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INTRODUCTION

La crise humanitaire en Syrie a engendré plus de 6,6 millions de déplacés internes et plus 5,6 millions de réfugiés à travers le monde (UNHCR, 2019). En 2017, la Syrie a généré le plus grand nombre de réfugiés à travers le monde (UNHCR, 2017). Les pays limitrophes tels que la Turquie, le Liban, Jordanie, l’Iraq et l’Égypte ont accueilli à eux seuls plus de 5,4 millions de réfugiés syriens (UNHCR, 2019). De 2015 à 2016, le Canada a accueilli plus de 25 000 réfugiés syriens et près de 50 % d’entre eux étaient âgé de moins de 18 ans (Statistique Canada, 2019). Aujourd’hui, on compte plus de 60 000 réfugiés syriens au Canada (Gouvernement du Canada, 2019). En raison des différents facteurs de risque auxquels ils ont pu être exposés lors de leur parcours migratoire, la qualité de la santé mentale des adolescents réfugiés peut être ébranlée (Kirmayer et al., 2011; Pacione et al., 2012). D’ailleurs, les réfugiés affichent le taux de psychopathologie le plus élevé, comparativement à leurs pairs immigrants d’autres statuts. (Ghumman, McCord, Chang, 2016; Khanlou et al., 2002; Renard et Doumont, 2004). En effet, les réfugiés peuvent présenter un taux jusqu’à dix fois plus élevé de trouble de stress post-traumatique et courent un risque plus élevé de développer une dépression ou un trouble somatique comparativement à la population générale (Gauthier, 2008; Kirmayer et al., 2011). Les recherches plus récentes menées auprès des jeunes réfugiés syriens abondent dans le même sens (Hadfield, Ostrowski et Ungar, 2017; Hassan, Ventevogel, Jefee-Bahloul, Barkil-Oteo et Kirmayer, 2016; Javanbakht, Rosenberg, Haddad et Arfken, 2018). En 2018, Javanbakht, Rosenberg, Haddad et Arfken ont mené une recherche auprès de 131 réfugiés syriens âgés de 6 à 17 ans réinstallés aux États-Unis avec leur famille. Les résultats ont montré une forte prévalence de symptômes de stress post-traumatique chez les jeunes garçons, de même qu’une forte prévalence de symptômes de trouble anxieux et d’anxiété de séparation chez les jeunes garçons et les jeunes filles. Selon ces auteurs, l’exposition aux conditions d’adversité lors du parcours migratoire serait à l’origine de cette forte prévalence de symptômes psychopathologiques.

DEUILS ET PERTES TRAUMATIQUES

Parmi ces conditions d’adversité, plusieurs pertes ébranlent la qualité de leur santé mentale, car la migration forcée par les conflits armés engendre des séparations définitives d’avec plusieurs objets tels que le pays d’origine, des membres de la famille immédiate ou éloignée, des amis, etc. (Jacques, Lamjahdi et Lefebvre, 2009, Papazian-Zohrabian, 2016). Que l’objet du deuil soit un être humain, un objet, un idéal ou des valeurs, il s’agit d’un processus douloureux qui, d’un point de vue manifeste, ressemble très fortement à la dépression : tristesse, ralentissement psychomoteur, pensées suicidaires, fatigue, troubles du sommeil, etc. (Marty, 2014). Néanmoins, il s’agit d’un processus essentiel au maintien de la santé mentale (Hanus, 2006; Marty, 2014; Papazian-Zohrabian, 2016). Les circonstances entourant la mort, la qualité relationnelle avec l’être perdu et les capacités psychiques de la personne endeuillée influencent la durée et l’issu du deuil qui en suivra (Hanus, 2006). Il est important de souligner qu’en temps de guerre, la mort n’est pas toujours le résultat du cours normal des choses, mais plutôt inattendue, brutale et violente (Bacqué, 2006; Hanus, 2006). De surcroît, le jeune âge de la victime, l’absence de cadavre et de rites symboliques entourant la mort, de même que les circonstances parfois déshumanisantes dans lesquelles le défunt a perdu la vie, risque de complexifier le travail de deuil, prolonger la période de sidération et de déni, différer la phase dépressive du deuil et rendre plus difficile l’acceptation de la perte. Le tout peut donner lieu à des deuils traumatogènes ou post-traumatiques (Audoin-Rouzeau, 2000; Bacqué, 2003; Bacqué, 2006; Hanus, 2006).

Selon Bokanowski (2005), le trauma se définit comme étant : « l’impact psychique d’un événement (une séparation, un deuil, un accident, une maladie, etc.) qui a marqué douloureusement l’existence d’une personne » (p.891). C’est une expérience dénudée de sens, où les représentations symboliques sont absentes en raison de l’irreprésentabilité et du silence qui l’entoure (Papazian-Zohrabian, 2016). Ainsi, le deuil traumatogène est entre autres marqué par une perte traumatisante en raison de ses circonstances. En plus de la rupture violente d’avec l’objet perdu, le trauma engendre des ruptures relationnelles et isole l’individu d’autrui, de sa communauté et de sa famille en raison du caractère indicible et indescriptible de l’événement traumatique (Barrois, 1988; Baubet et Moro, 2000; Papazian-Zohrabian, 2016). La crainte d’être incompris par son interlocuteur nourrit la souffrance de la personne traumatisée, car l’expression de l’impensable est risquée, ce qui peut confiner davantage la personne à son silence (Baubet et Moro, 2000). Le trauma perturbe l’équilibre psychique, car il crée une discontinuité spatio-temporelle et est difficilement intégré à l’appareil psychique (Barrois, 1988; Baubet et Moro, 2000; Marty, 2011; Papazian-Zohrabian, 2016). Le principal mode de défense contre cette para excitation de la barrière psychique est le refoulement (Bertrand, 2007; Roussillon, 2012). La surabondance du monde externe à la psyché est difficilement contenable. À défaut d’avoir les mots pour nommer et contenir l’indicible et afin de se prémunir contre le retour du refoulé, l’appareil psychique peut manifester son angoisse par différents symptômes de nature dépressive, anxieuse, post-traumatique ou somatique (Bertrand, 2007). Ainsi, le symptôme serait la manifestation d’un contenu psychique qui n’a pu s’exprimer par une parole symbolique (Bertrand, 2007; Klotz, 2007; Perelberg, 2017). Mais comment expliquer qu’un individu aura recours, inconsciemment bien sûr, à une manifestation symptomatique afin que l’indicible demeure refoulé, alors que d’autres n’auront pas recours à de telles défenses psychiques?

LE PROCESSUS DE SYMBOLISATION

Quoique la plupart des recherches documentent les conséquences négatives associées aux deuils et aux traumas, certaines recherches ont plutôt démontré les retombées positives qui y sont associées telles que l’augmentation de la créativité (Lafortune, 2014), l’identification et la poursuite des aspirations de parents décédés (Lachal, 2001) et le développement de la résilience (Verones, Castiglioni, Tombolani et Said, 2012). En regard de ces retombées, une question se pose : comment expliquer de telles retombées positives dans des circonstances parfois aussi atroces que celles engendrées par la guerre? Certains auteurs affirment que la symbolisation des expériences passées permettrait de rétablir l’homéostasie psychique et d’atténuer les symptômes (Bertrand, 2007; Klotz, 2007; Nachin, 2006; Roussillon, 2012). Il s’agirait de trouver à un sens à un événement qui, initialement, semble dépourvu de toutes significations congruentes à l’appareil psychique. Le processus de symbolisation est une procédure psychique selon laquelle les éléments du monde externe à la psyché sont organisés en représentations mentales et extériorisés par une parole empreinte de sens (Godfrind, 2008). Roussillon (2012) identifie deux types de symbolisation : la symbolisation primaire et la symbolisation secondaire. Dans un premier temps, l’expérience doit subir un encodage sensoriel et perceptif afin de laisser une trace mnésique de celle-ci. Cela fait appel à la capacité de l’individu d’associer un symbole à un objet, un signifiant à un signifié, sans toutefois que cela implique un travail de subjectivation (Pessler, 1989; Roussillon, 2012). S’en suit le processus de symbolisation primaire où l’événement du monde externe à la psyché se représente, se présente à nouveau, dans le monde interne de l’individu, lui permettant ainsi de se représenter symboliquement et subjectivement l’expérience du monde externe en lui-même (Roussillon, 2012). Cela exige du sujet qu’il transforme les événements expérientiels en contenu psychique et donc affectif (Pessler, 1989). Enfin, le processus de symbolisation secondaire correspond à la mise en mots, une représentation par la parole empreinte de sens, de l’expérience (Roussillon, 2012). Cela implique une continuité entre le monde externe et le monde interne de l’individu, entre l’expérience matérielle et affective. En résumé, le processus de symbolisation s’exécute en trois temps identifiables à chaque fois par un contenu manifeste. Premièrement, l’expérience provenant de l’environnement (monde externe) est intégrée de façon sensorielle à la psyché. Le contenu manifeste s’observe par une description objective, dépourvue d’affect, de l’événement douloureux. Deuxièmement, une représentation mentale est développée dans la psyché (monde interne), ce qui donne naissance aux affects. À cette étape, l’affect prédomine dans la vie psychique de l’individu et constitue le contenu manifeste observable. Troisièmement, l’expérience et l’affect sont renoués grâce à une parole unificatrice empreinte de symboles. Autrement dit, l’expression symbolique d’une expérience ayant douloureusement marqué la vie d’un individu lui permettrait de contrer l’angoisse qui y est associée autrement que par une manifestation symptomatique de nature psychopathologique. La manifestation de cette symbolisation secondaire s’observe par une parole qui rencontre l’expérience sensorielle et l’affect dans un discours empreint de sens.

L’EXPÉRIENCE SCOLAIRE

En contexte post migratoire, les expériences traumatiques, les deuils et leur élaboration symbolique peuvent compromettre la qualité de l’expérience scolaire (Rochex 2009; Sirin et Rogers-Sirin, 2015). En effet, différents auteurs soutiennent que les symptômes encourus par les deuils et les traumas peuvent notamment influencer la réussite scolaire (Hart, 2009), la qualité relationnelle avec les pairs et les enseignants (Strekalova et Hoot, 2008) et engendrer des difficultés d’apprentissage et d’adaptation scolaire (Papazian-Zohrabian, 2016). Selon Rochex (2009) la sphère scolaire et extrascolaire, c’est-à-dire personnelle et familiale, se chevauche et s’interinfluence. Elles sont interdépendantes et intersignificatives. L’interdépendance fait référence aux ressources dont l’élève dispose afin d’interpréter les demandes de l’institution scolaire et y répondre adéquatement (Rochex, 2009). Ainsi, les altérations cognitives, émotionnelles et comportementales qui découlent des deuils et les traumas limitent les ressources dont dispose l’élève réfugié afin d’investir la sphère scolaire. Comme mentionné précédemment, les deuils et les traumas mobilisent l’appareil psychique et exigent une élaboration symbolique de la part de l’élève afin de rétablir l’homéostasie psychique. Ce faisant, la sphère extrascolaire accapare les capacités de symbolisation au détriment de l’investissement symbolique de la sphère scolaire. Quant à l’intersignification, celle-ci fait appel à la capacité du sujet de négocier entre l’adolescent et l’élève qui coexistent en lui (Rochex, 2009). Elle prend pour point d’appui la subjectivation personnelle des expériences passées et exige une subjectivation cohérente des actions présentes et projetées (Rochex, 2009). Autrement dit, l’intersignification consiste en la concordance subjective des expériences de vie scolaires et extrascolaires passées et présentes. En appliquant cette logique à l’adolescent réfugié, on peut supposer qu’il peut être difficile pour l’élève traumatisé ou endeuillé de tracer une continuité subjective sur la base d’expériences fragmentées et morcelées qui n’ont pas encore été complètement intégrées à l’appareil psychique. Nos recherches documentaires ne nous ont pas permis de trouver des écrits portant sur l’interrelation entre les deuils, les traumas, le processus de symbolisation et l’expérience scolaire. C’est pour cette raison que cet article propose l’interprétation de deux études de cas d’adolescents réfugiés syriens en adoptant le processus de symbolisation comme noyau central.

MÉTHODOLOGIE

Notre étude adopte un devis de recherche qualitative par étude de cas multiple. En 2017, nous avons recruté quatre adolescents réfugiés syriens, récemment arrivés au Canada, âgés de 14 et 17 ans au sein d’une école secondaire ayant massivement accueilli des élèves réfugiés syriens. Les participants étaient appelés à participer à notre recherche et quatre des volontaires ont été pigés au sort afin de constituer notre échantillon. Chacun des participants a participé à trois entrevues semi-dirigées d’une durée approximative d’une heure. Une traductrice était présente s’ils désiraient s’exprimer en arabe lors de l’entrevue. La première entrevue portait sur le parcours migratoire, la deuxième sur la santé mentale et la troisième sur l’expérience scolaire. Quant au processus de symbolisation, celui-ci a été observé au cours des trois entretiens. Par la suite, nous avons procédé à la transcription des entrevues, au codage et au contre codage des données à l’aide du logiciel de traitement de données qualitatives NVivo. La nosographie du DSM-5 (2013) a été employée pour l’analyse de la santé mentale des participants. Pour chacun des événements potentiellement traumatiques relatés par les participants, nous avons analysé leur degré de symbolisation (absence de symbolisation, symbolisation primaire ou secondaire) en fonction des indicateurs présentés à la Figure 1.

Concrètement, nous avons observé si ces événements étaient simplement relatés par le participant (intégration sensorielle), ou empreints d’affects (symbolisation primaire), ou porteurs d’une symbolique exprimée oralement où le trauma et l’affect s’expriment dans un discours cohérent (symbolisation secondaire). Enfin, le sens donné à l’expérience scolaire (intersignification) et l’investissement de la sphère scolaire par l’élève (interdépendance) nous ont permis d’analyser l’expérience scolaire telle que présentée dans le Tableau 1.

Figure1

Opérationnalisation du processus de symbolisation (adapté de Turpin-Samson, 2018)

Opérationnalisation du processus de symbolisation (adapté de Turpin-Samson, 2018)

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Tableau 1

Opérationnalisation de l’expérience scolaire

Opérationnalisation de l’expérience scolaire

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RÉSULTATS

Afin de bien mettre en exergue le processus de symbolisation, nous avons décidé de présenter les deux cas parmi les quatre qui étaient les plus diamétralement opposés. Pour chacun d’eux, nous présentons leur parcours migratoire, les pertes encourues par la migration, de même que leur expérience scolaire. Nous proposons dans le même temps quelques éléments d’analyse.

PARCOURS MIGRATOIRE DE RAMI

Rami (nom fictif) est un jeune garçon âgé de 15 ans et il est originaire d’Alep. En 2015, soit environ deux ans avant sa rencontre, il immigrait au Canada. Il fréquente actuellement une école secondaire en classe d’accueil. Avant le conflit armé, ce participant fréquentait une école privée et demeurait dans une maison avec sa famille nucléaire. À l’âge de 11 ans, il retourne d’une fête en compagnie de sa famille. Un militaire leur annonce que la région n’est plus sécuritaire en raison des bombardements et ils se font fortement recommander de quitter le quartier. Ils habitent ensuite dans une nouvelle maison pour une période de quatre ans. Durant ce temps, il continue de fréquenter le même établissement scolaire. Un oncle résidant au Canada leur fait part des politiques d’immigration mises de l’avant par Justin Trudeau. Après seulement deux mois, la famille immigre au Canada. Toutefois, l’aîné de la famille décide de poursuivre ses études universitaires en Syrie. Le voyage en avion est très long et fatigant, ils ont un peu de difficulté à se trouver une maison qui leur convienne et la barrière linguistique est clairement ressentie par le participant. Quelque temps après leur arrivée, la famille apprend le décès du grand-père paternel. La nouvelle est difficile pour la famille, d’autant plus qu’ils convoitaient son immigration prochaine au Canada.

Au niveau symptomatique, Rami manifeste un peu d’inquiétude par rapport à ce qui peut se dire à son propos :

[J’] aime pas entendre certaines choses venir d’eux [mes amis], mais jusqu’à maintenant, rien ne s’est passé entre [nous]. [Je] n’aime pas qu’on [me], qu’on parle de [moi] dans [mon] dos. Mais si on [me] confronte avec une chose, ça irait mieux que si on [me] cachait des choses et qu’on allait parler avec quelqu’un d’autre d’affaires qui [me] concernent. Mais […] ça ne s’est pas encore passé. Mais c’est une préoccupation [que j’ai].

Rami nous fait aussi part de difficultés de concentration à l’école. L’élève nous explique que :

En fait [je sens que j’ai] un peu de difficulté en maths et comme l’ambiance de la classe est, c’est un peu actif parce que tout le monde pose des questions, etc. Alors [je ne peux] pas me concentrer, alors qu’à la maison [je peux] être avec [moi-même] et réfléchir sur le, sur le problème.

En ce qui concerne l’expérience scolaire de Rami, il fréquente actuellement une classe d’accueil dans laquelle il apprend le français. À son arrivée, il se heurte à la barrière linguistique qu’il vit difficilement. Il nous raconte qu’il « pense que c’est terrible que je parle pas français ». En revanche, il fait beaucoup d’efforts afin de bien maîtriser la langue française, même si cela implique de rester en classe d’accueil plus longtemps avant d’intégrer une classe régulière :

Je n’ai pas de problème si je reste dans l’accueil un an, deux ans parce qu’il y a beaucoup de personnes, mes amis, comme mes amis ils vont aller au secondaire sans, sans savoir toutes choses. Comme je peux être en secondaire trois maintenant, en secondaire deux, mais je ne sais pas toutes choses du français parce qu’il y a beaucoup de détails dans le français, on doit l’étudier.

On constate également que ce participant entretient une relation positive avec le savoir : « J’aime beaucoup les langues, je veux étudier beaucoup de langues ». Il attribue un sens positif à son expérience scolaire basé sur les apprentissages réalisés à l’école, les possibilités d’avenir et même le plaisir d’apprendre. De plus, il entretient de fortes ambitions professionnelles et académiques. En effet, à long terme, il désire devenir pharmacien. Quant à sa famille, celle-ci valorise beaucoup l’instruction. En Syrie, le père de famille occupait la profession d’avocat, alors que le frère aîné fait actuellement ses études en médecine. Quant à son investissement scolaire, il se décrit comme un élève ayant une bonne participation en classe, qu'il remet ses remises des travaux et qui a une bonne performance scolaire.

DEUIL RÉGULIER (RAMI)

Le parcours migratoire de Rami comporte la perte de plusieurs objets auxquels il était attaché, dont le décès de son grand-père. Rami décrit ce décès récent comme étant un événement difficile qui l’affecte beaucoup. L’immigration prochaine du grand-père au Canada complexifie le travail de deuil, car Rami se rattachait à l’espoir qu’il allait bientôt le revoir. Malgré tout, Rami semble vivre un deuil régulier où se succède la mise en représentation, la symbolisation et la mentalisation (Bacqué et Hanus, 2014). La première étape consiste en ce que Bacqué et Hanus (2014) appellent la sanction de la réalité. Au cours de cette étape, le proche du défunt est confronté à la réalité; la mort de l’être cher. La personne endeuillée parlera alors du défunt au passé et reconnaîtra la mort du disparu. Rami se représente la mort du grand-père dans son monde interne lorsqu’il nous fait part que: « [Mon] grand-père du côté de [mon] père, donc paternel, est décédé ». La deuxième phase du deuil, la symbolisation, correspond au moment où l’on maîtrise l’idée du décès, sans toutefois l’accepter (Bacqué et Hanus, 2014). Cette phase est caractérisée par un sentiment de culpabilité (Bacqué et Hanus, 2014). On constate que Rami en est précisément à cette étape dans son travail de deuil, car il nous confie être incapable d’accepter la mort de son grand-père et que même s’il sait qu’il lui sera impossible de le revoir, il ne peut s’y faire à l’idée. Étant incapable de faire du sens de cette perte, il se conforte dans le déni en se disant que : « Je vais le revoir, bien que [je] sais que ça va pas être possible ». Ici, la compréhension cognitive de la perte ne rencontre pas la compréhension émotionnelle. Il en est encore à l’intégration de l’annonce du décès du grand-père à son monde interne et donc, à une symbolisation dite primaire. On ressent du regret dans le discours de l’adolescent lorsqu’il nous confie qu’il aurait aimé prendre soin de grand-père au Canada et qu’il « y a comme un sentiment de difficulté à pouvoir, à avoir fait ce qu’on aurait voulu pour le bien de quelqu’un ».

EXPÉRIENCE SCOLAIRE (RAMI)

Selon Rochex (2009), l’institution scolaire est le construit du patrimoine social d’une société donnée qui se présente à son intermédiaire. Elle demande de l’élève qu’il évalue et qu’il résolve les contradictions qu’elle pose à la sphère extrascolaire afin de garantir une continuité, et donc, son investissement. Afin d’assurer l’authenticité de l’élève, celui-ci doit parvenir à symboliser l’ensemble de ce qui cohabite en lui en un tout cohérent. Le cas de Rami montre bien ce concept d’intersignification entre passé et présent, scolaire et extrascolaire, lorsqu’il aborde la rencontre culturelle exercée au sein de l’institution scolaire : « Je pense ici, l’école d’ici comme en Syrie l’école privée parce que comme l’école privée en Syrie c’est la même chose ici comme ici l’école [nom de l’école] c’est pas une école privée, mais c’est la même ». Il nous dit qu’il « aime beaucoup découvrir les autres cultures et [qu’il préférerait] découvrir quelque chose de cette culture ». Dans la même optique, la langue française qui s’impose à lui et à laquelle il se heurte rapidement ne fait pas fi d’investissement symbolique. En effet, il soutient que l’apprentissage de la langue française facilite son intégration à la société d’accueil et que cela lui permet d’entrer en relation avec autrui, puisqu’il s’agit du dénominateur commun entre les citoyens québécois : « Toutes les nationalités ici au Canada, ils doivent parler en français, alors on a quelque chose on peut le faire ensemble comme parler en français ». Il existe aussi une continuité et une concordance entre la sphère scolaire et extrascolaire en raison de la valorisation de l’instruction au sein de la cellule familiale; son père est avocat, son frère étudie pour être médecin et Rami désire entreprendre des études en pharmaceutique. Somme toute, l’investissement symbolique effectué par Rami dans la sphère scolaire est en continuité avec son passé, son présent et son avenir et en cohérence avec sa vie extrascolaire. En ce qui concerne son investissement scolaire, Rami se décrit comme un bon élève qui participe en classe, qui étudie et qui remet ses travaux à temps. L’analyse du deuil de Rami est cohérente avec le concept d’intersignification et d’interdépendance de Rochex (2009). En effet, Rami continue de dénier le décès de son oncle et commence à peine à l’intégrer à son monde interne. Ce faisant, il n’est pas encore submergé par les affects qui lui sont associés, ce qui lui permet d’investir la sphère scolaire. Comme nous n’avons pas effectué de suivi à moyen long terme avec Rami, il est impossible de poursuivre notre analyse de l’expérience scolaire en fonction de l’évolution de son deuil.

PARCOURS MIGRATOIRE DE MALEK

Malek (nom fictif) est âgé de 14 ans et est originaire de Raqqa. Sa famille et lui déménagent à Jaria où le jeune adolescent commence l’école. Progressivement, les conflits armés s’approchent de cette région. À cette époque, le père et un de ses frères travaillent au Liban. Lorsque la guerre a éclaté, ils viennent chercher le jeune, ses frères et sa mère à Jaria et la famille se déplace au Liban. Lors de la migration, la famille se fait arrêter sur la route par l’armée afin de s’assurer qu’ils ne transportent pas d’armes. N’étant pas le cas, la famille continue son chemin et atteint Tripoli. Ils déménagent par la suite à Amsheet avant de changer de région à nouveau. À cette époque, le jeune poursuit ses études et les apprentissages vont bien. On ignore toutefois le type d’école fréquenté. Avant d’arriver au Canada, la famille fait une escale en Jordanie. En janvier 2016, la famille atterrit sur leur nouvelle terre d’accueil. Pendant deux mois, la famille demeure dans un hôtel avant de se trouver une maison. Un des membres de la famille resté en Syrie leur apprend le décès de son oncle maternel. Il aurait été massacré par Daesh pour se faire manger. En entendant la nouvelle, la mère s’isole pendant une semaine.

Malek présente plusieurs symptômes de nature psychopathologique. Il rapporte se sentir stressé lorsqu’il est dans une salle où les gens sont nombreux. Il cherche à éviter la situation en repérant les portes de sortie. Lors de ces moments, il ressent des palpitations, il décrit une sensation de chaleur au coeur et il dit ne pas savoir quoi faire. Il rapporte aussi avoir peur de la séparation lorsqu’il quitte la maison vers un lieu autre que l’école. Il dit avoir peur, s’il est à un endroit sans que ses parents sachent où il se trouve. Lorsqu’il s’éloigne un peu trop de la maison, il se sent stressé et revient à la maison. On remarque aussi beaucoup de symptômes de reviviscence. En contexte péri migratoire, il lui arrivait fréquemment de faire le même cauchemar dans lequel un monstre s’approchait de lui et le mangeait. Il lui arrivait souvent de se réveiller à plusieurs reprises durant la nuit. Quoique depuis son arrivée au Canada, il ne fasse plus de cauchemars, ses rêves ont tendance à être répétitifs. De la même façon, il produit chaque jour le même dessin; la Kaaba à la Mecque. On constate beaucoup de symptômes d’évitement chez ce participant. Il évite de regarder des images lui rappelant la guerre, il évite les questions de l’entrevue portant sur le sentiment de culpabilité, quelques longs silences se font entendre lors de l’entretien et lorsqu’on lui demande quel serait son souhait si on lui offrait une baguette magique, le jeune se projette directement dans l’avenir, fuyant ainsi le présent. Quant aux altérations négatives de l’humeur, non seulement dit-il ressentir de la culpabilité, mais il avoue aussi ressentir de l’impuissance : « Maintenant comme [je suis] jeune [je ne peux] rien faire, mais quand [je serai] grand [je pourrai] faire des choses » et ressentir peu de plaisir lors d’une journée typique à l’école : « La plupart du temps c’est ennuyeux ». Il se plaint d’être fatigué et il lui arrive parfois de s’endormir en classe. Depuis un mois, il a perdu entre un et deux kilogrammes. Il présente une faible estime de soi, affirmant qu’il ne se sent pas beau tel qu’il est et qu’il aimerait tout changer de sa personne (ses cheveux, sa couleur de peau, être plus drôle). Enfin, Malek se plaint de plusieurs symptômes somatiques qui durent depuis environ un mois. Il dit avoir mal à la gorge, avoir la nausée et vomir souvent son repas lorsqu’il mange beaucoup. En revanche, après avoir adressé la question au participant, celui-ci ne semble pas entretenir ces comportements en raison d’une dysmorphie corporelle. Enfin, Malek présente clairement une peur intense de la mort :

[Interprète] : J’ai très peur moi […]
[Intervieweuse] : Qu’est-ce qui [te] fait peur?
[Interprète] : La mort […] C’est quand [je vois] les images à la télévision des gens qui font [la guerre]. Ça [me] fait peur. Mais [je n’] y pense pas constamment, c’est quand [je vois] des images [que j’ai] peur.

Quant à l’expérience scolaire de Malek, celle-ci est décrite comme étant plutôt négative. Il vit beaucoup de solitude à l’école. Il dit trouver ses journées plus ennuyantes que plaisantes et ne pas être motivé à l’école : « Non [je ne suis] pas motivé […] [J’aimerais] rester à la maison ». De plus, il semble sous-estimer ses compétences : « [Mes notes] ne sont pas très bonnes […] Parce que je ne travaille pas comme il faut […] Il y a beaucoup de fautes [dans mes devoirs] ». Il vit aussi beaucoup de solitude à l’école : « [Je] reste tout le temps tout seul […] [Je] n’en [amis] ai pas ». Il possède un rapport au savoir assez négatif et explicite: « [Je n’aime] pas l’école ». Il trouve parfois difficile de se lever le matin pour aller à l’école. Enfin, quant à son investissement scolaire, celle-ci semble ambivalente : il remet, la plupart du temps, ses travaux par obligation. Parfois, il s’absente de l’école. En revanche, il étudie le soir à la maison et il participe en classe.

DEUIL TRAUMATIQUE (MALEK)

Tout comme Rami, le parcours migratoire de Malek comporte plusieurs pertes. Malek nous fait part des nombreuses pertes relationnelles vécues lors de l’immigration. Pour des fins d’analyse, nous nous concentrerons dans les lignes qui suivent sur la perte de l’oncle maternel dans d’atroces circonstances.

Au début de notre première entrevue avec Malek, il nous fait part du décès de son oncle et de la réaction de sa mère:

[Mon] oncle est décédé en Syrie à cause de la guerre pendant que [nous étions] déjà arrivés au Canada, mais [mon] oncle est resté en Syrie, il est mort là-bas […] on a abattu [mon] oncle pour le manger […] lorsque [ma] maman a entendu la nouvelle […] elle est restée une semaine sans parler à personne […] J’ai très peur moi.

Malgré la brutalité et le caractère déshumanisant de l’événement, aucun affect, si ce n’est que la peur, n’a été verbalisée. Seul un long silence s’est fait entendre, signe de trauma et de paralysie psychique. Il va sans dire que le décès dans des circonstances si violentes est difficilement représentable. Cette altérité radicale qui s’est présentée à lui ne peut se représenter en son monde interne, faute de référents. La dissociation affective et cognitive lors de cette confidence montre que l’événement n’a pas été pleinement intégré au monde interne de Malek. Le moi se voit contraint de se défendre de l’angoisse qui le guette en refoulant les affects associés à cette perte. Ce massacre barbare et déshumanisant risquerait de perturber profondément l’organisme, s’il était intégré tel quel à la psyché de l’individu, car les circonstances entourant le décès sont difficilement symbolisables. Rappelons que pour être symbolisé, l’événement du monde extérieur doit se représenter dans le monde interne de l’individu. Du fait même, cela impliquerait d’intégrer cette violence inouïe en soi. Afin de maintenir ce contenu affectif hors du champ de la conscience, l’appareil psychique nécessite beaucoup de ressources et d’énergie. Dans cette perspective, il n’est pas surprenant de constater la présence de symptômes à caractère répétitif (plaintes somatiques fréquentes, perturbation du sommeil, rêves et dessins répétitifs). Cette répétition suggère le déploiement continuel d’un contenu psychique non symbolisé qui demande à être intégré. Pour l’instant, la présence importante de symptômes psychosomatiques chez Malek (chaleurs au coeur, vomissements, nausées, maux de gorge et palpitations) laisse suggérer que le trauma de la perte a été intégré exclusivement au soma, au corps, et non au psychique. Nachin (2006) parle d’un « état corporel du deuil » qui rappellerait les circonstances entourant la perte et laisserait présager un deuil complexe. Ainsi, les vomissements fréquents de Malek suite aux repas, rappelleraient les circonstances cannibaliques de la perte de l’oncle maternel et traduiraient l’introjection de ces circonstances au soma. Autrement dit, le trauma serait projeté vers le soma et dissocié de la psyché afin de se prémunir de l’angoisse qui est associée à la perte. En opposition au deuil régulier, Malek nous fait part de la mort de son oncle, non pas dans une logique de continuité et d’intégration progressive à sa trajectoire de vie où s’entremêlerait les souvenirs du défunt à sa condition actuelle, mais plutôt comme quelque chose d’irrépressible qui s’impose dans la discussion telle un flash-back. L’irruption de cet événement dans l’entrevue, suivi d’un long silence, montre une fois de plus la dissociation entre le cognitif et l’affect, ainsi que l’absence de symbolisation de la perte. Seule la peur de la mort est verbalisée face à la perte, signe d’un deuil traumatique.

Malek entretient une relation particulière avec la mort et affirme la craindre à plusieurs reprises lors de l’entrevue. Ultimement, il est normal de craindre la mort. L’être humain refuse difficilement qu’il puisse avoir une fin à sa vie. De l’antiquité grecque à aujourd’hui, l’humanité entretient diverses croyances spirituelles et religieuses qui lui promettent une vie éternelle après la mort et lui permettent de réguler, du moins partiellement, l’angoisse de mort. Cette angoisse est généralement refoulée afin qu’elle échappe à notre conscience (Bersay, 2008). Par contre, la rencontre brutale, violente et soudaine de Malek avec la mort a éveillé cette angoisse et celle-ci a refait surface contre son gré. Cette rencontre inattendue avec la mort rappelle au sujet qu’il est mortel. La craindre signifie alors le désir de vivre (Pasche, 1996). Ne voulant accepter la condition mortelle, mais étant confrontées à sa fatalité, les pulsions de conservation de l’organisme psychique refont surface, ce qui fait place à la peur. La peur permet à l’organisme psychique de se mobiliser pour se protéger contre cette condition fatale bien réelle. Dans cette dynamique antagoniste, il n’est pas surprenant de constater la fatigue et l’impuissance de l’organisme psychique de Malek. Smadja (2003) rapporte une définition de Pierre Marty selon laquelle la fatigue correspond à une sensation subjective et à l’expression d’une dépense énergétique excessive. Cette fatigue serait le résultat de conflits entre les forces internes et externes, ou alors, entre forces internes antagonistes. La rencontre traumatique avec la mort de son oncle engendre une surexcitation des parois psychiques, ce qui occasionne des conflits intrapsychiques et épuise l’organisme. Ce conflit oppose le besoin de symboliser la détresse psychologique engendrée par la perte traumatique à l’effort effréné de l’organisme de garder le contenu traumatique refoulé. Cette position insoutenable peut paralyser son hôte et cliver le moi, dissociant ainsi l’affectif du cognitif. C’est pourquoi, lorsque questionné sur ses affects en lien avec la perte de son oncle, Malek s’est tut, ne pouvant créer une continuité entre l’expérience du monde externe et les bouleversements au sein de son monde interne.

EXPÉRIENCE SCOLAIRE DE MALEK

Comme nous l’avons montré, le travail de deuil auquel Malek est confronté exige beaucoup d’énergie psychique afin de le préserver de la détresse psychologique qu’il encoure. Ce faisant, les ressources dont Malek dispose pour investir la sphère scolaire se voient limitées. La fatigue en classe manifestée par Malek, au point de s’y endormir, montre bien l’épuisement qui découle de ces conflits psychiques. Autrement dit, les conflits psychiques mobilisent l’énergie psychique de Malek et le forcent à refouler ce qui ne cesse de vouloir faire surface, ce qui crée de la fatigue et diminue les ressources dont il dispose afin d’investir la sphère scolaire. Malek affirme aussi avoir peu de motivation scolaire préférant rester à la maison plutôt que d’aller à l’école. Ce faible investissement libidinal peut être compris en fonction du travail de deuil traumatique auquel Malek est confronté. En effet, dans le deuil régulier, la douleur psychique que crée le surinvestissement de l’objet perdu laisse progressivement place à son désinvestissement, ce qui permet d’investir de nouveaux objets. En revanche, dans le cas d’un deuil traumatique, l’individu se voit plutôt contraint à l’attachement de l’objet perdu en raison du syndrome de répétition (Mormont, 2009). Ce faisant, l’endeuillé ne se voit pas disposé à investir de nouveaux objets. Or, pour Malek, les amitiés entretenues à l’école lui sont très importantes : « Parce que ici quand la cloche sonne, [je] descends, personne ne vient jouer avec [moi, je] reste seul tout le temps. Par contre, en Syrie, toute l’école jouait avec[moi] ». Étant indisposé à investir de nouveaux objets, tels que de nouvelles relations amicales, la motivation scolaire s’en voit nécessairement impactée négativement de même que son l’expérience scolaire.

En ce qui a trait à l’intersignification, afin de construire un moi scolaire en cohérence avec l’adolescent en l’élève, encore faut-il un moi extrascolaire entier. Or, la perte traumatique de son oncle maternel a entraîné d’importantes ruptures au sein de l’appareil psychique de Malek. Entre autres, notre analyse précédente a montré la dissociation affective et cognitive chez Malek. Les conditions du deuil irreprésentables étant trop difficilement dicibles sont plutôt introjetées au soma à défaut d’être verbalisées. Cette scission de l’organisme psychique marque une discontinuité importante qui ne saurait se rétablir spontanément dans la sphère scolaire. Dans la même perspective, on observe une absence de fil temporel conducteur dans l’expérience scolaire du jeune. Il ne se projette pas dans l’avenir et il semble plutôt condamné à un présent qui s’impose à lui, sans qu’il ne l’investisse en raison de son manque de ressources psychiques. Le cas de Malek illustre bien la façon avec laquelle l’interdépendance et l’intersignification peuvent affecter l’expérience scolaire d’un élève. La non-disponibilité des ressources psychique à investir dans la sphère scolaire, de même que les nombreuses ruptures engendrées par la perte traumatique d’un membre de sa famille empêchent la continuité entre le monde scolaire et extrascolaire, ce qui limite la qualité de l’expérience scolaire.

DISCUSSION

En contexte de guerre, la mort ne s’inscrit pas toujours dans le cours normal des choses. Elle revêt parfois d’un caractère brutal, soudain, violent, voir déshumanisant. Bien que la mort puisse être difficilement acceptable, car source d’angoisse, il n’en reste que les circonstances qui l’entourent puissent laisser place à un travail de deuil plus ou moins complexe. Dans les cas extrêmes, on constate l’effet traumatique sur l’organisme psychique, sa capacité de symbolisation et, de surcroît, sur l’expérience scolaire de l’élève. La présentation du cas de Rami et Malek montre bien la place centrale du processus de symbolisation au sein de cette interrelation. Bien qu’une analyse contrastive se voudrait embryonnaire à ce point, nous nous permettons tout de même de souligner certaines distinctions entre les deux études de cas, afin de mettre en lumière le rôle du processus de symbolisation.

Rami a indubitablement vécu un deuil qui met à l’épreuve ses capacités de contenance psychique. Néanmoins, il semble détenir les ressources nécessaires afin de lutter contre cette paraexcitation, à sa membrane psychique. Pour l’instant, Rami reconnaît cognitivement la perte de son grand-père, mais il refuse de laisser place aux émotions qui l’habitent. En revanche, la présence de culpabilité laisse suggérer un retour progressif du refoulé à sa conscience. Autrement dit, la réalité du monde externe qui s’est présenté à lui commence progressivement à se représenter au sein du monde interne de Rami, ce qui laisse graduellement place aux émotions et, éventuellement, à la symbolisation. Quoique le deuil vécu par Rami soit douloureux, il ne surpasse pas ses capacités psychiques et la souffrance associée à la perte demeure contenue au sein l’appareil psychique. Malgré qu’elle soit actuellement déniée, sa remontée à la conscience s’amorce par le sentiment de culpabilité exprimé par Rami. Cette culpabilité est une émotion normale au cours du travail de deuil et laissera peu à peu la place à des enjeux psychiques plus profonds (Cournut, 1998). Malgré la douleur psychique qui risque d’accéder tôt ou tard à la conscience, il n’en demeure pas moins que les circonstances de la mort de son grand-père suivent une certaine continuité et que son décès s’inscrit dans le cours normal des choses, car il respecte la représentation collective selon laquelle la mort guette les personnes plus âgées. En raison de ces circonstances et des capacités psychiques de Rami, la sphère scolaire est un objet qui peut être parallèlement investi. De plus, l’école permet à Rami de conserver une cohérence et une continuité entre passé, présent et avenir et avec la sphère familiale. Il allait à l’école en Syrie, il fréquente actuellement l’école secondaire, il désire obtenir son diplôme et envisage même des études universitaires. Enfin, l’école, tout comme lui et sa famille, valorise beaucoup le rapport au savoir.

À l’inverse, on observe une tout autre situation dans le cas de Malek. Dans ce cas-ci, la perte est synonyme de ruptures profondes au sein de l’organisme psychique. Cette mort brutale et déshumanisante éveille l’angoisse de mort chez Malek et la peur de la mort est clairement verbalisée. En comparaison avec la culpabilité vécue par Rami, la peur n’est, quant à elle, pas une émotion qui s’inscrit dans un travail de deuil normal, mais qui laisse plutôt présager un travail de deuil plus complexe. De la même façon, la somatisation importante de Malek montre la difficulté qu’il éprouve à contenir cette mort insaisissable. On observe une rupture importante entre la compréhension cognitive et affective de cette mort. Complètement détachée de ses émotions, Malek nous expose la mort violente de son oncle et se repli aussitôt sur lui-même, maintenant un long silence, lorsque questionné sur les affects associés à ce décès. Dans ce cas-ci, la mort de son oncle ne s’inscrit pas dans le cours normal des choses, mais défie plutôt les normes préétablies. La mort est soudaine, inattendue et foudroyante, le cadavre est inexistant et la réaction de l’entourage est choquante. Bien que l’on puisse comprendre la réaction d’isolement de la mère, il n’en demeure pas moins que Malek interprète la gravité de l’événement en fonction de la réaction des membres de son entourage, ce qui peut l’influencer dans sa réaction face aux circonstances brutales de la perte (Josse, 2011). Le tout ébranle l’appareil psychique au point de le scindé en deux, voire trois entités : le corps, la cognition et l’affect. Cette surabondance d’excitation externe désorganise l’appareil psychique et celui-ci se voit paralysé par l’incapacité de se représenter et d’élaborer symboliquement cette mort traumatique. L’organisme se voit épuisé, ce qui se répercute en classe. Disposant de peu de ressources psychiques en raison des conflits internes qui l’habitent, Malek n’investit que très peu la sphère scolaire. De la même façon, le moi morcelé ne peut établir une continuité avec le moi de la sphère scolaire.

SYMBOLISATION ET CONTENANCE PSYCHIQUE

La perte d’un être cher ébranle les parois de l’appareil psychique. Lorsque les circonstances de cette mort sont traumatiques, la capacité de contenance est menacée de par le caractère irreprésentable de cette perte. Le monde interne peine à se représenter cette mort et le moi devient sujet au morcellement, comme cela s’est avéré être le cas pour Malek. Ce faisant, les capacités de symbolisation s’en voient affectées et l’organisme exige une quantité importante de ressources psychiques afin de tolérer l’intolérable. À défaut de pouvoir exprimer verbalement et symboliquement les enjeux psychiques associés à cette perte traumatique, l’organisme psychique s’exprime autrement. La non-symbolisation de cet événement se remet constamment en scène, telle une catharsis, de par l’apparition d’une symptomatologie qui rappelle les circonstances traumatiques de la perte. Le tout limite les capacités de l’élève d’interpréter et de répondre de façon adéquate aux exigences de la sphère scolaire. L’envahissement des conflits intrapsychiques dans la sphère extrascolaire de l’adolescent ne permet pas la rencontre et la symbolisation de l’expérience scolaire, ce qui assurerait une continuité et un tout cohérent entre l’élève et l’adolescent qui coexiste en lui.

Le travail de symbolisation est essentiel pour l’appropriation subjective de l’expérience vécue. Essentiellement, il s’agit de lier les enjeux pulsionnels à leur objet par une représentation symbolique. Or, comme Roussillon (1999) le souligne, ce travail d’intrication implique une libération des affects, ce qui peut perturber la fonction contenante de l’enveloppe psychique maintenue jusqu’ici. Ce faisant, le travail de réappropriation subjective de l’expérience est également un travail de réorganisation psychique. Dans un contexte où l’expérience est absurde, comme dans le cas de la perte vécue par Malek, la réappropriation subjective de l’expérience risque de rompre la contenance psychique assurée, jusqu’à maintenant, principalement par une expression somatique des enjeux libidinaux. Dans cette perspective, il est tout à fait légitime de s’interroger sur les façons de favoriser la représentation symbolique digne d’un réal travail d’intrication, sans toutefois que cela ne rompe cet équilibre dissociatif entre le soma et la psyché. À ce propos, Roussillon (1995) fait référence à un travail d’auto-représentation psychique du processus de symbolisation. Il s’agit de reconnaître le travail de symbolisation qui s’effectue en soi. Le but cette fois-ci n’étant pas le retour du refoulé permettant une intrication et une continuité entre l’inconscient et le préconscient, mais plutôt le retour du clivé permettant la cohésion de la réalité psychique clivée, dans ce cas-ci, entre le soma et la psyché. Il s’agit en quelque sorte de prendre conscience de la réalité psychique qui se joue en soi. Afin d’éviter une désorganisation psychique, il est impératif de respecter le rythme de l’élève, ne pas être intrusif ou encore rompre précocement l’enveloppe psychique qui assure une fonction de contenance. Il est de la responsabilité de l’élève lui-même d’assurer ce processus de conjonction subjective, tant au niveau du retour du refoulé que du retour du clivé. Évidemment, cela ne veut pas dire pour autant que l’école ne peut encadrer ou favoriser ce travail de symbolisation. Il importe toutefois de penser l’école autrement.

LA VOIX DU SYMPTÔME EN MILIEU SCOLAIRE

Le milieu scolaire assiste quotidiennement aux conséquences de conflits psychiques : faible performance scolaire, difficultés de concentration, fatigue en classe, irritabilité, etc. Devant une telle situation, les acteurs scolaires peuvent chercher à contrôler la manifestation de ces signes de détresse. Ils se retrouvent trop souvent pris d’un sentiment d’urgence qui nécessite une évaluation diagnostique afin de garantir l’obtention de services supplémentaires destinés à l’élève. En revanche, en voulant à tout prix agir sur ces contenus manifestes, on risque d’évincer trop rapidement la subjectivité de l’élève dans l’explication de son comportement et ainsi le priver de son expression subjective. Dans cette course sans fin au diagnostic, le risque est de se renfermer trop rapidement sur une conception préétablie de ce qu’est le « trouble » et de ce qui pose problème, réduisant ainsi la part de subjectivité de l’élève dans l’explication de son comportement. C’est pourquoi il importe de mettre de côté nos préconceptions et de nous attarder à ce qui occupe, ce qui préoccupe, psychiquement et subjectivement l’espace cognitif de l’élève, car le cognitif ne peut être isolé de l’affectif. Dans cette perspective, il importe d’offrir des espaces contenants qui permettent à l’élève d’être entier et d’exprimer sa propre subjectivité.

Différentes matières relatives au domaine des arts sont généralement offertes à l’école secondaire québécoise : art dramatique, art plastique et danse, sans mentionner toutes les activités parascolaires. Le programme d’éducation est structuré de sorte que l’élève apprenant doit a priori maîtriser un certain nombre de connaissances afin de pouvoir les appliquer par la suite (MEES, 2017). Par exemple, l’élève doit appliquer les techniques gestuelles apprises en classe d’arts plastiques et ce, dans un contexte particulier, pour ensuite faire l’objet d’évaluation. Il en va de même pour les autres matières: français, anglais, éducation physique, etc. On exige de l’élève qu’il soit créateur à l’intérieur de plusieurs paramètres préalablement définis. Tout comme la subjectivité se heurte rapidement au symptôme dans une conception biomédicale, la créativité, quant à elle, se heurte rapidement au cadre scolaire dans une optique d’évaluation. Dans un cas comme dans l’autre, on prive l’adolescent de son altérité. Si le symptôme est le résultat d’un contenu psychique trop difficile à symboliser, la créativité est le résultat manifeste de contenus psychiques latents. Donner une voie à la créativité grâce aux arts, c’est également donner une voix au symptôme (Rousseau et al., 2014). De la même façon, offrir une période de discussion en classe sur des thématiques faisant appel au vécu des élèves réfugiés favorise une vision holistique de l’élève à l’école et une expression réelle de ce qui l’habite (Papazian-Zohrabian, Lemire, Mamprin, Turpin-Samson et Aoun, 2017). Dans les cours de langue, il est aussi possible d’offrir des ateliers d’écriture ou d’expression orale sur une thématique qui ouvre à l’altérité et la subjectivité (Chidiac, 2007). Alors que la fréquentation des CLSC peut faire l’objet de stigmatisation, l’école, quant à elle, est synonyme de normalité (Ellis, Miller, Baldwin et Abdi, 2011). Non seulement est-elle actrice de première ligne, mais elle peut aussi agir de façon préventive et favoriser le bien-être des élèves et de leur famille. Par exemple, en offrant des projets de musicothérapie ou d’art collectif en contexte parascolaire, l’ensemble de la famille peut s’impliquer dans des activités qui soutiennent la créativité et l’expression symbolique de leur parcours migratoire, et ce, dans un contexte non stigmatisant. De telles interventions permettent au milieu scolaire d’aller à la rencontre de ses élèves et de leur famille. Ce faisant, l’élève n’est plus réduit à son rôle d’apprenant. Il est désormais considéré et reconnu comme un être humain pourvu, certes de capacités cognitives, mais aussi d’affects. Reconnaître son altérité, c’est entrer en inter-action avec cet élève. C’est aussi laisser place à un endroit psychique, et non strictement cognitif, à cet élève.

LIMITES DE LA RECHERCHE

D’abord, l’étude de la subjectivité en dehors d’un contexte clinique pose quelques défis méthodologiques. En effet, en se limitant à trois entretiens semi-dirigés, il est possible que les participants n’expriment pas l’ensemble des pertes et des événements potentiellement traumatiques auxquels ils ont été exposés lors de leur parcours migratoire. C’est pour cette raison que nous recommandons de diversifier les sources d’information en interrogeant les parents ou l’enseignant titulaire sur le parcours migratoire de l’adolescent. L’analyse de dessins ou des rêves des participants permet aussi d’offrir de plus amples informations sur les processus psychiques sous-jacents aux événements difficiles vécus par l’élève. Ensuite, l’étude auprès des réfugiés arabophones requiert la présence d’un interprète, ce qui peut engendrer quelques limites. Comme les sujets traités sont parfois délicats et que les questions visent à répondre à des objectifs de recherche précis, il est impératif que l’interprète soit sensibilisé aux objectifs de la recherche et qu’il soit vigilant dans la traduction du discours de l’élève afin de conserver le plus fidèlement possible la subjectivité de l’élève. Pour ce faire, nous recommandons une période d’échanges préalable avec l’interprète afin d’expliquer plus en profondeur les objectifs de l’étude. Ainsi, le sens des questions serait mieux compris, ce qui réduirait le risque de biais interprétatifs.

CONCLUSION

En conclusion, les adolescents réfugiés ayant été confrontés à la guerre ont vécu de nombreuses pertes, et ce, parfois dans des circonstances tragiques. Dans de tels cas, il est d’autant plus difficile pour l’individu d’intégrer cette perte à son monde interne et de laisser le champ libre à l’expression des affects qui y sont associés. À défaut d’avoir les mots pour nommer l’indicible, l’individu peut trouver des moyens alternatifs pour exprimer la souffrance réprimée, ce qui peut prendre la forme de différents symptômes à caractère répétitif (plaintes somatiques, reviviscence, cauchemars, etc.). Ces conflits psychiques mobilisent l’individu et empiètent sur les ressources psychiques et cognitives disponibles afin d’investir la sphère scolaire. Les ruptures engendrées par le trauma risquent de morceler l’individu en plusieurs entités en vue de le prémunir de l’angoisse. Ce faisant, il s’avère difficile de tracer une continuité entre la sphère extrascolaire et scolaire. En contexte scolaire, il est important de comprendre le symptôme comme un signal d’alarme plutôt que quelque chose qu’on doit anéantir à tout prix. Les acteurs scolaires doivent mettre le sentiment d’urgence qui les habite de côté et créer un espace sécuritaire et contenant qui saura accueillir cette souffrance non symbolisée ou en voie d’élaboration symbolique. Le symptôme permet d’ouvrir nos oeillères à l’inconnu, à l’altérité. À l’adolescent derrière le réfugié et à l’être humain derrière l’élève.