groupe sous ses multiples formes qui s’est développée par la suite aux États-Unis, au Québec et en France. Instigateur de la recherche sur les groupes au Massachussetts, Institute of Technology (MIT) dans les années 1940, son idée originale était que le développement d’habiletés humaines sociales devrait constituer une partie importante de l’éducation. Après le décès de Kurt Lewin, le National Training Laboratory (NTL) fut mis sur pied, une institution qui se proposait de mettre en application sa théorie sur les petits groupes, de même que sa méthodologie de recherche/action.

Lewin émigre aux États-Unis en 1929. Comme psychologue social, il est frappé par les différents systèmes d’éducation de son pays d’adoption par rapport à l’Allemagne, son pays d’origine. Il conclut à l’importance de la mise en place des microgroupes, les « petits groupes face à face » (face to face groups), ce qui en fait un des pionniers dans le domaine de la psychothérapie de groupe. Étant juif d’origine, il développe un intérêt particulier pour la psychologie des groupes minoritaires. Ses postulats essentiellement holistiques en font un des auteurs de la théorie gestaltiste de la perception ainsi qu’un pionnier de la Gestalt thérapie. Les premiers groupes ont évolué vers des groupes de formation aux habiletés psychologiques interpersonnelles. Ils ont permis d’observer que les individus qui y participaient développaient des capacités d’échanges authentiques, une confiance accrue en eux-mêmes et dans leurs rapports aux autres, ainsi que des perspectives d’altruisme. Il est l’auteur qui a sans doute mis le plus en relief la théorie du champ et l’application de cette théorie à la sphère de la psychologie sociale et individuelle. Sa théorie fut appliquée et développée, entre autres, par F. S. Perls, et le postulat de Lewin sur le lien autorégulant individu/environnement fait partie des piliers et postulats de base de la Gestalt thérapie.

La théorie du champ de Kurt Lewin (1997) tire son origine des sciences physiques. Le champ, c’est l’espace vital (intérieur et extérieur) dont l’individu fait partie, où il se meut et évolue. Les dimensions biologiques, psychologiques et sociales constituent un champ intégré qu’il nomme l’espace vital. Lewin avance que cet espace vital se développe au cours de la maturation chez un être humain. Le comportement d’une personne dans son milieu doit être vu comme une constellation unique. Lewin et ses disciples croient à une certaine continuité entre le changement individuel, le changement au sein des groupes primaires et un changement sur le plan sociétal (Tessier, 1990).

La contribution de Carl Rogers à la théorie et à la pratique des groupes

À l’Université de Chicago, après la Deuxième Guerre mondiale, Carl Rogers (1902-1987) et son équipe reçoivent le mandat de former des conseillers qui auront pour tâche d’offrir du soutien psychologique aux soldats qui revenaient de la guerre. Ils organisent des groupes intensifs pour ces conseillers et les font se réunir plusieurs heures par jour. Les objectifs d’apprentissage pour ces futurs conseillers sont les suivants : 1) acquérir une meilleure connaissance d’eux-mêmes; 2) prendre conscience d’attitudes qui pouvaient être nuisibles dans une relation d’aide; et 3) apprendre à développer entre eux des attitudes et comportements aidants, apprentissage qu’ils pourront par la suite transférer dans leurs relations d’aide avec les vétérans (Rogers, 1970).

Une autre pionnière de la pratique groupale, Virginia Satir (1926-1988)

Virginia Satir (1967) a utilisé une approche groupale pour s’adresser à la dynamique familiale et aux problèmes des familles. Un groupe, comme une famille, forme un système unique en soi. Satir (1967, 1980) présente une typologie des systèmes familiaux névrotiques dont les postures rigides peuvent se décrire ainsi : la posture blâmante, la posture victime, la posture hyperrationnelle et la posture inadéquate (irrelevant).

L’apport spécifique de Elaine Kepner (1920-2002)

Kepner a eu un apport exceptionnel à la théorie sur les processus de groupe. Elle fait partie des pionniers qui ont fondé le Gestalt Institute de Cleveland (GIC Inc.). Tant à Bethel, sur la dynamique des groupes, qu’à Cleveland, comme membre de la faculté de cet institut, ou à Montréal au Centre de croissance et d’humanisme appliqué (CCHA), son enseignement sur la théorie et la pratique de la Gestalt thérapie a contribué à une compréhension unique des processus de groupe. Son apport a mis en application un des postulats fondamentaux de la Gestalt thérapie, à savoir le lien autorégulant individu/environnement, postulat de nature systémique à la base de l’approche de F. S. et L. S. Perls. Elle présente son approche à la fois sous l’angle de la théorie des systèmes, c’est-à-dire comme un instrument privilégié de transformation de la conscience sociale, et sous l’angle des modes de pensées inconscients inhérents au processus de groupe selon Bion (Kepner, 1980). Le fonctionnement des petits groupes gestaltistes bénéficiera de cette double perspective d’analyse des phénomènes groupaux.

Selon Kepner, le travail personnel d’ordre intrapsychique en vase clos ne suffit pas : l’individu doit être outillé pour établir de façon harmonieuse des relations autant avec son ou ses groupes d’appartenance que dans ses relations plus immédiates. Inversement, la santé d’un groupe favorise la santé des individus qui la composent. Il ne suffit plus d’être bien dans sa peau comme on avait cru que le travail exclusivement intrapsychique le ferait. Il faut tout autant tabler sur les capacités créatrices du Self pour trouver réponse à ses besoins individuels à l’intérieur des contraintes du milieu environnant (Kepner, 1978). Ainsi, il devient important d’outiller les individus pour qu’ils vivent en harmonie avec leur environnement et, réciproquement, de voir à ce qu’un environnement en santé réponde aux besoins des individus qui le composent. L’interdépendance n’est plus considérée comme un choix, mais comme un fait inéluctable (Kempler, 1974).

Dans sa conduite des groupes de formation, Elaine Kepner utilisait ce qu’elle appelle une double lentille, celle qui porte attention à l’individu, mais lie en même temps l’expression de ce dernier à la lumière du processus groupal (inconscient) que le propos individuel révèle. Un groupe possède sa nature, sa définition, ses frontières, ses caractéristiques. Il peut se comparer à une cellule organique. Comme système ouvert, il possède des frontières, en lien avec des systèmes plus larges; il a des fonctions, un but, des objectifs. Il nait, se développe et, finalement, s’éteint dans sa forme actuelle. En d’autres mots, comme tout organisme vivant, il a un commencement, un développement et une fin. Il se développe suivant trois phases. Les comportements, les émotions et les enjeux individuels dans un groupe, de même que ceux du groupe varient et prennent une signification spécifique à chaque étape du développement de ce dernier (Kepner, 1980).

Les interventions de l’animateur devront varier en fonction du décodage qu’il ou elle fera de la phase où le groupe se situe. L’animateur/thérapeute doit observer et intervenir muni d’une double lentille : celle de l’enjeu intrapsychique énoncé et celle de sa fonction révélatrice du processus groupal plus ou moins conscient en cours. Il y a ici notion de développement, de processus dynamique, presque autonome, qui doit cependant être facilité par l’animateur.

À la phase I, les besoins d’inclusion ou d’affiliation sont primordiaux. La question (plus ou moins consciente) de chaque membre est la suivante : « À quel titre suis-je ici? ». C’est la phase où le mécanisme de projection est au maximum. C’est aussi la phase où l’anxiété, voire la terreur, est au premier plan. Les consignes et les objectifs doivent être énoncés clairement, facilitant la compréhension des frontières.

À la phase II, les besoins de différenciation deviennent primordiaux. Les enjeux de contrôle et de pouvoir sont à l’avant-scène. C’est la phase où l’on conteste l’autorité de l’animateur, où l’on teste les frontières du groupe et où la compétition entre les membres est ouverte. La tâche de l’animateur/thérapeute consiste à saluer les remises en question comme une occasion d’enrichir le groupe, à nommer les enjeux de compétition pour les amener au service du groupe et à les reconnaitre comme occasion d’éclaircir certains points d’ombre. Il est important de s’assurer que cette expansion des frontières contribue à consolider le processus plutôt qu’à rompre l’unité groupale grandissante.

À la phase III, les besoins de complémentarité et d’interdépendance sont à l’avant-scène. On assiste à une phase d’harmonie qui n’est cependant pas toujours atteinte, mais à laquelle tous aspirent. La tâche de l’animateur/thérapeute y est réduite au minimum. Elle consiste à préparer le départ et les adieux par des rituels appropriés. Le retour sur le chemin parcouru ainsi que l’exploration des avenues de développement souhaitables consolident les acquis personnels et collectifs (Corbeil, 1991).

La psychothérapie groupale en France

L’intégration de deux approches diamétralement opposées que furent la perspective de la dynamique des groupes et la psychanalyse servira d’assise théorique à la pensée groupale qui se développe en France. Après la guerre, Didier Anzieu et quelques collègues psychanalystes français font un stage au NTL. Didier Anzieu et René Kaës instaurent ensuite une pratique spécifique de psychanalyse groupale. Leur pensée offre un apport intéressant sur la fonction des idéologies comme défense ou protection contre la dépression. Les adhérents fermes à une idéologie seraient des êtres humains qui ont été incapables de séparation entre moi et l’autre, la pensée de l’autre représentant un intolérable envahissement de son propre espace psychique. Ils offrent une hypothèse éclairante sur l’intolérance au doute et l’incapacité à tolérer l’incertitude. Ce point de vue sur les intégrismes religieux qui ont cours dans nos sociétés offre une perspective théorique qui parle en faveur d’une approche thérapeutique groupale comme moyen d’assouplir les frontières psychiques personnelles. Selon cette perspective théorique, les frontières personnelles se diluant dans le champ groupal (Bion, 2002), le groupe devient un instrument de guérison privilégié pour ce type de pathologies sociales (Kaës, 1994).

Dans les années 1980, Anne et Serge Ginger vont étudier la Gestalt thérapie en Californie et instaurent en France la tradition gestaltiste dans les groupes. Ils fondent la Société française de Gestalt (SFG) et l’École parisienne de Gestalt (EPG). Plusieurs instituts se formeront par la suite : à Bordeaux, Grenoble, Nantes, (Ginger, 2013). Deux périodiques sur la Gestalt, dont l’un, les Cahiers de Gestalt-thérapie et l’autre, la revue Gestalt, sont publiés. Au printemps 2013, le Collège Européen de Gestalt-thérapie et la Société Française de Gestalt organisent à Lille un colloque sur la théorie et la pratique du travail groupal. Des gestaltistes de l’étranger y sont invités et se joignent aux professionnels français pour offrir des exposés, des petits groupes expérientiels ainsi que des tables rondes. Un livre en sortira, explorant les diverses facettes de la théorie gestaltiste sur les groupes ainsi que de ses multiples possibilités d’application (Cahiers de Gestalt-thérapie, 2013).

La psychothérapie groupale et le mouvement du potentiel humain

Le mouvement du potentiel humain prendra naissance aux États-Unis et se répandra par la suite comme une trainée de poudre, et ce, tant au Québec qu’en Europe. Certains de ses principaux représentants aux États-Unis sont Roberto Assagioli, Stanley Grof, Kurt Lewin, Alexander Lowen, Rollo May, Carl Rogers, sans oublier les ancêtres de la Gestalt-thérapie, Frededick S. et Laura P. Perls. Ce mouvement utilisera le groupe non seulement pour l’enseignement, mais aussi, et ce fut sa grande originalité, pour des enjeux de développement personnel.

L’originalité de la Gestalt thérapie

La théorie de la Gestalt thérapie est sans doute celle qui a offert la meilleure intégration de la tradition issue de la dynamique des groupes développée à Bethel avec l’expertise qu’avait développée son principal fondateur, Frederick S. Perls, sur l’utilisation de larges groupes pour expliquer sa méthode. Frederick S. et Laura P. Perls utilisaient le groupe à la façon d’un choeur grec où les membres ont l’occasion de faire « un bout de thérapie silencieux pour eux-mêmes » alors que le/la thérapeute forme « une dyade avec un seul membre à la fois » (Perls, 1969). Cette méthode de thérapie individuelle dans le groupe utilisée et propagée par les fondateurs de la Gestalt thérapie constituait déjà une remarquable innovation pour l’époque. On peut d’ailleurs attribuer à F. S. Perls l’invention d’une approche d’enseignement où les dimensions didactique et expérientielle ont été déployées et intégrées pour la première fois dans l’histoire du mouvement du potentiel humain. Il a créé par là une tradition de travail thérapeutique en groupe qui s’est maintenue jusqu’à nos jours. Il en était venu à largement favoriser la thérapie de groupe pour la solution de problématiques individuelles, lui attribuant divers bénéfices que, selon lui, la psychothérapie individuelle ne permettait pas (Clarkson et Mackewn, 1993). Le groupe lui permettait en plus d’utiliser le psychodrame ainsi qu’une foule de mises en situation où sa créativité, au service de la démarche thérapeutique, pouvait se donner libre cours.

L’École de Cleveland insistera sur la nécessité du support du milieu comme facilitateur de changement. Lorsqu’il est sollicité pour un programme de formation à la Gestalt thérapie en Belgique, le Gestalt Institute of Cleveland (GIC) et Elaine Kepner insistent pour que des formateurs francophones fassent partie de son équipe, et le Québec devient la passerelle entre les États-Unis et l’Europe francophone.

Naissance du savoir groupal au Québec : un savoir de plus d’un demi-siècle

Dans les années 1950 à l’Université de Montréal, on voit l’éclosion de la pensée sur les groupes. Le Père Bernard Gérard Mailhot crée le Centre de Recherches en Relations Humaines (CRRH), laboratoire de psychologie sociale affilié au Département de psychologie de l’Université de Montréal où des étudiants font des stages en psychologie sociale. Les activités de recherche du CRRH portent sur l’impact du bilinguisme dans les institutions au Québec (Mailhot, 1968). Durant les années 1960, on assiste à la création des centres privés qui se situeront dans le prolongement du CRRH par la création et l’animation de petits groupes restreints. L’Institut de Formation par le Groupe (IFG) est créé en 1963. Le Centre d’Études et des Communications (CEC) sera créé en 1967 et le Centre interdisciplinaire de Montréal (CIM), en 1969 (St-Arnaud, 1989). L’existence de ces centres aura une fonction psychosociale importante de soutien psychologique à toute une tranche de la population brassée par le grand remue-ménage que le Québec et sa Révolution tranquille amenaient (Aubry, 1967).

L’émergence des groupes de croissance au Québec

À partir des années 1970, un certain nombre de groupes de croissance et de programmes de formation aux approches existentielle/humaniste voient le jour au Québec, ainsi que de très nombreux groupes de croissance et programmes de formation pour professionnels. Les programmes mis sur pied au Québec sont exportés en Belgique et en France par les professionnels du Québec qui se sont préalablement formés aux États-Unis dans ces disciplines.

Naissance de la Gestalt thérapie au Québec et son impact sur l’expertise groupale

Vers 1971-1972, certains intervenants du Gestalt Institute de Cleveland offrent des sessions à Montréal. Des psychologues québécois iront par la suite entreprendre une formation à la Gestalt thérapie au GIC Inc. (Corbeil, 1992). Don Horne et Suzanne Saros fonde le Gestalt Institute of Quebec en 1972. Janine Gagnon-Corbeil fonde, en 1974, le Centre de croissance et d’humanisme appliqué (CCHA; Corbeil, 1992). Ernest Godin et Louise Noiseux fondent, en 1976 à Montréal, le Centre québécois de Gestalt (CQG). Comme au CCHA, ils y donnent des sessions de formation pour professionnels, de même que des ateliers de développement personnel sur des thématiques susceptibles de répondre à des besoins de la société. John Kennedy et Maurice Clermont sont, quant à eux, à Psycho-Québec, organisme d’orientation humaniste et gestaltiste qui offre, à Québec, des ateliers de développement personnel. Un modèle, inspiré à l’origine de la Gestalt thérapie, a été offert au CIG, fondé par Gilles Delisle en 1981. L’Institut québécois de gestalt thérapie (IQGT), fondé par Jorge Vasco et Jean Gagnon en 2008, offre des sessions de formation à la Gestalt-thérapie, lesquelles portent sur l’utilisation du rêve en psychothérapie, les processus de développement d’un groupe et les mécanismes de résilience des adultes qui furent des enfants victimes de violence et d’abus. Il y a eu des séminaires sur les postulats de la thérapie existentielle/humaniste, sur le développement du psychothérapeute et de son modèle d’intervention, ainsi qu’une formation pour intervenir auprès des adultes qui furent victimes d’inceste. L’approche pédagogique en psychothérapie de groupe favorise apprentissages et changements au moyen de mises en situation où l’individu est invité à se mobiliser pour jouer, c’est-à-dire à mettre en acte les dilemmes dont il a parlé. Cette tradition intégrative de changement psychique qui favorise autant la dimension didactique qu’expérientielle s’est perpétuée, et dans un groupe, l’expérimentation immédiate sur soi demeure au service de l’apprentissage de tous et chacun.

« La Gestalt thérapie est une théorie du champ et le développement psychique ne se conçoit pas sans sa dimension environnementale, c’est-à-dire sociale » (Wheeler, 2000, p. 59). Le groupe de psychothérapie répond à ce besoin fondamental, car il permet de développer les habiletés de communication dans les relations interpersonnelles et facilite l’ouverture à l’autre, tout en permettant une mise en lumière des conflits interpersonnels que la situation de groupe exacerbe dans le « ici et maintenant ».

PARTIE II. La thérapie de groupe telle que vécue par nos clients

Genèse du groupe et description du format

L’ensemble des écrits présentés en première partie sur les processus de groupe nous a incité à offrir à certains de nos clients déjà engagés dans une thérapie individuelle l’apport complémentaire de la psychothérapie de groupe. Voici un résumé des motifs qui ont présidé à notre décision : 1) de façon générale, comme l’histoire d’un grand nombre de nos clients révèle un passé familial dysfonctionnel et perturbé, nous savions que pour être en santé, un individu a besoin de vivre dans un environnement en santé, ce que le groupe de thérapie se proposait de leur offrir (Kempler, 1974; Kepner, 1980); 2) l’expérience avec certains de nos clients nous a permis de constater que les prises de conscience que permet la thérapie individuelle (ce que F. S. Perls nomme Awareness), tout en étant nécessaire au changement, ne sont pas toujours suffisantes. La participation active qu’implique le groupe se proposait d’être bénéfique à ces personnes (Perls, 1969); 3) les participants bénéficieraient aussi d’une écoute active et du support mutuel que procure le groupe (Moreno, 1970); 4) pour les clients très isolés socialement, le groupe répondrait à un de leur besoin fondamental qui est celui d’être compris par ses semblables (Foulkes, 1970; Yalom, 1985); 5) comme certains aspects de la personnalité ne peuvent se révéler que dans la situation de groupe, nous émettions l’hypothèse que dans ces situations de contact direct, certains de nos clients découvriraient des caractéristiques personnelles qui leur avaient été étrangères jusque-là (Bion, 2002; Foulkes, 1970); 6) nous espérions que ces groupes de thérapie leur permettrait d’acquérir non seulement une meilleure connaissance d’eux-mêmes, mais aussi qu’ils y développeraient des aptitudes relationnelles, apprentissages qu’ils pourraient par la suite transférer dans leurs relations en dehors du groupe (Lewin, 1997; Rogers, 1970); 7) enfin, comme les changements chez une personne stimulent les changements chez les autres (Foulkes, 1970; Kepner, 1978), nous escomptions que des changements longuement souhaités chez certaines personnes seraient enfin mobilisés vers l’action pour leur mieux-être.

Choix des clients

De façon à optimiser les bénéfices thérapeutiques de l’approche groupale, le choix des personnes qui en feront partie constitue une étape importante. Avant le début d’une session, les deux psychothérapeutes se rencontrent et partagent l’histoire de vie et les impasses intra et interpersonnelles des clients susceptibles de bénéficier d’une approche groupale, ce qui leur permet de déterminer les objectifs thérapeutiques pour chacun ainsi que pour le groupe dans son ensemble.

Les clients choisis pour nos groupes répondent aux critères suivants : 1) ceux pour lesquels la thérapie individuelle ne semble pas apporter les résultats thérapeutiques attendus. Pour ces personnes, la dynamique groupale et les mises en situation dans l’essai de nouveaux comportements les stimuleraient à se mobiliser vers des choix de vie nouveaux, plus en rapport avec leurs besoins véritables. 2) Il y a aussi ceux dont l’histoire du développement psychosocial dans la famille présente des lacunes importantes. Nous souhaitions offrir à ces personnes l’occasion de vivre dans la famille que représente le groupe des relations interpersonnelles de contact direct où le respect mutuel et l’écoute active servent de modèles et seront guérisseurs.

À noter, enfin, que ces groupes ne sont offerts qu’à des clients qui, selon notre évaluation clinique, sont en mesure de tolérer le niveau de stress et d’anxiété propres au champ thérapeutique groupal.

Format de nos groupes de psychothérapie

Notre pratique de la thérapie de groupe s’étend sur une période de six ans, période durant laquelle douze groupes différents se sont succédés. Vingt-sept participants se sont engagés dans un processus groupal en complément à leur psychothérapie individuelle. La formule privilégiée proposait initialement des rencontres de trois heures toutes les trois semaines. Les sessions se déroulaient de septembre à décembre et de janvier à juin. Les participants devaient s’engager pour une période d’au moins quatre mois, ceux qui désiraient poursuivre pouvaient s’inscrire pour le semestre suivant. Une participante, Zoé, est demeurée dans nos groupes pendant les six années.

Au fil des ans, la formule a varié en fonction des besoins perçus chez nos clients et des limites de temps disponible pour tous et chacun. Récemment, étant donné le nombre élevé de participants, nous avons proposé des rencontres de deux heures et demie, en plus d’une journée de six heures, intercalée à mi-parcours, un samedi. Cette journée entière a permis d’approfondir les principaux enjeux communs ainsi que différents thèmes qui avaient émergé au cours des sessions plus courtes. Une journée complète permet l’utilisation de mises en situation qui prennent plus de temps comme les jeux de rôle, les sculptures familiales et les exercices de centration.

Complémentarité des approches, individuelle et groupale : illustration

Les objectifs généraux du groupe de psychothérapie

Pour Fabien et Zoé[2], tout comme pour les autres participants, les objectifs thérapeutiques visés sont les suivants : 1) apprendre à développer des liens de confiance avec de nouvelles personnes dans un cadre sécurisé; 2) confronter ses perceptions de soi avec le regard de pairs, alors qu’on est vu par un ensemble de personnes dans un contexte d’authenticité et de confiance; 3) acquérir une meilleure connaissance de soi; 4) favoriser le dénouement d’impasses personnelles à la faveur du champ groupal qui offre de nombreuses occasions de mobilisations physiques; 5) développer des habilités sociales et interpersonnelles; et 6) bénéficier d’exercices de jeux de rôle et de mises en situation ainsi que d’un travail plus approfondi au niveau psychocorporel (Tableau 1).

Les tâches des psychothérapeutes

De la part des thérapeutes, plusieurs tâches sont nécessaires. Certaines d’entre elles sont plus spécifiques à chaque étape de l’évolution du groupe. Dès le début, la première tâche consiste indéniablement à énoncer le plus clairement possible les objectifs de la thérapie de groupe, de même que le cadre à l’intérieur duquel les sessions se dérouleront, l’énoncé de balises contribuant à une baisse du niveau d’anxiété toujours très élevé au début. Les membres sont ensuite invités à exprimer leurs propres objectifs de même que leur réticence à être là, ce qui a pour but d’amorcer les liens entre eux et de mobiliser les énergies.

Tableau 1

Présentation de deux vignettes : Fabien et Zoé

Présentation de deux vignettes : Fabien et Zoé

Tableau 1 (suite)

Présentation de deux vignettes : Fabien et Zoé

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Les thérapeutes ont aussi intérêt à énoncer certaines règles de base susceptibles de favoriser une communication plus directe entre tous, c’est-à-dire dans une approche typiquement gestaltiste où « on évite de parler de ». On adresse plutôt la parole directement, ce qui permet de passer d’une réflexion interne, d’ordre intellectuel, à un contact relationnel, d’ordre émotionnel (Ginger et Ginger, 1987). Le contact direct étant considéré comme essentiel à une santé psychique optimale, c’est dans cet esprit de contact direct que les thérapeutes visent à employer la même qualité de communication. Ainsi, il est important que les thérapeutes rappellent aux participants en quoi la situation de groupe est différente de l’expérience qu’ils ont vécu jusqu’à maintenant dans leur thérapie individuelle. Il y a une différence entre parler de ses difficultés avec le sexe opposé dans le secret du cabinet privé et l’énoncer dans un groupe. Voici l’ensemble des règles de conduite[3] énoncées par l’animateur :

  • De façon à optimiser pour chacun de vous les bénéfices que vous pouvez retirer de ce groupe de thérapie, nous suggérons quelques règles que vous aurez intérêt à observer.

  • Chaque personne qui s’exprime dans le groupe a droit à l’attention de tous.

  • Exprimez-vous à la première personne, au « je ». Cette façon plus directe de parler de vous vous obligera à vous impliquer davantage et vous vous en sentirez plus vivant-e.

  • Si vous avez quelque chose à dire à une personne, adressez-vous directement à elle en la regardant.

  • Essayez d’être attentif à ce qui se passe pour vous à chaque moment durant la session.

  • Soyez également attentif à ce que vous ressentez physiquement et essayez d’apprendre à lire le langage corporel des autres personnes.

  • Il est important de respecter l’expérience de l’autre même si elle est différente de la nôtre.

  • Le partage de vos observations et de vos réactions est bénéfique non seulement à vous-même, mais à l’ensemble du groupe.

  • Évitez de vous exprimer de façon vague, en termes généraux, et donnez des exemples pour clarifier ce que vous voulez dire.

  • Si, pour une raison ou une autre, vous décidez d’abandonner le groupe, vous devez venir au groupe pour en informer les autres.

Le développement du groupe

On peut identifier trois étapes principales au développement d’un groupe (Kepner, 1980). Ces étapes seront explicitées et illustrées par des exemples cueillis au sein de nos groupes.

Première phase : identité et dépendance. Les premiers moments d’un groupe sont particulièrement anxiogènes et stressants pour les participants, et les besoins de chacun sont nombreux. Chaque personne nouvellement arrivée dans un groupe se relie avant tout à la personne du thérapeute et a besoin d’une attention quasi exclusive de sa part. De plus, se présenter soudainement dans un groupe équivaut à une sorte de mise à nu, et les frontières de l’exposition de soi risquent d’être rudement mises à l’épreuve (Polster et Polster, 1983). L’angoisse peut alors être proche de la panique, et de s’accrocher à son ou sa thérapeute s’avère le moyen de survivre. Fabien et Zoé incarnent de façon éloquente le repli sur soi relié à leur histoire familiale. Ces deux personnes n’ont accepté de s’aventurer dans un groupe que grâce aux nombreuses exhortations et au lien thérapeutique supportant de leur thérapeute respectif.

C’est donc via cette première dyade thérapeute/nouveau membre que la personne prend le risque d’être présente et acceptée/rejetée par les autres. Selon les expériences antérieures au cours du développement psychosocial, le besoin d’appartenance et d’acceptation peut prendre la forme d’une hantise d’être exclu ou rejeté, ce qui fut le cas, tant pour Fabien que pour Zoé. Pour tous et chacun, le besoin consiste primordialement à être accepté dans le groupe au même titre que les autres (Kepner, 1980) et à sortir de son isolement.

Dès les premières heures du groupe, les membres sont sollicités de toutes parts et à plusieurs niveaux : intrapersonnel, interpersonnel, groupal, cognitif, sensoriel et respiratoire. Ces sollicitations à tant de niveaux engendrent une plus grande intensité des affects liés à des problèmes personnels ou à des conflits interpersonnels de leur vie actuelle ou qui émergent soudainement du passé. Dans certaines situations extrêmes, comme avec des clients plus fragiles, se trouver dans un contexte groupal peut susciter un état d’angoisse infantile qui, à la limite, touche à la menace de dépersonnalisation (Bion, 2002). Lorsque de telles situations critiques se présentent, comme praticiens d’une perspective existentielle/humaniste, notre posture thérapeutique vise davantage à intervenir avec les personnes que sur les personnes, c’est-à-dire à tabler sur les ressources intérieures de la personne en détresse (Rogers, 1970; Trevarthen, 2009).

Tel que mentionné antérieurement, s’exprimer dans un groupe, au début surtout, peut équivaloir à une mise à nu. On parle ici des frontières d’exposition de soi, c’est-à-dire « d’une réticence à se voir observé ou reconnu » (Polster et Polster, 1983, p. 135). De façon à faciliter les échanges et à diminuer l’anxiété, comme il est généralement plus facile de parler à une seule personne ou même à deux que d’avoir à s’exprimer devant tout le groupe, les animateurs présentent certains exercices qui seront faits en sous-groupes de deux ou trois personnes. La réaction de Lucette à l’ouverture du groupe apporte une illustration du niveau d’anxiété qui peut y exister. Lucette, âgée de 43 ans, se présente dans le groupe avec le désir de venir à bout de ses insatisfactions sur le plan professionnel, insatisfactions qui s’accumulent malgré tous ses efforts depuis plusieurs années. Lors de cette première rencontre, elle est particulièrement angoissée d’être dans un groupe où elle ne connait personne et où elle aura à parler d’elle-même. Cette situation stressante provoque l’émergence de souffrances reliées aux démarches in-vitro infructueuses pour une grossesse désirée, démarches qui ont duré plus de six ans et qui se sont soldées par un échec et qui ont vraisemblablement contribué à nourrir son identité féminine négative. Elle ne s’attendait pas du tout à éclater ainsi car, a-t-elle dit : « Je croyais que c’était réglé dans ma tête, ça fait deux ans que j’ai arrêté tout ça ». Au cours de la semaine qui a suivi cette première session, elle a entrepris les démarches finales pour mettre un terme officiel à tout projet de maternité. L’intensité de sa réaction l’a foudroyée et surprise. Cependant, il est à noter qu’à la suite d’une invitation de partage venant des thérapeutes, les autres membres du groupe composé de femmes uniquement ont eu accès à leur passé sur le thème de la maternité : elles ont pu exprimer chacune à sa façon les souffrances qui y étaient reliées ou les brèches dans leur propre image d’elles-mêmes comme femmes.

Deuxième phase : Influence et contredépendance. Les principaux enjeux psychologiques propres à cette phase sont l’influence, l’autorité et le contrôle (Kepner, 1980). Une fois les frontières du groupe établies bien clairement, le besoin de repousser ces mêmes frontières émergera. Aussi, alors que chacun est suffisamment rassuré quant à sa légitimité comme membre du groupe, le besoin de tester son pouvoir réel sur la communauté fera surface. La différenciation d’avec les figures parentales représentées par les deux thérapeutes fait partie de cette phase de développement du groupe. La tâche des thérapeutes consiste alors à encourager les membres à exprimer leurs désaccords et leurs insatisfactions, ainsi qu’à mettre à jour les normes implicites qui prévalent dans le groupe. Cette phase, difficile en soi, aura comme grand bénéfice de relever le niveau d’énergie du groupe.

Pour Fabien, le thérapeute masculin représentait le père honteux et humilié par la mère. Il était très dérangé et agacé par la sollicitude et la douceur du thérapeute, par la sensibilité qui l’amenait à saisir le vécu de chacun. Il éprouvait beaucoup de résistance à s’identifier à cette partie désavouée chez lui depuis longtemps. Cette première remise en question de l’autorité de la part de Fabien a donné lieu à une série de réactions en chaine, d’expressions de frustrations et d’importantes mises au point.

Marthe a été la première à exprimer sa frustration à l’égard de la psychothérapeute qui, compte tenu du nombre restreint de personnes, avait suggéré d’interrompre la séance. La contestation de Marthe a permis à une autre participante, Carole, de dire sa colère à certains participants par rapport aux réactions de Zoé, ce qui a donné à cette dernière l’occasion d’énoncer à une autre personne un point de vue qui était différent du sien. Zoé, qui avait été jusque-là timide et bienveillante à l’excès, venait de prendre sa place en tant que personne singulière en osant verbaliser sa différence.

Lors des séances individuelles, Thérèse revenait sur le fait qu’elle se sentait différente des autres et que cela la rendait très inconfortable. À plusieurs reprises, elle a voulu quitter le groupe et ne se résignait à y revenir qu’en vertu de son lien avec sa thérapeute qui l’encourageait à persévérer. Ce n’est qu’au cours de la deuxième phase du groupe qu’elle a eu enfin le courage d’avouer ouvertement qu’elle se sentait différente des autres participantes : « C’est toujours comme ça quand je suis dans un groupe, je suis la seule qui exprime des choses différentes ». Puis, Thérèse a réussi à déclarer clairement : « Personne ne tient compte de ce que je dis. J’avais dit tout à l’heure la même chose que ce que Carole vient de dire à Hélène et elle n’a même pas répondu que j’avais raison ». Le groupe reprenait ainsi vie après une période amortie où chacun semblait perdu dans ses réflexions intérieures, ou parti ailleurs.

Dans un groupe, le postulat veut qu’une personne assume souvent pour le groupe une partie désavouée par l’ensemble. On parle alors du thème émergeant (ou inconscient) du groupe, thème qu’il incombe aux thérapeutes de rendre explicite, ce que cette seconde phase d’évolution du groupe a permis (Bion, 2002; Kepner, 1980). La difficulté à être entendue que Thérèse a exprimée en est un exemple. Cette participante énonçait à haute voix et pour toutes, le besoin d’être reconnues et entendues. Les thérapeutes ont fait une intervention de type groupal en formulant quelque chose comme : « Ce que Thérèse vient de nous dévoiler comme frustration traduit sans doute un besoin que toutes ressentent ici, qui est celui d’être enfin reconnues par les siens dans la vie. On ne l’est pas toujours alors qu’il s’agit d’un besoin bien légitime ».

Troisième phase : Intimité et interdépendance. La dernière phase de l’évolution d’un groupe est celle de l’intimité et de l’interdépendance. Les habiletés relationnelles que les participants ont pratiquées tout au long du processus leur permettent d’établir des contacts empreints d’authenticité et de chaleur, ce qui contraste avec la pseudo-intimité complaisante des débuts. À ce stade, les tâches des thérapeutes sont minimes. Ils assurent une présence discrète et bienveillante auprès du groupe et maintiennent un rôle de conseiller. Plutôt en retrait, ils ne font que de courtes interventions au besoin. De plus, les thérapeutes doivent aider le groupe à clore une session et à dire « au revoir » à un ou plusieurs membres qui ont décidé d’aller s’expérimenter dans la vie réelle.

Après trois sessions, Fabien a décidé de quitter la psychothérapie de groupe. Le travail personnel qu’il y a accompli lui a permis, sans doute pour la première fois de sa vie, de passer de relations empreintes d’ambivalence à une capacité d’interactions différenciées, plus directes et plus sincères. Il nous a informés que son désir était de s’investir dans de nouvelles activités qui lui permettraient de développer de nouvelles relations durables dans sa vie personnelle. En thérapie individuelle, Fabien avait déjà acquis une perspective par rapport à sa famille d’origine, ce qui lui a fourni assez de support intrapsychique pour une mise à jour de ses insatisfactions et désaccords avec la figure parentale que représentait le thérapeute masculin. Fabien a ensuite été en mesure de vivre des contacts plus actifs avec ses pairs. Entre autres, il a soutenu concrètement Zoé dans ses démarches pour s’inscrire à un cours universitaire et concrétiser le rêve de sa vie. Il s’est aussi posé comme défenseur d’un participant mal pris à plusieurs reprises. En dehors des sessions de thérapie, il a participé sans se défiler à des rencontres planifiées entre les participants. Ces expériences lui ont permis d’améliorer ses relations interpersonnelles en dehors du groupe. Son esprit critique, habileté acquise, somme toute, dans la famille d’origine, a pu cette fois-ci être mis au service de tous, ce qui lui a permis de mesurer l’impact de ses interventions sur le groupe; en d’autres mots, de sentir et d’utiliser son pouvoir et sa capacité d’influencer positivement sa famille thérapeutique. Fabien était prêt à se séparer du groupe pour aller prendre des risques dans sa vraie vie. Même si cette identité qu’il avait développée était encore précaire, nous avons accueilli son choix favorablement. Dans sa famille, il avait hérité du rôle de bouc émissaire auprès du père. On le critiquait sans cesse et il n’était jamais à la hauteur des attentes parentales alors que sa soeur ainée était encensée sans limite. Ses « parents thérapeutiques » l’ont soutenu dans ses choix et ont respecté ses décisions. Fabien a retrouvé son énergie, il s’est inscrit à des activités sportives et il a fait des démarches pour rencontrer une femme intéressante. Sur le plan professionnel, il s’est associé à deux collègues, projet qu’il caressait depuis plus d’un an.

Le départ d’un membre risque de présenter un enjeu majeur pour les autres membres, chacun pouvant le vivre en fonction de ses expériences antérieures d’abandon. Les thérapeutes peuvent offrir une structure qui permet de réguler cet enjeu. C’est souvent le moment d’instaurer quelques rituels de départ. On parle d’échanges de cadeaux. L’un d’entre eux consiste à inviter chacun à partager une image qui représente son expérience avec la personne qui quitte, en l’occurrence avec Fabien. On peut aussi lui offrir une qualité qui le caractérise, et la personne ainsi sollicitée donne la réciproque, ce qui crée une atmosphère plutôt joyeuse et riche d’enseignement pour tous.

Cependant, tous les groupes n’accèderont pas automatiquement à cette phase d’intimité et d’interdépendance. Le groupe a peut-être été de trop courte durée ou a dû être interrompu pour des raisons hors de contrôle. Tous, thérapeutes comme participants, peuvent rester avec des situations inachevées, car elles n’ont pu être résolues à l’intérieur des sessions. La tâche du thérapeute consiste alors à procéder au bilan du travail accompli, incluant ceux parmi les objectifs de départ qui n’ont pas été atteints. Il faut aussi aider les membres à reconnaitre les aspects aussi bien positifs que négatifs d’une telle expérience : certains besoins n’ont pas été satisfaits et toutes les attentes n’ont pas été remplies. Dans un des derniers groupes que nous avons animés, deux participantes ont annoncé qu’elles quittaient dès la première session. Afin d’éviter une mauvaise fin, tant pour elles que pour nous tous, ou un passage à l’acte, les thérapeutes ont invité ces deux personnes à nommer un apprentissage qu’elles avaient fait au cours de cette unique session ainsi que leurs motifs pour quitter. Les autres membres en retour ont pu exprimer ce qu’ils ressentaient face à leur départ.

Complémentarité entre la thérapie de groupe et la thérapie individuelle

Après plus de dix ans de thérapie individuelle, le thérapeute et Zoé avaient réussi à reconstruire, dans un climat très sécurisant, la trame des événements traumatiques qui avaient été clivés de la conscience comme mécanisme de survie. Zoé parvenait à reconnaitre que sa conviction profonde d’être une mauvaise personne et de mériter punitions sur punitions pour toutes sortes d’erreurs venait de ses nombreux traumatismes passés. Elle commençait à comprendre que les certitudes qu’elle entretenait sur elle-même étaient des constructions mentales qu’elle avait développées pour tenter de donner un sens aux agressions et tortures inhumaines et insensées vécues durant l’enfance et l’adolescence. Un travail en Intégration par le mouvement oculaire (IMO) avait contribué à diminuer les flashs traumatiques de peur/terreur. Cependant, c’est la thérapie de groupe à laquelle Zoé a participé pendant six ans, en combinaison avec sa thérapie individuelle, qui lui a permis d’apprivoiser graduellement sa peur et sa honte paralysante de se retrouver en face d’autrui. Durant les premiers temps dans le groupe, Zoé devait mettre beaucoup d’énergie, ne serait-ce que pour tout simplement se présenter aux rencontres. Elle devait surmonter sa peur que les autres ne soupçonnent pas qu’elle avait été une victime d’agression et que, sachant cela, ils la rejetteraient! Ce n’est qu’à la faveur des rencontres individuelles et au lien de longue durée établies avec son thérapeute qu’elle parvenait à ne pas lâcher l’aventure groupale. Par ailleurs, le groupe faisait émerger chez elle des souvenirs traumatiques enfouis qui n’auraient peut-être jamais vu le jour, n’eût été ce qui arriva lorsqu’un jeune homme s’est présenté au groupe dans une tenue vestimentaire associée pour elle à un événement particulièrement traumatique de son passé.

Malgré tout le travail fait en thérapie individuelle, Zoé n’arrivait toujours pas à développer de nouveaux liens dans sa vie personnelle. En thérapie de groupe, elle parlait minimalement de son passé et demeurait principalement dans une posture d’écoute. Elle recevait régulièrement des participants le reflet qu’ils appréciaient sa présence et souhaitaient la connaitre davantage. C’est lors d’exercices en dyades qu’elle a pu se laisser connaitre plus intimement et que sa qualité d’écoute a été très appréciée. L’occasion de se sentir comme faisant partie du groupe lui est venue d’exercices de sculptures vivantes et de jeux de rôle, alors qu’elle se prêtait à la solution de problèmes appartenant à d’autres personnes. Au cours de la troisième année de la thérapie de groupe, Zoé a réussi à construire suffisamment de confiance en la capacité d’écoute bienveillante des membres du groupe pour risquer une ouverture sur son passé d’agression. Très prudemment et avec peu de détails dans un premier temps; puis, elle en est venue à pouvoir dénoncer son agresseur, son beau-père et un groupe d’hommes impliqués dans un réseau de prostitution juvénile. Cette étape constitua un tournant majeur pour sa démarche vers la guérison. La réaction d’indignation et de révolte qu’eurent les autres participants lui servit de confirmation sur l’ampleur de l’ignominie de son histoire. Ces personnes étaient en quelque sorte neutres et « n’étaient pas payées pour prendre soin d’elle ». Réactions difficiles à discréditer cette fois. Les barrières protectrices tombaient et sa méfiance a finalement battu en retraite. Dans un exercice de psychodrame, elle a pu s’afficher dans une position d’agressivité/fermeté, une position bien ajustée de négociation revendicatrice. À la suite de quoi elle s’est mobilisée vers la sortie de la honte et de la peur en dévoilant certaines images traumatiques d’agressions sadiques subies et qui refaisaient surface lorsqu’elle était très anxieuse.

La détermination et le courage avec lesquels les autres participants abordaient leurs histoires de vie lui ont servi de modèle et, dans ce climat d’entraide, ses propres révélations ont encouragé une autre participante, Marthe, à révéler une histoire personnelle de traumatismes et d’agressions sexuelles. Enfin, tel que mentionné antérieurement, le support de Fabien l’a fait se mobiliser pour un retour aux études. Elle en rêvait depuis longtemps. Elle en est actuellement à son cinquième cours universitaire et ses notes la situent dans une case supérieure à la moyenne, ce qui devient un puissant révélateur pour une image renouvelée d’elle-même et efface progressivement les certitudes antérieures d’échecs.

Un groupe de femmes où le psychodrame a été utilisé

Odette entreprenait une nouvelle psychothérapie individuelle alors qu’elle consultait pour des difficultés de séparation entre elle et son fils âgé de 5 ans. Dès qu’elle le quittait pour vaquer à ses occupations, que ce soit à l’école ou à la maison, il entrait dans des crises qui n’en finissaient plus. L’évaluation psychologique avait permis de mettre en lumière des liens entre ce qui se passait entre les crises du garçonnet et l’histoire familiale de la mère; plus spécifiquement, en lien avec un évènement traumatique qu’elle avait vécu à l’adolescence. Odette était en démarche depuis longtemps pour diminuer les séquelles reliées à ce traumatisme, mais à son grand désarroi, l’évènement traumatique passé la poursuivait toujours. En ajout au travail thérapeutique amorcé en thérapie individuelle au sujet de ses difficultés avec son fils, une psychothérapie de groupe lui fut suggérée. Dès sa première venue dans le groupe, une situation venait de survenir à l’école pendant la journée. Odette était dans un grand état de colère et d’anxiété, difficilement capable de se contenir. Nous étions au tout début du processus et avons pris le temps nécessaire pour une écoute attentive de son désarroi. Afin de lui permettre de mieux comprendre comment les différents acteurs dans la situation peuvent contribuer aux crises de son fils, nous avons sollicité la participation des autres membres qui voudraient bien se prêter à une expérience de psychodrame, ce qui lui offrirait une certaine perspective sur son problème. Les jeux de rôle des protagonistes du drame furent donc choisis, soit les rôles d’Odette, de son fils de 5 ans, de l’enseignante du garçon, de la directrice de l’école ainsi que celui de sa propre mère. Odette, quant à elle, observerait la scène alors qu’elle était invitée à repérer les perceptions et émotions qui émergeraient pour elle tout au long du déroulement du psychodrame. Elle put aussi avoir accès aux ressentis des participantes qui incarnaient les différents rôles; elle découvrit entre autres que le fiston de 5 ans n’était pas malheureux du tout dans la situation! L’expérience vécue fut reprise en session individuelle, ce qui lui a permis de mettre le doigt sur sa propre colère, couverte par la culpabilité qu’elle pouvait ressentir vis-à-vis son fils; cette découverte s’est aussi mise en résonance avec la colère qu’elle avait souvent ressentie vis-à-vis sa propre mère.

Cet exercice de psychodrame, qui s’est déroulé lors d’une première rencontre de groupe et qui a demandé environ 40 minutes, a eu des retombées importantes, et ce, tant pour Odette que pour la plupart des autres membres : outre un niveau d’énergie renouvelé, ces femmes y ont découvert de nouveaux éclairages sur les relations parents/enfant, ainsi que sur leurs propres enjeux de séparation. Certaines expériences difficiles du passé qui avaient émergé tout au long de leur thérapie, en individuel et en groupe, ont également pu être ventilées. Quant à Odette, les crises autour de la séparation entre elle et son fils se sont amenuisées petit à petit.

« Le but premier d’une thérapie de type expérientiel consiste non seulement à améliorer les symptômes et à diminuer la souffrance, il restaure l’énergie et la vitalité qui sont le combustible même de la vie »[4] (Fosha, 2009, p. 173; [traduction libre]). C’est ce qu’offre le psychodrame comme potentiel curatif à de multiples niveaux. La mise en action par les jeux de rôle crée un niveau d’émotions intenses dans une atmosphère sécurisée « favorisant d’autant plus le changement que le niveau de stress est élevé » (Fosha, 2009, p. 176). De plus, les recherches mettent en valeur l’utilisation de thérapies de type non verbal comme la danse et les jeux dramatiques « car nous sommes équipés (neurologiquement) pour une sensibilité au mouvement non seulement à l’intérieur de notre propre corps, mais à celui des autres que nous touchons, voyons, entendons » (Trevarthen, 2009, p. 84). On trouve donc dans l’utilisation du jeu dramatique la rencontre des facteurs communs de guérison reconnus à la psychothérapie, confirmés par les neurosciences (Cozolino, 2012). Enfin, les relations interpersonnelles dans un climat d’intimité ou chacun peut s’identifier aux blessures des autres par le partage des récits de vie, le travail psychocorporel et la mobilité physique requise dans les jeux de rôle qui sollicitent les zones limbiques du cerveau favorisent l’activation simultanée des affects et de la cognition, le tout dans une atmosphère de stress optimal, ce qui fournit un environnement neurobiologique propice à l’apprentissage social et émotionnel et optimise la plasticité neuronale et l’intégration psychique (Cozolino, 2012; van der Kolk, 2018).

Par les techniques qui lui sont propres, le psychodrame et le groupe offrent un espace pour l’exploration des phénomènes interactionnels. Cette forme d’intervention favorise des réactions de type cathartique propices à la résolution de problèmes. Il favorise ainsi le développement du processus de séparation/individuation, processus fondamental au développement de la conscience de soi et de l’identité.

Les facteurs de changements thérapeutiques propres à la thérapie de groupe

La psychothérapie de groupe a un effet spectaculaire sur l’élargissement des frontières personnelles. Il établit une zone commune dans laquelle tous les membres peuvent communiquer et apprendre à se comprendre les uns les autres (Corbeil, 1991). Les participants peuvent bénéficier d’entraide en s’écoutant et en se supportant mutuellement. Ils peuvent ainsi sortir de l’isolement, car ils éprouvent tous un besoin fondamental d’être vus et compris par leurs semblables (Kaës, 1994; Kohut, 1974). Les coalitions au sein de la fratrie, ce que certains auteurs identifieront comme des transferts latéraux, sont favorisées par les stratégies d’intervention des thérapeutes qui y voient une source d’enrichissement pour tous. Les dyades, harmonieuses ou guerrières, sont sources de croissance psychique pour toute personne qui veut bien prendre les risques qui y sont associés. Dans les réactions négatives en miroir, l’autre peut présenter un reflet de soi qui se situe dans l’ombre de sa définition personnelle. Elles offrent alors une dimension qu’on peut se réapproprier et inclure à l’intérieur de son nouveau champ vital et expérientiel (Zinker, 1980).

Le groupe de thérapie présente un espace privilégié pour développer les habiletés de communication dans les relations interpersonnelles. Vécues dans cet espace, ces dernières favorisent le développement de l’altruisme, les capacités d’échanges authentiques, une confiance plus grande en soi et dans les rapports aux autres. Les participants peuvent ainsi graduellement découvrir qu’ils peuvent être une ressource pour certains autres participants puis, plus progressivement, pour le groupe comme système, ce dernier constituant à son tour un laboratoire d’apprentissage pour la société (Kepner, 1978; Rogers, 1970).

Le groupe permet aussi de mettre le doigt sur les conflits interpersonnels et les impasses personnelles que la situation de groupe exacerbe. Dans ce champ social unique, il y a présence de « vibrations excitatoires » dont l’amplitude rend les membres et les thérapeutes plus actifs (Rosenblatt, 1975) et plus réceptifs à la résurgence de mémoires enfouies que l’intensité émotionnelle du moment active (Damasio, 2017). Au milieu d’une session, les femmes avaient remarqué la posture accueillante de Fabien et lui avaient fait des compliments sur son apparence physique. Lors de la séance de thérapie individuelle qui a suivi, il a avoué son rejet et son mépris pour de tels commentaires de la part des femmes. La réaction de Fabien aux commentaires des femmes du groupe a fait ressortir l’enjeu de fond des difficultés qu’il rencontre au chapitre de ses relations amoureuses. Nous venions d’atteindre une mine d’or pour l’exploration de ses problèmes reliés à sa sexualité, entre autres, elle ouvrait la porte à la relation toxique et incestueuse que sa mère avait développée avec lui depuis toujours.

Limites de la thérapie de groupe et facteurs spécifiques à la thérapie individuelle

Le niveau de sollicitation et de tension propre à la situation groupale peut engendrer des régressions psychiques plus prononcées que dans la dyade thérapeutique individuelle, et cette dernière peut être préférable à certains moments pour les personnes trop fragiles. Certains thèmes ou blessures ont intérêt à être abordés en situation de thérapie individuelle, tout au moins dans un premier temps. Ceci vaut également pour les grands traumatisés. Le champ groupal n’offre pas non plus toute l’attention individuelle dont un client peut avoir besoin à certaines étapes de son cheminement. Le cadre individuel permet le développement d’une relation thérapeutique favorable au revécu de la toute première relation parents/enfant dans laquelle le client reçoit l’attention exclusive et bienveillante de son ou de sa thérapeute. Ce cadre impulse l’émergence des problématiques de fond de son histoire. Les difficultés d’attachement pouvant y être revisitées, une compréhension plus approfondie de certains enjeux intrapsychiques y trouvera l’espace nécessaire à l’exploration. Par la plus grande intimité que le travail individuel permet, le lien thérapeute/client y est plus intense que dans le contexte groupal. Le lien privilégié qui se tisse entre thérapeute et client sert à consolider le système de support interne, lequel doit être minimalement étayé avant d’affronter l’épreuve du groupe.

Nécessité de supervision

Tout bon psychothérapeute sert de caisse de résonance aux vibrations émotionnelles émises par la personne en thérapie. Dans un groupe où de telles sollicitations sont multiples et se situent à plusieurs niveaux, la prise de conscience des répercussions sur les psychothérapeutes s’avère primordiale. Il est donc impérieux que ceux-ci bénéficient d’un espace professionnel/personnel bien à eux où ils pourront examiner à loisir les contrecoups de tous ces récits de vie, drames, impasses intra ou interpersonnelles sur leurs problématiques personnelles. Au-delà d’une compréhension théorique de rigueur, il y a un espace intersubjectif entre clients et thérapeute dont l’exploration est indispensable non seulement à la bonne marche du processus thérapeutique, mais aussi à la santé morale des soignants. Comme l’écrit un auteur, il y a un prix à payer pour soigner : « There is a cost to caring » (Corbeil, 1999; Figley, 1995). On parle ici de contretransfert, dont une définition possible englobe : « toutes les réactions émotives du thérapeute vis-à-vis son client, peu importe leurs sources. Elles incluent les expériences traumatiques vécues par le client et absorbées par le thérapeute » (Johansen, 1993, p. 48). Ces réactions émotives sont dues à la capacité de soigner et sont une condition essentielle à la guérison du client (Figley, 1995). Il s’agit non seulement de comprendre ce qui est verbalisé, mais aussi ce qui est enfoui, au-delà de ce qui est accessible à la conscience immédiate du client. Pour Kohut et les post-kohutiens, l’empathie constitue un élément essentiel de l’action thérapeutique (Corbeil, 1999). La Gestalt parle du mécanisme de confluence, mécanisme par lequel les frontières entre deux individus sont diluées. Utilisé de façon saine, il constitue une ressource indispensable au travail thérapeutique. De façon à aider le client violent ou violenté, l'intervenant doit pouvoir s'identifier à lui. Il doit devenir ce client pour un temps. Il doit en même temps ne pas se perdre de vue. Le vécu du client est à l'avant-scène alors que le thérapeute garde à l'arrière-plan, sans perdre de vue son vécu à lui. Cette gymnastique psychique exige non seulement un travail personnel préalable à l'intervention, mais aussi un retour constant à la consultation (Corbeil, 1999). Ainsi, les deux psychothérapeutes directement responsables des sessions de thérapie de groupe qui se sont déroulées sur six années ont régulièrement eu recours à la supervision. D’une part, les enjeux complexes du processus groupal, la plupart du temps enfouis sous des non-dits, pouvaient y être clarifiés et nommés. D’autre part, il s’avérait important de porter attention aux réactions et émotions, nombreuses et complexes, qui avaient été suscitées par le contenu multidimensionnel que les individus et les groupes apportaient, tout autant que par les transferts différents que les participants vivaient pour chacun des deux thérapeutes.

CONCLUSION

Selon le neurologue Kurt Goldstein (1983), chaque individu est primordialement mobilisé à actualiser son plein potentiel, et l’actualisation de soi est une constituante de sa créativité au sein de son environnement immédiat. On sait, de plus, qu’il y a un lien organique indiscutable entre l’individu et son environnement (Lewin, 1997). Cette perspective holiste se trouve en concordance avec un des principes fondamentaux de la théorie générale des systèmes, telle que développée en Allemagne par Ludwig von Bertalanffy (1973), selon lequel un organisme ne peut se concevoir qu’à l’intérieur et en fonction des systèmes plus grands qui l’englobent. Cette perspective a trouvé son champ d’application dans le courant des thérapies familiales et groupales, dont la Gestalt thérapie. Il s’agit d’une nouvelle conception des phénomènes psychologiques qui offre une vision plus écologique sur la société et sur la santé mentale. Le lien individu/environnement constitue donc un nouveau paradigme thérapeutique.

Comme thérapeutes, notre pratique nous amène à nous centrer majoritairement sur les individus, car nous sommes rarement sollicités lorsque des problèmes qui relèvent de la société surgissent. Notre réflexe est alors d’avoir recours aux théories classiques de la personnalité, lesquelles ont longtemps offert une perspective exclusivement intrapsychique, isolationniste, qui ne prenait pas en compte l’interaction active et circulaire qui se déroule dès les débuts de toute l’histoire de l’individu. Cependant, le paradoxe inhérent à une théorie du champ pour les thérapeutes de l’intervention individuelle tient au fait que plus une personne est fragile, plus elle est dépendante de son milieu alors que par ailleurs, elle est celle qui est le moins douée pour s’y attirer le support psychosocial dont elle aurait besoin. Sa thérapie aura donc la double tâche de tenir compte du support ou de l’absence de ce dernier que son milieu est susceptible d’offrir, tout en insistant sur les structures intrapsychiques qui l’aideront à développer ses habiletés relationnelles. C’est alors qu’une double approche, celle d’une thérapie individuelle conjointement à une thérapie de groupe, se révèlera pertinente.

Pour Gordon Wheeler, psychothérapeute gestaltiste, « Notre sens de soi et notre conscience de l’autre, l’identité et la relation, ne peuvent être conçus que comme un processus de développement aller et retour » (Wheeler, 2000, p. 59). Plus récemment, nombre d’auteurs qui se sont intéressés au développement psychique se sont également penchés sur l’espace intersubjectif à la faveur duquel l’être humain se développe à partir de sa naissance. D’une part, l’intérêt pour le développement des neurosciences affectives a mis de l’avant un postulat neurodéveloppemental de base qui conçoit que le développement du nourrisson ne peut se faire et se comprendre qu’au moyen et en fonction du milieu au sein duquel il vit. L’être humain ne peut donc se développer en vase clos et dès le début, le nourrisson est en interaction active avec son milieu (Trevarthen, 2009; Wheeler, 2000). Si donc l’être humain ne peut se développer en vase clos, il appert qu’il ne pourra se guérir complètement de ses blessures psychiques uniquement dans le vase clos que la psychothérapie individuelle lui offre.

Le parcours historique sur les psychothérapies de groupe révèle qu’elles se sont développées comme une tentative de réponse aux problèmes sociaux d’une époque. Plusieurs approches théoriques ont abordé la dynamique des groupes restreints. Au-delà de leurs différences théoriques, elles voient toutes la psychothérapie de groupe comme une passerelle entre l’individu et la société, passerelle qui, d’une part, aide l’individu à développer les habiletés nécessaires à vivre en société et d’autre part, voit la santé de cette dernière comme essentielle à la santé mentale des individus qui la composent.

Les groupes restreints représentent un microcosme de la société et leur place devient cruciale afin que, comme par le passé, elle puisse répondre aux besoins spécifiques d’une époque. À notre époque de mondialisation, la tolérance aux différences de l’autre et la nécessité de vivre ensemble s’avèrent essentielles à l’harmonie sociale, et le groupe serait ainsi un remède indiqué pour palier le phénomène émergeant des intolérances sociales (Anzieu, 2007; Kaës, 1993, 1994). Outre l’acquisition d’habiletés relationnelles et l’assouplissement des frontières personnelles, la thérapie groupale offre une confrontation directe autant que respectueuse avec la réalité des différences individuelles. Cela, sans perdre de vue que la spontanéité que requièrent les jeux de rôle favorise l’émergence de la santé psychique (Moreno, 1970).

Face à l’engouement actuel pour l’autoportrait et pour la multitude des contacts exclusivement virtuels au détriment des relations humaines véritables, la thérapie de groupe apparait comme le contrepoison tout indiqué contre l’isolement moral, procurant le cadeau de relations humaines authentiques, réelles et directes. Les quelques exemples présentés plus haut tendent à démontrer que les groupes restreints thérapeutiques offrent un laboratoire propice au développement d’habilités relationnelles, favorisent une insertion harmonieuse des personnes dans leur environnement et servent de déclencheur pour l’émergence de conflits fondamentaux acculés à l’impasse dans la situation de thérapie individuelle.

Tel que mentionné plus haut, les dimensions psychiques impliquées dans la situation groupale thérapeutique sont multiples et d’une grande complexité. Le but du présent article visait à faire ressortir les complémentarités entre thérapie individuelle et thérapie de groupe. Les complexités plus spécifiquement inhérentes au processus groupal lui-même pourraient être abordées dans un article ultérieur.