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INTRODUCTION

L’activité physique fait partie des saines habitudes de vie à adopter (Organisation mondiale de la santé, 2010) et comporte de nombreux bénéfices, notamment pour la santé mentale (Wolff, Lindenberger, Plag, Heinz et Ströhle, 2011). Néanmoins, pour certaines personnes, l’exercice revêt un caractère excessif, voire pathologique, et peut s’inscrire dans le contexte d’un trouble des conduites alimentaires (TCA). La présente recension des écrits s’intéresse au lien qui unit l’exercice et les troubles des conduites alimentaires, principalement l’anorexie restrictive, chez les adolescents. Plus spécifiquement, quatre objectifs sont visés. D’abord, cet article vise à clarifier les différents termes utilisés pour décrire l’exercice pratiqué de façon problématique. Le deuxième objectif vise à décrire l’exercice dans le contexte des TCA et le troisième, à décrire les liens qui unissent ces deux phénomènes, afin de fournir un cadre intégrateur. Le dernier objectif est de traiter des particularités liées à l’adolescence. En conclusion sont abordées les implications et recommandations cliniques découlant de la recension.

Une recherche a été effectuée dans les bases de données scientifiques (Medline et PsycInfo) ainsi que sur ResearchGate, sur les thèmes de l’exercice et des TCA. Des termes connexes ont été ajoutés dans les mots-clés pour rendre plus exhaustive cette recherche: exercice compulsif, dépendance à l’exercice, hyperactivité liée à l’anorexie et exercice excessif. Ces phénomènes sont davantage présents dans l’anorexie restrictive, ce pourquoi l’article en traitera davantage. Les articles ont été retenus selon leur pertinence quant au sujet traité et leur récence. Pour ne pas omettre des articles n’ayant pas répondu aux mots-clés, la recension a été complétée à l’aide des références contenues dans les articles retenus. Aucun article n’a été éliminé sur la base de ses résultats. Les articles sélectionnés ont été publiés entre 1991 (soit depuis la publication d’un ouvrage important sur le sujet par Yates, 1991) et 2017 (moment de la recension). Cet article ne prétend pas couvrir le sujet de façon exhaustive, mais présenter les principaux termes associés à la problématique et les apports de recherches et modèles explicatifs récents.

LE PARADOXE DE L’EXERCICE

Dans les médias, les athlètes sont fréquemment prônés comme des modèles à suivre en ce qui a trait à la santé et aux habitudes de vie. L’exercice a des effets bénéfiques non seulement pour la santé physique, mais également pour la santé psychologique (Archer, Josefsson et Lindwall, 2015; Scully, Kremer, Meade, Graham et Dudgeon, 1998), la cognition, la santé et la plasticité du système nerveux (Gomez-Pinilla et Hillman, 2013). Les bienfaits de l’exercice sont en effet reconnus et c’est pourquoi l’Organisation Mondiale de la Santé (2010) recommande au moins 60 minutes d’activité physique d’intensité modérée à soutenue par jour pour les enfants et les adolescents. Elle stipule que la pratique d’une activité physique pendant plus de 60 minutes par jour apportera un bénéfice supplémentaire pour la santé. Ces recommandations ne mentionnent pas de limites au-delà desquelles l’activité physique pourrait comporter un risque accru.

De façon paradoxale, l’exercice peut devenir néfaste pour la santé lorsque le poids est insuffisant, particulièrement chez les enfants et les adolescents qui sont encore en croissance (De Souza et al., 2014). La pratique excessive d’exercice dans ce contexte est associée, entre autres, à un risque accru de blessures d’usure (muscles, os, ligaments), une diminution de la fonction immunitaire, de la production hormonale et une fonction cardiaque diminuée (De Souza et al., 2014). Il arrive aussi que le rapport psychologique à l’exercice soit problématique et entraîne une détresse et une altération du fonctionnement (Freimuth, Moniz et Kim, 2011).

QUAND L’EXERCICE DEVIENT PROBLÉMATIQUE : CLARIFICATION DES CONCEPTS

Depuis environ deux décennies, le nombre de textes publiés à propos des problèmes de santé mentale associés à l’entrainement s’est multiplié, tout comme les termes utilisés pour les désigner (voir Bär et Markser, 2013). Ces problèmes, qui ont en commun une forme d’exagération liée aux sports, méritent d’être clarifiés.

Triade de l’athlète féminin

La triade de l’athlète féminin est un continuum qui réfère à la présence simultanée de trois manifestations chez les femmes athlètes, soit: une balance énergétique négative, une faible densité osseuse et une dysfonction menstruelle (aménorrhée) (De Souza et al., 2014). Elle reflète donc un déséquilibre entre les apports et la dépense énergétique et peut s’inscrire ou non dans un TCA. Un syndrome similaire pourrait être observé chez l’homme, où la dysfonction menstruelle fait place à une réduction des hormones sexuelles (Tenforde, Barrack, Nattiv et Fredericson, 2016).

Anorexie sportive

L’anorexie sportive, ou anorexia athletica, bien que n’étant pas un diagnostic reconnu dans le DSM-5, serait une problématique semblable à l’anorexie mentale, mais où l’accent porté sur la perte de poids n’est non pas lié à une insatisfaction de l’image corporelle, mais plutôt à la recherche d’un ratio poids/performance optimal (Bonanséa, Aimé, Maïano, Monthuy-Blanc et Therme, 2016).

Dysmorphie musculaire

La dysmorphie musculaire est aussi appelée bigorexie ou anorexie inversée. Il s’agit d’autres termes utilisés pour parler du rapport pathologique entre l’exercice et les TCA. Ce diagnostic est le plus souvent décrit chez les hommes (Mosley, 2009). Avec la venue du DSM-5, le diagnostic « obsession d’une dysmorphie corporelle avec dysmorphie musculaire » officialise ce diagnostic, se définissant comme le fait d’être préoccupé par l’idée d’être de constitution physique trop petite ou pas assez musclée (American Psychiatric Association, 2015). Cela s’accompagne généralement d’un temps important consacré à la modification de l’image par l’entrainement, la prise de suppléments ou de substance et un patron d’alimentation anormal (Mosley, 2009).

Hyperactivité associée à l’anorexie

Des études ont trouvé un lien entre la restriction alimentaire et l’augmentation de l’activité physique, tant auprès des modèles animaux que des humains (Barbarich-Marsteller, 2015; Holtkamp, Hebebrand et Herpertz-Dahlmann, 2004; Scheurink, Boersma, Nergårdh et Södersten, 2010). Cette augmentation de l’activité, aussi nommée hyperactivité associée à l’anorexie (ou activity-based anorexia), pourrait s’expliquer à l’aide d’une perspective évolutionniste. L’humain a été confronté à des périodes de rareté de la nourriture, en alternance avec des périodes d’abondance. Une des adaptations physiologiques au manque de nourriture a été l’accroissement de la capacité pour des périodes intermittentes d’activité physique de niveau élevé, permettant la chasse et la culture, par exemple. Il y aurait donc, d’un point de vue évolutionniste, un lien entre la disponibilité de la nourriture et le niveau d’activité physique. L’abondance de nourriture est associée à une diminution de l’activité physique, alors que l’accès restreint est associé à une hyperactivité (pour en savoir davantage, voir : Scheurink et al., 2010).

Exercice excessif

Le fait de qualifier l’exercice d’excessif tend à référer à l’aspect quantitatif de celui-ci, en termes de durée, de fréquence ou d’intensité (Adkins et Keel, 2005). Cette définition réfère au fait que les patients avec un TCA tendent à s’entraîner à une fréquence jugée excessive. Or, ce concept pose, selon Meyer et ses collègues (2011), un problème, car il n’y a pas de consensus sur ce qui est excessif comme exercice. En effet, plusieurs critères de fréquence et de durée ont été proposés, sans faire l’unanimité (Davis et Kaptein, 2006; Davis, Kaptein, Kaplan, Olmsted et Woodside, 1998; Penas-Lledò, Vaz Leal et Waller, 2002). De plus, un même nombre d’heures d’entraînement peut être sain pour une personne en santé et excessif pour une personne à faible poids ou en état de dénutrition. Le critère d’excès ne serait donc pas absolu, mais relatif à la condition de l’individu. Ainsi, le caractère excessif de l’exercice peut difficilement être traduit en définition opérationnelle (Meyer, Taranis, Goodwin et Haycraft, 2011). Enfin, la quantité et la durée de l’entraînement à elles seules ne sont pas reliées à la présence de TCA (Ackard, Brehm et Steffen, 2002; Adkins et Keel, 2005; Boyd, Abraham et Luscombe, 2007; Bratland-Sanda et Sundgot-Borgen, 2012; Mond, Myers, Crosby, Hay et Mitchell, 2008). En l’absence de préoccupation pour l’alimentation et l’image corporelle, l’exercice pratiqué en grande quantité ne semble pas constituer un problème en soi et n’affecte pas la qualité de vie (Mond, Hay, Rodgers, Owen et Beumont, 2004).

Dépendance à l’exercice

La dépendance à l’exercice serait étudiée depuis les années 1970 (Allegre, Souville, Therme et Griffiths, 2006). L’activité physique produit une sensation de bien-être et peut-être addictive, en raison de la libération d’opioïdes endogènes dans le cerveau (Hoffmann, Terenius et Thorén, 1990). Par exemple, les coureurs de longue distance rapportent un sentiment d’euphorie après un long entraînement. Une plus grande tolérance est aussi rapportée avec le temps. Ces coureurs rapportent ainsi un besoin de courir de plus en plus, et éprouvent des symptômes de sevrage (dépression, tension, irritabilité, fatigue, confusion) lorsqu’ils cessent l’entraînement (Aidman et Woollard, 2003).

La dépendance à l’exercice se manifesterait donc par une dominance excessive de l’activité physique dans la vie de tous les jours, souvent au détriment d’autres domaines tels que la famille, les relations sociales ou le travail, de même que par la présence de symptômes de sevrage (nervosité, sentiment de culpabilité, anxiété, irritabilité, etc.) et l’augmentation de la tolérance (besoin de s’entraîner davantage pour éprouver la même euphorie) (Hausenblas et Giacobbi, 2004; Whiting, 1994). Veale (1995) a suggéré de distinguer la dépendance primaire à l’exercice, soit le besoin de s’entrainer pour l’exercice en lui-même, de la dépendance secondaire, associée à un trouble de santé mentale comme les TCA. Dans leur étude auprès de 203 triathlètes adultes, Blaydon et Lindner (2002) ont tenté de mieux distinguer les concepts de dépendance primaire et secondaire. Ceux-ci concluent que la dépendance primaire à l’exercice existe et est commune, mais n’entrave pas le fonctionnement au quotidien. Cela soulève la question à savoir s’il y a lieu de parler de dépendance s’il n’y a pas d’impact significatif sur le fonctionnement. Le concept de dépendance primaire a été remis en question par Bamber et ses collègues (2000). Selon leurs travaux, lorsque la dépendance à l’exercice se manifeste et s’accompagne de détresse psychologique, c’est toujours dans le cadre d’un TCA (Bamber, 2000). La dépendance primaire ne serait donc pas, selon eux, une pathologie en soi.

Exercice compulsif

Il a été suggéré d’utiliser le terme compulsif pour qualifier l’exercice dans le contexte des TCA (Adkins et Keel, 2005; Meyer et al., 2011). L’exercice compulsif est défini comme un désir intense d’être actif, d’une manière souvent rigide ou ritualisée, dans le but premier de moduler le poids et l’apparence, puis de soulager les émotions négatives (Goodwin, Haycraft, Taranis et Meyer, 2011; Meyer et al., 2011; Taranis, Touyz et Meyer, 2011). Ce concept réfère davantage à l’aspect qualitatif de l’exercice, en mettant l’accent sur l’aspect compulsif, ritualisé et envahissant du besoin de faire de l’exercice. Le terme compulsif réfère aussi à un aspect pathologique.

Il est recommandé de s’intéresser au profil psychologique et aux motivations de la personne qui pratique l’exercice, notamment sur le plan des attitudes face à l’entraînement (Ackard et al., 2002; Blanchette-Sylvestre et Meilleur, 2016; Bratland-Sanda et Sundgot-Borgen, 2012). L’entraînement peut être sain, adapté et flexible, ou prendre un caractère rigide, obligatoire voire compulsif. La compulsion est un comportement répétitif ou un acte mental que l’individu éprouve l’envie de produire, afin d’éviter ou de réduire l’anxiété, la détresse ou autre situation redoutée. Ces comportements prennent un caractère excessif (American Psychiatric Association, 2013) et revêtent un caractère obligatoire dans l’esprit de l’individu. Contrairement à la dépendance, pouvant être perçue comme agréable ou égosyntone, la compulsion peut être perçue comme une obligation sans plaisir associé, donc égodystone (Yates, 1991).

La compulsion et les motifs liés à la pratique de l’exercice sont des composantes clés pour l’étude de la relation entre l’exercice et les TCA, ceux-ci ayant davantage d’impacts sur la qualité de vie que la quantité d’exercice pratiqué (Adkins et Keel, 2005; Cook, Engel, Crosby, Hausenblas, Wonderlich et Mitchell, 2014; Cook, Hausenblas, Tuccitto et Giacobbi, 2011). D’ailleurs, dans de récentes recommandations pour l’activité physique chez les adolescents traités pour de l’anorexie mentale, la présence (ou non) d’exercice compulsif est suggérée comme un des trois critères à considérer, avec les signes vitaux et l’indice de masse corporelle, afin de déterminer si l’exercice peut être repris de façon sécuritaire (Scott et Van Blyderveen, 2014).

L’EXERCICE COMPULSIF DANS LES TROUBLES DES CONDUITES ALIMENTAIRES

Les TCA, désignés maintenant dans le DSM-5 sous l’appellation « troubles des conduites alimentaires et de l’ingestion d’aliments », incluent l’anorexie mentale, la boulimie, le trouble d’accès hyperphagiques et le trouble de restriction ou évitement de l’ingestion d’aliments. L’exercice pratiqué de façon problématique est fréquemment associé aux TCA (Bamber, 2000; Cook et al., 2014), principalement l’anorexie mentale de type restrictif, mais aussi dans la boulimie (Dalle Grave, Calugi, Conti, Doll et Fairburn, 2013).

Le désir de s’entraîner est plus élevé chez les personnes avec TCA que chez la population générale ou chez les personnes anxieuses, et les motifs de l’entraînement diffèrent. Ainsi, chez les personnes ayant un TCA, le premier motif de l’exercice est lié aux symptômes centraux de la maladie, soit le désir de perdre du poids ou de modifier la forme du corps et la silhouette, par exemple en réduisant la masse grasse (Keyes et al., 2015). Un deuxième serait la régulation des émotions, jugées négatives (Bratland-Sanda et al., 2009). Ces motivations peuvent mener à un rapport pathologique à l’entraînement.

Notamment, l’exercice compulsif joue un rôle significatif dans l’étiologie, le développement et le maintien des TCA, particulièrement l’anorexie mentale (Meyer et al., 2011). Il est associé, chez les personnes avec TCA, à un nombre accru de symptômes et à davantage de restrictions alimentaires et de préoccupations pour le poids et l’image corporelle (Goodwin, Haycraft, Willis et Meyer, 2011; Shroff et al., 2006; Sternheim, Danner, Adan et van Elburg, 2015). S’entraîner plus fréquemment et avec plus d’intensité est aussi associé à de plus longues hospitalisations (Solenberger, 2001), à une plus grande difficulté à maintenir le poids après une hospitalisation (Gianini et al., 2016) et à un taux de rechute plus élevé (Strober, Freeman et Morrell, 1997). Même dans des échantillons non cliniques, l’exercice compulsif est aussi associé à davantage de restrictions alimentaires, de recherche de minceur et d’insatisfaction par rapport au corps. Ces trois éléments sont des facteurs clés des TCA (Goodwin et al., 2011).

Le lien entre l’exercice et les TCA semble un lien de réciprocité (Davis et al., 1997). Par exemple, la préoccupation pour l’image corporelle ou un TCA peut mener une personne sédentaire à pratiquer de l’activité physique comme moyen privilégié de perdre du poids ou de gagner de la masse musculaire. À l’inverse, la pratique de l’activité physique, si elle procure une perte de poids, peut être socialement renforcée et peut, chez certains individus, exacerber l’intérêt ou les préoccupations pour l’image. La pression liée au poids dans certaines disciplines sportives (par exemple : gymnastique, natation, plongeon, boxe) serait aussi un facteur important dans le développement de l’insatisfaction liée à l’image corporelle (Anderson, Petrie et Neumann, 2012). Un TCA pourrait alors émerger chez un athlète ayant des facteurs de vulnérabilité.

Modèles psychologiques pour expliquer le lien entre l’exercice compulsif et les TCA

L’exercice comme façon de réguler les émotions

Les TCA sont souvent perçus comme une façon de composer avec des émotions désagréables ou de les supprimer (Fox, Federici et Power, 2012). Fairburn (2008) propose le concept d’intolérance aux émotions comme étant une composante centrale des troubles alimentaires. L’intolérance aux émotions réfère à la grande difficulté qu’ont certaines personnes à tolérer les états émotifs intenses. Celles-ci tentent alors de réguler leurs émotions par différents moyens. Les comportements alimentaires, l’exercice et la compulsion sont des stratégies de régulation des émotions (Loumidis et Wells, 2001). La sous-alimentation et l’amaigrissement peuvent contribuer à « engourdir », dans les premiers temps, la perception des émotions et la cognition (Hatch, Madden, Kohn, Clarke, Touyz et Williams, 2010).

Les comportements compulsifs ont aussi pour fonction de composer avec des émotions négatives. L’exercice compulsif pourrait être associé à un niveau élevé d’émotions négatives chez les personnes TCA et chez des populations non cliniques (Penas-Lledò et al., 2002; Vansteelandt, Rijmen, Pieters, Probst et Vanderlinden, 2007). Cette relation n’était toutefois pas présente dans toutes les études (Boyd et al., 2007; Naylor, Mountford et Brown, 2011).

Parmi les moyens disponibles pour réguler les émotions, la personne présentant un TCA peut être particulièrement attirée par l’activité physique. D’abord, l’exercice a un effet anxiolytique et antidépresseur bien reconnu (Callaghan, 2004). Ensuite, l’exercice, souvent pratiqué seul dans le contexte des TCA, peut aisément être une stratégie d’évitement pour une personne anxieuse (Arnold, 2013). Il permet de brûler des calories chez la personne pour qui le poids est une préoccupation. Enfin, il peut facilement être contrôlé et planifié et est socialement accepté, voire valorisé.

L’exercice peut rapidement devenir le moyen privilégié, voire l’unique moyen, de réguler les émotions désagréables. Il se crée alors une forme de dépendance psychologique à l’exercice (Godier et Park, 2014). Cette dépendance est renforcée de deux façons. D’abord par renforcement positif, parce que l’exercice améliore temporairement l’humeur. Ensuite par renforcement négatif, parce qu’elle permet à la personne d’éviter les symptômes physiologiques (augmentation du rythme cardiaque au repos, tension) et psychologiques (déprime, colère, anxiété, confusion) de sevrage de l’exercice. Elle permet aussi d’éviter les cognitions et émotions négatives associées au fait de ne pas faire d’exercice (impression de ne pas en faire assez, de prendre du poids) (Aidman et Woollard, 2003; Boyd et al., 2007). La présence de sentiment de culpabilité lorsqu’un entraînement n’a pu être réalisé est une composante centrale dans la présence et le maintien de l’exercice compulsif, tant chez les personnes TCA que dans les populations non cliniques (Boyd et al., 2007; Mond et Calogero, 2009). Ainsi, il est possible que la gestion des émotions soit un motif pour initier l’exercice dans l’apparition du trouble, mais que les facteurs de maintien soient différents (dépendance / évitement).

La compulsion, le perfectionnisme et la rigidité dans l’émergence de l’exercice compulsif

L’association entre les TCA et les symptômes obsessifs-compulsifs a été rapportée maintes fois et peut être observable tant sur le plan des comportements manifestés, des bases neurologiques de ces troubles que dans les aspects génétiques (Błachno et al., 2016; Godier et Park, 2014; Goodwin et al., 2011; Herpertz-Dahlmann, Seitz et Konrad, 2011; Mas et al., 2013; Meyer et al., 2011). Dans le cas des TCA, ces symptômes ne se limitent pas au fait de vouloir réduire les émotions désagréables. L’exercice vise fréquemment à éviter les conséquences perçues de ne pas s’entraîner sur le poids, et répond à l’obsession du contrôle des calories. Ainsi, les traits obsessifs sont un lien qui unit les TCA et l’exercice compulsif, et sont plus marqués chez les personnes avec TCA qui s’entrainent que chez ceux qui ne s’entrainent pas (Davis et Kaptein, 2006). Les patients TCA qui pratiquent un niveau élevé d’exercice rapportent davantage d’attitudes d’obligation à s’entraîner, un sentiment de culpabilité en l’absence d’entraînement, davantage de croyances erronées à propos de l’entraînement, et davantage de rituels, préoccupations, obsessions et compulsions que ceux qui ne s’entraînent pas ou de façon irrégulière (Davis et Kaptein, 2006; Loumidis et Wells, 2001; Shroff et al., 2006). Inversement, les personnes avec TCA qui présentent un niveau plus élevé de symptômes obsessifs-compulsifs sont plus susceptibles d’avoir un niveau élevé d’activité physique (Błachno et al., 2016). D’autres auteurs n’ont pas trouvé d’association entre les symptômes obsessifs-compulsifs et le niveau d’exercice (Bewell-Weiss et Carter, 2010; Holtkamp et al., 2004; Penas-Lledò et al., 2002). Les résultats d’une recension récente indiquent un lien mieux établit entre les traits de personnalité obsessifs-compulsifs et l’excès d’exercice qu’entre celui-ci et le trouble obsessif-compulsif, où les résultats sont contradictoires (Young, Rhodes, Touyz et Hay, 2013). Les traits obsessifs-compulsifs s’avèrent aussi un prédicteur de l’exercice compulsif chez les adolescents de la population générale (Goodwin et al., 2011). D’ailleurs, l’anorexie mentale et le trouble de personnalité obsessif-compulsif partagent étroitement certains traits de personnalité, soit le perfectionnisme, la rigidité, l’ascétisme et la restriction des affects (Young et al., 2013).

Le perfectionnisme et la rigidité sont deux traits de personnalité associés tant à l’exercice compulsif qu’aux TCA (Treasure, 2007). Les patients avec TCA qui s’entraînent de façon compulsive ont un niveau de perfectionnisme plus élevé que ceux qui ne s’entraînent pas (Davis et al., 1998). De plus, un niveau de perfectionnisme élevé serait un facteur de risque pour l’exercice compulsif (Goodwin et al., 2011). Deux dimensions du perfectionnisme sont soulevées par Meyer et ses collègues (2011) comme pouvant jouer un rôle clé, soit le fait d’avoir des standards élevés et le fait de s’autocritiquer.

La rigidité accompagne généralement le perfectionnisme. Bien qu’il n’y a pas de consensus sur la définition de ce concept, les définitions typiques incluent une tendance à résister à l’acquisition de nouveaux patrons de comportements ou de pensées en s’accrochant à des comportements antérieurs, ce malgré une pression à les modifier (Wesley et Searleman, 2002). Des déficits sur le plan de la flexibilité cognitive, un concept associé, sont si caractéristiques des TCA qu’ils pourraient en être une caractéristique endophénotypique (Lopez, Davies et Tchanturia, 2012; Roberts, Tchanturia et Treasure, 2013). La rigidité manifestée à l’égard de l’exercice, par exemple le fait de suivre une routine inflexible ou de répéter invariablement le même entraînement, est une indication importante de l’aspect compulsif de l’exercice (Meyer et al., 2011; Moola, Gairdner et Amara, 2015). On note aussi fréquemment dans la personnalité des personnes avec anorexie mentale une tendance à éviter la nouveauté, ce qui peut contribuer à la rigidité (Dalle Grave, Calugi et Marchesini, 2008; Treasure, Tchanturia et Schmidt, 2005).

Meyer et ses collègues (2011) ont effectué une recension des études portant sur l’exercice et les TCA, de même que sur l’exercice dans des populations non cliniques, et ont proposé un modèle qu’ils décrivent validé empiriquement. Ils indiquent que la préoccupation à l’égard du poids et de l’image corporelle, la régulation des émotions, les compulsions, le perfectionnisme et la rigidité sont des facteurs de maintien de l’exercice compulsif, et suggèrent de vérifier cette hypothèse lors de recherches ultérieures. Ce modèle permet d’offrir un cadre théorique aux interventions cognitivo-comportementales, notamment.

Modèles intégrateurs des liens entre l’exercice compulsif et les TCA

Les TCA constituent un trouble de santé mentale particulièrement complexe, ceux-ci alliant de façon très étroite des aspects psychologiques et physiologiques. Cela pose un défi supplémentaire pour le clinicien en santé mentale. Ainsi, alors que les TCA étaient auparavant considérés comme la résultante de dynamiques familiales pathogènes, de plus en plus d’auteurs soulignent leur étiologie multicausale, dont les aspects neurobiologiques qui ont été davantage décrits (Arnold, 2012; Godier et Park, 2014; Hatch et al., 2010; Herpertz-Dahlmann et al., 2011; Kaye, Fudge et Paulus, 2009; Treasure et al., 2005). L’exercice compulsif, comme les TCA, est une problématique ayant des impacts à la fois physiologiques et psychologiques, et il apparaît nécessaire de porter une attention particulière à ces deux dimensions pour mieux comprendre la relation entre exercice et les TCA (Adan et al., 2010; Casper, 2006; Hall, Elias, Fong, Harrison, Borowsky et Sarty, 2008; Scheurink et al., 2010; Wable, Min, Chen et Aoki, 2015). Les neurosciences peuvent servir d’approche intégrative ou les aspects psychologiques et physiologiques ne sont pas perçus comme des phénomènes indépendants, mais plutôt de façon unifiée. Les mécanismes sous-jacents de la relation entre les TCA et l’exercice compulsif font appel aux notions de renforcement, de sous-alimentation, de dépendance et de compulsion (Godier et Park, 2014; Hatch et al., 2010; Herpertz-Dahlmann et al., 2011; Kaye et al., 2009; Keys, Brozek, Henschel, Mickelsen et Taylor, 1950; Scheurink et al., 2010).

Godier et Park (2014) proposent un modèle du développement des comportements de perte de poids compulsifs dans l’anorexie mentale. Celui-ci est basé sur les neurosciences et les sciences du comportement. Dans ce modèle, on trouve initialement des comportements de perte de poids, comme la restriction alimentaire ou l’exercice. S’il en résulte une perte de poids perçue comme agréable, celle-ci est renforcée positivement par libération de dopamine. Les stimuli associés à la perte de poids, par exemple une paire d’espadrilles, deviennent plus saillants. La répétition des comportements comme l’exercice peut mener à des changements dans les circuits dopaminergiques, résultant en un hypofonctionnement de la sécrétion de dopamine : c’est le circuit de la dépendance. L’évitement des états négatifs associés (ex. : culpabilité, anxiété) agit aussi à titre de renforcement négatif. L’état de sous-alimentation entraîne davantage de comportements de perte de poids pour deux raisons : (a) elle augmente la sensibilité à la récompense et à la punition et (b) elle augmente les comportements compulsifs et la rigidité. Le modèle peut être vu comme un cercle vicieux où la sous-alimentation agit comme facteur aggravant. En effet, l’étude du Minnesota sur la famine, probablement la plus importante dans le domaine, a permis d’observer que la sous-alimentation contribue notamment au développement d’obsessions, particulièrement pour la nourriture, de rituels et de compulsions (Keys et al., 1950). La sous-alimentation peut aussi en elle-même entraîner une hyperactivité (Scheurink et al., 2010) et exacerber les émotions négatives, et donc le recours aux stratégies habituelles de gestion des émotions (Godier et Park, 2014).

Ce modèle permet d’intégrer, à l’aide des neurosciences et de la psychologie, les concepts de dépendance, de compulsion, les principes de renforcement positifs et négatifs, de même que les impacts physiologiques de la sous-alimentation. Dans ce modèle, l’exercice compulsif semble aussi référer à une condition plus sévère que ce qui est généralement désigné comme une dépendance à l’exercice, soit une condition aggravée par une insuffisance des apports alimentaires. Cela concorde avec les études stipulant que bien que des personnes présentent les symptômes de dépendance à l’exercice, les impacts de ceux-ci demeurent faibles (Bamber, 2000; Blaydon et Lindner, 2002). D’ailleurs, il est suggéré que le rapport à l’exercice prend une valence différente selon la présence ou non d’un TCA. Par exemple, pour les femmes ayant un niveau élevé de symptômes de TCA, l’exercice est davantage associé à des émotions négatives, alors que pour les autres, il est associé à des émotions positives (Thome et Espelage, 2004). Des liens ont été établis entre la détérioration de la maladie (diminution de l’IMC et dénutrition) et l’accroissement des compulsions. Il est de ce fait fréquent que les patients se sentent poussés à s’entraîner même s’ils n’y prennent plus plaisir et n’en ont plus l’énergie (Boyd et al., 2007; Davis et Kaptein, 2006), ce qui entraîne une réduction de leur qualité de vie (Cook et al., 2014; Davis et al., 1995; Mond, Hay, Rodgers et Owen, 2006; Naylor et al., 2011). Ainsi, un niveau élevé d’exercice et une sous-alimentation contribueraient à altérer le fonctionnement de la sérotonine (5-HT), entraînant une augmentation des symptômes obsessifs-compulsifs (Davis et al., 1998).

Le modèle de Godier et Park demeure néanmoins incomplet, n’incluant pas les aspects génétiques (vulnérabilité) et environnementaux (mis à part le renforcement) qui pourraient expliquer l’émergence de l’exercice compulsif. Notons que ce modèle traite de comportements de perte de poids qui s’aggravent, sans parler à proprement dit de TCA. Les travaux de Hatch et ses collègues (2010) en neurosciences apportent aussi des éléments intéressants pouvant être complémentaires à ce modèle. Ils tiennent compte de facteurs de vulnérabilité biologique, au plan neurologique et génétique, de même que de facteurs constitutionnels et précipitants. D’abord la puberté, comme période de vulnérabilité au développement de TCA, le fait d’être de sexe féminin et la présence de stresseurs psychosociaux. Ils font aussi mention du défaut de la mise à jour de l’image corporelle dans les TCA, entraînant une distorsion dans la perception de l’image du corps. Cette distorsion pourrait être liée à une faible intéroception, et ferait en sorte que la personne n’ait peu ou pas conscience de sa perte de poids et ne pourrait donc en tenir compte pour réajuster ses comportements (Riva, 2012). Cette notion est propre aux TCA et ne se retrouve pas dans le concept de dépendance.

Il apparaît, à la lumière de ces informations, que l’exercice compulsif est le terme le plus adapté pour désigner l’exercice pratiqué de façon problématique dans le contexte des TCA. D’abord, parce que certains traits de personnalité impliqués dans les obsessions / compulsions sont similaires à ceux typiquement observés dans l’anorexie mentale. Il n’est d’ailleurs pas rare que les patients y réfèrent en ces termes (Bamber, Cockerill et Carroll, 2000; Johnston, Reilly et Kremer, 2011). Il est aussi possible de penser que ces traits de personnalité favorisent la réussite sportive (discipline, comportements orientés vers un but, perfectionnisme). Ensuite parce que les TOC et l’anorexie mentale semblent partager un bagage génétique commun (Mas et al., 2013). Enfin, les études en neurosciences confirment que la dénutrition augmente les compulsions (Godier et Park, 2014; Keys et al., 1950).

L’ADOLESCENCE, UNE PHASE CRITIQUE

Les TCA et l’exercice compulsif sont plus susceptibles d’émerger chez des gens présentant des prédispositions au plan biologique (p. ex., génétique, sexe féminin, puberté), environnemental (p. ex., présence de stresseurs, d’un contexte culturel favorable) et personnel (p. ex., perfectionnisme, traits obsessifs-compulsifs, rigidité) (Campbell et Peebles, 2014; Hatch et al., 2010). Généralement, les TCA émergent entre 13 et 19 ans (Espie et Eisler, 2015; Weaver, Sit et Liebman, 2012). Il serait en effet possible que des facteurs génétiques s’activent à cette période du développement. L’adolescence est aussi l’âge des changements corporels, où la conscience de soi augmente et où la vulnérabilité aux pressions socioculturelles à se conformer à un corps idéalisé augmente (Forbes et Dahl, 2010; Goodwin, Haycraft et Meyer, 2014). Les changements hormonaux et les changements rapides dans le cerveau à l’adolescence apparaissent aussi en cause, faisant des adolescents un groupe particulièrement à risque pour le développement d’habitudes problématiques liées à l’entraînement et l’alimentation.

L’exercice serait un moyen de modification de l’image corporelle largement utilisé chez les adolescents, celui-ci étant généralement perçu comme positif et socialement acceptable (Johnston et al., 2011). Par exemple, des données québécoises indiquent que près de la moitié des adolescents sondés tenteront de pratiquer de l’exercice de façon intensive (Institut de la statistique du Québec, 2015). Or, bien que l’activité physique fasse partie des saines habitudes de vie, elle serait moins efficace pour la perte de poids que le veut la croyance populaire (Croteau, Dumais, Paquette et Thibault, 2014). La surévaluation des impacts de l’exercice sur la perte de poids pourrait mener à un surinvestissement de cette pratique, sous le mode de pensée « si je n’ai pas de résultat, c’est que je n’en fais pas encore assez » (Blanchette-Sylvestre et Meilleur, 2016).

À ce jour, peu d’études ont porté sur l’exercice compulsif à l’adolescence, âge auquel apparaissent fréquemment les TCA (Espie et Eisler, 2015; Goodwin, Haycraft, Willis, et al., 2011; Weaver et Liebman, 2011). Or, il s'agit d'une période charnière où l'intervention pourra faire la différence entre la guérison et l'évolution vers la chronicité, et pourra réduire la mortalité. L'adolescence se distingue aussi de l'âge adulte en ce qui a trait aux impacts physiques de la sous-alimentation, qui peut avoir des impacts irréversibles sur la croissance et le développement (Espie et Eisler, 2015).

CONCLUSION

Une meilleure compréhension du lien qui unit l’exercice et les TCA permet d’orienter l’intervention en tenant compte des mécanismes en jeu. Les mécanismes les unissant font appel aux notions de renforcement, de sous-alimentation, de dépendance et de compulsion (Godier et Park, 2014; Herpertz-Dahlmann et al., 2011; Kaye et al., 2009; Keys et al., 1950; Scheurink et al., 2010). Les interventions auprès des adolescents avec TCA et exercice compulsif peuvent donc s’inspirer de ces modèles. Cela implique, par exemple, une réalimentation précoce pour la dénutrition (Redgrave et al., 2015; Rosen et the Committee on Adolescence, 2010; Yager et al., 2012), des stratégies de prévention de la réponse pour l’aspect compulsif (Wheaton et al., 2016), l’apprentissage de nouvelles stratégies de régulation des émotions (Fox et al., 2012; Lenz, Taylor, Fleming et Serman, 2014) et la remédiation cognitive pour la rigidité (Lopez et al., 2012). La psychoéducation portant sur les liens entre l’exercice et les troubles des conduites alimentaires apparaît aussi un élément clé du traitement (Meyer, 2015). Enfin, l’implication de la famille est recommandée et peut aider à encadrer les comportements d’exercice (Espie et Eisler, 2015).

L’exercice compulsif nous apparaît un concept particulièrement intéressant pour l’étude de la relation entre l’exercice pratiqué de façon problématique et les TCA. Celui-ci serait présent chez près de 50% des jeunes consultant pour TCA et son maintien est associé à un pronostic défavorable (Dalle Grave et al., 2008; El Ghoch et al., 2013; Stiles-Shields, Goldschmidt, Boepple, Glunz et Le Grange, 2011; Strober, Freeman et Morrell, 1997). Il est ainsi recommandé d’évaluer le rapport à l’exercice chez les personnes consultant pour un TCA (voir Dittmer, Jacobi et Voderholzer (2018) pour une proposition de critères d’évaluation) et d’intégrer des interventions portant spécifiquement sur cet aspect dans leur traitement.